LA THEOLOGIE DE LA CREATION CHEZ THOMAS D’AQUIN Une question peut toujours en cacher une autre. La passion de nos contemporains pour le problème dit des origines - D’où vient l’humanité ? D’où vient le monde ? - prend sa source plus loin que la simple curiosité pour la reconstitution scientifique du scénario des commencements - « Les trente premières secondes de l’univers ». A une époque où le questionnement philosophique est refoulé, il y a, qu’on le veuille ou non, derrière cet engouement apparemment scientifique une interrogation autrement vitale sur un mystère qui nous implique directement : Qui suis-je ? Qu’est-ce que je fais en ce monde ? Qu’est-ce que je dois y faire ? L’origine dit en effet bien davantage qu’un lointain commencement qui ne nous concernerait plus. Répondre à la question des origines, c’est dévoiler le fondement permanent du présent, son sens caché, et aussi la direction de l’avenir, car l’origine implique une mission, un devoir-être. Il n’est donc pas surprenant que, parmi les causes majeures de l’angoisse, les psychologues insistent sur l’absence ou la perte des repères relatifs à l’origine. Un enfant qui ne peut savoir qui sont ses parents, à quelle lignée il se rattache, se sent abandonné, perdu, vulnérable1. C’est que nous supposons inconsciemment - mais à juste titre - qu’il existe un lien fondamental entre l’origine et l’amour. L’homme vit d’amour : comme la plante a besoin de soleil, l’homme a besoin d’être aimé. Il a besoin de se savoir accueilli dans l’existence par un amour. Ignorer son origine, c’est donc risquer d’être exclu, de n’avoir point de part à l’amour. C’est par conséquent être livré à la non-valeur. Si personne ne m’attend quelque part, j’ai l’impression de ne pas compter, de ne pas exister. « J’aimerais que quelqu’un m’attende quelque part », titre un succès de librairie. Car l’amour justifie notre existence, lui donne sa valeur. Je suis parce que je compte pour quelqu’un, parce que je suis aimé. Mais, si solidement enraciné que je sois dans un « écosystème » familier qui procure lumière à l’intelligence et paix à l’affectivité - ma famille, mes amis, ma culture -, il y a des moments - l’échec, le deuil, les crises de la vie - où le sol vacille et où chaque personne humaine se trouve plus ou moins seule face aux questions radicales : « Qu’est-ce que je fais là ? Y a-t-il, au-delà de ce cadre familier si fragile qui soutient ma vie quotidienne, un autre cadre plus solide qui justifierait mon existence comme telle, lui donnerait un sens ? Ou bien suis-je simplement ‘jeté-là’, accident provisoire résultant des jeux du hasard et de la nécessité ? Au-delà du regard de tendresse des parents qui m’ont accueilli, au-delà du regard d’amour de la femme ou de l’homme et que j’aime et qui m’aime, y a-t-il un autre Regard qui justifie mon existence ? Le monde est-il enveloppé d’amour ? L’amour est-il le secret du monde ? Ou bien le monde n’est-il qu’un chaos absurde ? Dans ce cas, l’amour humain n’est plus le signe d’autre chose, il n’est plus qu’une digue dérisoire que les hommes dressent à la hâte face à l’absurdité déferlante du monde2. 1 Ce qui vaut pour l’individu vaut aussi, mutatis mutandis pour les communautés. Toute société humaine a besoin de se savoir des racines, de s’inscrire dans une tradition historique et culturelle qui lui confère comme une sorte de nécessité, de raison d’être, et lui permet de se définir et d’habiter paisiblement le monde. Il est significatif que la vaste entreprise de déracinement qu’on appelle le mondialisme - qui est le dernier avatar de l’idéologie libérale - suscité en compensation (dérisoire) l’inflation des recherches généalogiques, l’exaltation des folklores... 2 Certes, l’amour humain a toujours existé, mais je me demande parfois s’il n’y a pas un lien entre la mort de Dieu et l’apparition de l’amour passion, de l’amour absolu, où une femme veut être tout pour un homme et un homme tout pour une femme. De fait, si Dieu n’existe pas, alors l’amour de l’homme et de la femme est pour chacun d’eux leur unique raison d’être. Et c’est pourquoi les amants ne peuvent se survivre. En perdant Juliette, Dans la perspective anthropocentrique qui a dominé la pensée (et la théologie) contemporaine, ce questionnement sur l’origine faisait généralement peu de cas de la nature. En effet, l’anthropocentrisme, surtout sous sa forme idéaliste, ne voit guère dans la nature qu’un cadre insignifiant (le sens n’apparaissant qu’avec l’homme), une matière informe sur laquelle l’homme doit imprimer sa marque. Mais aujourd’hui un rééquilibrage s’opère. La question « écologique », caractéristique de la postmodernité, n’y est pas pour rien3. L’homme contemporain s’aperçoit qu’il n’est pas seul. Il fait partie d’un ensemble plus vaste, d’une nature, et son sort est de quelque manière solidaire de celui de cette nature. Il faut donc penser conjointement l’origine et le destin et de l’homme et ceux de la nature. Ce qui entraîne deux conséquences. Primo, l’attention à la nature comme tiers brise l’anthropocentrisme et constitue une invitation à retrouver un regard qui embrasse dans son unité aussi bien le règne de la nature que l’homme, bref un regard métaphysique dont l’objet propre est l’être en tant qu’être, analogiquement commun. Secundo, si la nature se révèle un « cosmos », c’est-à-dire un ordre intelligible, elle dit quelque chose sur la place que l’homme doit tenir en elle s’il veut faire droit à sa nature4. A la question de l’origine, la foi chrétienne répond : « Au commencement était l’Amour ». Au coeur du monde palpite le mystère de l’amour. Quoi qu’il en soit des conditions humaines dans lesquelles une personne humaine a pu venir en ce monde, qu’elle soit né de l’amour de ses parents ou par accident, son existence est en dernière analyse le fruit d’un acte libre de l’amour de Dieu. A chacun, Dieu dit : « Ne crains pas [...] car tu comptes beaucoup à mes yeux, tu as du prix et je t’aime » (Is 43). Et le monde lui-même n’est pas un ennemi, car son existence est l’oeuvre de ce même amour qui « meut les étoiles » (Dante). L’univers et la personne humaine sont frères, fils d’un même amour. Les saints réconciliés en profondeur avec Dieu - comme saint François d’Assise - ont témoigné de cette solidarité. Et c’est pourquoi, à l’origine, dans le projet de Dieu, l’univers est offert à l’homme comme un paradis, un jardin à cultiver et à garder (Gn 2, 8.15), et, s’il est devenu menaçant, silencieux, c’est parce que l’homme a rompu l’alliance : « Maudit soit le sol à cause de toi... » (Gn 3, 7-18). La création est donc fondamentalement une vérité religieuse : elle dit le lien (religio) entre Dieu, le cosmos et l’homme, mais elle n’en répond pas moins à une interrogation philosophique fondamentale, à tel point qu’elle constitue la clé de voûte de la réflexion métaphysique. Grâce à l’idée d’une dépendance ontologique radicale de tout étant vis-à-vis de l’Etre même, le philosophe accède enfin à une vison unifiée du réel. Malheureusement, il est arrivé, dans l’histoire des doctrines chrétiennes, que la thèse de la création a été en quelque sorte confisquée par la philosophie, la théologie se contentant alors de préciser quelques modalités de la création, inaccessibles comme telles à la raison. Mais ce clivage entraîne une perte considérable d’intelligibilité. En effet la création est d’abord le premier acte de l’histoire du salut dont Jésus-Christ est le centre. Aussi ne Roméo perd sa raison d’être. Les amants tragiques sont comme deux enfants qui s’accrochent désespérément l’un à l’autre pour avoir un peu de tendresse dans un monde aveugle qui les écrase - et c’est sans doute ce côté désespéré qui donne à l’amour romantique ce je ne sais quoi de poignant et de déchirant... et de si peu chrétien. 3 Cf. le sous-titre - et la préface - du traité de J. MOLTMANN, Dieu dans la création, Traité écologique de la création, « Cogitatio fidei, 146 », Paris, 1988. Cf. aussi J. RATZINGER, Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre, Paris, 1986, p. 9 : « La menace de l’œuvre de l’homme sur le vivant, dont on parle aujourd’hui de tous côtés, a donné au thème de la création une gravité nouvelle ». 4 Sur les orientations actuelles du traité de la création (qui ne correspondent peut-être pas tout à fait à ce que je viens d’esquisser), cf. C. THEOBALD, « La théologie de la création en question. Un état des lieux », RSR 81 (1993), p. 613-641. faut-il pas abstraire indûment la doctrine de la création de son contexte proprement théologique. Notre cours commencera donc par deux leçons destinées à présenter l’enseignement de l’Écriture et de la Tradition chrétienne sur la création. Première leçon : La création selon les Ecritures5. I. L’Ancien Testament 6 Au cours du XXe siècle, la théologie biblique a eu le grand mérite de mettre en 7 lumière l’articulation de la doctrine de la création avec celle du salut et de l’alliance . Comme l’enseigne le CEC : « La création est le fondement de ‘tous les desseins salvifiques de Dieu’, ‘le commencement de l’histoire du salut’8 ». La Bible n’isole donc pas la création de l’ensemble du projet sauveur de Dieu. Projet qui culmine dans l’alliance, les noces de Dieu et de l’humanité. C’est à l’intérieur de cet ensemble que la création prend tout son sens. Certes, Israël partageait avec ses voisins certaines représentations cosmogoniques communes, certaines idées concernant l’origine du monde. De sorte qu’on trouve dans la Bible de multiples échos des grandes représentations mythologiques, surtout 9 babyloniennes, du Proche Orient . Mais, pour Israël, l’expérience fondatrice est celle de l’exode et de l’alliance. Là, Dieu se révèle Dieu Sauveur, un Dieu qui intervient dans l’histoire en faveur des hommes qu’il a choisis pour passer alliance avec eux. Cette conviction centrale imprègne progressivement toute la vision du monde d’Israël et elle lui donne sa spécificité. Peu à peu, surtout au moment de l’Exil, Israël comprend que cette action de Dieu est universelle, ce qui exclut l’action de quelque autre dieu que ce soit (monothéisme strict). Elle ne se limite pas à une ère géographique donnée, comme la Terre d’Israël10, mais elle s’étend à tous les peuples et même à tout l’univers. C’est dans cette perspective qu’on en vient à envisager la création du monde comme une intervention salvifique de Dieu. La première. La plus universelle. Une sorte de prologue qui pose les cadres de toute l’œuvre de salut, « le point de départ du dessein de Dieu et de l’histoire du salut, le premier des hauts 11 faits divins dont la série se poursuit dans l’histoire d’Israël ». La doctrine de la création se trouve ainsi rattachée à ce qui définit le cœur de la foi d’Israël : la confession du Dieu sauveur qui fait alliance avec son peuple. La geste créatrice de Dieu sera donc racontée sur le modèle des grandes interventions salvifiques de Dieu dans l’histoire. 5 Parmi les exposés généraux sur la création dans la Bible, cf. G. LAMBERT, « La création dans la Bible », NRT 75 (1963), p. 252-281 ; L. SCHEFFCZYK, Création et providence, « Histoire des dogmes », Paris, 1967, p. 12-45 ; R. GUELLUY, La Création, « Le Mystère chrétien », Paris, 1963, p. 12-34 ; FOERSTER, art. « ktizô » dans Theological Dictionary of the New Testament, t. 3, 1966, p. 1000-1035... 6 Parmi les exposés généraux sur la création dans l’AT, cf. G. VON RAD, Théologie de l’Ancien Testament, Genève, 1963, t. 1, p. 123-138 ; L. SCHEFFCZYK, Création, p. 13-29 ; R. GUELLUY, La Création, p. 11-30 ; W. KERN, « La création, présupposé de l’alliance dans l’AT » dans La Trinité et la création, « Mysterium salutis, 6 », Paris, 1971, p. 197-217 ; G. AUZOU, Au commencement Dieu créa le monde, L’Histoire et la Foi, « Lire la Bible, 36 », Paris, 1973... 7 L’influence de K. Barth a été déterminante, cf. K. BARTH, Dogmatique, vol. 3 : La doctrine de la création, tome premier, Genève, 1960. 8 CEC n° 281 ; cf. n° 288. 9 Ainsi Isaïe fait-il encore allusion à la victoire du Dieu créateur sur les monstres du chaos originel : « N’est-ce pas toi qui a fendu Rahab, transpercé le Dragon ? » (Is 51, 9). Sur la mythologie relative à l’origine des choses, cf. La création du monde et de l’homme, « Suppléments au Cahiers Evangile, 38 », Paris, 1981 ; J. O’BRIEN et W. MAJOR, In The Beginning : Creation Myths from Ancient Mesopotamia, Israël and Greece, Chicago, 1982 ; La création et le déluge d’après les textes du Proche Orient ancien, « Suppléments au Cahiers Evangile, 64 », Paris, 1988... 10 Quoi qu’en pense Naaman, cf. 2 R 5, 17. 11 Paul AUVRAY, « Création », VTB, col. 225. C’est dans cette perspective qu’à l’époque de l’Exil à Babylone, période difficile, où Israël avait plus que jamais besoin de repères plus profonds encore que ceux qui venaient de lui être retirés (le Temple, le Roi), les récits de la création du monde et de l’homme ont reçu leur forme définitive et deux d’entre eux - de style bien différent - ont été placé en tête 12 de la Torah . Le premier (Gn 1, 1 - 2, 4) était naguère attribué à la tradition sacerdotale (P), le second (Gn 2) était rattaché à la tradition yahviste (J). Je m’en tiens ici au premier, qui envisage la création en général, dont je dégage sept conclusions : 1°- L’enseignement fondamental de ce qui semble bien être un « poème liturgique » est que le monde et tout ce qu’il contient est l’œuvre de Dieu. De sorte que Dieu en est le maître absolu, le possesseur - « Il nous a faits et nous sommes à lui » (Ps 99, 3). Toutefois, la création du monde est présentée comme une mise en ordre de l’univers et pas 13 explicitement comme une production ex nihilo . En particulier, le statut du tohû wâbohû 14 (désert sans repère et masse informe d’eau ; « la terre était vide et vague ») reste flou : est-ce déjà le résultat d’une première phase de la création ou est-ce un substrat antérieur à l’action créatrice ? 2°- Il y a une distinction très tranchée entre Dieu et les créatures. En effet, la création n’est d’aucune manière une naissance, un engendrement ou un écoulement de la substance divine. Dieu ne se mélange pas ; il reste à distance. C’est par la réalité la plus immatérielle, la parole, - en vertu d’un appel, d’une vocation - que Dieu fait advenir les êtres. Aussi l’auteur sacré recourt-il pour désigner cette action originale propre à Dieu à un terme particulier br’ (bara) - qui n’est jamais employé dans la Bible que pour l’action divine15. Dès lors, l’univers est désenchanté, désacralisé. Les êtres que les hommes tendaient à idolâtrer, parce qu’ils les considéraient comme des réalités divines - la terre et le ciel, le soleil et la lune, réduits à de simples lampadaires, ou même les grands monstres marins - sont réduits au statut de créatures, totalement dépendantes de Dieu. Pour n’être pas divin, l’univers et ce qui le compose n’en sont pas moins bon et même très bon. 3°- Le récit met en valeur la domination universelle et toute-puissance de Dieu. Pas besoin, pour lui, de livrer combat contre le chaos. Sa parole toute-puissante suffit. « Il dit et cela est, il commande et cela existe » (Ps 33, 9). Pas besoin non plus de reprendre de façon cyclique une œuvre créatrice qui se dégraderait : Dieu crée une fois pour toute. « Il ordonna ses œuvres pour l’éternité » dira Ben Sirac (Si 16, 27). 4°- D’un point de vue plus philosophique, on notera que l’action créatrice ne supprime pas mais fonde l’action des causes secondes. « Dieu dit : Que la terre produise des êtres vivants... » 5°- Le récit atteint un premier sommet dans la création de l’homme. Mais ce n’est pas, semble-t-il, le sommet ultime. Celui-ci réside plutôt dans l’institution du temps « séparé » pour Dieu - le repos du septième jour -, signe que l’univers et l’homme sont faits pour 12 Innombrable est la littérature sur ces premiers chapitres de la Genèse. Pour une première initiation, cf. A. MARCHADOUR, Genèse, Commentaire pastoral, Paris, 1999, p. 25-91 ; G. AUZOU, Au commencement Dieu créa le monde, L’Histoire et la Foi, « Lire la Bible, 36 », Paris, 1973 [pour Gn 1, p. 137-217] ; F. CASTEL, Commencements, Les onze premiers chapitres de la Genèse, Paris, 1985 [p. 7-48]. Plus technique, P. BEAUCHAMP, s.j., Création et séparation, Etude exégétique du chapitre premier de la Genèse, Paris, 1969. 13 La traduction de la TOB souligne fortement cet aspect : « Lorsque Dieu commença la création du ciel et de la terre, la terre... » 14 Cf. P. BEAUCHAMP, Création et séparation, p. 161-168. 15 Cf. P. HUMBERT, « Emploi et portée du verbe bara’ (créer) dans l’AT », Theologische Zeitschrift 3 (1947), p. 401-422. Si bara’ est strictement réservé à l’action divine de créer, l’action divine de créer peut aussi être exprimée par d’autres termes. l’adoration. Quoi qu’il en soit, la création de l’homme est précédée par une délibération et, à la différence des autres animaux qui sont produits par la terre, elle nécessite une intervention spéciale de Dieu. C’est que l’homme est l’image de Dieu, c’est-à-dire, en un premier sens, son lieutenant sur terre, celui qui représente Dieu au cœur de l’univers créé. 6°- Le récit est porteur d’un message éthique et religieux : en révélant l’origine des choses, il dit ce que l’homme est et doit être, comment il doit se comporter pour être à sa juste place dans ce monde que Dieu a fait. La création divine, la mise en place des choses à l’origine, l’organisation originelle du temps par la création du calendrier, déterminent le présent, car ils manifestent un dessein de Dieu que l’homme se doit de respecter. Ainsi, Jésus-Christ, à propos du mariage et du divorce, renverra ses interlocuteurs à l’origine : « Le Créateur à l’origine les fit homme et femme et il dit ‘Ainsi donc...’ » (Mt 19, 4). 7°- Le lien entre la geste créatrice et l’histoire du salut est littérairement bien mis en valeur. A tel point que Gn 1 constitue une véritable « ouverture », au sens où l’ouverture d’un opéra contient déjà tous les thèmes musicaux qui se succèderont dans l’ensemble de la représentation. Les dix paroles de Dieu qui organisent le monde évoquent les dix paroles ou commandements qui fondent et organisent Israël ; l’apparition du continent au troisième jour renvoie au passage de la Mer Rouge ; l’insistance majeure sur le thème de la séparation, acte religieux par excellence, est liée à la théologie de l’élection (cf. Lv 20, 2426)... Cette insertion de la création dans l’histoire du salut apparaît clairement dans plusieurs textes de l’AT, comme, par exemple, le Ps 135 (Confitemini Domino), qui enchaîne sans rupture la même action de grâces pour l’œuvre créatrice et la louange pour l’œuvre salvifique. Mais le texte le plus remarquable à cet égard est le Deutéro-Isaïe (Is 40-55), qui date lui aussi de l’Exil16. Le thème de la création y renvoie simultanément et indissociablement : 1°- à la création de l’univers et des réalités qui le composent17 ; 2°- à la création d’Israël, c’est-à-dire à sa structuration comme peuple18 ; 3°- à la re-création que va 19 représenter le retour d’Exil . La restauration d’Israël est en effet présentée en Is 65, 17-18 comme une nouvelle création : « Je vais créer des cieux nouveaux et une terre nouvelle [...] Qu’on soit dans la jubilation de ce que je vais créer, car je vais créer Jérusalem ‘Joie’ ». Parce qu’il est le créateur, Dieu est aussi le maître de l’histoire sur lequel Israël peut compter. L’œuvre créatrice de l’origine et la puissance absolue qui s’y manifeste sont garantes de la possibilité actuelle du salut. Aussi la prière de demande juive aime-t-elle à s’appuyer sur le rappel des hauts faits du Seigneur, spécialement de la création. Par exemple, Mardochée commence ainsi sa prière pour le salut d’Israël : « Seigneur, Seigneur, Roi toutpuissant, tout est soumis à ton pouvoir et il n’y a personne qui puisse te tenir tête dans ta volonté de sauver Israël. Oui, c’est toi qui as fait le ciel et la terre et toutes les merveilles qui sont sous le firmament. Tu es le maître de l’univers et il n’y a personne pour te résister, Seigneur » (Est 4, 17). Bien plus, la création est garante du succès final des entreprises divines. Elle le contient même en germe, de façon programmatique. Aussi la doctrine de la création dans la Bible comporte-t-elle une dimension eschatologique20. L’origine est présentée de manière à 16 On y trouve 13 des 47 occurences de br’. 40, 26 [les astres] ; 40, 28 [les confins de la terre] ; 42, 5 [les cieux] ; 45, 7 [la lumière et les ténèbres] ; 45, 12 [l’humanité] ; 45, 18 [les cieux, la terre]... 18 43, 1 ; 43, 15 : « Je suis Yahvé, votre Saint, le créateur d’Israël, votre Roi » 19 45, 8 : « La délivrance que moi, le Seigneur, je vais créer » ; 48, 7. 20 Cf. L. KÖHLER, Théologie de l’Ancien Testament, p. 71 : « La création est dans la théologie de l’AT un concept eschatologique » 17 faire ressortir le but à atteindre, lequel apparaît alors sous la forme d’un retour aux origines. En effet, la protologie (discours sur le commencement) est en étroite relation de 21 correspondance avec l’eschatologie (discours sur la fin) . Par exemple, le thème de la coexistence pacifique de toutes les composantes du règne animal, vouées à se nourrir de salades, se retrouve dans la description de l’âge messianique chez Isaïe (11, 6-9). L’âge messianique correspond à l’âge d’or paradisiaque ; il est un retour au Paradis. Le dernier acte de l’œuvre salvifique de Dieu sera la résurrection finale, re-création par excellence qui répond à la création. Rien d’étonnant dès lors à ce que l’émergence progressive de l’idée de résurrection soit intrinsèquement liée à l’approfondissement du thème de la création. C’est en s’appuyant sur la puissance de Dieu manifestée dans la création que l’on en vient à espérer la résurrection. C’est ainsi qu’un des textes les plus explicites sur la résurrection - le récit du martyre des sept frères en 2 Mac 7 - contient aussi l’affirmation la plus nette sur le caractère radical de la création, le fait qu’elle soit ex nihilo : « Je t’en conjure, mon enfant, regarde le ciel et la terre et vois tout ce qui est en eux, et sache que Dieu les a fait de rien [litt. : non des choses qui étaient [ouk ex ontôn] »] et que la race des hommes est faite de la même manière » (2 Mac 7, 28). Et saint Paul rapprochera les deux thèmes en évoquant « le Dieu qui donne la vie aux morts et appelle le néant à l’existence [kalontos ta me onta ôs onta] » (Ro 4, 17). Genèse et Apocalypse s’appellent dans l’unité du dessein sauveur de Dieu. Cela dit, pour légitime et décisive qu’elle soit, l’insistance sur l’insertion de la création dans l’histoire du salut véhicule certaines ambiguïtés théologiques22. L’opération qui consiste à réduire la création au premier moment de l’intervention historique de Dieu a pu être motivée par le désir d’évacuer « bibliquement » le Dieu de la théologie naturelle et 23 de la religion, sous prétexte de faire place nette pour le Dieu de la foi . En effet, l’acte créateur ainsi conçu ne permet plus de fonder un ordre « naturel », ouvert à la réflexion métaphysique, distinct de l’ordre de la rédemption historique. L’existence de ces deux ordres, dit-on, ne se justifie plus : en fait, tout est historique et tout relève de la seule foi. Il faut le reconnaître que la distinction entre les deux ordres a été indûment durcie dans la théologie moderne qui juxtaposait trop radicalement les deux séquences suivantes : Création ordre naturel philosophie raison naturelle Salut ordre surnaturel histoire foi L’option du « tout-histoire » est cependant intenable. A la séparation, on a substitué la confusion, ce qui n’est guère mieux. En fait, il faut tenir l’intégration dans la distinction. Dans l’ordre, actuel et seul réel, voulu par Dieu, la création est bel et bien la première étape d’une histoire surnaturelle, mais l’élévation à l’ordre surnaturel n’est pas de soi nécessaire au regard de la création. La doctrine de la création répond à des interrogations spécifiques et « logiquement » antérieures à l’histoire du salut même si elle reçoit de l’histoire du salut son sens plénier. Le livre de la création n’est pas de soi illisible en dehors du livre de la foi. Il 21 Ce qui ne tranche pas la question de savoir si le récit des origines et de la chute est un pur procédé littéraire, une simple prophétie du monde qui vient, ou correspond à une réalité « historique ». « Parlons-nous du paradis perdu ou du monde qui vient ? » (F. CASTEL, op. cit., p. 43) 22 Pour une présentation de ce débat exégétique et de ses enjeux, cf. P. DE ROBERT, « Perception de la nature et confession du Créateur selon la Bible hébraïque », ETR 65 (1990), p. 49-57 (protestant). 23 Il n’est pas indifférent que ce soient des théologiens protestants (G. von Rad, K. Barth), l’un et l’autre très engagés contre la mystique allemande du sol et de la race, qui s’en soient fait les promoteurs. contient un enseignement de sagesse sur l’univers et l’homme qui présente une certaine spécificité et demande à être scruté au moyen du seul instrument ici approprié : la métaphysique. D’ailleurs, il faut prendre acte qu’il y a dans la Bible - spécialement dans les écrits de sagesse - un regard sur la création qui n’est pas directement gouverné par la thématique de l’élection et de l’alliance. Il s’intéresse pour elle-même à la nature, à son origine, à la place que l’homme y occupe... Les sages, moins attentifs que les prophètes au déroulement des événements historiques, sont à la fois admiratifs et intrigués devant le spectacle de la nature. Ils s’émerveillent de la grandeur et de la richesse de la nature, admirent l’ordre qui y règne, s’efforcent d’en saisir la cohérence... et débouchent ainsi sur la contemplation de la sagesse qui préside à cet ensemble24. Cette attention à la nature devient ainsi le lieu d’une 25 authentique rencontre avec Dieu. Dans le procès qui l’oppose à Job , Dieu remet Job à sa place non pas en invoquant ses hauts faits historiques mais en l’invitant à méditer sur la transcendance de sa sagesse manifestée dans la création, surtout en ses créatures les plus extraordinaires, Béhémoth l’hippopotame ou Léviathan le crocodile. « Où étais-tu quand je fondai la terre ? » (Jb 38, 4). Certes, cette réflexion sur la nature doit beaucoup aux sagesses des peuples qui entourent Israël, mais faut-il éliminer de la Bible tout ce qui ne lui est pas absolument propre ? La contemplation de la création est une voie d’accès au mystère de Dieu qui ne contredit pas la révélation de Dieu dans l’histoire. Au contraire, elle la prépare26. II. Le Nouveau Testament27 Le Nouveau Testament approfondit l’enseignement de l’Ancien sur la création dans la mesure où il donne la clé ultime du dessein de Dieu, dont la création est le premier acte. Cette clé n’est autre que Jésus-Christ, « l’alpha et oméga, le commencement et la fin » (Ap 21, 6), le centre de toute l’histoire du salut. Le primat du Christ dans le projet de Dieu éclaire d’un jour nouveau l’acte créateur ; il en manifeste les profondeurs jusque là insoupçonnées. 28 C’est le thème majeur de la création « dans, par et pour » le Christ . Le texte le plus explicite à ce sujet est l’hymne christologique de Col 1, 15-2029. On y distingue deux parties. Dans la première, l’auteur exalte la primauté du Christ dans la création. Dans la seconde, il insiste sur la primauté du Christ dans l’Eglise. Jésus-Christ est le centre de la création nouvelle, l’Eglise, parce qu’il était déjà le centre de la première création. « Il est l’Image du Dieu invisible, Premier-Né de toute créature, car c’est en lui (en auto) qu’ont été créées toutes choses, dans les cieux et sur la terre, les visibles et les 24 E. BEAUCAMP, La Bible et le sens religieux de l’univers, « Lectio divina, 25 », Paris, 1959. Cf. R. MARTIN-ACHARD, « Job 38, 1 - 42, 6). Création et mystère de Dieu », dans Et Dieu crée le ciel et la terre, Genève, 1979, p. 41-56. 26 Cf. Si 42-44, où l’éloge de la sagesse de Dieu déployée dans la nature prépare l’éloge de la sagesse de Dieu déployée dans l’histoire sainte ; le discours de saint Paul sur l’Aréopage en Ac 17... 27 Cf. L. SCHEFFCZYK, Création et providence, « Histoire des dogmes », Paris, 1967, p. 29-45. 28 Sur le thème de la création dans le Christ, cf. F. MUSSNER, « La création dans le Christ » dans Mysterium salutis, 6, p. 217-227 ; H. FERET, « Creati in Christo », RSPT 30 (1941), p. 96-132. 29 Cf. F. PRAT, La Théologie de saint Paul, Paris, 1938, t. 1, p. 347-349 ; C. F. BURNEY, « Christ as the APXH of the Creation », JThS 27 (1926), p. 60 ss ; F. F. BRUCE, The Epistles to the Colossians, to Philemon and to the Ephesians, « The New International Commentary on the NT », 1984, p. 54-66. 