La sémantique de l`accord `a longue distance en ojibwé algonquin

La s´emantique de l’accord `a longue distance en
ojibw´e algonquin
Brandon J. Fry et ´
Eric Mathieu
Universit´e d’Ottawa
brandon.j.fr[email protected] et emathieu@uottawa.ca
1 Introduction
Dans ce chapitre, nous proposons que l’accord `a longue distance (ALD) en ojibw´e
algonquin, au contraire de ce qui est propos´e dans la lit´erature, n’exprime pas la
topicalit´e mais plutˆot l’´evidentialit´e et l’attribution de croyances. Dans ce sens, l’ALD
ressemble `a une construction ECM dans son aspect s´emantique. Toutefois, nous
d´emontrons que l’ALD ne partage pas avec la construction ECM ses caract´eristiques
syntaxiques. Nous offrons des arguments contre l’analyse de l’ALD comme expression
de la topicalit´e ainsi que des arguments en faveur de l’analyse de l’ALD en tant
qu’expression d’une source directe de preuves et d’une attribution de croyance de re.
La vari´et´e d’ojibe analys´ee dans ce chapitre est parl´ee dans la communaut´e de Kitigan Zibi au
Qu´ebec. Nous aimerions remercier nos locuteurs pour avoir partag´e leur connaissances linguistiques
avec nous. Pour des commentaires sur ce travail, nous tenons `a remercier Heather Bliss, Phil
Branigan, Amy Dahlstrom, Rose-Marie D´echaine, Miloje Despic, Michael David Hamilton, Sarah
Murray, et Charlotte Reinholtz. Les abbr´eviations suivantes sont emploees dans ce chapitre: 1 =
1i`ere personne, 2 = 2i`eme personne, 3 = 3i`eme personne, X>Y = X est l’argument externe et Y
est l’argument interne, comp = compl´ementeur, conj = mode conjonctif, dir = direct, ´
epen =
´epenth´ethique, f= f´eminin, fut = futur, ind = mode ind´ependant, m= masculin, obv = obviatif,
pl = pluriel, progr = progressif, sg = singulier, vai = verbe intransitif avec sujet anim´e, vta =
verbe transitif avec objet anim´e.
1
2 L’ALD en algonquin
Comme dans les autres langues algonquiennes (voir Dahlstrom 1991 pour le cri,
Rhodes 1994 pour l’odawa, Bruening 2001 et LeSourd 2010 pour le mal´ecite-passamaquoddy,
Branigan et MacKenzie 2002 pour l’innu), l’accord `a longue distance (ALD) est pos-
sible en algonquin lorsqu’un verbe principal s’accorde avec son sujet local et avec
un ´el´ement appartenant `a son compl´ement phrastique. Certains verbes encassants
peuvent apparaitre sous une forme intransitive (vai), comme en (1a), ou sous une
forme transitive (vta), comme en (1b-1c).
