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DE NOUVELLES CONCEPTIONS DU MONDE
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avril 2012 •
N° 48
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Notre Univers
est-il unique ?
évolutions significatives. La
dernière d’entre elles, celle qui
importe pour le multivers, est la
découverte, dans les années 2000,
du « paysage », c’est-à-dire de la
diversité des manières de « com-
pactifier » ces six dimensions sup-
plémentaires. Cette diversité est
si considérable qu’il s’ensuit une
quasi infinité de lois physiques
eectives diérentes !
L’inflation crée donc des univers
et la théorie des cordes les struc-
ture avec des lois diérentes. Ces
ingrédients sont exactement ceux
qui permettent de façonner un
multivers. Mais, de façon intéres-
sante, le multivers apparaît aussi,
en un sens plus restreint, dans des
modèles physiques moins spécu-
latifs et mieux contrôlés que la
théorie des cordes.
La relativité générale, notre
théorie de la gravitation, prédit
un espace strictement infini dans
deux des trois géométries com-
patibles avec la cosmologie – les
géométries plane et hyperbolique.
Auquel cas les univers, c’est-à-dire
les zones en mesure d’échanger
des informations, y sont néces-
sairement en nombre infini ! Dans
ce cadre, les lois ne changent pas
d’un univers à l’autre, mais les
phénomènes peuvent changer.
Tout ce qui est compatible avec les
lois connues doit eectivement se
produire. Et même se produire une
infinité de fois ! En particulier, il
doit par exemple exister une infi-
nité de copies à l’identique de cha-
cun d’entre nous. Copies qui peu-
vent avoir des futurs diérents :
toutes les éventualités envisa-
geables doivent se produire dans
le multivers.
L’autre grande théorie du XXe siè-
cle, la mécanique quantique,
conduit, elle aussi, à une forme
de multivers. Dans l’interpréta-
tion qu’en a proposée le physicien
américain Hugh Everett, lorsqu’un
système quantique interagit avec
un système classique, il se pro-
duit un embranchement en uni-
vers parallèles. Quand un système
quantique, se trouvant donc dans
une superpositions d’états, inter-
agit avec un système classique,
on considère généralement que
l’état du système quantique est
« réduit » par cette opération : un
seul des multiples états quanti-
ques subsiste. Au contraire, dans
l’interprétation d’Everett, tous les
* La gravitation
quantique à
boucles est une
théorie qui tente
de concilier la
relativité générale
et la mécanique
quantique.
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le principe anthropique,
formulé notamment par le théo-
ricien Brandon Carter, actuellement à l’observatoire de Meudon,
souligne que la position particulière de l’observateur humain dans
l’Univers doit être prise en compte dans toute observation. Beaucoup
de physiciens y voient un retour aux vieux démons anthropocen-
triques précoperniciens. C’est exactement de l’inverse qu’il s’agit.
Ce principe énonce en fait une banalité qu’aucun scientifique ne
conteste : il rappelle, par exemple, que notre planète, la Terre, n’est
pas représentative de l’ensemble de l’Univers. Ce qui est incontes-
tablement exact !
si l’on souhaite se forger une image globale
de l’Univers
à partir des observations locales, il est important de tenir compte de
ce que notre position est « biaisée » : nous sommes évidemment en
terrain hospitalier. La même précaution doit être prise dans le mul-
tivers. Notre univers n’a aucune raison d’être représentatif du mul-
tivers. Pour faire des prédictions sur les autres univers, il est impor-
tant de tenir compte du « biais anthropique ». C’est très exactement
ce qu’énonce ce principe. Il ne cherche en rien à remettre l’homme
au centre de l’Univers et moins encore à expliquer les lois physi-
ques à partir de notre existence : il rappelle simplement que nous
devons être attentifs aux conditions particulières depuis lesquelles
nous observons.
il est Donc clair
que le recours au principe anthropique, en tant
que précaution opératoire, ne s’inscrit en rien dans la continuité du
dessein intelligent mais, au contraire, dans une ferme opposition à
cette hypothèse. Après avoir été géocentrée (sur la Terre), héliocen-
trée (sur le Soleil), galactocentrée (sur notre Galaxie), cosmocentrée
(sur notre Univers), notre représentation devient peut-être stricte-
ment acentrique. Le principe anthropique est l’élément qui permet
de mener des calculs signifiants dans ce nouveau cadre.
