Notre Univers est-il unique - LPSC

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de nouvelles conceptions du monde
Notre Univers
est-il unique ?
naturellement dans l’un des univers permettant l’existence de ces
structures.
Néanmoins, pour devenir
convaincante, la proposition ne
doit évidemment pas être inventée de toutes pièces. Elle n’est
scientifiquement fondée que s’il
existe des mécanismes permettant de générer ces univers multiples et de les structurer avec
des lois physiques différentes.
Autrement dit, le multivers ne doit
pas être seulement une hypothèse
qui serait alors très artificielle,
mais une conséquence de modèles élaborés pour de toutes autres
raisons. C’est, dans une certaine
mesure, le cas aujourd’hui.
Comment générer des univers ?
Ce n’est pas si difficile ! Depuis
longtemps, une phase d’expansion
considérable du facteur d’échelle*
dans les premiers instants suivant
le Big Bang – que l’on nomme l’inflation* – fait partie du modèle
La physique et l’astronomie ont montré que la Terre, le Soleil et même
notre Galaxie appartiennent à de vastes ensembles d’objets identiques.
Aujourd’hui, c’est au tour de l’Univers de perdre sa singularité.
L’essentiel
théologique, puisqu’elle recourt
explicitement à l’intervention
divine pour rendre compte du
monde observé. Et c’est une proposition téléologique puisqu’elle
se fonde sur une vision finaliste :
le système n’évolue pas conformément à des lois qui le gouvernent
mais de façon à atteindre un but
préalablement choisi.
Quelles alternatives à ce schéma ?
La première piste consiste à supposer que lors du « coup de dés »
initial, sélectionnant un type de
lois particulier, nous avons joui
d’une chance extraordinaire. Au
sein de la gigantesque diversité des
potentialités, nous sommes tombés, par hasard, sur celle – très spécifique et très particulière – permettant l’émergence d’un Univers
complexe. C’est une explication
possible. Mais guère convaincante et artificielle. S’il s’agissait
de la seule alternative à la proposition du dessein intelligent, cette
dernière serait peut-être la seule
véritable interprétation cosmique
dont nous disposerions.
>>Le dessein intelligent affirme qu’une intelligence supérieure
guide l’évolution de l’Univers.
>>À l’inverse, une hypothèse fondée sur une démarche
scientifique propose que notre monde ne serait qu’un univers
parmi une infinité d’autres.
>>Cette hypothèse des multivers est confortée par des
modèles physiques récents qui décrivent le cosmos.
40 • les dossiers de La Recherche | avril 2012 • N° 48
Aurélien
Barrau est
professeur à
l’université JosephFourier, chercheur
au laboratoire
de physique
subatomique
et de cosmologie
de Grenoble (CNRSIN2P3), membre
de l’Institut
universitaire
de France.
Mais il existe une seconde piste
permettant de demeurer dans le
cadre d’une explication strictement physico-mathématique de
l’évolution cosmologique sans
recourir à un phénomène extraordinairement improbable. C’est
très exactement ce que permet le
modèle des univers multiples ou
multivers. Imaginons que les dés
ont été tirés une infinité de fois.
* L’inflation
cosmique est
l’augmentation
considérable de la
taille de l’Univers
dans ses premiers
instants.
* Le modèle
cosmologique
standard décrit
la dynamique de
l’Univers dans le
cadre de la relativité
générale à partir
d’une phase très
dense et très chaude
(Big Bang).
que celles ou elle s’arrête, donc le
processus global ne s’achève finalement jamais. Il existe donc un
mécanisme fiable, élaboré hors de
tout désir de constituer un multivers de manière ad hoc, et qui
permet de créer des mondes. Mais
peut-on emplir ces univers avec
des lois physiques différentes ?
C’est exactement ce que permet
aujourd’hui la théorie des cordes.
Ce modèle, très spéculatif, tente
de décrire les particules connues
comme différents modes de vibration de cordes élémentaires. À
l’instar d’une corde d’instrument
de musique qui peut générer toutes les notes de la gamme, les cordes fondamentales pourraient
engendrer les particules identifiées en vibrant de différentes
manières. Pour que cette théorie
soit cohérente, six dimensions spatiales supplémentaires recourbées
sur elles-mêmes doivent exister.
