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« Relations entre structuration informationnelle et structuration
syntaxique en latin : les prémices du français »
Marie-Ange Julia,
Centre Ernout, Paris IV-Sorbonne
Le latin, qui a donné naissance au français pour une grande part, est une source
d’investigation intéressante pour deux points essentiels dans l’essai typologique de la
Structure Informationnelle (SI). On observe déjà en latin des processus énonciatifs et
cognitifs qui sous-tendent la construction du sens. Il existe aussi en latin des marques
d’oralité nombreuses, qui correspondent entre autres aux Particules Énonciatives.
La conception de la SI adopté ici s’appuiera sur une réflexion sur la charge
informative des constituants de l’énoncé. Tout en considérant le Thème comme le centre
organisateur de l’énoncé, « ce dont on parle », nous prendrons également en considération
une réflexion sur le statut référentiel des éléments thématiques, rhématiques et
mnémématiques de l’énoncé. Le 3ème constituant énonciatif, le Mnémème, qui est le
rappel d’une connaissance supposée partagée », pourrait expliquer l’ordre étonnant
d’éléments de la proposition. Notre étude sera de nature discursive : elle permet ainsi
d’étudier l’agencement des blocs thématiques et rhématiques au niveau phrastique et
inter-phrastique.
En général, la SI non marquée implique une organisation allant de gauche à droite.
Le thème, dénotant des éléments d’information considérés comme « donnés » ou
« connus » figure à gauche avant le rhème. Le Rhème, apportant un complément
d’information sur les éléments présentés comme Thème, figure à droite. L’organisation
de la proposition suit ainsi un ordre de valeur d’information croissante. De fait, le latin,
dont on dit généralement que l’ordre est libre, a tendance à tirer les éléments importants
vers la droite de la proposition dans les textes à « l’oral simulé ». L’importance du
Détachement à droite ou à gauche n’est pas encore mesurée en latin mais nous tenterons
de monter qu’il serait bon de considérer que les adverbes en latin peuvent eux aussi dans
certains contextes de thématisation ou de focalisation être disloqués dans la périphérie
gauche ou droite de la phrase.
L’ordre non marqué des éléments est en SOV en latin. Parfois, le locuteur choisit
une autre configuration syntaxique. C’est ainsi que la structure informationnelle est
organisée différemment, à l’aide de ressources linguistiques, morphosyntaxiques et peut-
être prosodiques. Le placement des adverbes permet souvent au locuteur de manipuler
l’ordre des constituants de l’énoncé et donc de signaler une certaine interprétation sur le
plan informationnel.
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1. Corpus et placement de l’adverbe profecto
Notre approche sera générique. Nous emprunterons tous les exemples aux
comédies d’un seul auteur, Plaute, auteur latin dont la langue est proche de la langue
parlée courante et familière de la fin du IIIème et du début du IIème siècle avant J.-C. On
peut parler à son sujet d’ « oral simulé ». Tout le monde pouvait aller au théâtre :
hommes, femmes, enfants, esclaves, et les pièces parlaient de tous.
La situation d’interaction au théâtre nous renseigne sur l’utilisation des différentes
stratégies nécessaires pour maîtriser le flux informationnel. On parle en effet de « double
énonciation » : un personnage s’adresse à leur énonciataire direct autant qu’aux
spectateurs. La présence d’un auditoire, physiquement présent, exerce une influence
significative sur les stratégies informationnelles adoptées. Le public visé se compose en
l’occurrence du peuple de Rome, plutôt peu cultivé et souvent très réactif : il avait pour
habitude de répondre aux acteurs pendant la représentation. Il doit traiter l’information en
temps réel et souvent dans le bruit. Le locuteur de Plaute favorise des énoncés courts avec
des groupes thématiques simples. On observe aussi souvent des procédés de
segmentation, qui ralentissent le flot discursif et permettent une certaine focalisation
explicite.
L’étude de l’incidence directe de ce genre sur les stratégies informationnelles
employées et sur les structures syntaxiques privilégiées, peut se faire à partir d’un
adverbe, profecto, qui signifie « vraiment, de fait, réellement, assurément », et qui est un
adverbe orienté vers le locuteur comme le fr. Franchement. Il est dérivé par
grammaticalisation en adverbe d’une adposition pro + factum, participe parfait passif du
verbe « faire », facio : la lexicalisation est confirmée par la fermeture de -a- en -e- en
syllabe intérieure fermée, entraînée par l’univerbation de pro et de facto (littéralement
« conformément au fait »).
Tout d’abord, dans la locution adverbiale pro facto, facto est une forme
nominale et profecto est doté d’un sens modal assertif ou évidentiel.
Dans une deuxième étape, profecto devient un adverbe et, avec son acception
évidentielle, commence à apparaître en position initiale de proposition, il a une portée
phrastique non ambiguë.