25 invisibles [...] ; tout a été créé par lui (di’autou) et pour lui (eis auton). Il est avant toutes choses et tout subsiste en lui (en auto). » Cet hymne affirme d’une part la préexistence du Christ à la création et d’autre part 30 son rôle dans la création . Ce rôle est triple et correspond aux trois prépositions utilisées : * « C’est en lui qu’ont été créées toutes choses. [...] Tout subsiste en lui » : sans doute faut-il voir ici une allusion au en arche de Gn 1, 1. Le Fils est le Commencement. Il est aussi le centre du dessein divin qui lie intimement le destin des créatures au Fils (Cf. Ep 1, 4). La Tradition a entendu cette préposition de la causalité exemplaire du Fils. Dans l’ordre naturel, le Verbe est le modèle dans lequel le Créateur puise les idées des créatures ; dans l’ordre surnaturel, il est « l’ainé d’une multitude de frères », divinisés comme fils dans le Fils. * « Tout a été créé par lui » : Affirmation capitale que reprendra le Credo : Per quem omnia facta sunt et qui trouve plusieurs parallèles dans le NT : « Tout fut par lui et sans lui rien ne fut » (Jn 1, 3) ; Dieu a parlé par son Fils « par qui aussi il a fait les siècles [entendons : le monde] » (He 1, 2)31... Bref, le Fils était déjà à l’œuvre dans la création. Cette affirmation de la création par le Christ reprend et donne sa pleine vérité à un thème déjà attesté dans l’AT : dans l’œuvre créatrice, Dieu s’associe de mystérieuses « figures intermédiaires », dont on ne sait trop préciser le statut : créatures ? manières de parler de Dieu ? êtres divins ?... Il s’agit de la Parole ou encore de l’Esprit (Souffle) qui sont l’un et l’autre à l’œuvre en Gn 1 et dont le Ps 33, 6 dit : « Par la parole du Seigneur, les cieux ont été faits, par le souffle de sa bouche, toute leur armée ». Il s’agit surtout de la Sagesse. « Le Seigneur m’a créée, prémices de son œuvre, avant ses œuvres les plus anciennes. [...] Quand il affermit les cieux, j’étais là [...], j’étais à ses cotés comme le maître d’œuvre » (Pr 8, 32 22-31) ; « C’est l’ouvrière de toutes choses qui m’a instruit, la Sagesse ! » (Sg 7, 21) ... Alors que le judaïsme tendait à assimiler cette mystérieuse sagesse à la Torah préexistante qui eut son rôle à jouer dans la création - « Au commencement, Dieu lisait la Torah et créait le monde », dit le Midrash -, les premiers chrétiens l’ont identifiée au Verbe de Dieu qui à la plénitude des temps s’est incarné en Jésus-Christ33. * « Pour lui » : le Christ Jésus est le but - la cause finale - de l’univers. Toutes les créatures seront récapitulées en Christ, lui seront soumises, et, par son intermédiaire, opéreront leur retour vers Dieu (cf. 1 Co 15, 24-28). On comprend alors que les chrétiens soient invités à entrer dans une « nouvelle création ». Cette nouvelle création, œuvre de l’Esprit comme la première, est une recréation de chacun et de tous dans le Christ qui est le Nouvel Adam, parfaite Image du Père. « Nous sommes son ouvrage, créés dans le Christ Jésus, en vue des bonnes œuvres » (Eph 2, 10). En lui, nous revêtons « l’homme nouveau, qui a été créé selon Dieu, dans la justice et la sainteté de la vérité » (Eph 4, 24). « Si quelqu’un est dans le Christ, il est une création nouvelle » (2 Co 5, 17). Cette création nouvelle inaugure les cieux nouveaux et la terre nouvelle (Ap 21, 18). 30 C’est le sens de l’expression équivoque « premier-né de toute créature » que saint Thomas explique ainsi : genitus ut principium creaturarum, In Col., n° 36, « engendré comme principe des créatures ». 31 Cf. aussi 1 Co 8, 6 : « Il n’y a qu’un seul Dieu, le Père, de qui tout vient et pour qui nous sommes, et un seul Seigneur, Jésus-Christ, par qui tout existe (di’hou ta panta) et par qui (di’autou) nous sommes »; Jn 1, 10 : « et le monde fut par lui » ; Ap 3, 14 : « le Principe [arche] de la création de Dieu ». 32 Cf. aussi Si 24, 1-29. 33 Cf. A. FEUILLET, Le Christ Sagesse de Dieu, Paris, 1966 ; In Principio, Interprétations des premiers versets de la Genèse, Paris, 1973. Deuxième leçon : La création chez les Pères Pendant l’époque patristique, l’Eglise, au contact d’une culture imprégnée par les grandes philosophies hellénistiques - surtout le platonisme et le stoïcisme - est amenée à préciser sa foi en la création et à en approfondir l’intelligence. Dans ce contexte, la mission doctrinale des Pères a été d’intégrer les aspects de la culture philosophique ambiante qui pouvaient contribuer à cette intelligence de la foi. Elle a aussi été de rejeter fermement ce qui pouvait corrompre la foi apostolique. Saint Robert Bellarmin fait observer que les hérésies se sont attaquées aux articles de la foi en suivant en quelque sorte l’ordre du 34 Symbole et, de fait, les hérésies des premiers siècles n’ont pas manqué de s’en prendre à ce dogme fondamental de la création. Alors que la foi orthodoxe tient simultanément la radicale dépendance de l’universalité des créatures par rapport à Dieu - elles dépendent toutes et tout entières de Dieu - et leur non moins radicale altérité, l’hérésie oscille entre un dualisme qui restreint la souveraineté de Dieu sur la création et un monisme qui résorbe le monde en Dieu. Ces hérésies sont généralement le fruit d’un syncrétisme hâtif entre la foi et la philosophie, ainsi que l’observent souvent les Pères. Ainsi Hippolyte de Rome († vers 235), dans l’introduction de sa Réfutation de toutes les hérésies, explique que les hérétiques ne doivent rien à l’Écriture mais « ont puisé les principes de leur doctrine d’une part dans la sagesse et les systèmes des Grecs, d’autre part dans les mystères en vogue et dans les 35 divagations des astrologues ». Nous commencerons donc par dégager quelques traits essentiels de la culture philosophique tardo-antique relatifs à la création (I), puis nous envisagerons quelques développements doctrinaux dont les Pères ont enrichi la réflexion chrétienne (II)36. I. Le contexte général : philosophies, hérésies... Le monde grec n’avait pas manqué de s’interroger sur l’origine du monde37. A côté des représentations mythiques qu’elle partage avec les autres civilisations, la Grèce se distingue par une réflexion proprement philosophique sur la question des origines. Le texte majeur est ici le Timée de Platon. Pour Platon, le monde sensible, instable et toujours en devenir, est lui-même le résultat d’un premier devenir. Il est l’œuvre non pas tant du 34 ROBERT BELLARMIN, Opera omnia, I, Paris, 1870, p. 59 s. Cf. Cl. TRESMONTANT, La Métaphysique du christianisme et les débuts de la philosophie chrétienne. Problèmes de la création et de l’anthropologie des origines à saint Augustin, Paris, 1961, p. 89 : « La première hérésie, l’hérésie fondamentale du christianisme, ce n’est pas l’hérésie ou l’ensemble des hérésies concernant le Fils, la théologie trinitaire ou la théologie de l’incarnation, c’est l’hérésie concernant Dieu comme créateur. » 35 HIPPOLYTE DE ROME, Philosophumena ou Réfutation de toutes les hérésies, trad. Siouville, Milan, 1988, p. 104-105. 36 Bibliographie générale en français sur la création dans le christianisme ancien : C. TRESMONTANT, La Métaphysique du christianisme... ; Y. CONGAR, « Le thème de Dieu-Créateur dans les explications de l’Hexaëmeron dans la tradition chrétienne », dans L’Homme devant Dieu, Mélanges H. de Lubac, I, Paris, 1963, p. 189-222 ; L. SCHEFFCZYK, Création et providence, « Histoire des dogmes », Paris, 1967, p. 55-117 ; A. HAMMAN, « L’enseignement sur la création dans l’Antiquité chrétienne », Revue des sciences religieuses 42 (1968), p. 1-23 et 97-122 ; B. STUDLER, « Création » dans Dictionnaire encyclopédique du christianisme ancien, t. 1, Paris, 1990, p. 583-587 ; L. F. LADARIA, « La foi en la création chez les Pères de l’Eglise », dans Histoire des dogmes, II- L’homme et son salut, Paris, 1995, p. 29-54, « La Création », Connaissance des Pères de l’Eglise, n° 84, 2001. 37 Cf. G. AUZOU, Au commencement Dieu créa le monde, ch. 5. premier Principe, le Bien, que d’une Intelligence pure, le Démiurge, qui s’est d’ailleurs associé pour les basses besognes des démiurges inférieurs. Le Démiurge a travaillé sur une matière informe préexistante qu’il a modelée, « informée », mise en ordre, en prenant pour modèle les Idées ou formes pures. Le seul motif de cette activité est la pure générosité du Démiurge, qui, étant bon, tend à communiquer sa bonté (29e). Son action s’étant conformée au principe du meilleur, le monde sorti de ses mains est le plus harmonieux et le plus beau possible. Il n’en reste pas moins que le Démiurge a dû composer avec les lois de la nécessité venant d’une matière dont il n’est pas le maître ; il s’en est servi « comme de causes auxiliaires » (68e). 38 Si le platonisme est un dualisme, le stoïcisme, très vivace à l’époque des Pères , est plutôt un monisme : un matérialisme d’orientation panthéiste. Il conçoit le monde comme un immense vivant. L’âme de ce vivant est le Logos, la Raison immanente à l’univers. Ce Logos, partout répandu, assure l’harmonie et la beauté maximale de l’univers. Il gouverne le monde en faisant tout contribuer au bien de l’homme. Les Pères, qui n’ont pas manqué de rapprocher le Logos stoïcien du Verbe de Dieu, ont aimé cette vision optimiste de l’univers matériel. Par contre, ils rejettent fermement le matérialisme stoïcien et, s’ils voient une correspondance possible entre l’ekpurosis stoïcienne (la résorption du monde dans le feu) et l’eschatologie chrétienne, ils en récusent le caractère cyclique. Très tôt, la foi chrétienne a été affrontée au danger gnostique39. La gnose s’enracine dans l’expérience d’une « étrangeté » radicale entre l’homme et l’univers. Nous ne sommes pas d’ici. Elle suppose donc un dualisme radical et un mépris souverain du monde matériel. Le Dieu suprême n’est pas le créateur du monde matériel. Tantôt il est purement et simplement l’œuvre d’un dieu mauvais (celui de l’AT ?), comme ce sera aussi le cas dans le manichéisme. Tantôt il est présenté comme le résultat d’une dégradation inévitable du divin, d’une chute ontologique, dont on retrace avec un grand luxe de détails le processus 40 alambiqué . II. La contribution des Pères à la doctrine de la création Je résumerai en huit points, les apports de la réflexion des Pères à la doctrine de la création. 1°- La création ex nihilo41: Contre tout dualisme, les Pères ont très vite été amené à souligner le caractère radical de l’action créatrice : Dieu a tout créé « à partir de rien » et d’un rien qui doit s’entendre non pas seulement de la matière informe mais du néant ontologique (l’absence de toute forme d’être). De fait, les tout premiers penseurs chrétiens étaient assez hésitants sur ce point, d’autant qu’un texte biblique comme Sg 11, 17 - la main 38 M. SPANNEUT, Le stoïcisme des Pères de l’Eglise, De Clément de Rome à Clément d’Alexandrie, « Patristica sorboniensia, 1 », Paris, 1957, spécialement p. 350-362. 39 Pour une toute première introduction au phénomène très complexe de la gnose chrétienne, cf. Dictionnaire des religions, Paris, 1984 ; G. FILORAMO, art. « Gnose-gnosticisme », dans Dictionnaire encyclopédique du christianisme ancien, t. 1, Paris, 1990, p. 1061-1067. 40 Pour les théories gnostiques de la création, cf., outre les ouvrages généraux déjà cités, cf. H. A. WOLFSON, La Filosofia dei padri della Chiesa, Brescia, 1978 [original anglais en 1964], p. 467-475 41 Cf. C. TRESMONTANT, La Métaphysique du christianisme..., ch. 2 : « Création divine et fabrication humaine. Le problème de la matière » ; G. MAY, Schöpfung aus dem Nichts. Die Entstehung der Lehre von der creatio ex nihilo, Berlin, 1978 ; Creatio ex nihilo, The Doctrine of ‘Creation out of Nothing’ in Early Christian Thought, Edinburgh, 1994 ; N. J. TORCHIA, Creatio ex nihilo and the Theology of St Augustine, The Anti-manichaean Polemic and Beyond, New-York, 1999. de Dieu « a créé le monde d’une matière informe » - semblait accréditer l’idée platonicienne d’une préexistence de la matière. Ainsi saint Justin, très soucieux de marquer l’harmonie entre platonisme et christianisme et qui n’hésite pas à identifier le Dieu de la Genèse au Démiurge de Platon, écrivait-il : « Nous avons appris également que ce Dieu, étant intrinsèquement bon, a fabriqué l’univers en le 42 tirant d’une matière informe (ex amorphou hulês) à cause des hommes . » Et plus loin : « C’est à nos maîtres, c’est-à-dire à l’enseignement transmis par les prophètes que Platon a 43 emprunté la doctrine que Dieu façonna une matière informe pour en faire le monde . » Et Justin de se référer à la terre « invisible et informe » de Gn 1. Reste à déterminer si Justin envisage vraiment une matière éternelle ou s’il distingue en fait deux phases dans la création : la création de la matière par le Père seul, puis l’aménagement de cette matière informe par le Verbe. Très vite, toutefois, les Pères s’orientent fermement vers la création ex nihilo. Déjà le Pasteur d’Hermas, au milieu du IIe siècle, enseigne : « Premier point entre tous : crois qu’il n’y a qu’un seul Dieu, celui qui a tout créé et organisé, qui a 44 tout fait passer du néant à l’être (ek tou mê ontos eis to einai) . » Tatien, disciple de Justin, écrit vers 170 : « La matière n’est pas sans principe, ainsi que Dieu [...], mais elle a été créee, elle est l’œuvre d’un 45 autre, et elle n’a pu être produite que par le créateur de l’univers . » Théophile d’Antioche, dans son Discours à Autolycus (vers 180) est encore plus clair : « Quoi d’extraordinaire si Dieu avait tiré le monde d’une matière préexistante ? Un artisan humain, quand on lui donne un matériau, en fait tout ce qu’il veut. Tandis que la puissance de Dieu se montre 46 précisément quand il part du néant pour faire tout ce qu’il veut . » Et un peu plus tard, dans la première moitié du IIIe siècle, Hippolyte de Rome écrit : « Dieu est un ; il est le premier (de tous les êtres) ; il était seul ; c’est lui qui est le créateur et le maître de toutes choses. Rien n’existait en même temps que lui, ni chaos infini, ni eau immense ou terre ferme, ni air dense, ni feu brûlant, ni souffle léger, ni voûte azurée du vaste ciel, mais il était unique, seul 47 avec lui-même. Quand il le voulut, il fit les êtres, lesquels n’existaient pas auparavant . » L’affirmation de la création ex nihilo découle de plusieurs contraintes doctrinales. Primo, la thèse alternative de l’éternité de la matière équivaut à un dualisme incompatible 42 JUSTIN, I Apol 10, 2, p. 108-109. Ibid., 59, 1, p. 178-179. 44 PASTEUR D’HERMAS, Préc. I, 1 (SC 55, p. 145). 45 TATIEN, Discours aux Grecs, 5. 46 THEOPHILE D’ANTIOCHE, A Autolycus, II, 4. 47 HIPPOLYTE DE ROME, Philosophumena ou Réfutation de toutes les hérésies, X, 32, trad. Siouville, p. 222-223. 43 avec le monothéisme chrétien : Dieu seul est éternel et sans origine. Poser une matière coe éternelle revient à attribuer à celle-ci un statut divin. Tertullien, au début du III siècle, écrit : « Admettre une matière éternelle, c’est introduire deux dieux, puisque c’est faire la matière l’égale de Dieu. Prétendre que Dieu a tout créé avec cette matière incréée qui lui était coéternelle, c’est faire la matière supérieure à Dieu, puisqu’elle lui fournit les éléments de son œuvre, et que Dieu est soumis à la 48 matière, dont il a eu besoin . » Secundo, la thèse de la matière incréée contredit la toute-puissance de Dieu : c’est en effet le signe de la faiblesse et de la dépendance de l’action humaine que de présupposer toujours un matériau préexistant. Aussi Irénée dit-il : « C’est ici qu’on peut dire avec raison : ‘Ce qui est impossible aux hommes est possible à Dieu’ Les hommes ne peuvent pas faire quelque chose de rien (de nihilo), mais seulement à partir d’une matière préalable ; Dieu l’emporte sur les hommes en ceci d’abord qu’il pose lui-même la matière de son 49 ouvrage alors qu’elle n’existait pas auparavant . » Tertio, si Dieu n’est pas l’auteur de la matière, sa souveraineté ne s’étend pas sur tout l’univers. Il n’en est pas le maître. Une des conséquences majeures de la doctrine de la création ex nihilo est qu’elle permet affirmer la bonté radicale d’une création qui est tout entière sortie des mains d’un Dieu bon. Dans la perspective chrétienne, le mal ne peut plus être identifié à la matière. Son origine est à chercher ailleurs. Si la doctrine de la création ex nihilo concerne d’abord le statut de la matière, elle implique aussi que les Idées, les modèles selon lesquels Dieu crée l’univers, ne lui sont pas extérieures ni antérieures. Elles sont en fait l’expression de la pensée divine : « C’est de lui-même que Dieu a pris la substance des choses qui ont été créées, et le modèle 50 (exemplum) des choses, et la forme des choses qui ont été ordonnées . » 2°- La liberté de l’acte créateur. Contre les gnostiques qui pensaient que la création s’était imposée comme par surprise à Dieu, lui avait échappé en quelque sorte, et contre les néoplatoniciens qui, se fondant sur le principe de la diffusion du bien, estimaient que la production du monde était nécessaire51, les Pères ont affirmé que la création était le fruit d’une libre initiative de Dieu. Dieu a crée parce qu’il l’a librement voulu et non pas sous la pression d’une quelconque nécessité interne ou externe. Les Pères insistent : Dieu n’avait absolument besoin de rien52. En particulier, la vie trinitaire est une plénitude qui se suffit à elle-même. C’est un leitmotiv chez Irénée : 48 TERTULLIEN, Contre Hermogène, 4, 8 (PL 2, col. 200). IRENEE DE LYON, Adversus haereses, II, 10, 4. Cf. aussi IV, 20, 2. Sur la création ex nihilo chez saint Irénée, cf. J. FANTINO, « La création ex nihilo chez saint Irénée. Etude historique et théologique », RSPT 76 (1992), p. 421-442. 50 IRENEE, Adversus Haereses, IV, 20, 1 51 Cf. BASILE, Hexaemeron, 1, 7 (SC 26, p. 117) : « Ils reconnaissent certes que Dieu est la cause du monde, mais une cause involontaire, comme l’est, de l’ombre, le corps ; et de la clarté, le foyer lumineux ». 52 Dieu qui n’a besoin de rien : définition de la transcendance chez les Pères, cf. SC n° 263, p. 280-281. Cf. THEOPHILE D’ANTIOCHE, A Autolycus, II, 9, 10 : « Dieu de rien a créé toutes choses. Il n’y a rien eu qui s’épanouit en même temps que Dieu ; lui-même est son lieu, il ne connaît pas le besoin, il est antérieur aux siècles ; mais il a voulu créer l’homme qui le connût ; pour lui, donc, il a d’abord préparé le monde. Car ce qui est créé a aussi des besoins, tandis que ce qui est incréé n’a besoin de rien. » 49 « Au commencement, ce ne fut pas parce qu’il avait besoin de l’homme que Dieu modela Adam, mais pour avoir quelqu’un en qui déposer ses bienfaits. Car non seulement avant Adam, mais avant 53 toute création, le Verbe glorifiait le Père [...] et il était glorifié par le Père . » La création n’a donc pas d’autre cause que la seule volonté de Dieu. Le texte clé est ici le Ps 112, 11 : Omnia quaecumque voluit fecit. Irénée s’y réfère : « Et qu’il ait fait toutes choses librement (libere) et comme il l’a voulu, c’est ce que dit David : ‘Notre 54 Dieu, dans les cieux et sur la terre, tout ce qu’il a voulu, il l’a fait’ . » 3°- La bonté de Dieu, seul motif de la création. Dans ses premières œuvres, saint Augustin s’en tenait à l’idée que Dieu a créé parce qu’il l’a voulu (quia voluit) : il n’y a donc pas à chercher d’autre cause à la création que Dieu lui-même. Mais, par la suite, sans renier cette position, il a davantage insisté sur l’amour gratuit de Dieu, symbolisé par l’Esprit qui plane sur les eaux, comme motif de la création55 : « Tout ce que Dieu a créé, il n’a pas été contraint de le créer, mais il a créé toutes choses qu’il a voulues. La cause de toutes les choses qu’il a créées, c’est sa volonté. [...] Dieu a créé par bonté, il n’avait 56 aucun besoin d’aucun des êtres qu’il a créés . » Ce thème s’exprime déjà, par exemple, chez Origène : « Le Dieu créateur de l’univers est bon, juste et tout-puissant. Lorsqu’il a créé dans le principe ce qu’il a voulu créer, les natures raisonnables, il n’a eu aucune autre raison (causa) de les créer que lui57 même, c’est-à-dire sa bonté . » Sur ce point, Irénée souligne la proximité de la foi chrétienne avec le platonisme : « Platon montre dans l’Auteur et le Créateur de cet univers un être bon : ‘En celui qui est bon, dit-il, ne naît jamais nulle envie au sujet de quoi que ce soit’ (Timée, 29e). Il pose ainsi comme principe et 58 comme cause de la création du monde la bonté de Dieu. » 4°- Dieu, seul créateur : Contre les théories gnostiques et dualistes qui attribuaient tout ou partie de la création soit à un autre Dieu soit à des divinités de rang inférieur investies du rôle d’intermédiaires, de délégués, les Pères soulignent le caractère immédiat de la création : Dieu a tout crée directement par lui-même. Aucune créature - pas même l’ange - ne participe à l’activité proprement créatrice. Bref, seul l’Incréé est Créateur ; rien de créé ne 53 IRÉNÉE, Adversus Haereses, IV, 13, 4 - 14, 1 IRÉNÉE, Adversus Haereses, III, 8, 3 55 Cf. R. H. COUSINEAU, « Creation and Freedom. An Augustinian Problem : ‘quia voluit’ and/or ‘quia bonus’ » dans Recherches augustiniennes II, 1962, p. 253-271. Sur la théologie augustinienne de la création, cf. M.-A. VANNIER, « Saint Augustin et la création », Mélanges T. J. Blavel, t. 1, Louvain, 1990, p. 349-371 ; « Aspects de l’idée de création chez saint Augustin », RSR 65 (1991), p. 213-225 ; Creatio, conversio, formatio chez saint Augustin, Fribourg, 19972 56 AUGUSTIN, Ennarationes in Psalmos 134, 10 ; cf. De Gen. ad litt., I, 7, 13 : « ...afin qu’on n’aille pas s’imaginer qu’à l’origine des eouvres de Dieu est un amour qui naît de la nécessité du besoin, alors que cet amour naît plutôt de la surabondance de la bienveillance. » 57 ORIGENE, Traité des principes, II, 9, 6 ; cf. aussi BASILE, Homélies sur l’Hexaéméron, I, 7 : « Non que Dieu fût par nécessité la cause de l’être, mais il créa dans sa bonté cette œuvre utile, dans sa sagesse cette œuvre très belle, dans sa puissance cette œuvre très grande. » 58 IRENEE, Adversus Haereses, III, 25, 5 54 peut créer à son tour. Récapitulant la réflexion patristique, saint Jean de Damas l’affirme avec force : « Ceux qui prétendent que les anges sont créateurs de quelque substance, sont la bouche du diable qui est leur père. En effet, comme ce sont des créatures, ce ne sont pas des créateurs. Il n’y a qu’un seul 59 ouvrier, providence et conservateur de tout qui est Dieu, seul incréé . » Un des arguments des Pères est que Dieu seul peut produire quelque chose ex nihilo60. Cette affirmation de l’unicité du Créateur s’oppose de façon frontale au dualisme de type manichéen selon lequel un Dieu mauvais - ou le diable - serait à l’origine d’une partie du monde. L’Eglise a fermement réprouvé cette approche. Il n’y a pas deux dieux créateurs, mais le symbole de Nicée confesse l’universalité de l’action créatrice. Dieu le Père toutpuissant est « créateur du ciel et de la terre, de l’univers visible et invisible ». Cette confession de l’unicité du Créateur a partie liée avec la conviction de l’unité de l’économie divine, du dessein de Dieu. Contre le marcionisme, l’Eglise tient que le Dieu de la création et de l’ancienne Alliance n’est pas un autre Dieu que le Dieu de Jésus-Christ. « Personne ne doit se figurer que Dieu le Père soit autre que notre créateur, comme les hérétiques l’imaginent61 », prévient saint Irénée qui a tout particulièrement souligné la continuité du dessein divin. C’est une même « économie » qui préside à la création et à la suite de l’histoire du salut. 5°- Trinité et création. Si les Pères sont très attentifs à écarter toute médiation créée dans la création, ils n’en oublient pas pour autant que le Créateur est Père, Fils et Esprit. La médiation du Fils dans la création est partout affirmée. Au point qu’au début, certains, comme Justin, ont eu de la difficulté à concevoir la génération du Fils indépendamment de la création, comme si le Verbe était proféré en vue de la création. D’autres ont été tentés de voir dans le Logos un être intermédiaire, créé et créant62. Par la suite, pourtant, en Occident, la création est de plus en plus appropriée au Père, ainsi qu’il ressort des symboles romains. Un texte de saint Irénée unit le rejet de toute médiation créée dans la création et la dimension trinitaire : Dieu, explique-t-il, n’a pas eu besoin des anges ou de quelque autre réalité extra-divine, « car Dieu n’avait pas besoin d’eux pour faire ce qu’en lui-même, il avait d’avance décrété de faire. Comme s’il n’avait pas ses Mains à lui ! Depuis toujours en effet, il y a auprès de lui le Verbe et la sagesse, le Fils et l’Esprit. C’est par eux et en eux qu’il a fait toutes choses, librement et en toute 63 indépendance (libere et sponte) . » 6°- Création et génération. Au rebours de nombreux mythes, l’Eglise ne conçoit pas la création comme une communication faite aux créatures d’une partie de la substance divine. Il faut distinguer création et génération. Comme le dira saint Basile : 59 JEAN DE DAMAS, De fide orthodoxa, II, 3 (cité par saint Thomas en CG II, 21, n° 979). Cf. AUGUSTIN, De Trinitate, III, 8, 13 (cité ad sensum par saint Thomas en ST, Ia, q. 45, a. 5, s.c.) : « Ni les anges bons, ni les anges mauvais ne peuvent être créateurs de quelque chose. » Sur ce thème, cf. G. REMY, « Du Logos intermédiaire au Christ médiateur chez les Pères Grecs », Revue thomiste 96 (1996), p. 397-452 60 Sur le lien création ex nihilo et création immédiate, cf., par exemple, AUGUSTIN, Contra Felicem, II, 18. 61 IRENEE, Démonstration de la vérité apostolique, 99. 62 Cf. G. RÉMY, art. cit. 63 IRENEE, Adversus Haereses, IV, 20, 1. « Le créé n’est pas de la substance du créateur, tandis que l’engendré est de la substance même de 64 celui qui l’engendre. Créer et engendrer ne sont donc pas la même chose . » Cette distinction est cruciale au moment de la controverse arienne. Arius, aux antipodes du gnosticisme, soutient en effet que le Fils est créé par le Père, car tout ce qui a une origine est créé. Les Pères orthodoxes, eux, distinguent très nettement la génération intra-divine du Fils, communication d’une seule et même substance, et la création. Le Fils est genitum, non factum. Un des arguments de saint Athanase est que, si la création est strictement réservée à Dieu, et si le Verbe est celui par qui tout a été fait, alors le Verbe est 65 Dieu . 7°- Création et commencement. Arius prétendait qu’il y eut un temps où le Fils n’existait pas. C’était, en effet, une manière d’affirmer son état de créature, puisque la théologie chrétienne en était venue à lier l’idée de création à celle de commencement. Rien n’est coéternel à Dieu. L’idée d’un monde éternel était cependant assez connaturelle à la pensée grecque et elle était connexe à une certaine divinisation du cosmos66. Certes, dans le Timée, Platon enseigne que le monde sensible a eu un commencement : « Soit donc le Ciel tout entier, ou le Monde, ou de toute autre appellation qui lui soit acceptable, appelons-le aussi ; il faut examiner dès lors à son sujet tout d’abord ce que, par hypothèse, en toutes choses on doit commencer par examiner : est-ce qu’il a été toujours, sans avoir nul commencement de devenir, ou bien est-il devenu, ayant un commencement où il ait commencé ? Il est devenu ; il est visible, en effet, tangible et il a un corps ; or tous les objets de cette sorte sont sensibles, et les choses sensibles, saisissables par l’opinion accompagnée de sensation, sont [...] de l’ordre du devenir et sujettes 67 à la naissance . » C’est d’ailleurs pourquoi il faut rechercher « l’auteur et le père de cet Univers ». Mais Aristote s’oppose vigoureusement à cette idée d’un engendrement de l’univers. Pour lui, l’univers est éternel, inengendré et impérissable. Même les platoniciens se rallieront à Aristote et proposeront une interprétation allégorique de la cosmogenèse du 68 Timée . Parmi les penseurs chrétiens, tous n’ont pas vu d’emblée une incompatibilité entre la création et l’éternité du monde69. Ainsi, Origène avance l’hypothèse non pas certes d’un monde éternel indépendant de Dieu mais d’une création éternelle : avant ce monde ci, il y a déjà eu un autre monde et, après, il y en aura un autre, Dieu ne cessant de renouveler les mondes. Parmi les raisons qui l’ont poussé à cette hypothèse, il y a l’impossibilité de concevoir un changement en Dieu et la question de savoir ce que Dieu aurait bien pu faire avant la création. Pouvait-il être oisif et ne pas manifester sa bonté ? Pourquoi aurait-il choisi tel moment plutôt que tel autre pour agir70 ?... 64 BASILE, Contre Eunome, IV, 1. ATHANASE, Discours contre les ariens, II, 21. 66 Cf. J. BAUDRY, Le problème de l’origine et l’éternité du monde de Platon à l’ère chrétienne, Paris, 1931 67 PLATON, Timée, 28 b-c. 68 Cf. N. J. TORCHIA, Creatio ex nihilo..., p. 22-30. 69 Cf. G. VERBEKE, « Introduction doctrinale » à l’édition critique de la traduction latine médiévale du Liber de philosophia prima d’Avicenne, Louvain - Leiden, 1980, p. 54* ss. 70 Cf. C. TRESMONTANT, La Métaphysique..., p. 399-403. 