La théorie a connu plusieurs >>>
le développement de
structures complexes
La « séquence » particulière correspondant à l’émergence d’un
Univers abritant des galaxies, des
étoiles et des planètes va alors
nécessairement se produire. Aussi
improbable soit-elle, elle se réalisera immanquablement ! Il est
peu probable de gagner à la loterie
si l’on joue une fois. Mais c’est tout
à fait inévitable si l’on joue une
infinité de fois ! Le cadre est donc
le suivant : considérons une multitude – peut-être une infinité –
d’univers emplis par des lois différentes. Parmi ceux-ci, certains
seront naturellement hospitaliers
et permettront le développement
de structures complexes.
Le schème d’ensemble est cohérent. Il permet de rendre compte
de la spécificité de notre Univers.
Celui-ci est particulièrement
adapté à l’existence d’objets fragiles et composés de multiples
sous-structures : les êtres vivants
étant de tels objets, ils se trouvent
©© www.illustrer.FR
E
tonnamment, les lois
de la physique semblent « miraculeusement » adaptées à
l’existence de la vie.
Alors que l’immense majorité
des lois possibles conduirait à un
Univers morne et uniforme, nous
observons, tout au contraire, un
cosmos polychrome et largement
diversifié. L’état « réel » de notre
Univers semble donc très atypique
et comme explicitement « sélectionné » dans l’infinité des possibles pour favoriser notre existence
(lire l’encadré).
Prendre cette impression au
sérieux est le pas que franchit
l’hypothèse du dessein intelligent.
Selon cette approche, l’évolution
de l’Univers aurait été orientée
par une intelligence supérieure et
extérieure (autrement dit, Dieu) de
façon à permettre la vie humaine.
C’est une proposition anthropocentrique, puisque le cosmos tout
entier se trouve assujetti, dans
son déploiement, à notre propre espèce. C’est une proposition
* Le facteur
d’échelle est une
grandeur décrivant
l’évolution de la
distance relative
entre deux points
de l’Univers n’ayant
pas de mouvement
autre que celui
de « l’Univers luimême ».
cosmologique standard*. Cette
inflation est presque indispensable pour résoudre beaucoup de
paradoxes et, surtout, pour générer les petites fluctuations qui sont
ensuite devenues les galaxies que
nous observons aujourd’hui.
De plus, la physique des particules élémentaires a montré
qu’il était relativement aisé de
produire, sur des bases bien comprises, une telle inflation. Elle est
donc à la fois nécessaire – du point
de vue cosmologique – et assez
naturelle – du point de vue de
la physique des particules. Or,
quand on la regarde de près, cette
inflation semble créer non pas un
Univers mais une structure arborescente d’univers, autrement dit
une infinité d’univers-bulles indépendants les uns des autres !
La raison fondamentale est la
suivante : les zones de l’espace où
l’inflation se poursuit sont exponentiellement plus « nombreuses »
Des univers-bulles : selon la théorie de l’inflation éternelle, la phase d’expansion considérable qui a suivi le Big Bang se poursuit dans de multiples
zones de l’espace, donnant naissance à une structure arborescente d’univers-bulles indépendants les uns des autres.
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de nouvelles conceptions du monde
Notre Univers
est-il unique ?
états continuent à exister, chacun
dans un Univers. Autrement dit, il
pourrait exister un monde où un
individu est vivant et un autre
où il est mort. Et dans ce cas, la
« superposition » qui permet à un
objet quantique de se trouver dans
plusieurs états en même temps ne
cesserait jamais : elle se déploierait en univers parallèles.
>>> évolutions significatives. La
le big bang remplacé
par un rebond
Cependant, tentons de dépasser la séparation habituelle entre
mécanique quantique et relativité
générale. C’est moins une question d’unification que de cohérence interne. La tâche est extraordinairement ardue puisque le
cadre fixé de la théorie quantique,
l’espace-temps, est justement le
champ dynamique de la relativité
générale. La démarche qui permet
de concilier ces deux approches le
plus efficacement sans recours à
des hypothèses révolutionnaires
supplémentaires se nomme « gravitation quantique à boucles* ».