En (1a), le verbe principal s’accorde seulement avec son sujet local. En (1b), ce
verbe s’accorde avec son sujet local et avec le sujet de son compl´ement phrastique. En
(1c), il s’accorde avec son sujet local et avec l’objet de son compl´ement phrastique.1
(1) a. ngikendan
ni-gikendan
1-savoir.vai(ind)
giibashkizwaadj
gii-bashkizw-aad
pass´
e-tirer.sur.vta-2>3(conj)
‘Je sais que tu as tir´e sur lui.’ Lochbihler et Mathieu `a paraitre:23
b. ggikenimin
gi-gikenim-in
2-savoir.vta-dir.1(ind)
giibashkizwaadj
gii-bashkizw-aa-d
pass´
e-tirer.sur.vta-2>3(conj)
‘Je sais que tu as tir´e sur lui.’ Lochbihler et Mathieu `a paraitre:23
c. ngikenimaa
ni-gikenim-aa
1-savoir.vta-dir.3(ind)
giibashkizwaadj
gii-bashkizw-aa-d
pass´
e-tirer.sur.vta-2>3(conj)
‘Je sais que tu as tir´e sur lui.’ Lochbihler et Mathieu `a paraitre:23
La s´emantique de l’ALD est souvent d´ecrite en terme de topicalit´e (Rhodes 1994,
Polinsky et Potsdam 2001, Branigan et MacKenzie 2002, Ritter et Rosen 2005). Dans
la tradition algonquienne, une traduction typique de (1b) est ‘Je sais que, toi, tu as tir´e
1Les langues algonquiennes varient selon les contraintes qu’elles imposent sur l’ALD : certaines
langues permettent l’ALD seulement avec le sujet enchˆass´e dans le direct et l’inverse, d’autres
permettent l’ALD seulement avec le sujet dans le direct et seulement avec l’objet dans l’inverse,
et encore d’autres, comme l’algonquin, permettent l’ALD avec le sujet ou l’objet dans le direct et
l’inverse. Voir Fry et Hamilton 2014 pour une vue d’ensemble et une analyse th´eorique de cette
variation.
2
sur lui’, une traduction typique de (1c) est ‘Je sais que, lui, tu as tir´e sur lui’, et (1a)
n’a pas d’interpr´etation topique. Ceci est une description tout `a fait naturelle, puisque
l’ALD est apr`es tout facultatif (c’est-`a-dire que la forme transitive ou intransitive peut
apparaitre) et que dans d’autres langues, l’accord facultatif exprime la topicalit´e (pour
les langues bantoues, voir Bresnan et Mchombo 1987 et Corbett 2006). Cependant, tel
que discut´e par Bruening (2001, 2006) pour le mal´ecite-passamaquoddy et Mathieu
et Fry 2014 pour l’ojibe, il est probl´ematique de proposer que l’ALD exprime la
topicalit´e. Nous donnons les arguments dans la prochaine section.
3 L’ALD ne correspond pas `a la topicalit´e
Nous offrons quatre arguments contre l’analyse de l’ALD comme expression de topi-
calit´e.
Premi`erement, l’ALD est possible avec des syntagmes nominaux obviatifs, comme
en (2), et ceux-ci ne sont clairement pas des topiques. En effet, eme s’ils font
r´ef´erence `a des ´el´ements qui ont d´ej`a ´et´e introduits dans le discours, les obviatifs,
contrairement aux proximatifs, ne sont pas au premier plan; ils ne sont pas le sujet du
discours (voir Rhodes 1990, entre autres).2Dans ce sens, les obviatifs ne ressemblent
pas `a des topiques.
(2) Ogikenimaan
o-gikenim-aa-n
3-savoir.vta-dir.3-obv(ind)
kedikedodj
ke-d-ikedo-dj
wh.fut-´
epen-dire-3(conj)
noosan.
n-oos-an
1-p`ere-obv
‘Elle sait ce que mon p`ere dira.’
Deuxi`emement, les mots interrogatifs comme ‘qui’ et ‘quoi’, qui ne sont pas des
topiques, peuvent participer dans les constructions ALD en algonquin (voir aussi
Bruening 2001 pour le mal´ecite-passamaquoddy et Branigan et MacKenzie 2002 pour
2Nous ne traitons pas des constructions possessives o`u le poss´ed´e est n´ecessairement obviatif
(Grafstein 1984).
3
l’innu). Par exemple, en (3), ‘qui’ d´etermine l’accord `a longue distance du verbe, `a
la troisi`eme personne du singulier. Les mots interrogatifs sont des focus plutˆot que
des topiques (Chomsky 1977, Brody 1990, Rizzi 1997).3
(3) ngikenmaa
ni-gikenim-aa
1-savoir.vta-dir.3(ind)
wegonesh
wegonesh
qui
gaa-zheshemgowang
gaa-zheshemgow-ang
wh.pass´
e-voler-3.pl(conj)
nen
nen
ces
kwezhegaasan
kwezhegaas-an
biscuit-pl
‘Je sais qui a vol´e ces biscuits.’