65 Mais la plupart des Pères admettent que l’univers a eu un commencement - et c’est 71 une des manières d’entendre le in principio - comme il aura une fin. Ainsi saint Basile : « Ne t’imagine donc pas, homme, que le monde visible n’a pas commencé. » Certes, une fois le cercle tracé nous ne sommes plus capables de discerner de quel point est partie la main qui l’a tracé, mais ce point de départ existe. De même, le mouvement des astres a eu un commencement. Et Basile précise : « Ce qui a commencé avec le temps, doit de toute nécessité finir aussi avec le temps. Si la création a 72 un commencement temporel, ne doute pas de sa fin . » Saint Augustin fait franchir à la réflexion chrétienne une étape décisive en soutenant que le temps lui-même est une réalité créée. « Il faut recevoir dans la foi ceci, même si cela dépasse la mesure de notre réflexion : toute créature a un commencement, le temps lui-même est une créature et par le fait même il a un commencement et 73 n’est pas coéternel au Créateur . » Le temps apparaît avec la création. C’est donc une illusion que d’imaginer le temps comme un cadre qui aurait déjà été en place avant l’apparition du monde. Comment une réalité créée peut-elle exister avant la création ? Et, par suite, c’est une autre illusion que de se demander pourquoi tel moment a été choisi plutôt que tel autre dans cette durée indistinctement vide74. 8°- L’Hexaëmeron. La réflexion des Pères sur la création et ses modalités s’est exprimée de façon privilégiée dans le genre littéraire du commentaire du premier récit de la création 75 dans la Genèse - l’œuvre des six jours ou Hexaëmeron . On distingue deux traditions d’interprétation assez différentes. A Alexandrie, où l’influence de Philon se fait sentir, prédomine la lecture allégorique. La création a eu lieu en un seul instant et la distinction des six jours doit donc s’entendre de façon symbolique. En Occident, Ambroise s’inscrira dans cette ligne et voit dans tout le récit des allusions au Christ et à l’Eglise. Par contre, à Edesse, avec saint Ephrem, ou à Antioche, avec saint Jean Chrysostome (Homélies sur la Genèse de 386-388), l’interprétation littérale est de règle. Les Cappadociens en Orient tiennent une via media, comme en Occident saint Augustin, qui tout à la fois a proposé une explication littérale de Gn susceptible de justifier la Bible devant la raison et la science mais interprète les jours de la création au sens figuré. 71 J. C. M. VAN WINDEN, « In the beginning. Some observations on the patristic interpretation of Gn 1, 1 », Vigiliae christianae 17 (1963), p. 103-121 72 BASILE, Homélies sur l’Hexaéméron, I, 3, « SC 26 », p. 96-101. 73 AUGUSTIN, De Genesi ad litt. lib. imperf. III, 8 ; cf. De Gen. ad litt., V, 4, 12 : « Avec les mouvements des créatures commença le décours du temps. Aussi est-ce en vain qu’on chercherait le temps avant la créature, comme s’il était possible de trouver le temps avant le temps ! En effet, sans le mouvement de la créature spirituelle ou corporelle, en qui le futur succède au passé à travers le présent, il n’y aurait absolument aucun temps. Or, la créature ne pourrait se mouvoir si elle n’existait pas. Le temps commence donc plutôt avec la créature que la créature avec le temps : les deux toutefois viennent de Dieu. ». 74 Cf. Confessions, XI, 13, 15-16. 75 Cf. F. E. ROBBINS, The Hexaemeral Literature, A Study of the Greek and Latin Commentaries on Genesis, Chcago, 1912 ; J. PÉPIN, « Exégèse de In Principio et théorie de l’Exameron », Ambrosius episcopus, Milan, 1976, p. 427-482. Troisième leçon : Dieu, Cause première des étants L’objet formel de la théologie - et partant celui de la Somme de théologie - est Dieu lui-même. Tout le reste n’est envisagé que par rapport à Dieu, sous la lumière de Dieu. Il est donc logique que l’exposé systématique selon l’ordo doctrinae de la théologie commence par le mystère de Dieu dans l’unité de son essence et la trinité des personnes (Ia, q. 2-43). A partir de la q. 44, saint Thomas envisage les créatures en tant qu’elles viennent de Dieu (de processione creaturarum a Deo) et vont vers Dieu. Il s’agit tout à la fois d’envisager théologiquement, sub ratione Dei, les créatures et de poursuivre la réflexion sur le mystère de Dieu puisque un juste regard sur la création et les créatures est nécessaire à une juste 76 approche de Dieu . Cette étude de « la procession des créatures à partir de Dieu » comporte, selon le prologue de la q. 44, trois grandes parties. Tout d’abord, la production des créatures (q. 4446). Ensuite, la distinction des créatures, c’est-à-dire l’étude théologique de leur diversité (q. 47-102)77. Enfin, la conservation et le gouvernement des créatures (q. 103-119). Les questions qui traitent de la production des créatures se présentent de la façon suivante. Saint Thomas établit d’abord que Dieu est la cause première des étants, c’est-àdire que tous les étants dépendent de quelque manière de Lui (q. 44). Il précise ensuite la manière dont les créatures proviennent directement de Dieu - et c’est la création à proprement parler (q. 45). Enfin, il aborde la question du commencement de la durée des créatures : l’univers est-il éternel ou bien a-t-il commencé (q. 46) ? La q. 44, qui fait l’objet de cette leçon, établit donc que Dieu est cause première dans différents domaines de la causalité. En effet, les Anciens se faisaient de la causalité une idée plus large et plus riche de nous : alors que nous réduisons assez spontanément la causalité à la seule production, ils appelaient cause tout ce qui, d’une manière ou d’une autre, explique tel ou tel aspect d’une réalité, en rend raison. Ainsi, quand un artiste sculpte une statue, quatre types de causes au moins sont à l’oeuvre. La production de la statue, c’est-à-dire sa venue à l’existence, résulte de l’union d’une forme (ici une forme accidentelle) à une matière (ici le bois). Le résultat - la statue - se définit d’abord par ses causes intrinsèques : la cause formelle (cette forme) et la cause matérielle (cette matière). Mais il y a aussi des causes extrinsèques qui n’entrent pas dans l’essence de la chose. La cause efficiente (ici l’artisan) est celle qui produit l’être accidentel de la statue78 en introduisant la forme dans la matière. Pour ce faire, l’artisan est mû, mis en branle, par la cause finale, c’est-à-dire qu’il est motivé, attiré, par un certain bien qu’il cherche à réaliser par son action. Ce bien est à la fois le bien du sujet agissant, ce « plus » que lui apporte le fait d’agir, de s’exprimer, et le bien de l’effet, ici l’existence réussie de la statue. En outre, dans son action, le sculpteur se règle sur un modèle qu’on appelle la cause exemplaire, qui est ici double : le modèle extérieur (Brigitte Bardot) et la représentation de ce modèle dans l’esprit de l’artisan. Dieu est cause première de tous les étants dans les différents domaines de la causalité extrinsèque. En effet, sauf à sombrer dans le panthéisme, Dieu n’entre pas dans la 76 Cf. CG II, 2-4. Saint Thomas s’interroge d’abord sur la diversité des créatures en général (q. 47), puis sur (le bien) et le mal comme catégories fondamentales (qq. 48-49), avant de passer à l’étude des trois grands types de créatures : les anges, les corps et l’homme. Pour chacun de ces types, saint Thomas s’interroge, en particulier, sur son origine ou sa production. Ces développements illustrent et enrichissent souvent la réflexion générale sur la création. 78 Ia, q. 44, a. 1,arg. 2 : Ad hoc aliquid indiget causa efficiente, ut sit. 77 composition intrinsèque des créatures : il n’est ni cause formelle ni cause matérielle (l’« étoffe ») des créatures. Par contre, de tous les étants, il est cause efficiente (a. 1 et 2), cause exemplaire (a. 3) et cause finale (a. 4). I. Dieu, Cause première efficiente (a. 1 et 2) Le titre de ce premier article est trompeur : « Est-il nécessaire que tout étant soit créé par Dieu79 ? » La création est une forme (éminente) de causalité efficiente ; elle n’est pas la seule. Tout ne vient pas à l’être par manière de création. Mirza n’est pas produit ex nihilo, mais à partir de Milou et d’une matière préexistante. Dieu ne créé pas Mirza, mais il n’en est pas moins sa cause première efficiente. Partout, en effet, où il y a de l’être, Dieu est présent, Dieu agit, soit directement (création) soit indirectement. Pour le démontrer saint Thomas s’appuie sur une loi métaphysique de la causalité de la perfection pure ou encore loi du maxime tale ou de la causalité du maximum. Cette loi s’inscrit dans le cadre d’une métaphysique de la participation80. Qu’est-ce donc que la 81 participation ? Il existe deux manières pour un sujet de réaliser une perfection quelconque, par exemple la sagesse. Soit il est par essence cette perfection, soit il la possède par participation. Dans le premier cas, le sujet s’identifie purement et simplement à la perfection en question : il est cette perfection subsistante, la Sagesse subsistante. Cela veut dire 1°- qu’il est totalement (et pas seulement par une partie de lui-même) cette perfection et 2°- qu’il est cette perfection toute entière, c’est-à-dire selon toute son intensité. Dans le second cas, le sujet ne s’identifie pas à la perfection. Cela signifie 1°- que cette perfection n’est qu’une partie du sujet (Platon possède la sagesse ; il ne l’est pas), 2°que le sujet ne possède pas cette perfection selon toute son intensité mais selon un certain degré. La loi de la causalité de la perfection pure s’énonce alors ainsi : la perfection subsistante est la cause de l’existence de la perfection participée dans les sujets qui la participent82. En effet, tout ce qui est dans un sujet par participation doit être causé. Si le sujet n’est pas cette perfection par essence, si cette perfection ne découle pas de sa définition, il faut expliquer comment il se fait qu’elle soit en lui. Il faut faire intervenir une cause. Par exemple, pas besoin d’expliquer pourquoi, l’été, la fonte du radiateur est à la température ambiante. C’est une propriété essentielle des métaux. Par contre, si le radiateur est plus chaud que l’air ambiant, il faut l’expliquer, en découvrir la cause. En dernière analyse, cette cause est toujours la perfection subsistante qui est la cause de l’existence des perfections participées. Par exemple, la chaleur qui se dégage des radiateurs 79 On notera que, dans le prologue, la question est formulée autrement : « Dieu est-il cause efficiente de tous les étants ? » 80 La littérature est abondante sur le thème de la participation chez saint Thomas. Voyez les deux grands « classiques » : L.-B. GEIGER, La Participation dans la philosophie de s. Thomas d’Aquin, « Bibliothèque thomiste, 23 », Paris, 1953 ; C. FABRO, Participation et causalité selon s. Thomas d’Aquin, Louvain - Paris, 1961. Cf. aussi L. ELDERS, The Metaphysics of being of St Thomas Aquinas, Leiden, 1993, ch. 15 : Participation ; R. A. TE VELDE, Participation and Substantiality in Thomas Aquinas, Leiden, 1995.... 81 In De ebdomadibus, II : « Participer c’est prendre part. Voilà pourquoi lorsque quelque chose reçoit particulariter (à titre de partie) ce qui appartient à un autre universaliter (entendons : totalement), on dit qu’il participe de lui. » 82 Ia, q. 44, a. 1 : « Si quelque chose [entendons : une certaine perfection] se rencontre dans quelque chose par participation, il est nécessaire que ce soit causé en lui par celui à qui cela appartient par essence » ; Cf. Ia, q. 61, a. 1 : Omne quod est per participationem, causatur ab eo quod est per essentiam ; Comp. theol. 68 : Omne quod habet aliquid per participationem, reducitur in id quod habet illud per essentiam, sicut in principium et causam. est une chaleur participée qui est causée - en dernière analyse (car immédiatement, c’est l’eau chaude qui réchauffe la fonte du radiateur) - par la source de chaleur qu’est la chaudière. Appliquons maintenant cette loi de la participation aux relations entre Dieu et les 83 créatures. C’est un acquis fondamental du traité sur Dieu qu’en Dieu, qui est absolument simple, l’être et l’essence s’identifient réellement. Dieu est donc l’ipsum esse per se subsistens, l’être même subsistant par soi84. Or, toute perfection subsistante est nécessairement unique, puisque la multiplicité vient de ce que la perfection est reçue dans une puissance qui la limite. Tout acte, toute perfection, toute forme, est de soi illimité et 85 unique. Par conséquent, il ne peut y avoir qu’un seul Esse subsistens . A partir de quoi, on conclut aisément que tout ce qui n’est pas Dieu n’a l’être que par participation. Donc, l’être de tout ce qui n’est pas Dieu est causé par l’Etre même subsistant qu’est Dieu. Tout étant dépend donc, en dernière analyse, de Dieu comme de sa cause efficiente première. Et comme il n’y a rien en dehors de l’étant, il s’en suit qu’il n’y rien qui échappe à la causalité divine. Pas même ce qui semble si éloigné de Dieu que les Anciens en avaient fait un principe pour ainsi dire antagoniste : la matière prime. Si faible que soit la teneur ontologique de la matière prime - un étant en pure puissance -, elle est une forme d’être et dépend donc de l’Etre subsistant. Bien que la question soit, en droit, tranchée par l’a. 1, saint Thomas éprouve le besoin de s’y arrêter plus longuement à l’a. 2. Dans ce texte célèbre, il retrace en trois étapes l’histoire de la philosophie fondamentale, de la recherche des causes les plus profondes du réel, pour y montrer comment le dualisme est finalement résorbé par la doctrine de la création. {voir tableau en fin de leçon} La première étape correspond grosso modo aux philosophes physiciens de l’Antiquité. Se fiant à la seule connaissance sensible qui ne nous livre que de l’étant corporel, l’ens tale, c’est-à-dire l’étant affecté des accidents (quantité, qualité, lieu...), les « physiciens » ne prêtaient attention qu’au changement accidentel : la pomme verte qui devient rouge, la constellation qui change de position dans le ciel... Or, pour expliquer un changement, il faut toujours distinguer au moins deux éléments : 1°- ce qui reste identique, le substrat du changement ; 2°- ce qui disparaît et ce qui apparaît. Pour expliquer le changement accidentel, il faut donc distinguer dans l’être concret 1°- la substance (ce qui demeure identique : la pomme ou la constellation) et 2°- les accidents qui se substituent les uns aux autres (la couleur verte qui cède la place à la couleur rouge, telle position dans le ciel). Les principes ou causes ultimes du réel sont donc, primo, les substances corporelles éternelles (les atomes, par exemple), secundo, les forces qui expliquent l’union ou la séparation accidentelle de ces substances. Avec Platon et Aristote, la philosophie franchit une étape décisive. Ils ont su dépasser la connaissance sensible en direction de la connaissance proprement intellectuelle. Or la connaissance intellectuelle permet de saisir à l’intérieur de la substance elle-même deux 83 La démonstration de saint Thomas est théologique et non directement philosophique, car elle part de ce qu’on sait déjà sur Dieu (même si cette connaissance peut être établie philosophiquement) pour en déduire quelque chose relativement aux créatures. 84 Cf. Ia, q. 3, a. 4. 85 Cf. Ia, q. 7, a. 1, ad 3 et a. 2. principes (incorporels et non subsistants) : la forme substantielle et la matière prime. Il y a donc une composition plus profonde que la composition substance/accidents. Cette structure plus profonde du réel est révélée par l’analyse du changement substantiel (la génération et la corruption). Le changement substantiel est le changement profond, où l’étant qui change perd son identité. par exemple, lorsque le pain est digéré, il cesse d’être du pain, il devient chair humaine. Comme dans tout changement, il doit y avoir un élément de continuité et un élément de discontinuité. La discontinuité se situe au plan de la forme substantielle qui n’est pas la même au début et à la fin. La continuité est assurée par la matière prime. Cette matière prime n’existe jamais seule, à l’état séparé. Elle n’est d’aucune manière perceptible par les sens. Elle est déduite par l’intelligence. Dans cette perspective, les causes les plus profondes du réel sont donc cette matière prime éternelle et les formes ou idées qui la déterminent. L’union de ces formes avec la 86 matière prime est due, quant à elle, en dernière analyse, au mouvement cyclique du ciel . Cette deuxième étape représente un net progrès par rapport à la première, mais elle partage avec celle-ci la même limite : l’une et l’autre s’en tiennent à l’explication d’une forme particulière d’être. Dans la première étape, on s’en tenait à l’ens tale, c’est-à-dire à l’étant affecté de tel ou tel accident. Dans la deuxième, on s’en tient à hoc ens, c’est-à-dire à un mode d’être spécifique. Or, l’espèce tout à la fois définit et limite. Être un homme, ce n’est pas être un ange ni être une bête. Partant de l’étant particulier, on ne peut remonter qu’à des causes particulières. Une étape ultime est accomplie lorsqu’on passe de la considération des formes particulières d’être (ens tale, hoc ens) à la considération proprement métaphysique de l’étant en tant qu’étant, ens inquantum ens. Non plus l’étant accidentel, non plus l’étant spécifique, mais l’étant considéré en lien avec cette « propriété » qu’ont tous les étants d’être, d’être pleinement en acte, chacun à sa manière. Pour rendre compte de cette « propriété » universelle des étants, l’esprit est alors conduit à reconnaître l’existence d’une cause vraiment universelle, qui ne laisse rien en dehors de son champ d’activité. Cette cause de l’étant en tant qu’étant est cause des étants non seulement en tant qu’ils sont tels par les formes accidentelles ou en tant qu’ils sont ceci ou cela par les formes substantielles, mais elle est aussi cause de « tout ce qui appartient à l’être des étants de quelque manière ». Or la matière « appartient à l’être des étants » ; elle est une forme, la plus faible, de la perfection analogique de l’étant. Elle doit donc être causée par cette cause de l’étant en tant qu’étant. Ainsi, alors que les causes partielles présupposent toujours une « matière » sur laquelle elles exercent leur causalité mais qui échappe par définition à cette causalité (la substance dans le cas du changement accidentel ou la matière prime dans le cas du changement substantiel), le propre de la Cause universelle est de ne rien présupposer puisque tout dépend d’elle, qu’elle embrasse tout dans sa causalité (parce qu’il n’y a rien que ne soit de l’être). Elle agit ex nihilo. Nous sommes passés d’une causalité catégorielle dans l’ordre du devenir, à une causalité transcendante, créatrice. Les substances de ce monde sont donc des créatures. Elles tiennent d’une Cause transcendante leur être même et, par leur être, tout ce qu’elles sont. Par conséquent, considérées en elles-mêmes, elles pourraient ne pas être. Il faut donc distinguer, en chaque substance, son essence (ce qu’elle est, sa nature, sa définition) et son être. La création 86 Cf. CG, III, 76, n° 2517. manifeste ainsi une composition métaphysique encore plus profonde dans les étants, celle d’être et d’essence. III. Dieu, cause première exemplaire (a. 3) La causalité efficiente - production de l’être - ne renvoie pas à une force brute - car l’être n’est pas le simple fait, univoque, d’être posé-là ; il s’incarne, si je puis dire, dans une essence, dans une réalité structurée et intelligible. Par conséquent, la causalité efficiente va de pair avec la causalité exemplaire. Voilà pourquoi, après avoir établi que Dieu est cause efficiente première, saint Thomas montre à l’a. 3 que Dieu est aussi la cause première dans l’ordre de l’exemplarité. Il est le Modèle fondamental qu’imitent les créatures. La causalité exemplaire, c’est-à-dire la présence d’un modèle, est strictement requise en toute production, « afin que l’effet obtienne une forme déterminée ». Toute action vise en effet un effet déterminé et se définit d’ailleurs par cet effet ; il s’agit d’introduire dans la matière une forme déterminée. Si la forme n’était pas déterminée, l’action n’aurait, littéralement, pas de « sens ». Elle se perdrait dans l’indéterminé, comme une source non canalisée. Mais cette forme déterminée, où donc est-elle ? Elle n’existe pas encore dans la réalité puisque l’effet n’est pas encore produit. Il faut donc qu’elle existe - par sa ressemblance - dans le sujet qui agit. Si l’appareil cinématographique produit l’image sur l’écran, c’est que l’image existe déjà de quelque manière dans l’appareil. Ces causes exemplaires, ces modèles, sont d’abord d’ordre créé : Brigitte Bardot est le modèle de la statue de Marianne ; la caninité en Mirza est le modèle de la caninité qu’il transmet à Milou... Pourtant, il faut remonter à une Cause exemplaire première pour toutes les créatures. Saint Thomas le fait en suivant une voie qui est très proche de la quinta via. La régularité que l’on constate dans les activités des êtres physiques - les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets - est le signe qu’il y a finalité et exemplarité dans la nature. Or, la finalité et l’exemplarité postulent une intelligence. Cette intelligence ne peut pas être une intelligence immanente à la nature puisque l’intellectualité est liée à l’immatérialité. Il faut donc reconnaître l’existence d’une intelligence transcendante à la nature - la sagesse divine - qui détermine les formes produites par l’activité naturelle. Dieu, plus précisément la sagesse divine, est donc la cause exemplaire première qui « a élaboré (excogitavit) l’ordre de l’univers ». Il y a donc en Dieu « les raisons de toutes choses », les modèles premiers, qu’on appelle les idées divines87. Dieu en se connaissant luimême, connaît toutes les manières dont son essence peut être imitée, participée, par les créatures. En effet, chaque créature est comme un reflet très imparfait de la toute-parfaite essence divine. Et, de même que lorsque je connais une réalité, je produis en moi-même une idée, c’est-à-dire une image intelligible qui la représente, Dieu en se connaissant luimême comme terme des rapports d’imitation que les créatures soutiennent avec lui, produit en lui-même les idées des créatures qui ne sont pas autre chose réellement que l’essence divine elle-même, mais l’essence divine pensée en lien avec ces rapports de raison. Cet a. 3 me semble de grande portée. Non seulement, il affirme que l’univers est intelligible et que la source ultime de cette intelligibilité est la sagesse de Dieu, mais, au plan 87 « Bien que les Idées soient multiples en vertu de leur rapport aux choses, elles ne sont pas réellement autre chose que l’essence divine, pour autant que la ressemblance de l’essence divine peut être participée de diverses manières. » Texte concis et dense qui résume la doctrine - difficile - des idées divines que saint Thomas a plus largement développée en q. 15, a. 2. Sur la doctrine thomiste des idées, cf. V. BOLAND, Ideas in God according to Saint Thomas Aquinas, Sources and Synthesis, Leiden, 1996. plus historique, il résume l’assimilation critique du platonisme inaugurée par saint Augustin et Denys (les deux seules autorités citées dans cet article). La théologie chrétienne trouve en effet dans la doctrine platonicienne de la participation un instrument métaphysique très précieux pour penser les rapports de Dieu et de l’univers. Mais, dans le « platonisme historique », cette doctrine est liée à la thèse d’une pluralité de causes exemplaires subsistantes, distinctes de Dieu (la Vie, la Pensée...), qui, en outre (dans le néoplatonisme) s’engendrent les unes des autres. Elles sont des sortes de dieux de second rang. Dans cette perspective, Dieu n’est plus la cause immédiate de tout. Il est comparable à l’artiste qui trace les lignes directrices de son oeuvre mais laisse à son atelier le soin de fignoler les finitions. L’ordre de l’univers n’est pas directement pensé (et voulu) par Dieu et, par conséquent, il est le fruit au mieux de la rencontre de plusieurs causes coopérantes, au pire du hasard. Le « platonisme chrétien » a supprimé ces intermédiaires ou plutôt les a réintégrés ou récapitulés en Dieu : les Idées ne flottent pas en état d’apesanteur : elles sont arrimées à Dieu ; elles ne sont pas autre chose que les objets de la pensée divine. A l’émanatisme néoplatonicien qui dissémine la causalité le long de la hiérarchie des émanations, le christianisme oppose l’immédiatisme de la création qui rassemble fontalement en Dieu toute causalité. Comme le précisera la q. 47, c’est à la sagesse divine elle-même que remonte la diversité des créatures. C’est en Dieu que se résout le problème de l’un et du multiple. IV. Dieu, cause finale première (a. 4) Soit un professeur de philosophie qui sue sang et eau pour faire comprendre à un étudiant la notion de cause exemplaire. Il y a là une action : le professeur communique une perfection, la connaissance de la cause exemplaire, et une passion corrélative : l’étudiant reçoit et acquiert cette perfection. Le professeur est l’agent et l’étudiant le patient, c’est-àdire qu’il subit l’action. Or saint Thomas nous explique que « la fin de l’agent et la fin du patient, en tant que tels, sont la même chose, mais de façon différente. En effet, ce que l’agent tend à communiquer (litt. « imprimer ») et ce que le patient tend à recevoir sont une seule et même chose ». En effet, c’est une seule et même chose - à savoir la connaissance de la cause exemplaire - que le professeur tend à communiquer et que l’étudiant tend à acquérir. C’est d’ailleurs pourquoi on dit que la cause s’assimile l’effet (Omne agens agit sibi simile), c’est-à-dire se le rend semblable : elle lui communique une forme de quelque manière identique à celle qu’elle possède Mais l’action du professeur est elle-même une action causée. Elle présuppose une passion. Le professeur a d’abord dû, antérieurement, apprendre. Mais, au moment même où il agit, son action représente un surcroît d’actualité, une perfection plus grande, puisque par son action il passe de la capacité d’enseigner au fait d’enseigner en acte, qui est un « plus ». L’agent créé s’enrichit par et dans son action. Mais ce supplément d’actualité, qui se déploie dans l’action, l’agent créé ne peut pas se le donner à lui-même : il doit le recevoir d’un agent supérieur par rapport auquel il est passif. Et cette passion n’est autre que son action, quoi que sous un autre rapport. Si l’eau bouillante agit sur le homard pour le colorer, c’est qu’elle reçoit du feu la chaleur. Elle est à la fois active (par rapport au homard) et passive (par rapport au feu). Transposons analogiquement ses analyses à l’action créatrice de Dieu. Ce qui distingue absolument l’action divine de l’action d’une créature, c’est qu’elle est action pure, action subsistante. Toujours en acte, Dieu n’a pas à passer de la puissance à l’acte sous l’effet d’une cause supérieure. En outre, il ne reçoit absolument rien de son action, puisqu’elle est lui-même. Par conséquent, « il ne lui appartient pas d’agir en vue de l’acquisition de quelque fin », c’est-à-dire d’un bien autre que lui-même. Mais alors quel est le motif de l’action divine ? Pour le découvrir, il faut entrer plus avant dans le mystère de la causalité. Saint Thomas explique qu’une créature en agissant cherche toujours de quelque manière son bien. Elle comble un manque. Mais, en même temps, son action révèle aussi une tendance naturelle à se communiquer, à diffuser sa 88 perfection . Au coeur de l’action, de toute action, il y a la loi de la générosité de l’être. Plus un être est parfait ou bon, plus il tend à rayonner sa perfection, plus il se donne par une sorte de surabondance gratuite. Bonum diffusivum sui. Chez la créature, cette générosité est partiellement recouverte, masquée, par la recherche de son bien propre. Mais, en Dieu, qui n’a besoin de rien, le premier aspect disparaît et ne demeure plus que le second : « Il vise seulement à communiquer sa perfection qui est sa bonté. » La causalité divine est pure 89 générosité. « Dieu seul, écrit saint Thomas, est souverainement libéral (maxime liberalis) car il n’agit pas en vue de son utilité mais seulement en vue de sa bonté. » L’action divine vis-à-vis des créatures ne peut avoir d’autre motif que la manifestation de la bonté de Dieu, ce qu’on appelle sa « gloire ». « C’est la clé de l’amour, écrit saint Thomas, cité dans le CEC, qui a ouvert sa main pour produire les créatures90. » Dieu, spécialement dans la création, agit en vue de sa propre bonté non pas à acquérir mais à communiquer. Or, nous l’avons dit, la fin du patient est la même que celle de l’agent - la forme que le patient tend à acquérir est celle que l’agent tend à lui communiquer. Par conséquent, « chaque créature vise à obtenir sa perfection qui est la ressemblance de la perfection et de la bonté divine ». Certes, chaque créature poursuit d’abord l’acquisition de la forme que lui communique sa cause efficiente prochaine. Mais on ne peut remonter à l’infini dans la série des causes efficientes et finales. Le bien ultime qui motive (consciemment ou inconsciemment) l’action de toute créature sera donc la perfection que veut communiquer la Cause efficiente première, le premier Agent, c’est-àdire Dieu. Puis donc que l’action divine a pour motif de communiquer une participation à sa propre perfection, toutes les actions des créatures visent en fait à réaliser cette perfection, chacune selon son mode propre. Ce faisant, les créatures s’assimilent progressivement à Dieu et s’unissent ainsi à Lui. Tel est la clé du dynamisme profond de l’univers. Tout vient de Dieu et tout retourne à Dieu. « Lorsque les créatures sortent du Premier Principe, on remarque une sorte de mouvement circulaire : toutes les choses retournent comme vers leur fin vers ce dont elles sont sorties comme de leur principe91. » C’est que « la perfection ultime de chaque chose consiste à s’unir à son principe92». Ainsi plus une créature tend vers sa propre perfection, plus elle exprime quelque chose de l’essence divine dont cette perfection est une participation. Plus aussi elle s’assimile à Dieu et s’unit à Lui. Rien n’est plus opposé à la pensée de saint Thomas que le schéma selon lequel Dieu et la créature serait comme deux 88 Cf. Ia, q. 19, a. 2 : « La réalité physique n’a pas seulement une inclination naturelle par rapport à son propre bien, afin de l’acquérir quand elle ne le possède pas ou afin de s’y reposer quand elle le possède, mais elle a aussi une inclination naturelle à répandre sur les autres son propre bien, autant qu’il est possible. Aussi voyons-nous que tout agent, dans la mesure où il est en acte et parfait produit quelque chose qui lui ressemble ». 