Dans une troisième étape, profecto devient un Marqueur Discursif ou une PEN :
dès Plaute, on commence à trouver également des valeurs en position initiale de
proposition qui impliquent l’élaboration, la clarification des intentions discursives.
Les faits du latin invitent à aller dans le sens de l’hypothèse selon laquelle un
adverbe va être détaché de sa position phrastique interne au sein du prédicat, il a une
portée syntaxique étroite, vers une position d’adverbe à portée phrastique large. Ce
changement ressemble à un processus de grammaticalisation : à l’origine une construction
dont un élément lexical est un constituant, et une étape ultérieure dans laquelle des formes
stabilisées remplissent des fonctions grammaticales. Profecto peut comme en français
porter :
- sur un constituant de la phrase : « Il se trouvera on lui fait quelque chose de
vraiment bon qu'on va passer une journée dessus. » (FRA ESLO 062 France,
Orléans, salon chez témoin, à la fin des années 60)
- sur la phrase tout entière : « Il y avait une ressemblance telle qu'on se demandait
vraiment lequel a copié sur l'autre. » (FRA ESLO 062 France, Orléans, salon
chez témoin, à la fin des années 60)
3
- sur le dire : « Vraiment ils parlent de plus en plus mal et ça se voit. » (FRA
ESLO 062 France, Orléans, salon chez témoin, à la fin des années 60)
et se trouver :
- en début d’énoncé : « Vraiment vous savez c'était typique j'essaierai de vous le
retrouver tout à l'heure mais je ne pense pas. » (FRA ESLO 062 France,
Orléans, salon chez témoin, à la fin des années 60)
- devant le verbe : « Vraiment ils se remettent en cause. » (exemple de français
parlé par un locuteur natif, emprunté à Victorine Hancock)
- après le verbe : « Ou alors faudrait vraiment des ordinateurs extraordinaires. »
(FRA ESLO 062 France, Orléans, salon chez témoin, à la fin des années 60)
- en toute fin de l’énoncé : « Je ne peux pas dire vraiment. » (FRA ESLO 062
France, Orléans, salon chez témoin, à la fin des années 60)
Alors que, dans l’ensemble de la littérature conservée, profecto se trouve le plus
souvent en première ou deuxième position, chez Plaute profecto occupe des positions
flottantes, dont la réalisation effective découle non seulement de possibilités de
configuration versificatoire, mais aussi de stratégies spécifiques pour exprimer une
structure informationnelle particulière. On le trouve en position initiale, au milieu et en
position finale de l’énoncé. Trois positions vont donc être au centre de notre étude :
a. à la périphérie gauche de la phrase, souvent disjoint
b. immédiatement après le verbe fléchi ou son complément
c. vers la fin de la proposition
Par l’analyse de ces différences tant du point de vue syntaxique que sémantique et
énonciatif, on pourra constater combien la migration des adverbes vers un niveau extra-
grammatical est ancienne : des structures que l’on observe en français parlé existent
depuis les toutes premières langues du monde.
2. L’articulation des stratégies énonciatives
Dans l’énoncé proto-indo-européen, les adverbes assertifs se trouvent à la fin de la
chaîne des connecteurs et des adverbes, avant le verbe atone, le sujet et les objets. L’ad-
verbe porte alors bien son nom. Puis le verbe étant devenu tonique, il se place après le
sujet et l’objet. En latin, comme le verbe est toujours tonique, il se trouve après le sujet et
donc éloigné de l’adverbe. C’est l’ordre « neutre » du latin :
(1) Plaute, Merc. 272 LY. Profecto ego illunc <h>ircum castrari uolo.
« LYSIMAQUE. - Assurément, moi ce bouc-là je veux qu’il soit châtré. »
Cet ordre « neutre » correspond d’un point de vue énonciatif à la stratégie
binaire 1, Thème Rhème. Or cette stratégie est une tendance récurrente dans les pièces
de Plaute. Elle semble avoir recours en outre à ce qu’on nomme dans les grammaires des
« adverbes » et qui semblent fonctionner comme des PEN dans une perspective
énonciative.
4
Sur 112 profecto, on en trouve :
(4)
A l’initiale
En position centrale
En position finale
Inclassables
(dont
adverbes de
constituant)
Absolue,
devant le
Thème
ou le
Rhème
Après un
Détachement
à gauche ou
une PEN et
devant le
Thème ou le
Rhème
Entre
le
Thème
et le
Rhème
Entre le
Rhème et
le
Mnémème
Après
le
Rhème
Après le
Mnémème
25
14
35
9
27
0
2
Ce qui apparaît étonnant de prime abord, c’est le nombre d’occurrences de
l’adverbe après le verbe : profecto se trouve 38 fois juste après le verbe (qui est toujours
principal) et seulement 18 fois juste devant. Ce n’est pas l’ordre le plus habituel dans la
prose latine narrative. La SI nous permettra peut-être d’expliquer ce phénomène
particulier au théâtre.