Elle permet de concilier les deux
grands piliers de notre physique
au sein d’un cadre mathématique cohérent et de faire émerger l’image révolutionnaire d’un
espace discontinu, composé de
©© www.illustrer.FR
dernière d’entre elles, celle qui
importe pour le multivers, est la
découverte, dans les années 2000,
du « paysage », c’est-à-dire de la
diversité des manières de « compactifier » ces six dimensions supplémentaires. Cette diversité est
si considérable qu’il s’ensuit une
quasi infinité de lois physiques
effectives différentes !
L’inflation crée donc des univers
et la théorie des cordes les structure avec des lois différentes. Ces
ingrédients sont exactement ceux
qui permettent de façonner un
multivers. Mais, de façon intéressante, le multivers apparaît aussi,
en un sens plus restreint, dans des
modèles physiques moins spéculatifs et mieux contrôlés que la
théorie des cordes.
La relativité générale, notre
théorie de la gravitation, prédit
un espace strictement infini dans
deux des trois géométries compatibles avec la cosmologie – les
géométries plane et hyperbolique.
Auquel cas les univers, c’est-à-dire
les zones en mesure d’échanger
des informations, y sont nécessairement en nombre infini ! Dans
ce cadre, les lois ne changent pas
des univers répétés à l’infini : selon la théorie de la relativité générale, l’espace est infini. La vitesse
de la lumière étant finie, nous ne pouvons en observer qu’une partie. Il pourrait exister au-delà de nos
observations une infinité d’univers avec des lois de la physique identiques aux nôtres.
d’un univers à l’autre, mais les
phénomènes peuvent changer.
Tout ce qui est compatible avec les
lois connues doit effectivement se
produire. Et même se produire une
infinité de fois ! En particulier, il
doit par exemple exister une infinité de copies à l’identique de chacun d’entre nous. Copies qui peuvent avoir des futurs différents :
toutes les éventualités envisageables doivent se produire dans
le multivers.
L’autre grande théorie du XXe siècle, la mécanique quantique,
conduit, elle aussi, à une forme
de multivers. Dans l’interprétation qu’en a proposée le physicien
américain Hugh ­Everett, lorsqu’un
système quantique interagit avec
un système classique, il se produit un embranchement en univers parallèles. Quand un système
quantique, se trouvant donc dans
une superpositions d’états, interagit avec un système classique,
on considère généralement que
l’état du système quantique est
« réduit » par cette opération : un
seul des multiples états quantiques subsiste. Au contraire, dans
l’interprétation d’Everett, tous les
* La gravitation
quantique à
boucles est une
théorie qui tente
de concilier la
relativité générale
et la mécanique
quantique.
petits atomes fondamentaux.
Quand les principes de la gravitation quantique à boucles sont
appliqués à l’Univers lui-même,
le Big Bang disparaît. Ce qui n’est
finalement pas étonnant puisqu’il
constituait une prédiction de la
relativité générale là où, justement, elle cesse d’être valide. Au
lieu du Big Bang, c’est un grand
rebond (un Big Bounce) qui se dessine. Il existerait donc un autre univers, en amont du nôtre. Il se serait
contracté et aurait engendré la
phase d’expansion que nous observons actuellement. Phénomène
qui peut d’ailleurs se produire plusieurs, voire une infinité de fois.
Avec la relativité générale, la
mécanique quantique et la gravitation à boucles, ce sont donc des
multivers séparés dans l’espace et
dans le temps, ou alors situés dans
un ailleurs radical qui se dessinent
éventuellement. La proposition
est évidemment vertigineuse. Elle
redessine les contours de notre
rapport au monde. Mais est-elle
encore scientifique, c’est-à-dire
peut-on prouver cette assertion
ou, plus précisément, la réfuter ?