89 En morale, l’acte principal de la libéralité consiste à communiquer gracieusement (non en vertu d’un debitum de justice) ses richesses. Cf. CG, I, 93 (n° 785), avec référence à Avicenne pour la libéralité de Dieu. 90 In II Sent, prol., p. 2 : Aperta enim manu clave amoris, creaturae prodierunt ; CEC, n° 293. 91 In I Sent., d. 14, q. 2, a. 2 92 Ia-IIae, q. 3, a. 7, arg. 2 concurrents, de sorte que, selon le principe des vases communicants, tout ce qui est donné à Dieu serait retiré à la créature et tout ce qui est accordé à la créature serait retiré à Dieu. Pour saint Thomas, au contraire, c’est en poursuivant sa propre perfection que la créature rend gloire à Dieu. Nous sommes dans une logique de participation et non d’opposition. Au terme de la q. 44, Dieu est reconnu comme l’Alpha et l’Oméga. Son action, que nous détaillons en causalité efficiente, exemplaire et finale, est à la source de toute réalité et de toute activité des créatures. Elle les pénètre sans les abolir. Au contraire, elle les fonde. La causalité première et universelle de Dieu n’est pas exclusive d’autres causalités. Dieu n’est pas la seule cause efficiente, exemplaire ou finale. Les causes créées ont leur réalité, mais elles n’exercent leur causalité que sous l’influx diversifié de la cause première. Il y a pourtant un aspect de la causalité divine qui lui est absolument propre et réservée : la production des choses à partir de rien, autrement dit la création. représentants historiques (les «physiciens») Platon - Aristote «certains (aliqui)» type de «changement» le changement accidentel le changement substantiel (génération et corruption) la création structure de l’étant mise en lumière causes ultimes de la réalité accidents amitié, discorde, intellect ...................... substance corporelle incausée ..................... substance corporelle forme substantielle ...................... matière première être ...................... essence le mouvement du ciel ou les Idées ..................... matière première et formes Dieu Ipsum Esse type de considération l’étant tel (ens tale) (perçu par les sens) cet étant (hoc ens) (perçu par l’intelligence) l’étant en tant qu’étant (ens inquantum ens) Quatrième leçon : Qu’est-ce que la création ? Dieu, en tant qu’il est l’Etre même subsistant, est la cause efficiente première de tout ce qui est. Ce don de l’être passe généralement par l’intermédiaire des causes secondes. Milou ne sort pas directement et instantanément des mains de Dieu : il est engendré par Mirza et Mirzette. Ce sont eux qui donnent l’être à Milou, mais indirectement, en lui donnant d’être selon ce type d’être déterminé d’être qu’est la caninité. Ils ne sont pas la source ultime de ce qu’ils transmettent, ni de la caninité ni a fortiori de l’être. Toutefois, il arrive que ce don de l’être soit direct. Dieu pose dans l’être la totalité de l’étant - c’est la création à proprement parler, qui a eu lieu « au commencement » ou qui a lieu pour la venue à l’être de chaque âme humaine. Cet acte - la création - présente par rapport aux autres formes de production qui nous sont familières des propriétés tout à fait originales et vraiment déroutantes pour notre esprit. En particulier, la création est le cas unique d’une production à partir de rien et donc d’une production sans changement et, par suite, d’une production instantanée. Notre première partie s’attachera à ces propriétés (I). Nous essayerons ensuite de comprendre ce qu’est la création passive, c’est-à-dire la création du côté de la créature. Autrement dit, qu’est-ce que c’est qu’être produit par manière de création ? Qu’est-ce que ça implique comme « marque » au plan des structures métaphysiques d’un étant (II) ? Enfin, nous envisagerons l’action divine de créer, ce qu’on appelle la création active (III). I. L’originalité de l’action créatrice (q. 45, a. 1 et 2) Le verbe « créer » peut avoir bien des sens93 mais au sens propre, qui est le sens théologique, c’est faire quelque chose à partir de rien. L’idée selon laquelle l’action créatrice se distingue absolument de toute autre action parce qu’elle ne présuppose rien et « part » 94 du néant est bien attestée chez les Pères . Elle a valeur normative depuis au moins la profession de foi (Firmiter credimus) du Concile de Latran IV (1215) : Nous croyons que Dieu est « Créateur de toutes les choses visibles et invisibles, spirituelles et corporelles, lui qui, par sa vertu toute-puissante simultanément dès le commencement du temps a créé à partir de rien l’une et l’autre créature, la spirituelle et la corporelle...95 ». En q. 45, a. 1, où il s’emploie à justifier cette définition traditionnelle, saint Thomas procède en deux temps. Dans un premier temps, il donne une définition nominale de la création, c’est-à-dire une définition par les effets (du type : « X est celui qui a assassiné M. Dupont »). Conformément aux analyses de q. 44, a. 2, la création désigne une forme de 93 « Créer » peut aussi être pris en un sens large et impropre, cf. a. 1, arg. 1 et ad 1 : le pape créé un cardinal, le musicien crée un opéra... 94 Cf. Leçon II. 95 Dz. 428, repris par Vatican I dans la Constitution dogmatique De fide catholica (Dz 1783) : Creator omnium visibilium et invisibilium, spiritualium et corporalium : qui sua omnipotenti virtute simul ab initio temporis utramque de nihilo condidit creaturam, spiritualem et corporalem... Le manuel de base des études théologiques, les Sentences de Pierre Lombard (Cf. Sententiae, II, d. 1, c. 2) était, lui aussi, très net : en réaction contre la fièvre platonicienne du XIIe siècle, le Lombard affirme que le Dieu créateur de la Bible se distingue de l’Artisan démiurge du platonisme dans la mesure où la création, oeuvre de Dieu, se distingue radicalement de la « production ». Alors que « faire (facere) » a un sens très large qui englobe aussi bien la production d’une chose à partir de rien que sa production à partir d’une matière préexistante, « créer », signifie au sens propre faire quelque chose à partir de rien (de nihilo). causalité plus radicale, plus profonde, que les causalités qui s’exercent dans la nature. L’activité de ces dernières explique l’émanation ou production des étants considérés dans leur particularité, spécifique (un chien) ou individuelle (un chien de telle couleur), alors que la création désigne l’émanation de la totalité de l’étant (ou de l’étant en tant qu’étant) à partir de la cause universelle qui est Dieu. Dans un second temps, saint Thomas montre que cette émanation se fait nécessairement ex nihilo. En effet, le résultat ou l’effet d’une émanation ne peut jamais être présupposé à l’émanation elle-même ; l’effet ne précède pas l’action de sa cause. Par conséquent, l’émanation se fait toujours à partir de la « privation » (ou non-existence) du résultat. Elle se fait toujours à partir d’un non-être relatif. Par exemple, le réchauffement de l’eau se fait à partir de l’eau froide, de la substance « eau » revêtue de cette privation qu’est la froideur qui est un non-être relatif (non être chaud). En tout changement, le sujet est initialement en composition avec la privation de la forme et, au terme, il est en composition avec la forme. Le changement n’est rien d’autre que le passage d’un état à l’autre. Le même principe joue pour la causalité créatrice : l’effet de la création ne peut pas être présupposé à la création. Or, comme son effet est la totalité de l’étant, la privation antécédente ne peut plus être un non être particulier (non être chaud, non être chien), mais elle est le non être absolu, le néant, l’absence de tout étant. Ou, pour le dire autrement, plus l’action d’une cause est profonde, plus la privation dont elle part est grande. Le maître des novices, qui travaille sur de la matière brute, exerce sur ses sujets une causalité plus radicale que le maître des étudiants qui « fignole » des religieux déjà formés. L’action la plus radicale, effet de la causalité la plus profonde, est celle qui part de rien. Il importe toutefois de bien préciser le sens de l’expression « à partir de rien (ex nihilo) » appliquée à la création (cf. a. 1, ad 3). En effet, la préposition ex renvoie d’ordinaire à la causalité matérielle. La maison est faite à partir des pierres. Or, le néant n’exerce aucune causalité matérielle : il n’est pas la matrice de l’être, l’étoffe dont l’être serait tiré. Tout simplement parce que le néant n’est rien, n’a aucune espèce de réalité, et que, pour causer, il faut être. La préposition ex ne renvoie donc pas à une cause matérielle mais à un ordre de succession, comme dans l’expression : « L’armée se déploya à partir du château », qui signifie seulement : elle était d’abord dans le château puis s’en est éloigné96. L’expression ex nihilo signifie seulement la succession (l’ordo) du néant et de l’être, qui n’est évidemment pas une succession chronologique (dans un premier temps le néant, puis quelque chose) mais une succession logique - nous aurons à y revenir. Elle peut aussi signifier la négation de toute causalité matérielle : « à partir de rien (ex nihilo) » signifie en fait : « pas à partir de quelque chose ( non ex aliquo) ». Une telle opération - produire quelque chose à partir de rien - est-elle possible en elle-même ? Ou - puisque Dieu dans sa toute-puissance ne peut pas faire ce qui est intrinsèquement contradictoire (pour la bonne raison que le contradictoire est ce qui ne peut jamais exister) -, Dieu peut-il faire quelque chose à partir de rien (a. 2) ? Dans la détermination, saint Thomas répond que c’est possible puisque c’est nécessaire et qu’il ne peut en être autrement (tout ce qui est nécessaire est nécessairement possible). Si Dieu agissait sur un substrat préexistant, celui-ci serait, par définition, antérieur à son action et privé de l’effet de son action. Or l’effet de l’action de Dieu est l’être. Par conséquent, ce 96 Saint Thomas prend l’exemple : Ex mane fit meridies (litt. « à partir du matin est fait le midi »), qui signifie seulement : midi succède au matin. substrat n’aurait pas l’être ; il n’existerait pas. Bref, la cause première, en tant qu’elle est la cause de la perfection la plus universelle, la plus englobante, agit à partir de rien. Dans les réponses aux objections, saint Thomas dissipe les soi-disant impossibilités de la notion de création. Toutes proviennent en dernier ressort de ce qu’on se représente la création sur le modèle des productions naturelles, intra-mondaines, dont nous avons l’expérience. Comme ces productions postulent toujours une matière préexistante, les Anciens en 97 étaient venus à formuler le principe : « Ex nihilo nihil fit (du rien, rien ne sort) » (arg. 1 ) ou, si vous préférez : « Rien ne se perd, rien ne se créé, tout se transforme » (principe premier de gastronomie monastique). Dans cette perspective, l’idée d’une création est purement et simplement contradictoire. Toute la question est de savoir si ce principe est une loi métaphysique absolue ou une loi restreinte au domaine physique. Ce n’est pas parce que le platane qui est dans mon jardin perd ses feuilles pendant l’hiver que je dois nier que les sapins gardent leurs feuilles. La caducité des feuilles est une loi valable pour certains types d’arbres, mais elle n’est pas une loi universelle de la botanique. De même, le principe ex nihilo nihil fit vaut, peut-être, pour les phénomènes qu’observe le physicien, mais il n’est pas une loi générale qui s’imposerait au métaphysicien. On peut faire observer par ailleurs que la création ex nihilo suppose un Créateur, qui n’est pas rien98. Les productions dont nous avons l’expérience vont toujours de pair avec un 99 mouvement ou un changement (arg. 2 ). C’est par un processus progressif - le réchauffement - que l’eau devient chaude, que l’étudiant acquiert la science... Or, tout changement suppose un sujet qui change. Le mouvement est en effet « l’acte de ce qui existe en puissance », c’est-à-dire l’acte d’un sujet (l’eau) qui, sous l’action d’une cause (le feu), est en train d’acquérir une perfection (la chaleur) sans la posséder encore pleinement. De même, objecte-t-on, dans la création, il faut un sujet qui passe d’un état à un autre. Et ce sujet préexiste nécessairement à l’acte créateur. Dans sa réponse, saint Thomas dénonce l’illusion mentale qu’il y a à se représenter la création comme un changement, un « passage du non-être à l’être ». Cette illusion est une source de difficultés inextricables tant qu’elle n’est pas clairement identifiée comme telle. A la différence de l’erreur, l’illusion démasquée ne cesse pas, mais elle ne trompe plus car l’intelligence refuse son consentement. Ce n’est pas parce que je sais que cet oasis est un mirage qui s’explique par le jeu des lois de l’optique que je cesse pour autant de voir l’oasis, mais je peux et dois me dire : il n’y a pas d’oasis ! La création, en rigueur de terme, n’est pas un changement. Pour qu’il y ait changement, il faut qu’un seul et même sujet se trouve dans deux états différents en deux temps différents. Or, dans la création, où c’est la totalité de la substance qui est produite (matière et forme), il est impossible de trouver quelque chose qui assure la continuité et qui serait dans deux états différents avant et après la création. Pourtant, comme notre intelligence n’est directement équipée que pour la compréhension du monde physique, il nous est impossible de nous représenter un devenir autrement que sous la forme et selon les catégories du devenir physique, toujours lié au changement. Voilà pourquoi notre esprit, lorsqu’il envisage la création, est amené à « fabriquer » une continuité qui n’existe pas. Il part de l’état actuel d’existence de la créature, il nie cet état (opération purement 97 Cf. Q. de pot., q. 3, a. 1, arg. 1 et ad 1. C’est pourquoi, on précise parfois que la création se fait ex nihilo subiecti. Mais elle suppose l’existence de l’agent. 99 Cf. In II Sent., d. 1, q. 2, arg. 1 ; ALBERT, ibid., d. 1, q. 3. 98 intellectuelle) puis projette dans un « temps » antérieur cet état de non-existence de la créature. Enfin, il conçoit la création comme le passage de cet état (qui est un pur être de raison) à l’état actuel. Si la création est un devenir sans mouvement, il faut aussi en conclure qu’elle un devenir instantané et non pas un processus temporel (arg. 3 et ad 3). L’arg. 4 soulève une autre objection liée à l’illusion selon laquelle la création est un mouvement. Il est impossible, dans la perspective aristotélicienne, de franchir un infini, puisque l’infini c’est précisément ce dont - où qu’on en soit arrivé - il reste encore quelque 100 chose à franchir . Où que j’en sois dans la série des nombres ordinaux, il est encore possible d’avancer d’une unité. Or, il y a une distance infinie entre le néant et l’être. Le passage du néant à l’être est donc chose impossible de soi, même pour Dieu. Mais, là encore, on s’imagine à tort que le néant et l’être sont deux termes réels entre lesquels il y aurait une distance réelle. Or, le néant n’est pas un terme réel et, par suite, la distance entre le néant et l’être n’est pas une distance réelle : elle n’existe que dans l’imagination. II. La création passive (q. 45, a. 3 et 4) Le réchauffement de l’eau est un changement qui concerne à la fois le feu et l’eau, mais de façon différenciée. Le feu, comme agent, et on parle de l’action du feu comme un réchauffement actif ; et l’eau comme patient, et on parle de la passion de l’eau comme un réchauffement passif. Action et passion vont de pair dans l’exercice de toute causalité. Qu’en est-il de la création passive, c’est-à-dire de la création du côté du « patient », de la créature qui bénéficie de l’action créatrice ? Est-elle en elle quelque chose de réel (a. 3) ? Oui, répond saint Thomas : la création passive est dans la créature une relation 101 réelle . Pour l’établir, il procède à l’opération de haute voltige métaphysique suivante. Dans notre expérience, tout exercice de la causalité implique deux choses : 1°- un mouvement, un devenir progressif, 2°- au terme du mouvement, une double relation entre l’agent et le patient (« avoir réchauffé X » ; « avoir été réchauffé par Y »). Je vous rappelle que la relation est un une forme d’être accidentelle qui détermine le sujet par rapport à un autre terme, qui dit ce qu’il est par rapport à lui. Par exemple : « être plus petit que... », « être le disciple de... ». Il y a deux types de relation. Les relations réelles existent indépendamment de l’opération de l’esprit. C’est le cas, par exemple, de la relation de filiation. Elles désignent une manière réelle d’être - être en dépendance de X, quant à sa venue à l’existence -, une forme qui se trouve réellement dans le sujet et lui « ajoute » quelque chose. Les relations de raison, elles, n’existent que par et dans l’esprit, comme, par exemple, la relation « être connu par... ». Elle n’ajoute rien de réel dans le sujet référé. Or la création est un exercice de la causalité où il n’entre aucun mouvement. Que reste-t-il de la causalité si l’on fait abstraction du mouvement ? Il reste les relations mutuelles entre la cause et l’effet : la cause est principe de l’être de l’effet et l’effet existe en dépendance de la cause. 100 Cf., par exemple, ARISTOTE, Physique, III, 4. Cf. J. THYRION, « La notion de création passive dans le thomisme », Revue thomiste 34 (1929), p. 303-319 ; J. F. ANDERSON, « Creation as a Relation », New Scholasticism 24 (1950), p. 263-283 ; J. AERTSEN, Nature..., p. 274-275 (très critique à l’égard de la position de saint Thomas) ; J.-M. VERNIER, Théologie et métaphysique de la création chez saint Thomas d’Aquin, Paris, 1995, ch. VII : « La création considérée en tant que relation » ; M.-M. ROSSI, « ‘Creatio in creatura non est nisi relatio quaedam’ : Riflessioni su Summa theologiae, I, q. 45, a. 3 », dans Istituto san Tommaso, Studi 1996, p. 163-181. 101 Du côté de la créature, la création se réduit donc à une relation réelle de 102 dépendance par rapport à Dieu, principe de son être. « La création, écrit saint Thomas , n’est pas un changement mais la dépendance même de l’être créé à l’égard du principe à partir duquel il a été établi. » Un point, c’est tout. Mais cela nous conduit à un paradoxe assez déroutant : la créature précède 103 logiquement la création ! Je suis avant que d’être créé ! Ce qui appelle quelques explications. Dans le cas de l’engendrement de Milou, il y a comme trois moments « logiques » : 1°- sous l’action du géniteur, le substrat matériel est disposé progressivement de manière à ce que la forme « chien » puisse y éclore ; 2°- la forme « chien » informe cette matière : Milou existe ; 3°- une fois que Milou existe, il existe en relation avec Mirza. La relation, comme accident, est logiquement postérieure à la substance dans laquelle elle inhère. Dans le cas de la création, aucun processus de venue à l’existence ne précède réellement l’existence de la créature. Dieu ne « travaille » pas le néant. L’action créatrice de Dieu n’est pas « un premier fait dans la genèse du monde, l’être du monde en découlant ensuite ». Il y a seulement des étants qui existent en relation avec leur Cause première. « Dans cette genèse extraordinaire, l’être est premier et la causalité seconde. C’est cela qui est vrai, tout court104. » Etre créé, c’est donc purement et simplement exister en dépendance directe de Dieu, être suspendu, quant à son être, à l’Etre même subsistant. Si la création passive est une relation prédicamentale, c’est-à-dire un accident, c’est que les sujets de la création passive sont d’abord et au sens propre des substances. L’a. 4 l’établit plus formellement. La création étant don de tout l’être, ne sont créées au sens propre que les réalités auxquelles il appartient d’être au sens propre. Ce qui ne peut pas être au sens fort, ne peut pas non plus être créé. Or, être au sens fort, c’est subsister. La subsistance est approchée de façon négative lorsqu’on dit que subsister, c’est ne pas exister en quelque chose d’autre. Mais c’est pour signifier quelque chose d’éminemment positif : subsister, c’est exercer l’être pour son propre compte, se posséder soi-même dans l’être (même si cet être est reçu d’ailleurs). C’est pourquoi la substance (ousia) est pour Aristote l’être par excellence. Elle est l’être qui exerce pour son propre compte l’existence, à la différence des accidents qui sont des formes d’être qui n’existent que dans, par et pour une substance. Bref, ne sont créées au sens précis que les substances, les étants subsistants. Il y a deux types de substances : les substances simples et les substances composées. Les substances simples sont les substances séparées de la matière, dont l’essence n’inclut pas la matière. Ces substances sont donc des formes pures. Ce sont les anges de la théologie chrétienne. Elles ne peuvent venir à l’être que par création puisqu’elles sont immatérielles et ne peuvent donc être tirées d’une matière préexistante. Les substances composées sont les réalités corporelles composées de matière et de forme. Elles aussi sont des subsistants. Le composé de matière et de forme est en effet sujet d’un acte d’être qui actualise l’essence, à la fois la forme et la matière. Ces substances corporelles viennent généralement à l’être par manière de génération mais, au commencement, les corps célestes et les éléments, c’est-à-dire les corps physiques de base, 102 CG II, 18, n° 952 : Non enim est creatio mutatio sed ipsa dependentia esse creati ad principium a quo statuitur. 103 Cf. A.-D. SERTILLANGES, L’idée de création..., p. 46-48. 104 Ibid. p. 47-48. selon saint Thomas, ont été créés. Nous dirions plutôt aujourd’hui que la particule originelle 105 de matière, dont l’univers provient par développement progressif, a été créée . La création des substances corporelles pose toutefois quelques problèmes particuliers (arg. 2106 et 3). L’arg. 3 fait ainsi valoir que la création au sens propre ne concerne que la matière prime. En effet, dans une série ordonnée de causes, l’effet propre de l’action de la cause n° 1 est supposé à l’effet de l’action de la cause n° 2. Par exemple, l’effet propre de l’activité naturelle de génération est la substance physique (le bois) laquelle est présupposée à l’action de l’artisan, qui est comme une cause seconde par rapport à la nature. De même, le résultat propre de l’acte créateur serait la matière sur laquelle agirait ensuite la nature. Saint Thomas répond très brièvement que ce raisonnement ne prouve qu’une chose : la matière, inengendrable, puisqu’elle est le substrat ultime, ne peut venir à l’être que par création. Mais cela ne signifie pas pour autant que la matière soit seule à être créée au sens propre. Allons plus loin. Faire de la matière prime l’effet propre de la création, c’est manquer la spécificité de la création ; c’est penser la création en référence aux productions intra-mondaines : la création fournit un des éléments constitutifs du réel, celui que ni l’art ni la nature ne peuvent procurer. Or cette conception est erronée car « la création est production de tout l’être et pas seulement de la matière ». Outre les substances, il y a dans le monde des réalités qui « sont appelées des étants non parce qu’elles sont en elles-mêmes mais parce que, par elles, quelque chose est ». Ce sont des principes de l’étant, qui ne reçoivent le nom d’étant que par analogie, par référence à l’étant par soi qu’est la substance. Ces réalités sont plutôt des coexistentia que des entia, de sorte qu’il faut dire qu’elles sont co-créées plutôt que créées au sens propre. Il s’agit d’abord des accidents, qui n’existent pas pour eux-mêmes mais toujours en référence à une substance à laquelle ils apportent une détermination particulière. Il s’agit ensuite de la matière prime, qui ne peut exister à l’état séparé, et des formes non subsistantes, qui ne sont pas leur propre support d’existence mais qui ont besoin de la matière pour subsister. Ces formes substantielles sont ce par quoi la substance (composée) subsiste mais elles ne sont pas des substances, car elles ne sont pas des essences complètes susceptibles de recevoir l’être indépendamment de la matière. Il s’agit enfin de l’être lui-même, l’acte d’être, qui n’est pas une réalité subsistante, mais ce par quoi la substance (le composé d’être et d’essence) subsiste. 105 Signalons que, dans l’usage large, le nom de créature n’est pas réservé aux substances qui viennent à l’être par création (les anges, les âmes humaines, les premières substances corporelles). L’arbre du jardin, Mirza sont des créatures... On peut le comprendre dans la mesure où non seulement, ces substances dépendent de Dieu quant à l’être, mais où il y a en elle quelque chose, à savoir la matière prime, qui n’a pu venir à l’être que par création et qui se rattache donc directement à l’action créatrice. Cf. q. 45, a. 8, ad 4. 106 L’arg. 2 fait valoir qu’un composé est postérieur à ses composants. Le miel, le lait et l’amande préexistent à la dragée. Or la création, étant ex nihilo, exclut toute condition antérieure à la création. Mais, justement, répond Thomas répond, dans le cas de la création, c’est le composé subsistant comme tel qui est posé dans l’être et, du même coup, ses principes constitutifs qui sont co-créés. III. La création active Qu’est-ce maintenant que la création du côté de Dieu ? Saint Thomas dit simplement que « la création au sens actif désigne l’action de Dieu, qui est son essence, plus une relation à la créature » (a. 3, ad 1). On peut ramasser en quatre thèses l’enseignement de la tradition thomiste sur la création active : 1°- L’action créatrice n’est pas autre chose que Dieu lui-même. Chez nous, l’action, l’exercice d’une causalité, est toujours un « plus être » qui s’ajoute à un sujet déjà constitué. Elle est donc un accident. La preuve, c’est que je ne cesse pas d’être moi-même quand je n’enseigne pas. En Dieu, Acte pur, il ne peut y avoir aucun accident puisque l’accident détermine et actualise la substance. Par conséquent, Dieu est par identité son action. La création active n’est pas autre chose que Dieu lui-même. 107 2°- La création active est une action formellement immanente et virtuellement transitive . On appelle action immanente une action qui demeure dans le sujet agissant et qui le perfectionne. On appelle action transitive une action qui « sort » du sujet pour aller perfectionner une réalité extérieure. Que je réfléchisse sur la structure des conifères n’apporte rien de réel aux conifères eux-mêmes, mais cela m’enrichit, puisque, par la connaissance, je fais exister intentionnellement en moi les perfections de l’objet connu. C’est une activité immanente. Par contre, le fait d’émonder un conifère perfectionne l’arbre lui-même. C’est une action transitive. L’action transitive n’est pas tant dans le sujet qui agit que dans le « patient », l’objet sur lequel s’exerce l’action. Ainsi le réchauffement n’est pas dans le feu mais dans l’eau qui se réchauffe. La création active, qui s’identifie réellement à Dieu, ne peut pas être une action transitive puisque, dans ce cas, Dieu (l’action divine) serait dans la créature. Pourtant, comme la création a pour effet l’existence des choses hors de Dieu, elle présente quelque analogie avec une action transitive. On dira qu’elle possède virtuellement108 ce qui fait la perfection d’une action transitive. 3°- La création active est une action éternelle (puisqu’elle est Dieu) mais elle ne prend effet que dans le temps. Nous aurons à revenir sur ce problème, qui fournit un des arguments majeurs aux partisans de l’éternité du monde : si la création est Dieu, dès que Dieu est, c’est-à-dire de toute éternité, il y a création. Qu’il nous suffise, pour l’instant, de distinguer le cas d’un agent qui agit par nécessité de nature et le cas de l’agent libre. Dans le premier cas, l’effet est produit dès que la cause est posée (dès que l’acide est déposé sur le métal, il l’attaque), mais dans le second cas, l’agent libre peut décider à t.0 de réaliser tel effet à t.1 (je peux décider ce soir d’aller demain au cinéma). De même, Dieu décide de toute éternité de créer à tel moment. 