Troisi`emement, l’ALD est possible avec des quantificateurs universels, comme
‘tout le monde’ (voir aussi Branigan and MacKenzie 2002 pour l’innu), comme en (4).
Les quantificateurs universels sont g´en´eralement analys´es comme des focus plutˆot que
des topiques. Par exemple, ils cr´eent un effet d’intervention (Beck 2006) et ils ne sont
pas facilement topicalis´es (Rizzi 1997).
(4) ninoondawaag
ni-noondaw-aa-g
1-entendre.vta-dir.3-pl(ind)
gakina
gakina
chaque
awiiya
awiiya
personne
ge-ji-biizhawaadj
ge-ji-biizhawaa-d
as.for-so.that-venir.vai-3(conj)
‘J’entends tout le monde venir.’
Finalement, le mot ‘seulement’ peut apparaitre devant et avoir dans sa port´ee le
syntagme nominal qui participe `a l’ALD (voir aussi Bruening 2001 pour le mal´ecite-
passamaquoddy), ce qui indique que l’ALD n’exprime pas la topicalit´e du syntagme.
(5) ngikenimaa
ni-gikenim-aa
1-savoir.vta-dir.3(ind)
gii-bashkizwaadj
gii-bashkizaw-aa-d
pass´
e-tirer.sur.vta-2>3(conj)
wiineta
wiin-eta
lui-seulement
‘Je sais que tu as tir´e seulement sur lui.’
3Notez que ces mots interrogatifs ne sont pas li´es au discours (D-linked ). (En tsez, les mots
interrogatifs li´es au discours peuvent participer dans les constructions ALD mais les focus ne le
peuvent pas (Polinsky et Postdam 2001).)
4
En r´esum´e, les syntagmes nominaux qui peuvent participer `a l’ALD ne sont pas
facilement analys´es comme des topiques. Par cons´equent, l’analyse de l’ALD algo-
nquin comme l’expression de la topicalit´e est probl´ematique. Dans la prochaine partie
de notre article, nous proposons que la contribution s´emantique de l’ALD a rapport
`a l’´evidentialit´e et l’attribution de croyances.
4 L’ALD, l’´evidentialit´e et l’attribution de croy-
ances
Nous proposons, apr`es plusieurs observations en travail de terrain, que l’ALD est
typique dans des contextes o`u la source des ´el´ements de preuve et l’attribution des
croyances sont pertinentes, notamment dans la pr´esence des verbes de perception
et des verbes de connaissance. Cette observation rend l’ALD moins idiosyncratique
comme construction, puisque ce sont ces contextes qui caract´erisent les construc-
tions ECM. Ainsi, l’ALD et l’ECM forment une classe naturelle de constructions
s´emantiques. Cependant, si l’ALD ressemble aux constructions ECM d’un point de
vue s´emantique, la syntaxe de l’ALD diff`ere de celle de l’ECM (voir aussi Branigan et
MacKenzie 2002) : toutes les propositions en ojibw´e portent un temps verbal, alors
que les phrases encass´ees dans les constructions ECM sont `a l’infinitif (Johnson 1991,
Bowers 1993, Koizumi 1995); le sujet ou l’objet encass´e peut participer `a l’ALD en
algonquin alors que seulement le sujet peut participer `a l’ECM; et l’ECM concerne
le Cas structural mais les langues algonquiennes n’ont pas de Cas structural (Ritter
et Rosen 2005).
Alors que les constructions ALD ne partagent pas avec les constructions ECM
leurs caract´eristiques syntaxiques, ils partagent leurs traits s´emantiques, en par-
ticulier l’attribution des croyances. Suivant Moulton (2009) pour l’anglais, nous
proposons que la pr´esence de l’ALD algonquin exprime une croyance de ce qui est
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