Le principe anthropique renforce l’hypothèse des multivers
conséquence de modèles. Or ces
modèles, élaborés pour répondre
à des questions précises de phy-
sique des particules et de gravita-
tion relativiste, peuvent être mis
à l’épreuve de l’expérience au sein
de notre univers. S’ils venaient
à être infirmés, toutes leurs pré-
dictions, y compris bien évidem-
ment ce lot d’univers multiples,
s’évanouiraient. Au contraire, s’ils
devenaient le cadre dans lequel se
pense la physique locale, il y aurait
sans doute quelque chose de l’or-
dre de l’obstination à leur refuser
la conséquence « multivers », alors
même qu’elle permet de résoudre
le paradoxe de l’ajustement fin des
lois et des constantes.
VERS UNE REDÉFINITION
DE LA PHYSIQUE
De plus, quand bien même la
proposition ne serait pas entière-
ment réfutable, faudrait-il néces-
sairement s’en ousquer ? Tous les
champs disciplinaires se transfor-
ment de l’intérieur. Aucune des
créations artistiques du début du
XXe siècle n’aurait été considérée
comme de l’art par un esthéticien
de la Renaissance. Si les physiciens
venaient aujourd’hui à ressen-
tir le désir ou le besoin de redéfi-
nir les linéaments de leur propre
domaine, il y aurait peut-être un
plus grand danger encore à les en
dissuader a priori qu’à envisager
sérieusement la possibilité d’un
nouveau mode de pensée.
Au sein du multivers, la phy-
sique se passe de Dieu. Elle ne
change pas radicalement ses
règles, mais déforme sans doute
un peu ses contours ontologi-
ques. Qu’en contrepoint d’une
réflexion scientifique se dessine
une réflexion philosophique est
sans aucun doute réjouissant.
C’est la question du multiple qui
est ici posée. Donc, potentielle-
ment, celle d’une déconstruction
du mythe de « l’unicité » qui ver-
tèbre pourtant toujours un large
pan de notre histoire.
n
petits atomes fondamentaux.
Quand les principes de la gravi-
tation quantique à boucles sont
appliqués à l’Univers lui-même,
le Big Bang disparaît. Ce qui n’est
finalement pas étonnant puisqu’il
constituait une prédiction de la
relativité générale là où, juste-
ment, elle cesse d’être valide. Au
lieu du Big Bang, c’est un grand
rebond (un Big Bounce) qui se des-
sine. Il existerait donc un autre uni-
vers, en amont du nôtre. Il se serait
contracté et aurait engendré la
phase d’expansion que nous obser-
vons actuellement. Phénomène
qui peut d’ailleurs se produire plu-
sieurs, voire une infinité de fois.
Avec la relativité générale, la
mécanique quantique et la gravi-
tation à boucles, ce sont donc des
multivers séparés dans l’espace et
dans le temps, ou alors situés dans
un ailleurs radical qui se dessinent
éventuellement. La proposition
est évidemment vertigineuse. Elle
redessine les contours de notre
rapport au monde. Mais est-elle
encore scientifique, c’est-à-dire
peut-on prouver cette assertion
ou, plus précisément, la réfuter ?
La réponse est, en principe, posi-
tive pour une raison simple évo-
quée précédemment : le multivers
n’est pas un modèle, il est une
états continuent à exister, chacun
dans un Univers. Autrement dit, il
pourrait exister un monde où un
individu est vivant et un autre
où il est mort. Et dans ce cas, la
« superposition » qui permet à un
objet quantique de se trouver dans
plusieurs états en même temps ne
cesserait jamais : elle se déploie-
rait en univers parallèles.
LE BIG BANG REMPLACÉ
PAR UN REBOND
Cependant, tentons de dépas-
ser la séparation habituelle entre
mécanique quantique et relativité
générale. C’est moins une ques-
tion d’unification que de cohé-
rence interne. La tâche est extra-
ordinairement ardue puisque le
cadre fixé de la théorie quantique,
l’espace-temps, est justement le
champ dynamique de la relativité
générale. La démarche qui permet
de concilier ces deux approches le
plus ecacement sans recours à
des hypothèses révolutionnaires
supplémentaires se nomme « gra-
vitation quantique à boucles* ».
Elle permet de concilier les deux
grands piliers de notre physique
au sein d’un cadre mathémati-
que cohérent et de faire émer-
ger l’image révolutionnaire d’un
espace discontinu, composé de
Des univers répétés à l’infini :
selon la théorie de la relativité générale, l’espace est infini. La vitesse
de la lumière étant finie, nous ne pouvons en observer qu’une partie. Il pourrait exister au-delà de nos
observations une infinité d’univers avec des lois de la physique identiques aux nôtres.
Des univers parallèles :
selon une interprétation de la mécanique quantique, proposée en 1957 par
le physicien américain Hugh Everett, la superposition des états quantiques qui permet à un objet quanti-
que de se trouver dans plusieurs états en même temps, se déploierait en univers parallèles.
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