4°- Toute causalité crée un lien entre la cause et l’effet. La création pose donc une relation de Dieu à la créature (« être le créateur de... ») et une relation de la créature à Dieu (être créé par...) qui est la création passive elle-même. En effet, les relations vont toujours par deux, car le terme d’une relation est toujours de quelque manière en relation avec le sujet référé. Si A est plus grand que B, nécessairement B est plus petit que A. Mais les relations mutuelles ne sont pas forcément du même type. Plusieurs cas de figure sont possibles. Elles peuvent être l’une et l’autre des relations de raison dans l’un et 107 Cf. SCG II, 1 et le commentaire de Sylvestre de Ferrare. Posséder virtuellement une perfection, c’est la posséder d’une autre manière, supérieure, que le sujet dont elle est la forme. Un peu comme la lumière blanche contient virtuellement toutes les couleurs sans être formellement aucune d’elles. 108 l’autre terme ou encore des relations réelles dans l’un et l’autre terme. Mais il se peut aussi qu’une des deux relations mutuelles soit réelle tandis que l’autre est une relation de raison. C’est le cas chaque fois que les termes n’appartiennent pas au même ordre de réalité. Par exemple, chez nous, la relation à l’objet connu est réelle pour le sujet qui connaît, car le rapport à l’objet est constitutif de la connaissance. Par contre, le fait d’être connu ne pose absolument rien de réel dans l’objet, mais seulement une simple relation de raison par rapport à la connaissance. Le fait de voir la Vénus de Milo implique pour moi une modification réelle, mais le fait pour la Vénus de Milo d’être vue par moi ne la modifie pas ontologiquement, la laisse, si je puis dire, de marbre. Or, toutes les relations entre Dieu et la créature sont de ce type, étant donné que Dieu et les créatures ne sont pas sur le même plan, n’appartiennent pas au même ordre de réalité. Ainsi la création (passive) est une relation de dépendance bien réelle dans la créature ; elle pose en elle quelque chose de positif. Mais, en Dieu, la relation de création je ne parle pas de l’action créatrice, de la création active, mais de la relation qui en résulte ne pose rien de réel. C’est une pure relation de raison : elle signifie seulement que les créatures sont référées à Dieu comme à la cause ultime de leur être. Un peu comme la relation « être connu de.. » signifie seulement, pour l’objet de la connaissance, qu’un acte de connaissance porte sur lui. Quand je dis que Dieu est créateur, c’est une dénomination extrinsèque, qui ne signifie pas tant ce que Dieu est par rapport aux créatures que ce que les créatures sont par rapport à Dieu. Cinquième leçon : Le Créateur Concentrons notre attention sur le sujet ou l’agent de la création : le Créateur. Deux questions se présentent alors à l’esprit. 1°- Dieu est créateur, mais est-il le seul créateur ? La création est-elle une action exclusive de Dieu, ou bien Dieu s’associe-t-il des créateurs intermédiaires eux-mêmes créés (I) ? 2°- Le Dieu Créateur est Père, Fils et Esprit. C’est la Trinité qui est créatrice. De quelle manière cette dimension trinitaire est-elle présente dans l’acte créateur et quelle trace laisse-t-elle dans les créatures (II) ? 109 I. Dieu est seul créateur (q. 45, a. 5) La Tradition chrétienne tient que Dieu a créé seul toutes choses (Cf. leçon II). Elle s’oppose ainsi à toute forme d’émanatisme qui médiatise l’action créatrice, la disperse le long d’une hiérarchie de créateurs secondaires. Certes, les créatures donnent, ou plutôt, transmettent l’être, mais jamais par manière de création. Aucune créature n’est à son tour créatrice et saint Thomas stigmatise même comme hérétique la thèse de la participation des créatures à la création110. Pour saint Thomas, cette thèse renvoie surtout au système d’Avicenne, d’inspiration nettement néoplatonicienne111. Le philosophe persan tient que l’universalité des êtres se rattache à Dieu par dérivation, mais de façon médiate et comme par étapes successives. Dieu créé d’abord une première et unique substance séparée, qui, à son tour, crée une série d’êtres inférieurs, et ainsi de suite. En effet, Avicenne ne voit pas comment la diversité des créatures pourraient provenir directement d’un principe aussi simple que Dieu. « De l’un ne sort que l’un (ex uno non fit nisi unum) », ce qui découle du principe de la ressemblance 112 entre l’effet et la cause . Dieu étant parfaitement un, il ne peut produire directement qu’une réalité unique, qui est une Intelligence pure. Mais, comme celle-ci est tirée du pur possible, elle n’est plus absolument simple : il y a en elle et l’essence possible et l’existence qui vient de Dieu. De cette première créature peut émaner une certaine multiplicité puisqu’elle est composée. De fait, elle créé à son tour une autre Intelligence, ainsi que la substance d’une sphère et son âme, et ainsi de suite. Mais, avant même la rencontre avec les systèmes émanatistes, un texte pourtant assez marginal de Pierre Lombard avait offert aux théologiens latins l’occasion de réfléchir 109 Saint Thomas a très souvent abordé ce problème, décisif dans le contexte du XIIIe siècle, de sorte que les textes parallèles abondent. Cf. In II Sent., d. 1, q. 1, a. 3 : Utrum creare conveniat aliis quam Deo ? ; In IV Sent., d. 5, q. 1, a. 3, qla. 3 ; De ver., q. 5, a. 9 [à propos de l’influence des corps célestes, saint Thomas se demande s’ils jouent un rôle créateur] ; CG II, 20 et 21 ; Compendium theologiae I, 70 ; De pot., q. 3, a. 4 [Le pouvoir de créer - ou même l’acte de créer - est-il communicable à une créature ?] ; Ia, q. 45, a. 5 ; q. 65, a. 3 [La créature corporelle est-elle produite par Dieu par la médiation des anges ?] ; Quodl. III, q. 3, a. 1 (1270) [L’ange est-il de quelque manière cause de l’âme rationnelle ?] ; De substantiis sep., 10... Pour les auteurs contemporains de saint Thomas, cf. Bonaventure, In II Sent., d. 1, p. 1, a. 2, q. 2 : Utrum primum principium produxerit omnia a se ipso, aut mediante alio ? ; Albert, In II Sent., d. 1, a. 7 : An creatio sit alteri communicabilis. 110 Cf. In II Sent., d. 1, q. 1, a. 3 : « Elle attribue à la créature l’honneur qui est dû à Dieu. Aussi est-elle proche d’entraîner à l’idolatrie. » 111 Cf. In IV Sent., d. 5, q. 1, qla. 3, arg. 1... 112 Nous étudierons à propos de la distinction des créatures (q. 47) la critique que saint Thomas adresse à l’application de ce principe à l’action divine. Pour lui, ce principe ne vaut que pour les agents qui agissent en vertu d’une nécessité de nature (un pommier ne peut produire que des pommes....) mais il ne s’applique pas aux agents intelligents et libres, comme Dieu l’est vis-à-vis des créatures. 113 sur la possibilité pour Dieu de communiquer aux créatures sa puissance créatrice . Certains niaient que Dieu puisse communiquer aux hommes le pouvoir de pardonner les péchés puisque ce pouvoir exige autant de puissance que celui, incommunicable, de créer. Pierre Lombard répondit que, justement, « Dieu pourrait aussi créer certaines choses par l’intermédiaire de quelqu’un ; celui-ci n’en serait certes pas l’auteur mais il est serait le ministre avec lequel et dans lequel Dieu agirait ». Depuis le Lombard, les théologiens se divisaient donc sur la question de savoir si Dieu pouvait de droit communiquer ce pouvoir de créer à une créature, même si de fait tous reconnaissaient qu’il ne l’avait jamais communiqué de fait. Question byzantine ? Non, mais moyen d’approfondir la notion même de création. Ce problème permet de déterminer si le statut de créature et la puissance créatrice peuvent coexister sans contradiction dans un seul et même sujet. 114 Sur ce point, saint Thomas a évolué . Dans le Scriptum, en effet, l’autorité du Lombard pèse lourd sur le jeune bachelier qui semble admettre la possibilité d’une participation instrumentale de la créature à la puissance créatrice115. Mais il s’est vite convaincu de son erreur et en Ia, q. 45, a. 5, il écarte fermement cette possibilité. Dans ce dernier texte, le Docteur angélique procède en deux temps. Il établit d’abord que créer est l’action propre de Dieu, puis que c’est son action exclusive. On appelle action propre d’un agent celle dont la source ou principe actif est la forme spécifique de l’agent. Brûler est l’action propre du feu parce que le feu brûle en vertu de sa nature ou forme propre, tandis que le fer chauffé à blanc brûle non par sa nature mais par la forme accidentelle de la chaleur, reçue du feu, de sorte que brûler n’est pas son action propre. Pour établir que la création est l’action propre de Dieu, saint Thomas aurait pu reprendre l’enseignement de la q. 44, a. 1 - l’Ipsum esse est nécessairement cause par soi de tous les étants par participation -, mais il préfère prendre appui sur le lien intrinsèque entre la création et la Cause première et universelle. En effet, « il est nécessaire de rattacher (reducere) les effets les plus universels aux causes les plus universelles et les plus antérieures116 ». La beauté des charpentes de la cathédrale est l’effet de l’action du menuisier. Mais cette beauté s’intègre dans un cadre plus vaste ; elle participe d’un effet plus universel, la beauté de la cathédrale, laquelle est l’effet de la cause qui a supervisé le tout, à savoir l’architecte. Un effet est d’autant plus universel qu’il s’étend à un plus grand nombre d’objets parce que la perfection qu’il représente est plus fondamentale. Par exemple, la vie est un effet plus universel que la pensée parce qu’il y a davantage de sujets vivants que de sujets pensants et que la vie est plus fondamentale que la pensée (qui est une forme particulière de vie). Or, plus un effet est universel, plus sa cause est élevée dans la hiérarchie des causes. Ainsi la cause de la vie est supérieure à la cause de la pensée (comme l’architecte est au-dessus du menuisier). Cette hiérarchie des causes se prend, en effet, de leur proximité vis-à-vis du premier principe. Elle se prend donc de leur simplicité puisque le premier principe se définit par son absolue simplicité. Par conséquent, plus une forme est simple, plus elle est proche du premier principe... et plus son influence a 113 Cf. Sententiae, IV, d. 5, c. 3. Cf. JEAN CABROL, Defensiones, II, d. 1, q. 3, p. 87 : Verum, licet praedictam conclusionem teneat in praedictis locis [De pot., ST, CG II, 21], tamen, dum esset iuvenis et scriberet super Sententias, oppositum tenuit, ut patet In II Sent., d. 1, q. 1, a. 3 ; item In IV Sent., d. 5, q. 1, a. 3, qla 3, ad 4. Sed in talibus tenendum est quod ultimo dicit ; quia magis digeste et ponderate locutus est in Summa, quam ultimo fecit, quam in scriptis primo confectis. 115 Cf. In II Sent., d. 1, q. 1, a. 3. 116 En Quodl. III, q. 3, a. 1, ce principe est attribué aux Platonici. 114 d’extension. Ainsi la forme « pensée » est plus complexe que la forme « vie », puisque la pensée, c’est la vie « plus » quelque chose. La pensée est donc postérieure, dans la hiérarchie des formes, à la vie et sa causalité est plus limitée en extension. Mais, s’il est vrai que plus un effet est universel, plus la cause de cet effet est elevée dans la hiérarchie des causes, alors l’effet le plus universel de tous sera nécessairement l’effet de la cause la plus haute, la Cause première. Or quel est, dans les choses, l’effet le plus universel et le plus fondamental ? C’est l’être même. Il n’y a rien, en effet, qui ne soit un étant, c’est-à-dire qui ne participe à l’être. Par conséquent, la cause propre de cet effet est la cause la plus universelle, la Cause première, c’est-à-dire Dieu. Toute production de l’être renvoie en dernière analyse, comme à sa cause propre, à l’action divine. Cette puissance créatrice, propre à Dieu, est-elle communicable ? La question est légitime puisque toute action propre n’est pas nécessairement une action exclusive, c’est-àdire une action n’émanant que d’un seul et unique sujet. Brûler est bien l’action propre mais non exclusive du feu, puisque le feu communique le pouvoir de carboniser la main imprudente à cet autre sujet qu’est la plaque chauffée à blanc. En va-t-il de même pour la création ? Impossible, répond saint Thomas. Deux arguments le prouvent. L’un est fondé sur l’impossibilité qu’intervienne dans la création une cause instrumentale ; l’autre sur la nécessité d’une puissance infinie pour créer, ce qui exclut la créature, dont la puissance est finie117. 1°- Supposons qu’une créature soit associée à la création. Ce ne peut être que comme cause instrumentale, Dieu restant la cause principale. En effet, le miroir qui éblouit le regard participe à l’action propre du soleil non par sa vertu ou puissance active propre (il n’est pas source de lumière), mais à titre d’instrument. Il agit sous l’influx d’un autre (in virtute alterius). De même, on pourrait penser que certaines créatures en créent d’autres non pas par leur vertu propre mais sous l’influx de la cause première. Pourtant, il ne peut pas y avoir de cause instrumentale dans la création. En effet, une cause instrumentale produit toujours un effet qui lui est propre et qui est utilisé par la cause principale pour produire son effet à elle. Ainsi le miroir a pour effet propre, en vertu de sa nature propre, de réflechir la lumière. Cet effet de la cause instrumentale est, par rapport à l’effet de la cause principale, de l’ordre de la causalité dispositive. Pour le dire en un mot, la causalité dispositive est une forme de causalité matérielle : elle consiste à préparer une matière à recevoir une forme déterminer, à la proportionner à cette forme, car il doit y avoir proportion entre la matière et la forme qui l’actualise. Par exemple, ce n’est pas de façon instantanée que le pain consommé est transformé en substance humaine mais moyennant tout un processus de transformation qui dispose progressivement le pain à être intégré dans l’organisme humain. Dans ce processus, les sucs digestifs agissent comme des causes instrumentales au service du corps humain qui s’assimile la nourriture. La cause principale, ici l’âme humaine en ses facultés végétatives, utilise la cause instrumentale conformément à ses propriétés (l’aptitude des sucs gastriques à dissoudre la nourriture) et prépare ainsi la matière de façon à pouvoir lui communiquer, au terme, sa propre forme. Comme on le voit, l’action de la cause instrumentale et l’effet propre qu’elle produit sont, au moins logiquement sinon chronologiquement, présupposés à l’action de la cause principale. Or la création est production de l’étant en tant qu’étant, de sorte qu’elle ne présuppose rien : elle se fait ex nihilo. Il est donc impossible qu’intervienne une quelconque 117 L’argumentation de saint Thomas est minutieusement défendue contre les attaques des scolastiques postérieurs par JEAN DE SAINT-THOMAS, Cursus theologicus, disp. 38, a. 4. causalité matérielle dispositive puisqu’il n’y a rien à disposer ! Dieu créé seul et immédiatement. 2°- La création qui consiste à tirer l’étant du néant exige une puissance active (virtus) infinie. Cette puissance active ou capacité de faire quelque chose est proportionnelle au 118 degré d’actualité d’un étant . Donc, seul l’Etre infini, l’Acte pur, peut créer. Deux objections tendent à montrer que la création n’exige qu’une puissance finie, de sorte qu’elle est communicable aux créatures. Arg. 2 : Une créature peut produire quelque chose à partir de son contraire (par exemple le feu noircit le papier blanc). Or produire quelque chose à partir de son contraire exige, semble-t-il, davantage de puissance que de produire quelque chose à partir de rien. Il est plus « facile » de passer de 0 à +1 que de -1 à +1. En effet, le contraire résiste davantage que le néant à l’action qu’on lui fait subir. Il est plus facile de thomistiser un étudiant dominicain tout frais émoulu du noviciat qu’un vieux Père jésuite qui a baigné toute sa vie dans le molinisme. Par conséquent, puisqu’une créature peut produire quelque chose à partir de son contraire, elle peut à plus forte raison produire quelque chose à partir de rien119. Ad 2 : Saint Thomas conteste l’analyse du changement sous-jacente à l’objection : ce n’est pas la couleur blanche (l’accident) qui noircit, c’est la feuille de papier blanche qui devient noire. Le sujet du changement, ce n’est pas la forme contraire, c’est l’étant en puissance qualifié par cette forme contraire. En outre, la résistance que le sujet oppose au changement vient d’abord de la passivité ou potentialité du sujet laquelle est renforcée, mais en second lieu seulement, par la présence de la forme contraire. Plus le sujet est en puissance, plus il offre de résistance à l’action de l’agent. C’est-à-dire, moins le sujet a d’être en acte, plus la puissance active doit être forte. Or le néant n’est même pas une forme d’être en puissance. Par conséquent, il faut une puissance plus grande pour tirer l’être du néant que pour tirer « un contraire d’un autre ». Arg. 3 : La puissance de l’agent correspond à la grandeur de ce qui est produit. Or l’étant créé est une grandeur limitée, finie. Il suffit donc, pour créer, d’une puissance finie120. Ad 3 : Saint Thomas conteste la prémisse de l’argument. La puissance de l’agent ne se mesure pas seulement à la grandeur de ce qui est produit mais aussi à la manière dont l’action s’effectue. Par exemple, la puissance calorifique d’un agent se mesure non seulement au degré de chaleur communiqué au terme de l’action mais aussi à la vitesse avec laquelle elle le communique. Le feu de bois réussit, généralement au bout de quelques heures, à porter l’eau des pâtes à ébullition. Le butagaz obtient le même résultat final mais plus rapidement. Même si le résultat est identique, la puissance du butagaz est supérieure à celle du feu de bois. Saint Thomas concède donc que le fait de produire selon son intégralité une substance finie ne suppose pas de soi une puissance infinie. Ce n’est pas la nature du résultat qui exige une telle puissance mais le fait qu’il soit obtenu à partir de rien ! Plus la puissance passive est éloignée de l’acte, plus la vertu de l’agent doit être grande. Dans le cas où il n’y a même pas cette puissance passive, la puissance requise est nécessairement infinie. 118 Cf. Ia, q. 25, a. 1 Argument similaire en Q. de pot., q. 3, a. 4, arg. 16 et chez Bonaventure en In II Sent., d. 1, p. 1, a. 2, q. 2, arg. 1 120 Argument similaire en Q. de pot., q. 3, a. 4, arg. 2. 119 Dieu seul créé. Les créatures corporelles, elles, engendrent - le feu se communique, les animaux se reporduisent... -, et c’est une imitation lointaine de la générosité divine. Mais qu’en est-il alors des êtres spirituels, c’est-à-dire des hommes et des anges ? Comment participent-ils à la fécondité divine ? Un ange ne peut engendrer un autre ange, car un ange, une substance spirituelle, par définition, ça ne s’engendre (la génération suppose une matière dont la forme nouvelle est éduite) mais ça vient à l’être par création. Reste alors l’alternative : soit ils créent d’autres anges, soit, dans leur stérilité, ils sont moins parfaits que les créatures corporelles qui elles, au moins, engendrent (arg 1 et ad 1). Mais, à y réfléchir, cette impossibilité pour l’ange de produire un autre ange (ou quelque autre réalité que ce soit) n’est d’aucune manière une imperfection par rapport à la possibilité qu’à un individu corporel de produire un autre individu de même espèce. L’individu corporel (Mirza) ne produit pas un autre lui-même (un autre Mirza) mais il produit un autre chien, preuve qu’il agit comme instrument d’une nature (la caninité) qui a besoin de la génération d’autres individus pour assurer sa perpétuité. La reproduction des individus est une ruse de la nature pour assurer la permanence des espèces. Or chaque ange est à lui seul une espèce, c’est-à-dire une perfection intelligible unique, et une espèce qui dure. Il n’a pas besoin de la génération. La fécondité propre à la créature spirituelle ne concerne donc pas la survie de l’espèce mais elle a une finalité plus haute. Elle consiste en particulier dans la communication de la connaissance, ce qu’on appelle l’illumination. Par cette illumination hiérarchique, l’ange supérieur s’assimile l’ange inférieur, le fait participer à sa propre perfection121. L’homme, lui, occupe une position originale entre l’ange et l’animal. Comme l’animal, l’homme engendre des individus de même espèce. Mais ces individus ne sont pas de simples supports temporaires et interchangeables de la perfection spécifique : ils sont des personnes, c’est-à-dire des êtres doués d’une vie spirituelle autonome et destinés, déjà au plan naturel, à connaître Dieu et à l’aimer dans une vie sans fin. Aussi l’engendrement d’un être humain n’est-il pas du même type que celui d’un individu d’espèce animale122. Le petit chat est formé d’un ensemble organique de composants matériels disposés selon un équilibre spécifique qui définit sa forme substantielle. Les parents du petit chat par l’action de la nature en leurs puissances génératrices disposent une matière donnée de manière à faire éclore cet équilibre, cette forme substantielle. Ils sont causes de tout le petit chat, de son corps comme de son âme (animale). Rien de tel pour le petit d’homme dans la mesure où son âme est spirituelle c’est-à-dire que non seulement elle assure l’unité de son être physique et les opérations de la vie animale mais qu’elle est aussi capable d’opérations auxquelles la matière n’a pas de part directe (la pensée, le don de soi...). A ce titre, elle est dotée d’une subsistence propre qui fonde son immortalité. Cette âme spirituelle ne peut être le résultat de l’action de forces physiques naturelles : elle vient de Dieu par manière de création. Saint Thomas va jusqu’à dire qu’il est purement et simplement hérétique de 121 C’est en ce sens qu’il faut comprendre les textes de la tradition théologique ou philosophique qui semblent attribuer aux anges une activité créatrice. Par exemple, en Eph. 3, 15, saint Paul dit que « toute paternité au ciel et sur la terre tire son nom » du Père. Cette paternité dans les cieux est la paternité angélique qui ne peut être que de l’ordre de l’engendrement à la connaissance. Cf. In Eph., 3, lect. 4, n° 168 122 Cf. Ia, q. 118 : De traductione hominis ex homine quantum ad animam. prétendre que les parents produisent l’âme de leur enfant, car c’est réduire l’âme de 123 l’enfant à une réalité matérielle, engendrable et donc corruptible . Affirmer que l’âme humaine est créée est la seule manière de sauvegarder sa transcendance. Soit, dira-t-on, mais ne peut-on admettre, dans ce cas, que Dieu se sert d’instruments - les parents, les « procréateurs » comme on dit (faussement) - pour la création de cette âme humaine ? Absolument pas. Les parents ne sont pas les instruments de la création de l’âme spirituelle de leur enfant. Leur rôle comme géniteurs est de disposer une matière vivante à recevoir « de l’extérieur » l’âme intellectuelle qui en fait un corps humain. Leur action porte donc sur la matière corporelle et non directement sur l’âme. Ils sont tout au plus causes occasionnelles de la création de l’âme. Dans l’acte générateur, les parents agissent comme les instruments de la nature (et ultimement de Dieu), de sorte que l’intention subjective qui accompagne leur acte n’a pas d’influence directe sur la création de l’ame humaine. Ce qu’on demande au pilote de l’avion, c’est de piloter conformément aux exigences techniques de son art. Peu importe, quant au résultat, qu’il le fasse avec une intention subjective bonne (rendre service aux passagers, servir ainsi la gloire de Dieu...) ou une intention subjective mauvaise, égoïste. Dieu créée toujours une âme humaine lorsque le processus naturel est engagé. Saint Thomas l’affirmait déjà à propos de l’enfant conçu dans l’adultère124. Je pense qu’on peut aussi l’affirmer de l’enfant conçu en dehors du mode naturel : bébé-éprouvette et même clone. En fait, la vraie fécondité humaine se révèle, comme pour l’ange, dans l’ordre spirituel lorsque les parents travaillent, à titre personnel et non comme simples instruments de la nature, à créer pour cette personne humaine que Dieu leur confie comme fruit de leur amour mutuel les conditions matérielles, morales, affectives, qui lui permettent de s’épanouir selon sa vocation propre à la connaissance et à l’amour. La mission d’éducateur manifeste une fécondité plus profonde que celle de géniteur125, même s’ils ne faut pas séparer les deux aspects pour une paternité ou une maternité intégrale. II. Trinité et création (q. 45, a. 6 et 7) Le Dieu qui est seul à agir dans l’acte créateur n’est cependant pas un Dieu solitaire. Il est, croyons-nous, Père, Fils et Esprit, ce qui ne peut manquer de retentir de quelque manière sur l’action créatrice elle-même ainsi que sur son résultat126. Le thème de la dimension trinitaire de la création est important dans la mesure où il permet de montrer « l’unité du plan divin et d’enraciner la compréhension de l’agir salvifique de Dieu dans celle de son agir créateur » (G. Emery). Il n’y a pas deux strates superposées : la création, oeuvre du Dieu unique, et l’économie du salut, oeuvre de la Trinité ! En quel sens, l’action créatrice est-elle trinitaire ? Certainement pas en ce sens que chacune des Personnes serait responsable d’un tiers de l’oeuvre créatrice ! C’est en effet un 123 Cf. loc. cit., a. 2. Cf. loc. cit., ad 5. 125 Est-ce un hasard si saint Thomas, lorsqu’il traite de l’action de l’homme sur l’homme dans le cadre du gouvernement divin, commence par l’enseignement (q. 117) avant d’envisager les questions liées à la reproduction (q. 118) ? 126 Les Pères ont à juste titre insisté sur cette dimension trinitaire de la création (cf. Leçon II) et le CEC récapitule bien la Tradition en présentant la création comme l’oeuvre de la Trinité (n° 290-292). Pour une approche récente de la question chez saint Thomas, cf. G. EMERY, La Trinité créatrice, Trinité et création dans les commentaires aux Sentences de Thomas d’Aquin et de ses précurseurs Albert le Grand et Bonaventure, Paris, 1995 [avec une abondante bibliographie]. 