Profecto peut d’autre part occuper, à part une place dans le Rhème, une place soit
dans le Thème - comme modus dissocié - soit à la fin de l’énoncé dans le Mnémème. On
l’observe presque autant en position initiale devant le Thème qu’en position finale après
le Rhème.
2.1. Profecto articule le schéma Thème-Rhème
L’adverbe joue d’abord un rôle énonciatif central lorsqu’il se positionne à la
jonction du Thème et du Rhème. Le Thème peut coïncider avec un sujet au nominatif ou
un complément à l’accusatif (un COD) ou un complément au datif (COS) :
(5) Plaute, Cap. 119-120, Omnes profecto liberi lubentius #
Sumus quam seruimus.
« Tous assurément nous préférons être libres que d’être esclaves. »
L’adverbe se trouve aussi à la jointure de l’énoncé binaire entre un Thème long et
le Rhème :
(6) Plaute, Curc. 531, CA. Quoi homini di sunt propitii, lucrum ei profecto obiiciunt.
« CAPPADOX. -. Quand à un homme les dieux sont favorables, du gain à lui,
assurément, ils envoient. »
Il peut également exprimer une proéminence informationnelle sur le COD placé
après le verbe, ainsi en (7) :
(7) Plaute, Curc. 402-403, Nec mi placet #
tuum profecto nec forum, nec comitium.
« Et je n’aime pas assurément ni tes affaires ni tes passes. »
Le focus porte sur le COD, qui sort de sa position médiane habituelle pour aller
dans une position objet marquée. En (6) l’arrangement informationnel diffère de (7) dans
le sens que l’adverbe préverbal et le verbe s’unissent pour former une unité
informationnelle qui a un poids plus élevé que les compléments (COD et COS), qui
5
restent à un poids égal. De plus, le poids informationnel est marqué sur l’adverbe
modifiant le verbe.
Quand le Thème est long, on peut s’interroger sur la fonction de l’adverbe, ainsi :
(8) (a) Plaute, As. 601-602, Qui sese parere apparent huius legibus, profecto #
NUMQUAM bonae frugi sient, dies noctes que potent.
« Ceux qui sembleraient obéir à ses lois, assurément/eh bien JAMAIS ils ne
seraient des gens honnêtes et ils boiraient jour et nuit ».
L’éditeur a choisi de placer une virgule après la relative comme s’il voulait
marquer une pause après le long segment thématique. Nous nous demandons si l’adverbe
n’est pas ici désémantisé et s’il ne serait pas l’équivalent du fr. eh bien, alors. Il pourrait
seulement marquer la jointure entre le Thème et le Rhème, souligner la transition dans un
énoncé binaire long et aliser l’intégration de deux énoncés : (E1) Les hommes
sembleraient obéir à ses lois + (E2) ils ne seraient jamais des gens honnêtes. La place de
numquam adverbe temporel en début de vers et en position extraposée est en quelque
sorte emphatique (d’où les majuscules).
L’exemple latin semble annoncer celui du français :
(8) (b) Quand j’étais en fait (PEN1) adulte, eh bien (PEN2) j’ai voulu connaître bon
(PEN3) mes origines. (exemple emprunté à M. M. J. Fernandez-Vest, 2004, p. 72)
(c) Quand euh quand il rentrait dedans vraiment ben le gars fallait il restait tout
seul avec lui s'il faut (Corpus FRA ESLO 062 France, Orléans, salon chez
témoin, à la fin des années 60)
Cette articulation entre les énoncés intégrés en une séquence longue est ancienne.
Elle vient de l’ancienne corrélation de la syntaxe proto-indo-européenne, dont on garde
une trace dans l’exemple suivant :
(9) Plaute, Bac. 36 BA. Vbi me fugiet memoria, ibi tu facito ut subuenias, soror.
« BACCHIS.- Si la mémoire vient à me manquer, alors toi, tu viendras à mon
secours, sœurette. »
On remarque l’ajout d’un vocatif après ibi, inutile en latin puisque la personne
peut être seulement dénotée par la désinence verbale to. Nous y voyons une preuve de la
participation à la SI de l « adverbe » ibi. D’ailleurs, comme dans les exemples français,
on peut trouver plusieurs adverbes qui fonctionnent comme des PEN, dans un même
énoncé :
(10) Plaute, Most. 1081-1082, TR. nam ille quidem haud negat #
TH. Immo edepol negat profecto.
« TRANION.- Bon lui certes il ne (le) dit pas. THÉOPROPIDE.- Si, ma foi, il (le)
dit, en fait. »
Dans la seconde réplique, les adverbes encadrent l’énoncé. Ce n’est qu’ainsi
qu’on peut expliquer la position parfois étonnante, voire unique, de l’adverbe. Ainsi
dans la locution conjonctive prius quam « avant que » de l’exemple (11) :
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