La réponse est, en principe, positive pour une raison simple évoquée précédemment : le multivers
n’est pas un modèle, il est une
Le principe anthropique, formulé notamment par le théoricien Brandon Carter, actuellement à l’observatoire de Meudon,
souligne que la position particulière de l’observateur humain dans
l’Univers doit être prise en compte dans toute observation. Beaucoup
de physiciens y voient un retour aux vieux démons anthropocentriques précoperniciens. C’est exactement de l’inverse qu’il s’agit.
Ce principe énonce en fait une banalité qu’aucun scientifique ne
conteste : il rappelle, par exemple, que notre planète, la Terre, n’est
pas représentative de l’ensemble de l’Univers. Ce qui est incontestablement exact !
Si l’on souhaite se forger une image globale de l’Univers
à partir des observations locales, il est important de tenir compte de
ce que notre position est « biaisée » : nous sommes évidemment en
terrain hospitalier. La même précaution doit être prise dans le multivers. Notre univers n’a aucune raison d’être représentatif du mul42 • les dossiers de La Recherche | avril 2012 • N° 48
tivers. Pour faire des prédictions sur les autres univers, il est important de tenir compte du « biais anthropique ». C’est très exactement
ce qu’énonce ce principe. Il ne cherche en rien à remettre l’homme
au centre de l’Univers et moins encore à expliquer les lois physiques à partir de notre existence : il rappelle simplement que nous
devons être attentifs aux conditions particulières depuis lesquelles
nous observons.
Il est donc clair que le recours au principe anthropique, en tant
que précaution opératoire, ne s’inscrit en rien dans la continuité du
dessein intelligent mais, au contraire, dans une ferme opposition à
cette hypothèse. Après avoir été géocentrée (sur la Terre), héliocentrée (sur le Soleil), galactocentrée (sur notre Galaxie), cosmocentrée
(sur notre Univers), notre représentation devient peut-être strictement acentrique. Le principe anthropique est l’élément qui permet
de mener des calculs signifiants dans ce nouveau cadre.
©© www.illustrer.FR
Le principe anthropique renforce l’hypothèse des multivers
des univers parallèles : selon une interprétation de la mécanique quantique, proposée en 1957 par
le physicien américain Hugh Everett, la superposition des états quantiques qui permet à un objet quantique de se trouver dans plusieurs états en même temps, se déploierait en univers parallèles.
conséquence de modèles. Or ces
modèles, élaborés pour répondre
à des questions précises de physique des particules et de gravitation relativiste, peuvent être mis
à l’épreuve de l’expérience au sein
de notre univers. S’ils venaient
à être infirmés, toutes leurs prédictions, y compris bien évidemment ce lot d’univers multiples,
s’évanouiraient. Au contraire, s’ils
devenaient le cadre dans lequel se
pense la physique locale, il y aurait
sans doute quelque chose de l’ordre de l’obstination à leur refuser
la conséquence « multivers », alors
même qu’elle permet de résoudre
le paradoxe de l’ajustement fin des
lois et des constantes.
vers une redéfinition
de la physique
De plus, quand bien même la
proposition ne serait pas entièrement réfutable, faudrait-il nécessairement s’en offusquer ? Tous les
champs disciplinaires se transforment de l’intérieur. Aucune des
créations artistiques du début du
XXe siècle n’aurait été considérée
comme de l’art par un esthéticien
de la Renaissance. Si les physiciens
venaient aujourd’hui à ressentir le désir ou le besoin de redéfinir les linéaments de leur propre
domaine, il y aurait peut-être un
plus grand danger encore à les en
dissuader a priori qu’à envisager
sérieusement la possibilité d’un
nouveau mode de pensée.
Au sein du multivers, la physique se passe de Dieu. Elle ne
change pas radicalement ses
règles, mais déforme sans doute
un peu ses contours ontologiques. Qu’en contrepoint d’une
réflexion scientifique se dessine
une réflexion philosophique est
sans aucun doute réjouissant.
C’est la question du multiple qui
est ici posée. Donc, potentiellement, celle d’une déconstruction
du mythe de « l’unicité » qui vertèbre pourtant toujours un large
pan de notre histoire. n
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