124 axiome infrangible en théologie, découlant directement de la confession de la consubstantialité, que toutes les oeuvres de la Trinité ad extra - c’est-à-dire portant sur un objet autre que Dieu - sont communes aux Trois (cf. le sed contra). En effet, puisque la création est don de l’être, c’est en tant que source de l’être, en tant qu’Ipsum Esse subsistens que la Trinité est engagée dans la création. Or, l’être est une perfection substantielle commune aux Trois personnes, puisque dans la Trinité tout est commun sauf les relations qui résultent des processions. Par conséquent, c’est en vertu de ce qu’elles ont en commun, et non pas en vertu de ce qui leur est propre, que les Personnes divines créent. Ce n’est pas entant que Fils distinct du Père et de l’Esprit que le Fils donne l’être. Les Trois agissent en tant qu’ils ne font qu’un quant à leur substance et à leur vertu opérative. Je prends un exemple. Quand je vais voter, ce n’est pas en vertu de ce qui m’est propre, en tant que docteur en théologie, mais en tant que citoyen, qualité que je partage avec les autres électeurs, que mon bulletin est pris en compte. Au dépouillement, on peut déduire qu’un citoyen a voté mais on ne peut savoir qu’il est docteur en théologie. C’est d’ailleurs pourquoi, il est strictement impossible de déduire la Trinité à partir de la création. En partant des effets créés et en remontant à leur cause, je peux savoir qu’il y a un Créateur mais je ne peux pas savoir que ce Créateur est Père, Fils et Saint-Esprit. Je prends un autre exemple. Je suis au centre d’une pièce et je sens sur ma gauche un souffle chaud et sur ma droite un souffle froid. J’en déduis avec certitude qu’il y a au moins deux sources distinctes de ces deux effets distincts : l’une qui souffle le chaud, l’autre qui souffle le froid. Si par contre, je ressens de toutes parts une agréable sensation de chaleur qui contraste avec la température extérieure, je puis seulement déduire à partir de cet effet unique qu’il y a dans la pièce une source de chaleur, mais de prime abord, je ne puis en déduire s’il y a un ou plusieurs radiateurs, puisque, s’il y en a plusieurs, ils concourrent tous au même effet, ils communient dans la même causalité (encore qu’il y aient plusieurs actions chauffantes alors qu’il n’y a qu’une seule et même action créatrice). Prenons un autre exemple. Une automobile remorque une caravane. L’automobile est un être complexe (pour ne pas dire compliqué !), composé d’une grand nombre de parties. Laquelle de ces parties tire la caravane ? Impossible de répondre, puisque c’est en tant qu’elles forment un tout qui se meut lui-même que les parties tirent la caravane. Il y a une seule action et plusiers sujets agissants. Il est donc strictement impossible de déduire métaphysiquement la Trinité à partir de la création. Cela dit, une fois que le chrétien sait, par la foi, que le Dieu qui a tout créé est Père, Fils et Saint-Esprit, alors il devient capable de discerner théologiquement dans l’acte créateur et dans les créatures la présence agissante de la Trinité Sainte. Un peu comme dans ces tableaux qui, selon toute apparence, représentent un paysage, mais dans lesquels l’artiste a malicieusement dissimulé, par exemple, un visage. Si on m’en avertit, alors, en regardant autrement le tableau, je vais peut-être repérer ce visage que je ne percevais pas auparavant. Dans la création, Dieu agit de façon personnelle. Il engage ce qu’il y a en lui de plus profond (mais en Dieu tout est profond !), à savoir l’intelligence et la volonté. Comme chez l’artisan, l’action productrice, transitive, est « précédée » par une activité immanente127 : l’artisan conçoit en son esprit l’oeuvre à réaliser et l’amour pour le bien que cette oeuvre permet le meut à passer à l’acte. Or, si le philosophe peut savoir qu’il y a en Dieu intelligence et amour, le croyant, lui, tient qu’en Dieu l’exercice de l’intelligence est fécond 127 Cf. SCG, II, 1. d’un Verbe et l’exercice de l’amour fécond de l’Esprit. Le Verbe et l’Esprit sont donc engagés dans l’acte créateur. A partir de là, il est possible de justifier les affirmations de la Tradition qui attribuent plus particulièrement tel ou tel aspect de l’acte créateur à l’une ou l’autre des Personnes. Par exemple, dans l’arg. 2, saint Thomas se réfère au Credo qui attribue au Père d’être créateur de l’univers visible et invisible, au Fils d’être celui par qui tout a été fait et à l’Esprit d’être Seigneur et de donner la vie. Il y a là, explique saint Thomas, une appropriation. L’appropriation est à l’origine une opération grammaticale par laquelle j’utilise un nom commun pour lui faire signifier une réalité particulière. Par exemple, quand nos parents entendaient à la radio : « Le Général a échappé de justesse à un attentat », ils comprenaient bien de qui il s’agissait ! Le journaliste utilisait un nom commun (et qui le reste, car il y a plusieurs généraux) pour signifier une personne déterminée. En théologie, l’appropriation est l’opération par laquelle j’attribue plus spécialement à l’une des Personnes de la Trinité une perfection commune aux Trois sans pour autant le nier des deux autres. Jeu de mots ? Non, car cette opération a un fondement objectif : il existe une affinité ou ressemblance entre la perfection commune appropriée et ce qui définit en propre et distingue cette Personne par rapport aux autres Personnes. Ainsi, lorsque dans le Credo nous confessons notre foi « en Dieu, le Père toutpuissant, Créateur du ciel et de la terre », nous ne nions pas que le Fils et l’Esprit-Saint soient tout-puissants ou créateurs du ciel et de la terre (ils ne seraient pas Dieu !), mais la perfection qu’est la « toute-puissance créatrice » évoque l’idée de source et d’origine. Or dans la Trinité, le Père est source et origine des deux autres Personnes (d’une autre manière néanmoins que Dieu est source des créatures). Par conséquent, il y a une affinité entre le mystère du Père dans la Trinité et l’action créatrice de Dieu vis-à-vis des créatures. C’est pourquoi la création est appropriée au Père. Au Fils, qui, dans la Trinité, procède par manière d’intelligence, est appropriée la sagesse qui se déploie dans la création et à l’Esprit, qui, dans la Trinité, procède par manière d’amour, est appropriée la bonté qui fait que le Créateur conduit les créatures vers leur bien. La dimension trinitaire de l’acte créateur nous invite alors à chercher dans les créatures des traces de la Trinité (a. 7). Dans la détermination, saint Thomas commence par affirmer que tout effet représente de quelque manière sa cause, mais selon des degrés divers. Parfois, l’effet, très décalé ontologiquement par rapport à sa cause (causalité équivoque), signale seulement l’existence de la cause sans en dévoiler la nature, comme une branche brisée signale le passage d’un animal qui reste anonyme. On dit alors que l’effet est un vestige de sa cause, une trace - quelqu’un est passé par là. Parfois, l’unité entre la cause et l’effet est plus grande : l’effet porte une certaine ressemblance de la cause. On dit alors qu’il est l’image de sa cause, comme un fils est l’image de ses parents. Seule la créature rationnelle (l’ange et l’homme), douée d’intelligence et de volonté, porte l’image naturelle de la Trinité, puisque la Trinité en Dieu se prend de la vie de l’intelligence et de la volonté128. Mais toute créature est vestige de la Trinité en sa structure 128 Il arrive que saint Thomas signale un troisième degré qui est, lui, d’ordre strictement surnaturel : l’unité de conformité. Elle consiste, pour les saints, à tourner vers Dieu leur « image » naturelle, à connaître et à aimer ce que Dieu connaît et aime. On parle alors d’image de recréation. Cf., par exemple, Q. de pot., q. 9, a. 9, à la fin de la détermination. Cf. BONAVENTURE, Breviloquium, II, ch. 12, § 1 : « La création est comme un livre dans lequel la Trinité créatrice resplendit, est représentée et se lit selon trois degrés d’expression : par manière de vestige, d’image et de similitude. Le vestige se réalise dans toutes les créatures, l’image dans les seules créatures intellectuelles c’est-à-dire les esprits rationnels, la ressemblance dans les seules créatures déiformes. A partir de même. Toute substance 1°- subsiste, 2°- possède une forme spécifique qui la place dans tel ou tel genre d’étant, et 3°- présente une orientation, un dynamisme, vers autre chose. En tant qu’elle subsiste, qu’elle est la source (relative) de son être, elle représente le Père qui est dans la Trinité le principe sans principe. En tant qu’elle a une forme déterminée, une certaine beauté, elle représente le Verbe, qui contient les Idées archétypales, les formes, de toutes choses. En tant qu’elle est portée vers autre chose par un dynamisme interne, elle représente l’Esprit qui est la source de ce dynamisme d’amour qui parcourt et traverse la création. Dans ce domaine, qui est celui de la convenance, la richesse foisonnante des interprétations peut se donner libre cours et le chrétien - qui voit dans la nature l’oeuvre du Dieu Trinité - aime à scruter la création pour y découvrir avec les yeux de la foi les signes de la Trinité. De même que le mystère trinitaire éclaire la structure de l’esprit humain, la structure de l’esprit humain nourrit en retour notre contemplation du mystère trinitaire et fournit le point de départ pour les analogies trinitaires. Mais il s’agit d’une contemplation a posteriori qui suppose connue par révélation la Trinité129. « Bien qu’il y ait réellement dans les créatures des similitudes analogiques des propriétés qui distinguent les personnes divines, nous sommes cependant incapables de les déchiffrer pour parvenir à la connaissance de la Trinité si Dieu ne nous donne la clé de ce langage caché et mystérieux inscrit dans le monde. Seule la Parole de Dieu, en nous révélant la Trinité, nous montre aussi son reflet, ses vestiges et son image dans les créatures ; dès lors l’étude de cette image dans l’homme nous aide à connaître l’origine des Personnes. Paternité, filiation, génération, relation, etc. sont des réalités inscrite dans le livre de la création; mais antérieurement à la révélation nous ignorions leur portée analogique et transcendante pour figurer le mystère divin. En sorte que pour nous, la connaissance de la Trinité est nécessairement antérieure à 130 celle de l’image trinitaire . » ces degrés l’intellect humain est apte à s’élever graduellement comme par les degrés d’une échelle vers le principe souverain qui est Dieu » 129 Cf. Ia, q.32, a.1, ad 2 : Trinitate posita, congruunt huiusmodi rationes; non tamen ita quod per has rationes sufficienter probetur Trinitas Personarum. 130 B. MONTAGNES, « La Parole de Dieu dans la création », Revue thomiste 54 (1954), p. 213-241 [232-233]. Sixième leçon : Création et commencement « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. » L’expression « beresit » ou « en arche » peut recevoir - et a de fait reçu - de nombreuses interprétations. Toutes ne renvoient pas directement à l’idée d’un commencement temporel de l’univers131. Pourtant, durant l’époque patristique, l’Eglise s’est progressivement orientée vers la conviction que ce monde - qui doit finir - a aussi commencé, que sa durée n’était pas infinie. Ce faisant, la foi judéo-chrétienne entrait en conflit avec la vision grecque du cosmos, alors dominante, qui postulait un univers éternel. En fait, deux conceptions du temps et de l’histoire s’opposaient : d’un coté, un temps cyclique ou « sans histoire », de l’autre côté, un temps linéaire 132 irréversible, une histoire orientée, avec un début, un centre - le Christ - et une fin . e La question de l’éternité du monde est ravivée au XIII siècle avec l’arrivée massive en Occident de la philosophie gréco-arabe. D’une part, l’éternité du monde semble intrinsèquement liée au système d’Aristote, dont on perçoit pourtant la cohérence et la valeur. D’autre part, des philosophes monothéistes, comme Avicenne ou Maïmonide, n’ont apparemment pas vu de contradiction entre l’affirmation de la création de toutes choses par Dieu et la thèse de l’éternité du monde : pour eux, on doit tenir une creatio ex nihilo ab aeterno ; le monde est tout à la fois créé, c’est-à-dire en dépendance de Dieu quant à l’être, et éternel : éternellement créé. e Pour les chrétiens du XIII siècle, la création, bien sûr, mais aussi le commencement du monde sont des données de foi que tous reçoivent comme vraies. Latran IV (1215) venait de confesser solennellement que Dieu avait tout créé « dès le commencement du temps133 ». Le problème qui se posait à eux était plutôt d’ordre épistémologique : étant entendu que la proposition : « le monde a eu un commencement » est vraie absolument, quel est son statut épistémologique ? Est-ce une proposition démontrable ? Est-ce un pur article de foi ? Trois positions se dessinent134. 1°- Les « philosophes de profession », les aristotéliciens de la faculté des arts - par exemple Siger de Brabant ou Boèce de Dacie, auteurs l’un et l’autre d’un traité sur l’éternité du 135 monde - pensent que l’affirmation d’un commencement relève de la foi seule. La philosophie, elle, non seulement n’en peut rien savoir, mais elle doit, d’une certaine manière, affirmer le contraire. Position subtilissime qui a fait soupçonner nos auteurs de 131 La détermination de l’a. 3 de la q. 46, est en fait une brève synthèse exégétique sur Gn 1, 1. Au XIIIe siècle, cette opposition semble être une des raisons majeures de l’antiaristotélisme de saint Bonaventure, cf. J. RATZINGER, La théologie de l’histoire de saint Bonaventure, « Théologiques », Paris, 1988 (la thèse est parue en allemand en 1959). 133 Dz 800 : unum universorum principium : creator omnium visibilium et invisibilium, spiritualium et corporalium : qui sua omnipotenti virtute simul ab initio temporis utramque de nihilo condidit creaturam, spiritualem et corporalem... 134 Sur le conflit autour de l’éternité du monde au XIIIe siècle, cf., parmi les travaux récents, J.B.M. WISSINK (ed.), The Eternity of the World in the Thought of Thomas Aquinas and his Contemporaries, « Studien und Texte zur Geistesgechichte des Mittelalters, 27 », Leiden - New York - Köln, 1990 ; R. C. DALES, Medieval Discussions of the Eternity of the World, « Brill’s Studies in Intellectual History, 18 », Leiden - New York Köln, 1990... 135 SIGER DE BRABANT, De aeternitate mundi (vers 1272), édition critique par B. Bazan, « Philosophes médiévaux, 13 », 1972. 132 136 prôner une double vérité . En fait, ils distinguent entre la vérité simpliciter ou absolue - ce qui est vrai à tous points de vue - et la vérité secundum quid ou relative, c’est-à-dire la vérité d’une proposition par rapport à un ensemble donné de principes particuliers (ceux de la physique par exemple). La création dans le temps (pas plus que la résurrection) n’est pas une proposition vraie du point de vue des principes de la physique, puisque la nature n’indique rien qui aille dans ce sens. Le physicien doit donc nier la création dans le temps... de son point de vue. « Le chrétien, lui, admet que c’est possible en vertu d’une cause supérieure qui est la cause de la nature toute entière. Voilà pourquoi ils ne se contredisent pas » (Boèce). Le médecin qui constate que le coeur de son patient est à bout doit affirmer que son patient, selon le cours de la nature, va mourir, mais, en même temps, il peut affirmer qu’il vivra si on opère une greffe cardiaque. « Qu’un mort ne puisse pas redevenir immédiatement vivant selon l’identité individuelle, il concède que cela ne peut se faire autrement par les causes naturelles à partir desquelles il conclut, mais il concède que cela peut se faire autrement par la cause supérieure qui est la cause de toute la nature et de tout l’être causé. Ainsi le chrétien qui comprend les choses avec finesse (subtiliter intelligens) n’est pas obligé en vertu de sa loi de détruire les principes de la philosophie, mais il sauvegarde la foi et la philosophie sans corrompre ni l’une ni l’autre » (Boèce). Le chrétien peut donc, sans renoncer à sa foi, ne pas renoncer à être philosophe et philosophe aristotélicien puisqu’une philosophie qui aboutit à des résultats contraires à la foi peut être une véritable science. 2°- A l’autre extrême, saint Bonaventure137 et ses disciples, comme Jean Peckham138 (qui a ferraillé sur ce point contre saint Thomas), prétendent que la proposition : « Le monde a commencé » est non seulement une vérité de foi mais aussi une vérité rationnelemnt démontrable. On peut en effet démontrer que la thèse de l’éternité du monde est contradictoire. Pour eux, création rime nécessairement avec commencement. 3°- Saint Thomas tient une difficile position médiane. Le simple fait que, dans la Somme, il traite de la question du commencement de l’univers (q. 46) après celle de la création est déjà le signe qu’il distingue les deux problèmes : celui de la création et celui de la création dans le temps. Il y a un concept philosophique de la création (production ex nihilo, dépendance ontologique des créatures par rapport à Dieu) et un concept théologique, intégral, qui inclut la création dans le temps. L’idée philosophique de la création n’implique pas nécessairement l’idée de commencement. Elle ne s’y oppose pas non plus. En fait, le commencement ou l’éternité du monde ne peuvent pas être déterminés au plan philosophique. Un monde créé dont la durée est finie est possible, un monde créé dont la durée serait infinie est possible aussi. On se heurte à une aporie, indécidable au seul plan philosophique. Sur ce point, Thomas s’écarte de la position de Siger ou de Boèce pour qui la création dans le temps est fausse au plan philosophique. Seule, pour lui, la foi permet de trancher dans un sens plutôt que dans l’autre. 136 En 1954, Géza Sajo cru trouver dans le De aeternitate de Boèce la preuve documentaire de cette théorie. Mais ila été contesté, Cf. Et. GILSON, « Boèce de Dacie et la double vérité », AHDLMA 22 (1955), p. 81-99 ; A. MAURER, « Boetius of Dacia and the Double Truth », Medieval Studies 17 (1955), p. 233-239. 137 P. Van Veldhuijsen, « The Question on the Possibility of an eternally created world : Bonaventura and Thomas Aquinas », dans J.B.M. Wissink (ed.), The Eternity of the World in the Thought of Thomas Aquinas and his Contemporaries, « Studien und Texte zur Geistesgechichte des Mittelalters, 27 », Leiden - New York - Köln, 1990, p. 20-38 138 Cf. I. BRADY, « John Pecham and the Background of Aquinas’ De aeternitate mundi », dans St Thomas Aquinas 1274-1974 Commemorative Studies, Toronto, 1974, p. 141-178. Cet article contient l’édition des Quaestiones de aeternitate mundi de Peckham. La structure de la q. 46 est donc simple : un coup à gauche, un coup à droite. L’a. 1 est dirigé contre les tenants de l’éternité : il établit qu’il n’est pas impossible que le monde ait commencé en montrant le caractère non-démonstratif des arguments en faveur de l’éternité. L’a. 2 est dirigé, comme l’opuscule De aeternitate mundi, contre les tenants de la démonstrabilité de la création dans le temps et il établit que le commencement du monde ne peut pas être démontré philosophiquement. I. La thèse de l’éternité du monde ne s’impose pas (a. 1) Dans les dix objections de cet article, saint Thomas présente les principaux arguments des partisans de la nécessité d’un monde éternel. On peut en distinguer comme deux types : certains sont pris du côté de l’univers lui-même, d’autres du côté de Dieu. * arg. 2 (cf. q. 44, a. 1, arg. 2) : Il y a dans l’univers des êtres incorruptibles, c’est-à-dire qui n’ont en eux aucun principe susceptible d’entraîner leur disparition, comme les corps célestes et les substances intellectuelles. Ces êtres sont nécessaires : ils ne peuvent pas ne pas être. Par conséquent, ils sont toujours et n’ont pas pu ne pas être. * arg. 3 : La matière prime est inengendrée, car de quoi serait-elle tirée, elle qui est l’étoffe ou le substrat ultime des choses ? Par conséquent, elle a toujours existé. Saint Thomas répond que tout ce que prouvent ces arguments, c’est que ni les êtres incorruptibles, ni la matière prime ne sont venus à l’être par génération ni ne disparaîtront par corruption. S’il n’y avait d’autre manière de venir à l’être que la génération, ces réalités seraient effectivement éternelles. Mais, justement, il y a une causalité plus radicale : celle de la création. La matière est certes inengendrée mais cela n’empêche pas qu’elle soit cocréée et donc qu’elle ait commencé. Quant aux êtres nécessaires, leur nécessité est une nécessité intrinsèque, relative à leur essence, à leurs principes constituants. Ils sont par essence capables d’exister toujours et, si on les considère en eux-mêmes, rien ne permet de penser puissent ne pas être... à partir du moment où ils sont. Car pour être capables d’exister toujours, il faut commencer par exister. Or l’existence n’appartient pas de soi à l’essence des étants. * arg. 5 : Il ne peut y avoir de commencement absolu dans l’ordre du mouvement. Pour qu’un mouvement commence, il faut toujours qu’il soit précédé par un autre mouvement. Saint Thomas ne le conteste pas. Il récuse lui aussi l’idée absurde - que critiquait Aristote d’un monde immobile qui se serait mis en branle à un moment donné. Non, le mouvement a été co-crée avec le mobile. Il en va de même pour l’espace et pour le temps. L’espace et le temps sont relatifs au monde réel. Ils apparaissent donc avec la création de ce monde réel. C’est une illusion que d’imaginer un espace vide antérieur à la création du monde (cf. arg. 4), ou un temps vide qui mesurerait le néant (cf les arg. de l’a. 3) ! D’autres arguments en faveur de l’éternité sont pris du côté de Dieu. * arg. 9 : Une fois la cause posée - si du moins, il s’agit d’une cause parfaite -, l’effet s’ensuit. Or Dieu qui est la cause suffisante de l’univers selon les différents types de causalité déjà discernés, existe depuis toujours. Donc, le monde existe depuis toujours. * arg. 10 : L’effet d’une action éternelle est lui-même éternelle. Or, l’action divine (la création active) s’identifie à la substance divine, laquelle est éternelle. Son effet : les créatures - est donc éternel. Dans ses réponses, saint Thomas distingue deux types d’actions. Les actions naturelles et les actions libres. Dans l’action naturelle, l’agent agit par sa forme substantielle (qui est unique) et produit par conséquent toujours le même effet, qui est semblable à sa forme. Par exemple, le feu, dès qu’il existe, chauffe et illumine. Ou encore l’animal qui engendre produit toujours (sauf peut-être autour de Tchernobyl) le même type d’animal. Par contre, dans l’action libre, qui est une action intelligente, l’agent commence par concevoir dans son esprit une pluralité de formes possibles parmi lesquelles il choisit. L’effet produit dépend de la forme préconçue et librement définie. « Ce qui est fait par volonté n’est pas tel qu’est l’agent, mais tel que l’agent veut qu’il soit » (Ia, q. 41,a. 2). Par conséquent, bien que Dieu soit la cause tout à fait suffisante de la création et cela de toute éternité, l’effet n’est produit qu’au moment où Dieu l’a décidé de toute éternité. L’émanatisme implique la thèse de la création éternelle, mais la conviction que la création est libre (parce que la fécondité divine se manifeste suffisamment dans la Trinité) fonde la possibilité d’une création dans le temps. Dans la détermination, saint Thomas commence par énoncer la vérité de la foi : « Rien en dehors de Dieu n’est éternel. » Puis il entreprend de montrer non pas que le monde ne peut pas être éternel, mais qu’il n’est pas impossible d’affirmer que le monde n’est pas éternel. Bref : le dogme ne contredit pas la raison. Il s’agit de dégager un espace de possibilité pour le dogme. La volonté de Dieu, explique saint Thomas, est la cause première des choses (cf. Ia, q. 19, a. 4). Or la nécessité de l’existence de l’effet dépend de la nécessité de la cause. Si la cause est contingente, jamais l’effet ne pourra être nécessaire (le plus ne peut sortir du moins). Donc, l’existence d’une chose n’est nécessaire que dans la mesure où Dieu la veut nécessairement, c’est-à-dire ne peut pas ne pas la vouloir. Or, qu’est-ce que Dieu veut nécessairement ? Dans l’absolu, il n’y a qu’une chose que Dieu ne peut pas ne pas vouloir, c’est le Bien infini, c’est-à-dire Lui-même. Tout le reste, à commencer par l’existence du monde, il n’est pas nécessaire que Dieu le veuille. A plus forte raison, la durée du monde finie ou infinie - relève-t-elle de la pure liberté de Dieu. Peut-être le monde est-il éternel, mais s’il est tel c’est en vertu d’un libre choix de Dieu qui pouvait créer un monde nonéternel, et inversement. Un fait contingent ne se démontre pas. Il ne peut pas se démontrer puisque la démonstration s’appuie sur le lien nécessaire entre la cause et l’effet. Il se constate. Le caractère éternel ou adventice de l’univers ne se démontre donc pas. La seconde partie de la détermination se présente comme une exégèse « neutralisante » d’Aristote139. Un embryon de contextualisation historique montre que les arguments du Philosophe en faveur de l’éternité du monde ne prétendent pas être des démonstrations à proprement parler. Ils visent plutôt à réfuter des conceptions erronées sur l’origine du monde, en particulier celle qui pense la cosmogénèse comme une génération. Trois éléments appuient cette interprétation thomasienne. 1°- Le contexte littéraire fait apparaître qu’Aristote s’en prend aux conceptions de ses prédécesseurs : Anaxagore, Empédocle ou Platon. 2°- Un recours constant aux arguments d’autorité signale que nous ne sommes pas dans l’ordre de la science et de la démonstration mais dans celui de la dialectique et de la persuasion. 3°- Ce dernier point est confirmé par un texte des 139 D’après J. WEISHEIPL, « The Date and Contexte of Thomas’ De aeternitate mundi » dans Graceful Reasons, Essays in Honour of J. Owens, Toronto, 1983, saint Thomas aurait évolué sur ce point. Avant son commentaire sur Physique VIII - donc dans la Somme de théologie - il pensait vraiment qu’Aristote s’en tenait à la dialectique. Par la suite, il aurait admis qu’Aristote entendait bien démontrer l’éternité du mouvement, du temps et du monde. Topiques dans lequel Aristote présente explicitement la question de l’éternité comme une question dialectique. II. La thèse du commencement ne se démontre pas (a. 2) Puisque l’a. 1 a établi que l’éternité du monde n’était pas démontrable, la vérité chrétienne se trouve à l’abri. Mais, comme certains théologiens contemporains de saint Thomas prétendaient aller plus loin - jusqu’à démontrer que l’éternité du monde est contradictoire (et donc que la création est de soi et nécessairement liée à un commencement du temps) - saint Thomas doit encore défendre la possibilité intrinsèque d’une création ex nihilo éternelle, telle qu’elle se rencontre chez bien des philosophes, comme, par exemple, Avicenne. Examinons quelques-uns des arguments des théologiens partisans de la démonstrabilité du commencement et les réponses qu’y apporte saint Thomas * arg. 1-ad 1 : Tout ce qui est fait a un commencement. Or, le monde a été fait et causé par Dieu. Donc le monde a commencé140. A quoi, saint Thomas répond qu’il faut distinguer. Dans l’action successive, l’effet apparaît au terme d’un mouvement, d’un processus et, dans ce cas, l’agent est chronologiquement antérieur à l’effet. Mais, dans l’action instantanée, l’effet coexiste temporellement avec l’agent, tout en dépendant de lui. Il n’y a pas d’intervalle temporel entre l’action de l’agent et son effet. Dès que la lampe brûle, elle illumine. * arg. 2-ad 2 : Qui dit création ex nihilo, dit implicitement qu’il y eut un temps où Dieu seul existait. Le monde, tiré du néant, n’est apparu qu’après. Mais, réplique l’Aquinate, ce type d’argument confond la création post nihilum, c’est-à-dire création après un temps où il n’y avait rien (pour autant qu’une telle représentation soit valable) et création ex nihilo. « A partir de rien » signifie « pas à partir de quelque chose », au sens où l’effet de la création est le tout de la substance créée. L’idée d’une création ab aeterno ex nihilo n’est pas absurde. * arg. 5 et ad 5 : Si le monde était éternel, il serait égal à Dieu, ce qui est absurde. Saint Thomas répond en reprenant la distinction qu’opère Boèce en Consolation, V, pr. 6, entre l’éternité et la perpétuité. L’éternité est la possession parfaite et toute entière en même temps d’une vie sans terme141. Elle est un Présent permanent, qui se situe dans une autre dimension que le temps. Elle n’est pas une durée ou un temps qui se prolongerait indéfiniment - ce qui est la définition de la perpétuité. Dans l’hypothèse où le monde aurait toujours existé, il serait - à proprement parler - perpétuel et non éternel, car il ne se possède jamais lui-même simultanément selon toutes ses virtualités, mais les déploie progressivement. L’éternité de Dieu est intensive, l’éternité du monde extensive. * arg 7 et ad 7 : Si le monde est éternel - et, en lui, l’espèce humaine -, alors il y a eu une infinité de générations par lesquelles le père a engendré un fils. Or, c’est une règle absolue, qu’on ne peut remonter à l’infini dans la série des causes. Il faut s’arrêter à un premier. Saint Thomas répond en distinguant les séries causales essentielles ou verticales, où la cause 2 dépend essentiellement quant à son agir de la cause 1 (le soleil, l’arbre, l’oxygène) et les séries causales accidentelles ou horizontales où la cause 2 ne dépend pas quant à son agir de la cause 1 (la série des arbres). Selon lui, la règle de non-régression à l’infini ne vaut que pour les séries causales essentielles et non pour les séries causales accidentelles que sont la succession des générations. 140 141 Noter que saint Thomas fait sien cet argument dans le contexte d’In Symbolum, n° 880. Cf. Ia, q. 10, a. 1. * arg. 8 (argument tiré d’Algazel) et ad 8 : Si le monde et les générations ont toujours été, alors il y a une infinité d’hommes qui nous précède. Or, si l’âme humaine est immortelle, il existe actuellement une infinité réelle en acte d’âmes séparées. Or, l’infini en acte est, pour les médiévaux, une impossibilité absolue. Dans sa réponse, saint Thomas expose les différentes solutions apportées à cet argument par les partisans de l’éternité. On peut tout d’abord remettre en question, comme Algazel, l’axiome selon lequel une infinité actuelle est impossible. On peut aussi prétendre que l’âme se corrompt avec le corps ou encore qu’à la mort, les âmes individuelles se résorbent dans une âme spécifique unique. On peut encore soutenir que les âmes sont en nombre fini mais entrent dans un cycle infini de métempsycose. Saint Thomas est assez embarrassé et il fait valoir que ce problème est particulier du moment qu’il ne concerne que l’espèce humaine. Pourquoi ne pas imaginer dès lors que l’espèce humaine n’est apparue, dans cet univers éternel, qu’à partir d’un 142 moment donné ? Dans la détermination de notre a. 2, le Docteur commun s’applique à établir deux thèses connexes : 1°- il est impossible de démontrer que le monde n’a pas toujours existé, 2°- seule la foi nous fait tenir pour vrai que le monde a commencé. Les réponses aux objections ont neutralisé les arguments particuliers des théologiens hostiles à la possibilité d’un monde éternel, il reste maintenant à démontrer pourquoi ils ne pouvaient pas être valables, pourquoi on ne peut pas démontrer le commencement. Saint Thomas procède en deux temps : le commencement de l’univers ne s’impose ni à partir de l’analyse de l’univers lui-même, ni à partir de sa cause qui est Dieu. En effet, le principe de toute démonstration, c’est l’essence d’un être, sa quiddité. Par exemple, l’homme est un animal rationnel, or tout animal est mortel, donc... Or l’essence fait abstraction des déterminations spatio-temporelles parce que celles-ci relèvent de l’existence concrète. C’est dans la mesure où elle existe que l’essence est situé hic et nunc. D’elle-même, elle est un universel dont la nature est d’être toujours et partout. Quand je dis « l’homme est un animal rationnel », cette définition vaut pour l’homme de l’an 1000 comme pour l’homme de l’an 2000, pour le chinois comme pour le français. Par conséquent, de même qu’il est impossible de déduire l’existence à partir de l’essence, de même il est impossible de déduire une durée à partir d’une essence. Rien dans la définition du monde n’implique qu’il ait une durée finie ou infinie. On ne peut pas davantage établir démonstrativement l’adventicité du monde à partir de sa cause. En effet, la cause ultime de l’existence du monde est la volonté de Dieu. Or, il y a deux manières de connaître la volonté de Dieu : soit par démonstration, soit par révélation reçue dans la foi. Par démonstration, je ne peux connaître que ce qui découle nécessairement de ce que je sais de Dieu par la raison naturelle. Ainsi, que Dieu a une volonté et que cette volonté a comme objet premier et nécessaire Dieu lui-même. Par contre, je sais que la volonté de Dieu vis-à-vis de l’existence des créatures est libre, non déterminée. Pas plus que je ne peux déduire ce que fera demain un être libre, je ne peux déduire les décisions divines relatives aux créatures (et à leur durée). La volonté libre de Dieu est insondable. Reste donc que la décision divine relative à la durée des créatures nous soit connue par révélation. Dès lors, il n’est pas impossible pour le théologien de s’interroger sur le pourquoi de la création dans le temps, sur les raisons de convenance qui manifestent la sagesse de Dieu à l’oeuvre dans sa liberté absolue, qui n’est pas liberté de caprice ou 142 Cf. De aeternitate, n° 310 et Cajetan, n° IX 143 d’arbitraire. Selon saint Thomas , la décision de Dieu de créer un univers fini en durée vise ce bien qu’est la manifestation de la transcendance de son Auteur. Un univers fini dans le temps met davanatge en relief la dépendance des créatures ainsi que la souveraine liberté de Dieu. Un univers éternel pourrait abuser les esprits. Les enjeux de ce débat sur l’éternité du monde sont considérables. 1°- Le premier enjeu est celui de l’articulation entre la physique, la métaphysique et la théologie. Pour saint Thomas, la création - c’est-à-dire la dépendance radicale des créatures par rapport à Dieu - est philosophiquement démontrable parce qu’elle nécessaire à l’intelligence métaphysique du monde. Sur ce point, il est plus confiant qu’Albert ou certains aristotéliciens radicaux qui ne sont pas loin de penser que la création relève du « miracle ». Mais ont-ils su passer de la physique à la métaphysique ? Par contre, la création dans le temps relève de la foi seule : la révélation - qui est l’objet de la théologie - va plus loin que la raison philosophique mais elle ne la contredit pas. 2°- Dans le contexte historique du XIIIe siècle, la position de saint Thomas vise à favoriser l’intégration de la philosophie aristotélicienne. En montrant que l’aristotélisme n’implique pas de soi une vérité contraire à la foi, il laisse ouverte la possibilité d’un exercice autonome de la nouvelle philosophie et de son assomption par la théologie. 3°- Dans cette controverse, Thomas défend aussi une certaine idée de l’apologétique chrétienne. La réflexion chrétienne doit faire droit aux exigences propres de la rationalité philosophique et ne pas se complaire dans la solution de facilité qui consiste soit à tout ramener au plan théologique, en jugeant d’une théorie philosophique par ses conséquences théologiques, soit à s’accommoder d’arguments simplement probables - valables certes en théologie mais non en philosophie -, parce que, de toute façon, la solution se joue sur un autre plan. Cette « politique », estime Thomas, est catastrophique : « Certains de ces arguments sont si faibles, dit Thomas à la fin du De aeternitate, que par leur faiblesse ils semblent conférer quelque probabilité à la partie adverse ». Elle est même un danger pour la foi : « Il ne faudrait pas que quelqu’un, entreprenant de démontrer ce qui est de foi, recoure à des raisons non nécessaires qui fournissent aux infidèles matière à dérision, s’ils estimaient que c’est pour des raisons de ce type que nous croyons ce qui est de foi » (Ia, q. 46, a. 2). 4°- Enfin - et ce n’est pas le moindre paradoxe pour un théologien que ses adversaires soupçonnent de naturalisme -, Thomas entend défendre la souveraine liberté de Dieu. Si la question du commencement ne relève pas de la réflexion philosophique, si l’étude métaphysique de l’univers laisse la question ouverte, c’est que la question du commencement dépend de la seule initiative divine, laquelle ne nous est connue que par la révélation. Ceux qui prétendent démontrer la nécessité d’un commencement du monde rabaissent ce dogme de foi à une vérité d’ordre naturel et restreignent la libre initiative divine144. Il est clair que, par rapport aux débats du XIIIe siècle, les donnés du problème ont aujourd’hui considérablement changés. La vision antique d’un cosmos stationnaire et cyclique a cédé la place à une vision évolutive de l’univers : l’univers a une histoire, que l’astrophysique tente de décrire. Ce changement dans la vision scientifique du monde a des 143 Cf. CG II, 38, n° 1149. Cf. M. D. JORDAN, « The Controversy of the Correctoria and the Limits of Metaphyics », Speculum 57 (1982), p. 292-314 144 145 répercussions au plan proprement philosophique . Ainsi l’historicité de l’univers rend plus difficile d’identifier l’univers à l’Etre absolu du matérialisme classique, même si une telle opération demeure possible du moment qu’on substitue une philosophie du devenir à la philosophie de l’être. Certains ont pensé que le modèle cosmologique d’un univers en expansion indéfinie - modèle dit du Big bang - éliminait la possibilité théorique d’un monde éternel et plaidait en faveur d’un commencement absolu et, par suite, d’une création. Mais c’est aller trop vite en besogne et mélanger indûment les plans. A supposer qu’il y a quelques (13) milliards d’années le monde ait été concentré dans un point de matière et d’énergie primordiale, on ne voit pas ce qui permettrait d’affirmer que cet état représente un commencement absolu. Rien n’interdit de poser comme hypothèse que cet état est le résultat d’un état antérieur dont nous ne savons rien. On peut imaginer un cycle éternel de condensations et d’expansions de l’univers. Bien plus, le physicien, dont la vocation est de chercher l’explication des donnés physiques par d’autres donnés physiques, a le devoir méthodologique de supposer un état physique antérieur. En effet, la création n’est pas une catégorie physique, un principe d’explication physique. C’est une des grandes leçons de saint Thomas dans ce débat. 145 Cf. C. TRESMONTANT, Sciences de l’univers et problèmes métaphysiques, Paris, 1976 (ch. 1) Septième leçon : La diversité des créatures L’univers créé par Dieu est tout à la fois un et multiple. Il est un d’une unité d’ordre : toutes les créatures font « système », elles sont en lien les unes avec les autres ; surtout elles ont en commun d’être et se trouvent par là référées à Dieu comme à un unique principe et à une fin unique (q. 47, a. 3). Monothéisme et unité de l’univers sont 146 intrinsèquement liés . Il s’agit évidemment d’une unité ontologique et non pas (nécessairement) d’une unité physique. A supposer qu’il y ait une pluralité d’univers physiques, il n’en resterait pas moins vrai que ces univers auraient quelque chose en commun, et donc une certaine unité, à savoir leur existence et leur dépendance vis-à-vis de la source même de l’être qui est Dieu. Mais cet univers un est aussi multiple. L’être qui fait son unité est aussi intrinsèquement diversifié. Cette diversité est double : 1°- il y a la diversité des individus à l’intérieur d’une espèce déterminée, qui est une diversité horizontale en ce sens que tous les individus sont égaux au plan de leur participation à l’espèce (Sim n’est pas moins homme que Schwarzenegger), 2°- il y a la diversité des espèces, qui est une diversité verticale, hiérarchique, fondée sur la diversité des degrés de participation à la perfection de l’être. Ces deux formes de diversité ne sont pas à égalité : la diversité matérielle est subordonnée à la distinction formelle. En effet, sauf dans le cas de l’homme, la multiplicité des individus à l’intérieur d’une même espèce a pour but la conservation de l’espèce, du type intelligible. La distinction formelle est donc première et plus fondamentale par rapport à la distinction matérielle. Elle peut même exister seule, comme c’est le cas dans le monde angélique. Devant cette diversité, le métaphysicien et le théologien se posent la question : quelle est la cause et la raison d’être de cette diversité des étants ? En particulier : est-elle directement voulue par Dieu (septième leçon) ? Surgit aussitôt une autre question : comment cette diversité, voulue par Dieu, s’est-elle mise en place ? Et ici, la réflexion rencontre la question de l’évolution des espèces (huitième leçon). Dans le Prologue de la q. 44, saint Thomas avait annoncé que, dans l’étude générale de la procession des créatures, il envisagerait, après la production des créatures (q. 44-46), le thème de la distinction des créatures. Cette expression renvoie en fait à une distinction classique entre trois aspects de l’oeuvre décrite en Gn 1 : l’oeuvre de la création à proprement parler, présupposée à toutes les autres ; l’oeuvre de la distinction qui correspond aux trois premiers jours ; l’oeuvre de l’ornementation (ornatus) qui correspond aux trois derniers jours. La réflexion sur la distinction des créatures occupe les qq. 47 à 102, mais c’est dans la q. 47 que saint Thomas traite en les prenant à la racine les questions métaphysiques relatives à la diversité des créatures. Dans le textus receptus, la q. 47 compte trois articles. Dans le premier, saint Thomas se demande si la diversité et la multiplicité des créatures viennent de Dieu, c’est-à-dire sont directement voulues par Dieu. C’est le texte essentiel. L’a. 2 en dégage une conséquence : l’inégalité des créatures (l’ange est supérieur à l’homme et l’homme au gorille), parce qu’elle découle de leur diversité formelle, est, elle aussi, voulue par Dieu. 146 Pour saint Thomas - q. 47, a. 3 - seuls les matérialistes qui ne posent aucun principe unificateur peuvent envisager une pluralité de monde. Ces thèses ne sont pas négligeables au plan théologique : non seulement l’Ecriture attribue explicitement à Dieu l’oeuvre de la distinction : « Il distingua la lumière des ténèbres... », mais elle affirme qu’au terme, Dieu vit que tout cela - c’est-à-dire les êtres dans leur diversité - était bon. Avant de rendre raison de la thèse : « la distinction et la multiplicité des choses proviennent de l’intention du premier agent qui est Dieu », saint Thomas écarte deux solutions insuffisantes : celles qui prétendent expliquer la diversité des êtres soit par la seule matière soit par le seul jeu des causes secondes. Pour le matérialisme de Démocrite, l’univers est composé d’atomes, inengendrés et incorruptibles - donc éternels -, dont les combinaisons en nombre infini expliquent la diversité des créatures. Ces combinaisons, dues à un mystérieux mouvement de la matière, sont le fait du hasard, c’est-à-dire qu’elles ne renvoient pas en dernière analyse à une intention, à une intelligence. Pour Anaxagore, l’univers est à l’origine une masse confuse d’atomes mélangés mais, à un moment donné, l’Intellect ou Nous a provoqué un mouvement - semblable à celui d’une centrifugeuse - qui a opéré la distinction de ces atomes et produit la diversité des êtres. Pour saint Thomas, la diversité matérielle n’offre absolument aucune explication de la diversité formelle ou verticale pour la bonne et simple raison que le matérialisme conséquent est un monisme qui nie la diversité formelle, la réduit à une illusion. Pour la diversité horizontale, la diversité des individus à l’intérieur d’une même espèce, la diversité matérielle offre une explication relative et subordonnée. En effet, si cette goutte d’eau n’est pas cette autre goutte d’eau, c’est effectivement parce que la même forme, la même structure, se réalise dans deux portions distinctes de matière quantifiée. Mais, la matière ne peut pas être l’explication ultime. En effet, primo, la matière ne peut être une cause ultime parce qu’elle est elle-même causée, co-créée (cf. q. 44, a. 2). Elle dépend - elle et ses « propriétés » - d’une cause intelligente et libre. La diversité qui découle de la matière est donc voulue par Dieu. Secundo, de même que la puissance est ordonnée à l’acte et se définit et s’explique en fonction de l’acte, de même, la matière est ordonnée à la forme. La diversité matérielle est donc voulue en vue de la diversité des formes. Ce n’est pas la diversité matérielle qui explique la diversité des formes mais bien l’inverse. Si l’artiste sculpte plusieurs statues, ce n’est pas parce qu’il dispose de plusieurs morceaux de bois, mais c’est parce qu’il a plusieurs idées à communiquer qu’il s’est procuré plusieurs morceaux de bois. Serait-ce alors le jeu des causes secondes qui explique, à lui seul, la diversité des créatures ? Avicenne l’a pensé. Pour lui, ainsi que nous l’avons déjà entrevu dans la cinquième leçon, Dieu qui est absolument un et simple ne peut être la cause immédiate de la diversité des créatures. Il se contente de causer - nécessairement - un premier être, la première Intelligence, qui, à son tour, produit trois effets : la deuxième Intelligence, la première sphère et l’âme de la première sphère, et l’univers se déroule ainsi de suite.... Saint Thomas adresse une double critique à cette théorie de l’origine de la diversité par les seules causes secondes. Primo, elle ne vaut, éventuellement, que pour les êtres qui viennent à l’existence par manière de génération. Pour les êtres qui sont directement créés par Dieu (les corps célestes et les anges), aucune cause seconde n’intervient (cf. q. 45, a. 5), de sorte que leur distinction relève directement de l’intention de Dieu. Secundo, la diversité organique des étants qui compose l’univers est un bien, un « plus être » par rapport à la simple sommation des biens individuels - nous allons y venir. Or, si cette diversité n’est pas directement voulue par la Cause première, par l’Intelligence organisatrice, alors la « cause » de ce bien ne pourra être que le hasard, la rencontre fortuite de deux séries causales secondes distinctes. Par exemple, si la victoire résultait de la rencontre en un point P de deux divisions alliées qui ne se seraient d’aucune manière concertées pour s’y retrouver, alors la victoire serait due au hasard. Par contre, elle ne le serait pas si les deux généraux, tout en ignorant chacun la position et l’itinéraire de l’autre, obéissaient à l’itinéraire tracé par le maréchal, qui lui domine la situation. De même, s’il y a un ordre général de l’univers, il ne peut venir que de la cause générale de l’univers et pas des causes particulières, sectorielles. Ayant écarté ces solutions insuffisantes, saint Thomas développe sa propre pensée : la diversité des créatures est directement pensée et voulue par la Cause première qui est Dieu et il s’efforce d’en montrer la convenance. « En effet, Dieu a produit les choses dans l’être pour que sa bonté soit communiquée aux créatures et représentée par elles [cf. q. 44, a. 4]. Et comme elle ne peut être suffisamemnt représentée par une seule créature [car la créature est finie et la bonté divine infinie], il a produit des créatures multiples et diverses. Ainsi ce qu’il manque à l’une pour représenter la bonté divine, l’autre y supplée. Car la bonté, qui est en Dieu sur le mode de la simplicité et de l’uniformité, est chez les créatures sur le mode de la multiplicité et de la distinction. Ainsi l’univers en sa totalité participe plus parfaitement à la bonté divine et la représente plus parfaitement [ce qui ne signifie pas qu’il soit la parfaite image de Dieu] que quelque autre créature que ce soit. » Les objections font toutes valoir que l’effet produit par Dieu dans les différents ordres de causalité (efficiente, exemplaire et finale) ne peut être qu’unique. Ainsi l’arg. 1 se réfère au célèbre axiome : « De l’un ne peut sortir que l’un (Ex uno non fit nisi unum) », qui est le principe clé de l’avicennisme. Admettre que Dieu est la source directe et immédiate d’une multiplicité, reviendrait à poser, en vertu du principe de la ressemblance entre la cause et l’effet, la préexistence en Dieu d’une certaine multiplicité. Or cela est absolument impossible147. Dans sa réponse, saint Thomas conteste la valeur universelle de ce principe. Il faut, en effet, comme pour le problème de l’éternité du monde (cf. q. 46, a. 1), distinguer l’agent naturel et l’agent volontaire. L’erreur fondamentale de l’émanatisme est d’ignorer la dimension personelle de l’action divine et de la réduire à une action mécanique, naturelle. L’agent naturel agit par sa forme substantielle et, comme celle-ci est unique, ne produit qu’un seul type d’effet, toujours le même : un pommier ne peut produire que des pommes. Par contre, l’agent volontaire agit en fonction de la pluralité des formes intelligibles présentes dans l’intelligence. La racine de la diversité des créatures se trouve bien en Dieu, à savoir dans son intelligence qui pense sur le mode de l’unité la pluralité des partcipations possibles à sa perfection, ce qu’on appelle les Idées divines (cf. q. 15). Comme le Verbe est le lieu des Idées, on comprend qu’à la fin de la détermination, saint Thomas approprie l’oeuvre de la distinction, oeuvre de sagesse s’il en est, au Verbe de Dieu. La deuxième objection est du même type : la copie doit ressembler au modèle. Or le Modèle est absolument un. Donc la copie est unique. Saint Thomas apporte une double réponse. Primo, la copie est effectivement unique lorsqu’elle représente parfaitement le modèle. A supposer qu’un artiste parvienne à exprimer parfaitement dans une seule oeuvre tout ce qu’il porte en lui, tout ce qu’il a à dire, il n’aurait plus aucune raison de se remettre à 147 Cf. AVICENNE, Métaphysique du Shifa, IX, ch. 4 (tr. G. Anawati, p. 138) : « Si en effet de lui résultent nécessairement, d’une façon simultanée deux choses de constitution distincte, ou deux choses distinctes [...], alors ce qui en résulterait proviendrait de deux aspects dans son essence ». l’ouvrage. Et c’est pourquoi - note au passage l’Aquinate - l’image incrée, c’est-à-dire le Fils, qui est parfaite est nécessairement unique. Mais, justement, la création n’est pas une génération, précisément parce que - nous l’avons déjà fait observer - la fécondité de Dieu s’exprime parfaitement dans les processions trinitaires. Aucune créature n’est la parfaite image de Dieu, de sorte qu’il convenait de multiplier les images en leur diversité pour mieux représenter le Modèle. Secundo, le modèle est lui-même déjà de quelque manière « multiple », puisque les Idées divines sont multiples. Avec l’arg. 3, nous passons à la cause finale. Le moyen doit être proportionné à la fin. A fin unique, moyen unique. La bonté divine, fin de la création, étant unique, le moyen d’atteindre cette fin - la créature - est donc unique. A quoi, saint Thomas répond que lorsque le moyen est parfaitement adapté à la fin, il est unique, mais lorsqu’il n’est pas absolument proportionné, alors il faut multiplier les moyens. Un peu comme dans l’ordre spéculatif, lorsque l’argument utilisé pour conclure (le medium) est parfait, il emporte aussitôt l’adhésion et procure une connaissance parfaite, scientifique. Mais si l’argument est seulement probable, il faut alors multiplier les arguments. Encore n’arrive-t-on qu’à une opinion. La diversité verticale des créatures entraîne leur inégalité. En effet, qui dit distinction formelle, dit nécessairement inégalité ontologique. Pour que B soit différent de A, il faut au moins qu’il y ait en B une perfection positive qui n’appartient pas à A ou en A une perfection positive qui n’appartient pas à B. Les espèces (je parle de l’espèce au sens métaphysique : le type intelligible) sont ainsi comme les nombres : elles forment une série ordonnée. Par exemple, dans l’ordre physique, il y a d’abord les éléments simples, puis les mixtes, puis les végétaux, puis les animaux, eux mêmes plus ou moins parfaits... Puisque l’a. 1 a montré que la distinction verticale était pensée et voulue par Dieu, il s’ensuit que l’inégalité - essentielle à l’ordre de l’univers - est, elle aussi, pensée et voulue par Dieu. Saint Thomas, dans l’a. 2 n’a pas de mal à établir que la cause de l’inégalité des créatures, qui contribue à la bonté de l’univers, à son harmonie, qui exige la différence, est la sagesse de Dieu. En fait, s’il consacre un article particulier à une question déjà réglée théoriquement, c’est surtout pour réfuter une explication de l’inégalité des créatures qui lui semble erronée : celle d’Origène148. La position d’Origène est - selon saint Thomas - réactive149. Elle entend faire pièce aux hérétiques manichéens. Ceux-ci, constatant l’inégalité qui existe entre les êtres, tant dans l’ordre physique (il y a des corps lumineux et des corps obscurs) que dans l’ordre humain (il y a des gens qui naissent chrétiens et d’autres qui naissent païens), en concluaient à l’existence de deux principes contraires : un principe bon et un principe mauvais. Prises dans ce champ de forces entre ces deux pôles, les créatures se répartissent inégalement, selon le dosage en elles des élements bons et des éléments mauvais. Là contre, Origène prétend que Dieu a créé toutes les créatures rationnelles absolument égales. C’est en fonction de leur libre choix - de leur mérite ou de leur démérite - qu’elles se sont faites anges, hommes ou démons. Quant au monde corporel, il n’entre pas dans le projet de la première création mais il a été créé dans un second temps pour servir de prison aux âmes pécheresses. Bref, l’inégalité des créatures n’a pas été directement voulue par Dieu, mais elle est la conséquence du choix opéré par les créatures spirituelles. 148 149 Cf. Traité des principes, I, 6 et 8 ; II, 9. Cf. aussi CG, II, 44. Pour saint Thomas, cette explication heurte de front le dogme chrétien de la bonté foncière de l’univers matériel. « Dieu vit tout ce qu’il avait fait et cela était très bon ». le monde matériel n’a pas été créé pour punir l’homme mais pour manifester la bonté et la gloire de Dieu. Dira-t-on que Dieu - puisqu’il est absolument bon - devait faire que chaque créature ait le maximum de bonté, en sorte qu’elles seraient toutes égales (arg. 1) ? Saint Thomas répond que la bonté optimale - secundum modum creaturae - appartient à l’univers comme 150 tel et non pas directement à chacune de ses parties considérée individuellement. Chaque partie est la meilleure quant à son rapport au tout. Mais un organisme doit être différencié et donc intègre une inégalité essentielle. Voilà pourquoi, selon saint Thomas, il dit à propos de chaque créature que Dieu vit que cela était bon, tandis qu’au terme, devant l’univers différencié, il vit que cela était très bon. Mais, insiste Origène, justice rime avec égalité. La justice consiste à donner à égalité aux égaux et inégalement aux inégaux. Or, dans la création, il n’y a pas d’inégalité antérieure à l’acte créateur. Il n’y a donc pas de raison de donner inégalement, de créer les choses dans un statut d’inégalité (arg. 3). A quoi saint Thomas répond que, dans la création, l’inégalité n’est ni un châtiment ni une récompense, mais qu’elle est voulue pour la perfection du tout. Ce n’est pas parce que le toit du garage est en tôle et que les fondations sont en bêton que le toit est différent des fondations. C’est parce que le bien du garage, bien du tout, exige que le toit soit léger et les fondations solides que la tôle est placée en haut et le bêton en bas. 150 Sur la question du « meilleur des mondes possibles », cf. Ia, q. 25, a. 6. Huitième leçon : Création et évolution La foi chrétienne tient que la riche diversité des créatures est voulue directement par Dieu pour manifester sa gloire. Pourtant nous savons aujourd’hui qu’elle n’a pas été donnée à l’origine telle que nous pouvons la constater autour de nous. Les sciences de la nature nous apprennent en effet que la diversité spécifique des êtres s’est mise en place de façon progressive. Il y a eu évolution. I. La problématique de l’évolution L’« évolution » renvoie à plusieurs réalités qu’il importe de bien distinguer : * L’évolution est d’abord une théorie scientifique, c’est-à-dire une interprétation globale (conforme à la tendance naturelle de l’esprit) visant à rendre raison de faits scientifiquement établis selon diverses approches scientifiques (paléontologie, biologie, génétique...). Ainsi, pour expliquer la diversité - synchronique et diachronique - des espèces, la théorie de l’évolution postule que ces espèces se sont transformées progressivement d’où le terme de « transformisme » donné généralement comme synonyme d’évolutionnisme - et engendrées sans discontinuité les unes les autres, à partir des plus simples d’entre elles jusqu’aux plus complexes. Les ressemblances actuelles entre les espèces renvoient donc à l’existence d’un ancêtre commun. Cette théorie est appliquée à des domaines plus ou moins larges : depuis la diversité des races à l’intérieur d’une espèce jusqu’à la diversité générale des organismes vivants, rattachée, sans discontinuité, à un organisme vivant originel, et même jusqu’à l’ensemble des réalités physiques : du Big Bang à Claudia Schiffer ou Bill Gates (selon l’idée que l’on se fait de la nature du stade ultime)151 ! * La théorie scientifique de l’évolution est difficile à abstraire des philosophies de l’évolution qui l’accompagnent. En effet, l’évolution engage assez directement une réflexion philosophique. Non seulement parce que le fait même de l’évolution invite à une réflexion métaphysique sur son « sens », mais aussi parce que l’explication des processus de l’évolution met en oeuvre des notions qui ont (nécessairement ?) partie liée à la philosophie de la nature, comme le hasard, la nécessité, la finalité152. * Enfin, l’évolution désigne un paradigme philosophique totalitaire, une structure de pensée, qui, débordant indûment son cadre restreint d’élaboration, est extrapolé, appliqué à tous les domaines de la réalité, à l’ordre moral, par exemple, dont les lois ne sont pourtant pas celles de l’ordre biologique. Ainsi, la vie des sociétés est interprétée en fonction de la vulgate évolutionniste : les groupes sociaux les mieux adaptés au progrès vont se développer, tandis que les autres sont condamnés d’avance ; les peuples forts ont besoin d’un espace vital ; l’évolution des moeurs est inéluctable, s’y opposer relève du suicide... 151 Sur les aspects scientifiques de la théorie de l’évolution, cf., entre bien d’autres, M. DELSOL, L’évolution biologique en vingt propositions. Essai d’analyse épistémologique de la théorie synthétique de l’évolution, Paris - Lyon, 1991, et, pour un regard critique sur les difficultés de la théorie, M. DENTON, Evolution, Une théorie en crise, Paris, 1988. Un dossier d’initiation, L’évolution, Résurrection 80-91 (1999). 152 Dans son Message à l’Académie pontificale des Sciences, 22 octobre 1996 [DC 93 (1996), p. 951-953], JeanPaul II voit dans cette diversité des philosophies de la nature une des causes de la diversité des théories de l’évolution : « Plus que de la théorie de l’évolution, il convient de parler des théories de l’évolution. Cette pluralité tient, d’une part, à la diversité des explications qui ont été proposées du mécanisme de l’évolution, et, d’autre part, aux diverses philosophies auxquelles on se réfère ». e Inutile de rappeler combien la théorie de l’évolution a, depuis le milieu du XIX siècle, bouleversé la vie des croyants. Tout d’abord, elle a discrédité la lecture naïve des récits bibliques des origines qui avait cours et qui semblait liée à la substance même de la foi. L’athéisme militant a profité de cette destabilisation d’une vision du monde jusque là liée (à tort) à la foi pour mettre l’homme moderne en demeure de choisir entre la science et la religion. Mais cette épreuve a été pour les chrétiens l’occasion de mieux définir la nature de la Révélation biblique. Ensuite - et peut-être surtout - la théorie de l’évolution, en soulignant la continuité entre le règne animal et l’homme (« l’homme descend du singe »), a ébranlé certaines représentations qui soutenaient jusque là la conviction chrétienne que l’homme est un être absolument à part, jouissant d’une dignité à nulle autre pareille. Le matérialisme, dont le propre, selon A. Comte, est d’expliquer le supérieur par l’inférieur (ce qui pourrait donner lieu à une analyse psychologique et morale assez piquante du matérialisme comme dépréciation ou haine de soi), semblait avoir trouvé dans l’évolution une arme absolue contre le spiritualisme. Cela dit, après les réserves et les anathèmes du début - qui s’expliquent par la prudence coutumière de l’Eglise face à la valse des hypothèses scientifiques et surtout par l’usage idéologique que le matérialisme agressif faisait abusivement de la théorie de l’évolution - un lent travail d’assimilation s’est opéré. Dans un message de 1996, le pape Jean-Paul II a reconnu que la théorie de l’évolution était « plus qu’une hypothèse »153. Non seulement la théorie de l’évolution n’apparaît plus incompatible avec une philosophie et une théologie chrétiennes, purifiées de certaines représentations accidentelles liées à des 154 visions du monde périmées , mais certains auteurs (Teilhard de Chardin, Tresmontant...) ont même développé une apologétique originale fondée sur l’évolution : l’idée d’un univers en évolution rendrait, selon eux, plus manifeste à l’intelligence l’action de Dieu que ne pouvait le faire celle d’un univers fixiste et éternel. II. Les ressources de la tradition doctrinale chrétienne Assimilation n’est pas révolution et, si l’évolution appelle de la part des penseurs chrétiens un effort réel d’intégration, elle n’oblige pas à repenser du tout au tout la tradition doctrinale chrétienne. En effet, la philosophie chrétienne doit tenir compte des résultats des sciences expérimentales, mais elle n’est pas pour autant inféodée à ces sciences ; elle n’a pas à se mettre à leur remorque. Elle dispose en effet de ses principes propres d’explication du réel qui ne sont pas en fonction directe de l’état des sciences à un moment donné. Je propose ici quelques principes d’intégration de ce donné nouveau dans la philosophie chrétienne à la lumière de saint Thomas d’Aquin155. Certes, l’Aquinate n’a 153 JEAN-PAUL II, Message cité. J. DE FINANCE, art. cit. à la note suivante, surtout p. 423-430, propose de distinguer chez un auteur métaphysique et vision du monde. 155 Pour une philosophie thomiste de l’évolution, on peut consulter : L.-E. OTIS, La Doctrine de l’évolution, II. Un point de vue philosophique et théologique, Montréal, 1950 ; J. MARITAIN, « Vers une idée thomiste de l’évolution, Première approche », Nova et vetera (1967), p. 87-136 ; E. BAILLEUX, « Thomisme et évolution », Revue thomiste 68 (1968), p. 583-603 ; E. GILSON, D’Aristote à Darwin et retour, Paris, 1971 ; M.-J. NICOLAS, Christianisme et évolution, De Teilhard de Chardin à saint Thomas d’Aquin, Paris, 1973 ; J. DE FINANCE, « Vision du monde et métaphysique. Une philosophie qui se veut thomiste peut-elle accueillir l’évolution ? », Gregorianum 63 (1982), p. 419-451 ; J.-M. VERNIER, Théologie et métaphysique de la création chez saint Thomas, Paris, 1995, p. 275-328 ; J.-M. MALDAME, « Evolution et création, La théorie de l’évolution : ses rapports avec la philosophie de la nature et la théologie de la création », Revue thomiste 96 (1996), p. 575-616. 154 aucune idée d’une évolution des espèces. Il est « fixiste », moins par principe que par ignorance totale des faits qui auraient pu lui suggérer l’idée d’une évolution. Il croyait, comme tous ses contemporains, que le monde avait été créé quelques trois mille ans avant J.C. On trouve pourtant chez lui trois sortes de doctrines qui peuvent éclairer indirectement une réflexion sur l’évolution. Les premières concernent la manière de lire les premiers chapitres de la Gn ; les secondes l’analyse philosophique de certains processus biologiques qui présentent quelque analogie avec l’évolution et qui pourraient fournir des éléments utiles pour une compréhension de l’évolution ; les troisièmes, plus fondamentales, énoncent certains principes fondamentaux de philosophie de la nature ou de métaphysique qui pourraient fournir les cadres généraux d’une philosophie de l’évolution. A. Lire les récits de la création 156 . La lecture thomiste de la Genèse se veut, à juste titre, littérale, au sens où elle entend dégager avant tout ce qu’a voulu enseigner l’auteur sacré. Mais elle n’est pas littéraliste, puisque l’intention de l’auteur sacré n’est pas nécessairement de donner pour vraie la lettre même du texte qui transmet son enseignement157. Concernant le processus de la première création, saint Thomas insiste sur la légitime diversité d’interprétation de la Bible. Il connaît et respecte l’explication littéraliste de la plupart des Pères mais, dans son Commentaire des Sentences, ne cache pas sa préférence pour l’interprétation de saint Augustin - haec opinio plus mihi placet : les six jours ne sont pas des jours réels mais un procédé narratif pédagogique qui permet d’expliciter en recourant à la successivité temporelle la diversité de ce qui est créé simultanément au commencement. Les « premières créatures » sont les substances spirituelles, les corps célestes et les éléments (eau, terre...). Comme elles présentent trois aspects, on distingue dans leur création comme trois « moments » qui sont des moments de nature et non des 158 moments chronologiques : l’oeuvre de la création proprement dite dont l’effet est la réalité informe, l’oeuvre de la distinction (les trois premiers jours), qui correspond au don des formes substantielles propres à chaque réalité et qui les constituent dans leur perfection première, enfin l’oeuvre de l’ornementation159 (les trois jours suivants), qui correspond à la mise en place des réalités affectées par le mouvement (luminaires, animaux...). Pour saint Augustin, ni les plantes, ni les animaux n’ont toutefois été créés au premier instant (donc ni au troisième ni au cinquième jour) : Dieu a seulement déposé dans la création des « vertus séminales », des sortes de germes, qui n’éclosent qu’au cours du temps sous l’action providentielle de Dieu. L’opus propagationis prend la relève de l’opus creationis : il y a mise en place progressive de l’oeuvre divine160. 156 Saint Thomas n’a pas commenté la Genèse, mais les qq. 65-74 de la Ia pars de la Summa theologiae constituent un commentaire du premier récit de la création, pétri de patristique et soucieux d’intégrer la science de son temps. Ces questions, généralement négligées, sont riches d’une méthodologie théologique qui n’a rien perdu de son intérêt. Cf. aussi In II Sent., d. 12, q. 1. 157 Ainsi, pour saint Thomas, la lecture augustinienne est littérale et non mystique (In II Sent., d. 12, q. 1, a. 3), même si, en apparence, les autres lectures sont plus conformes à la lettre (In II Sent., d. 12, q. 1, a. 2). 158 Cf. Ia, q. 70, a. 1. 159 Le terme d’ornatus renvoie à Gn 2, 1 où il est dit que « les cieux et la terre furent achevés avec toute leur armée [en latin : cum omnis ornatus eorum] ». 160 La doctrine des raisons séminales a été très diversement interprétée. Pour L.-E. OTIS, op. cit., p. 173-227, la doctrine de saint Augustin s’accorde parfaitement avec l’évolution et est reprise par saint Thomas. Pour E. GILSON, Introduction à l’étude de saint Augustin, p. 260 ss, le sens profond de la théorie augustinienne des B. Deux théories de philosophie de la vie La théorie de la génération spontanée161, si elle est manifestement périmée, montre que saint Thomas n’excluait pas l’idée que certaines formes de vie, rudimentaires il est vrai, puissent sortir de la matière inanimée sous l’action de certaines causalités naturelles d’ordre supérieur (les corps célestes). Saint Thomas, pour différents motifs, s’est intéressé de très près à l’analyse 162 philosophique de l’embryogenèse . Or, les sciences contemporaines attirent l’attention sur l’analogie entre l’ontogénèse et la phylogenèse. Tout ce passe comme si l’embryion reparcourait pour son propre compte le processus entier de l’évolution. Selon l’Angélique, lorsque Mirza et Mirzette engendrent Milou, l’oeuf fécondé traverse, au plan philosophique, deux étapes. Il vit d’abord d’une vie végétative (manifestée par les fonctions d’assimilation vitale et de croissance) et, comme, en bon aristotélisme, le vivant doit avoir un principe interne de vie, on en conclut qu’il possède à ce moment là une âme végétative. Ensuite, lorsque les organes des fonctions animales (locomotion, sensation) sont suffisamment développés, alors l’âme végétative est détruite et cède la place à une âme animale tirée des potentialités de la matière. Il y a donc succession des formes selon l’ordre de la perfection. Certes, Milou n’est pas d’abord une plante puis un animal. Non, il est, dès sa conception, un animal « virtuel » qui vit d’abord d’une vie végétative grâce à une âme transitoire appelée à disparaître. Quel est le moteur de cette « évolution »163 ? C’est, pour saint Thomas, l’âme des parents dont dérive une vertu qui réside à la manière d’un dynamisme, d’une motion transiente (comme la grâce dans les sacrements) dans la semence et l’utilise comme un instrument pour aboutir à la génération. Si intéressantes que soient ces remarques, elles restent trop ponctuelles. Une approche thomiste de l’évolution ne peut être un simple raccommodage, mais elle doit remonter aux principes fondamentaux de la philosophie. Deux d’entre eux s’avèrent ici précieux. C. Deux principes métaphysiques Le dynamisme des êtres vers la perfection. Pour autant qu’elle participe à l’esse, toute réalité tend naturellement vers un plus-être. En effet, l’acte est limité, contracté par la puissance qui le reçoit, mais de soi il « aspire » à une extension plus grande. Comme le ressort comprimé dans une boite tend à se dilater et se dilate de fait dès lors qu’on soulève le couvercle. L’esse, acte des actes, qui est limité par les essences, garde en quelque sorte la nostalgie de la plénitude selon laquelle il se réalise en Dieu. Ce dynamisme se manifeste dans l’action qui est recherche d’un plus-être, mais aussi dans une sorte de dépassement des limites spécifiques : « C’est parce que chaque être de la nature tend vers la similitude raisons séminales est, à la vérité, fort opposé aux convictions de saint Thomas, puisqu’il s’agit en fait d’éliminer « tout soupçon d’une efficace créatrice quelconque dans l’activité de l’homme et des autres êtres créés ». Ce qui sape tout authentique évolutionnisme. Pour une approche historique de la question, cf. les notes de la BA sur les principaux passages du de Genesi ad litteram. 161 Cf., par exemple, Ia, q. 45, a. 8, ad 3. 162 Cf. CG, III, 22 ; Ia, q. 118, a. 2... la question de l’embryogenèse est directement liée au problème de l’unicité de la forme substantielle dont on sait l’importance pour saint Thomas. 163 Cf. Ia, q. 118, a. 1. divine qu’il tend [...] vers un degré de perfection supérieur, transnaturel au regard de sa 164 nature propre . ». La matière elle-même est habitée par ce dynamisme qui la fait tendre vers une actualisation plus parfaite, c’est-à-dire qu’elle aspire à être informée par les formes supérieures. Or, la forme naturelle la plus haute est celle de l’homme, qui forme l’horizon de l’univers spirituel et physique. Aussi saint Thomas dit-il que « l’homme est la fin de tous les processus de la génération »165. La dignité des causes secondes. Pour saint Thomas, une cause est parfaite lorsqu’elle peut produire et produit de fait non seulement un autre être mais une autre cause. Aussi la toute-perfection de Dieu consiste-t-elle à communiquer cette forme parfaite d’être qu’est d’être cause. Dieu ne créé pas des illusions mais des causes et des causes, qui, pour être secondes, n’en sont pas moins efficaces. C’est pourquoi, aux antipodes de tout occasionalisme, saint Thomas est extrêmement soucieux de laisser aux créatures le maximum d’autonomie possible. Ce souci apparaît clairement, à l’intérieur même du traité de la création, à l’a. 8 de la q. 45 : « La création vient-elle se mêler aux oeuvres de la nature 166 et de l’art ? », qu’il nous faut examiner de plus près. Les processus naturels, c’est-à-dire l’activité des êtres physiques, aboutissent à l’apparition de formes nouvelles (accidentelles ou substantielles). Nouvelles, non pas au plan du type spécifique, mais nouvelles au plan individuel. Lorsque Milou est conçu, une 167 nouvelle forme canine individuelle apparaît qui n’existait pas auparavant . Mais d’où « sortent » donc ces formes nouvelles ? Certains pensent résoudre le problème en le niant : en fait, il n’y a aucune nouveauté réelle. Les formes qui apparaissent au cours du temps ne sont pas nouvelles, mais elles étaient simplement cachées dans la matière et en sont dégagées progressivement168. « D’autres, poursuit saint Thomas, ont affirmé que les formes étaient données ou causées par un agent séparé [de la matière], par manière de création. Et, de ce point de vue, la création vient s’adjoindre à toute opération de la nature. » Dans ce cas, les causalités naturelles se contentent de disposer la matière à recevoir une forme mais elles ne peuvent la donner elles-mêmes. La forme est donc créée par un agent extérieur à la nature. 164 J. MARITAIN, art. cit., p. 93. C’est pourquoi, selon Maritain, l’évolution ne peut aller plus loin que l’homme. Là, elle a atteint son but. 166 Texte parallèle : Q. de pot., q. 3, a. 8 167 Il en va de même avec l’activité artistique (entendons : l’activité productrice) des êtres intelligents. Elle se traduit par l’apparition de formes accidentelles nouvelles. La forme accidentelle individuelle que revêt ce bloc de marbre n’existait pas avant Rodin. 168 Dans le De pot., saint Thomas attribue cette opinion à Anaxagore tel qu’il le connaît à travers Aristote Physique, I, 4 : « Autre principe d’Anaxagore : les contraires s’engendrent les uns les autres ; ils préexistaient donc les uns dans les autres ; en effet, il faut que tout engendré provienne ou d’êtres ou de non-êtres [...]. Dès lors reste, pour eux, que la génération ait lieu nécessairement à partir d’êtres et d’êtres préexistants, mais qui, par la petitesse de leurs masses, échappent à nos sens. par suite, ils disent que tout est mêlé dans tout, parce que l’expérience leur montrait que tout était engendré de tout. » On pourrait aussi rapprocher cette doctrine d’une certaine conception augustinienne des raisons séminales. Mais, rétorque saint Thomas, cette position vient de la méconnaissance de la distinction entre la puissance et l’acte et donc de l’incapacité à concevoir un autre type d’être que l’être en acte. On s’imagine alors que les formes étaient en acte dans la matière mais cachées. Ce qui est impossible pour de multiples raisons, en particulier parce que la matière est par définition pure puissance et ne contient donc rien en acte. 165 Cette théorie découle de l’extrincésisme platonicien. Le monde sensible n’a pas suffisamment de consistance pour être le lieu d’une véritable causalité. Toute causalité implique l’intervention d’une cause supra-mondaine - ce qui conduit logiquement à l’occasionnalisme. Saint Thomas vise plus directement la théorie avicenienne du « Donneur 169 de formes » . Cette théorie - qui s’applique aussi bien à l’ordre ontologique qu’à l’ordre noétique - prétend que l’Intellect agent séparé donne aussi bien les formes substantielles à la matière que les formes intelligibles à l’intellect possible. La nature d’un côté et l’imagination de l’autre se contentent de préparer le terrain à la réception des formes. Saint Thomas réfute souvent cette théorie en faisant valoir qu’elle est incapable de rendre compte de la ressemblance entre l’agent naturel et son effet : si l’agent naturel n’était pas la cause réelle de l’effet, on ne voit pas pourquoi l’effet porterait sa 170 ressemblance . Mais la cause profonde de cette erreur est la méconnaissance de ce qu’est la forme. « La forme d’un corps physique n’est pas une réalité subsistante, mais ce par quoi quelque chose est », c’est-à-dire un principe d’être. Ce qui subsiste - c’est-à-dire ce qui exerce pour son propre compte l’acte d’être -, c’est la substance, le composé comme tel. La forme substantielle n’a donc pas un être qui lui serait propre et qui serait distinct de l’être du corps. Elle ne tombe pas du ciel mais est éduite de la matière, au sens où le jeu des causalités matérielles permet d’expliquer l’apparition d’une structure. L’apparition d’une forme substantielle nouvelle n’est donc pas l’apparition d’un étant nouveau, qui exigerait une création. Elle est l’effet de la nature. Comme l’activité naturelle s’exerce sur une réalité préexistante, elle n’est pas une création. Je tire deux conclusions de cet a. 8 de la q. 45. D’une part, au plan de l’histoire des doctrines, il manifeste que, si saint Thomas, dans ce traité de la création, emprunte beaucoup à la tradition platonicienne et néoplatonicienne (doctrine de la participation, de l’exemplarité...), il la leste de tout le « naturalisme » aristotélicien et en évacue l’extrincésisme. D’autre part, au plan doctrinal, il marque la dictinction nette entre la causalité prédicamentale (celle des êtres de la nature) et la causalité transcendantale (celle de Dieu). Tout en affirmant la dépendance radicale de la nature par rapport à Dieu au plan transcendant, il pose les fondements de l’autonomie et de la consistance propre de l’ordre naturel171. Mais alors, puisque saint Thomas accorde aux causalités créées le maximum qu’il croit pouvoir leur accorder, puisque l’apparition de nouveaux individus à l’intérieur des espèces s’explique suffisamment par le jeu des causes naturelles, soutenu, à un autre plan, par la causalité divine, pourquoi ne pas étendre ce principe à un nouveau champ 172 d’application, insoupçonné par saint Thomas : celui de la production de nouvelles espèces ? 169 « Cet agent surnaturel, précise saint Thomas en Q. de pot., est celui que Platon a posé comme le ‘donneur de formes’. Avicenne a dit qu’il était la dernière intelligence parmi les substances séparées. Certains modernes qui les suivent prétendent que c’est Dieu. » Cf. aussi In II Sent., d. 27, q. 2, a. 3, où saint Thomas mentionne aussi Thémistius. Platon apparaît donc comme l’initiateur de cette théorie. Certes, on ne trouvera pas telle quelle chez Platon l’expression de « donneur de formes ». C’est Averroès - In Met, VII, comm. 31 (VIII, 180 K) - qui lui attribue explicitement cette position. Pour Avicenne, cf. Métaphysique, IX, 5. Quant aux moderni - des theologi précise saint Thomas en In II Sent., d. 27, q. 2, a. 3 -, qui suivent Platon et Avicenne et identifient le Donneur de formes à Dieu lui-même, il s’agit des penseurs chrétiens du début du XIIIe siècle pour lesquels Gilson a forgé le terme d’augustinisme avicennisant. 170 Cf. aussi tout l’arsenal d’arguments que saint Thomas déploie en CG III, 69 contre l’occasionalisme. 171 Cf. J. AERTSEN, Nature and Creature..., p. 319 ss. 172 Cf. J.-H. NICOLAS, Synthèse dogmatique, II, p. 99 : « Cela saint Thomas l’avait vu et fortement dit pour tout le domaine où il pouvait voir s’étendre la causalité créée, c’est-à-dire la production incessante de nouveaux III. Une philosophie de l’évolution. A partir de ces ressources de la tradition, comment rendre compte philosophiquement de l’évolution ? Il faut d’abord poser correctement le problème qui est celui de la possibilité philosophique du passage d’une espèce à une autre et des modalités de ce passage. Pour la clarté du propos, distinguons l’espèce au sens ontologique et l’espèce 173 empiriologique, c’est-à-dire au sens de la biologie expérimentale . L’espèce au sens ontologique est une certaine perfection, un aspect déterminé de la perfection de l’être, un type intelligible immuable qui exprime une Idée divine, c’est-à-dire une manière originale de participer à la perfection de Dieu. A ce type intelligible qui se réalise dans la matière, nous n’avons pas d’accès intellectuel direct. Il nous faut partir des effets sensibles de l’essence pour remonter à leur cause et tenter de la « reconstruire » - ce que Maritain appelle une 174 connaissance périnoétique. Cette connaissance de l’essence est très précaire et limitée . Saint Thomas va jusqu’à dire qu’« aucun philosophe n’a jamais pu connaître parfaitement l’essence d’une seule mouche175 ». Il n’y a donc pas nécessairement correspondance point par point entre les espèces métaphysiques et ces équilibres plus ou moins stables que sont les espèces biologiques. Pour certains, ce décalage résout le problème : il n’y a dans la nature de nouveauté qu’empirique et nullement métaphysique. Les changements, même s’ils affectent les espèces empiriologiques, sont accidentels au plan de l’espèce métaphysique. Par exemple, Eohippus (Eocène) et Equus renvoient à une seule et même espèce métaphysique. Mais cette solution ne vaut que dans l’hypothèse d’un transformisme limité, d’une évolution sectorielle. Elle ne vaut plus si l’on doit admettre l’évolution généralisée : entre la bactérie et le chimpanzé, il y a un manifestement changement d’espèce métaphysique (sauf à vider de tout contenu la notion d’espèce) ! Le passage d’une espèce à une autre doit donc être possible. Reste à savoir comment des individus d’une espèce A peuvent produire un individu d’une espèce A + 1 ? Comment le plus peut sortir du moins, une espèce plus parfaite d’une espèce moins parfaite ? Certains pensent que le processus de l’évolution est ponctué par des interventions proprement créatrices de Dieu qui seules expliquent l’apparition de formes vitales supérieures. Certes, extérieurement, la différence entre certains individus avancés de l’espèce A et les individus qui réalisent de façon rudimentaire l’espèce B peut être minime, de sorte qu’empiriquement, on ne voit qu’une continuité, mais un saut a été accompli (comme dans la digestion : entre le moment où le pain est en phase de décomposition avancée et celui où on a désormais de la chair humaine, le saut n’est pas discernable). Il y aurait donc une sorte de création continuée, avec apparition de nouvelles espèces directement créées par Dieu. Sans nier l’intérêt de ce modèle de la création continuée, on peut lui préférer le modèle d’un processus de l’évolution entièrement naturel, qui ne requiert aucune intervention proprement créatrice, étant bien entendu présupposé l’action par laquelle individus en chaque nature spécifique. Si la science nous invite à élargir ce domaine jusqu’à la production de natures nouvelles, spécifiques, génériques, on peut voir en cela une accentuation de cette idée, entrevue par la métaphysique, confirmée par la foi, que le sens de l’acte créateur est de faire participer les créatures à sa bonté, qui est inclination à donner, à communiquer ce qui est en lui. » 173 Cf. J. MARITAIN, art. cit., p. 117-118. 174 Cf., quoi qu’un peu excessif, Philippe W. ROSEMANN, Omne ens est aliquid, Introduction à la lecture du ‘système’ philosophique de saint Thomas d’Aquin, Louvain - Paris, 1996, p. 143-147. 175 In Symbolum, Prologus (§ 864) 176 Dieu conduit toutes choses . Tant que les formes produites sont éduites de la matière, rien n’empêche de concéder qu’elles se mettent en place en vertu du seul jeu des causalités naturelles. Peut-on préciser la nature de ce « jeu » ? A tort ou à raison, cette question est devenue le champ de bataille entre le déterminisme des causes matérielles et le finalisme, conflit que l’on voudrait identifier au conflit entre le matérialisme et le spiritualisme. Le passage d’une forme naturelle à une autre s’explique-t-il par le seul jeu des causes matérielles ou bien par l’influence d’une fin, c’est-à-dire du but à atteindre ? Mais cette alternative est une très mauvaise manière de poser le problème, car c’est le poser d’emblée en termes matérialistes : ou bien l’explication déterministe ou bien l’explication finaliste. Or, la grande différence entre le déterminisme matérialiste et le finalisme (bien compris), c’est que le déterminisme matérialiste exclut le finalisme, tandis que le finalisme non seulement est compatible avec une explication au plan des causes matérielles mais l’exige. L’action propre de la fin se situe sur un autre plan que celui de l’enchaînement des phénomènes et ne supprime pas la nécessité d’une explication au plan des causes matérielles. Par exemple, dans le cas d’une action libre - qui est par définition une action finalisée -, une fois que l’acte libre est posé, il est toujours possible de reconstituer le mécanisme de l’action dans lequel s’est incarné le jaillissement de la liberté, qui n’était pas prédéterminé au plan physique. Au moment de poser l’acte libre, la situation est une situtation ouverte. C’est ce que manifeste une page magnifique du Phédon de Platon. Socrate, dans sa prison, critique la théorie d’Anaxagore qui, tout en disant que l’intelligence est la vraie cause, explique en fait tout par des mécanismes matériels. Anaxagore est comparable à celui qui dirait que : « La raison pour laquelle je suis assis ici en ce lieu, c’est que mon corps est fait d’os et de muscles ; que les os sont solides et qu’ils ont des commissures les séparant les uns des autres, tandis que les muscles ont la propriété de se tendre et de se relâcher, faisant aux os une enveloppe de chair et de peau, laquelle maintient les chairs ; en conséquence de quoi, lorsque les os oscillent dans leurs propres emboîtements, les muscles qui se détendent et se contractent, me mettent à même par exemple, de fléchir à présent mes membres ; et voilà la cause en vertu de laquelle m’étant replié de la sorte, je suis assis en ce lieu ! Concernant, cette fois, la conversation que j’ai avec vous, il alléguerait d’autres causes du même ordre, l’articulation des sons, l’émission de l’air, l’audition, invoquant mille autres raisons analogues et négligeant de mentionner les causes qui le sont véritablement : à savoir que les athéniens ayant jugé qu’il valait mieux me condamner, j’ai jugé qu’il valait mieux, pour moi aussi, d’être assis en ce lieu ; autrement dit qu’il était plus juste, en restant sur place, de me soumettre à la peine qu’ils auraient édictée. De fait, par le Chien ! il pourrait, je crois, y avoir longtemps que ces muscles et ces os seraient du côté de Mégare ou de la Béotie, où les aurait porté un jugement sur ce qui vaut le mieux, dans le cas où je ne me serais pas figuré qu’il était plus juste et plus beau, au lieu de fuir et de m’évader, de m’en 177 remettre à la Cité de la peine qu’éventuellement elle décide d’infliger . » L’affirmation d’une finalité n’exclut donc pas l’explication par les causes matérielles. Elle se situe sur un autre plan. Il faut donc se garder de faire de la finalité un principe d’explication « physique », au niveau des sciences. Ce fut, par exemple, l’erreur des « vitalistes », pour qui la vie en sa spontanéité était un principe explicatif des phénomènes 176 Pour Maritain, cette action revêt toutefois ici des modalités particulières. Dans le cas de l’engendrement d’un individu par un individu de même espèce, une motion générale suffit puisque le principe prochain (la caninité de Milou) est proportionné à l’effet à produire (la caninité de Mirza). La motion divine meut le générateur à agir conformément à sa nature. Par contre, dans le cas de la production d’un individu d’une autre espèce, il faut une « motion surélévatrice et surformatrice » qui meut le vivant à devenir mieux qu’il est, au sens où sa descendance participe d’un degré spécifique supérieur. Le géniteur est ainsi l’instrument de la production (par accident) d’une nouvelle espèce. 177 PLATON, Phédon, 98 c - 99 b biologiques à côté et au même titre que les lois physico-chimiques. Cette manière de faire présente deux graves inconvénients. Primo, elle place la finalité en concurrence avec le déterminisme, de sorte que la finalité sert à boucher les trous de l’explication déterministe et que tout progrès dans l’explication déterministe conduit inéluctablement à un recul de la finalité. Secundo, elle représente une solution de facilité aux yeux de la science moderne qui a pour principe d’expliquer des phénomènes par des phénomènes du même ordre. Or, de ce point de vue, on n’a effectivement rien dit quand on a dit que l’oeil était fait pour voir ou les ailes pour voler. Il faut encore expliquer le mécanisme qui permet la vision ou le vol. On n’a rien dit non plus en affirmant que, dans la lignée de l’évolution, on est passé de telle espèce animale à telle autre, parce que la seconde est plus parfaite ou vaut mieux que la première. L’explication finaliste garde toute sa valeur en philosophie, où le regard porté sur le réel est d’un autre type. Là, le finalisme serait compatible avec le plus strict déterminisme physique, parce que les deux explications ne sont pas sur le même plan. La théorie synthétique prétend que le processus de l’évolution est gouverné par le hasard qui produit des mutations inattendues et la nécessité qui sélectionne les mutations les meilleures, celles qui favorisent l’adaptation et la survie. Pour la philosophie chrétienne, le hasard est une notion relative, c’est-à-dire qui ne vaut qu’au plan des causes secondes. Quant à la sélection naturelle du meilleur, elle suppose un dynamisme finalisé par la survie. L’un et l’autre principe renvoient en dernière analyse à une intelligence organisatrice, laquelle a programmé le jeu des causes secondes, sans interférer directement sur leur propre plan, pour qu’apparaissent les formes supérieures de la vie. IV. Le cas de l’homme Dans son Message de 1996 à l’Académie des sciences, Jean-Paul II reconnaît toute latitude à la science pour élaborer un modèle généralisé de l’évolution, mais il rappelle que la vérité de foi impose une (et une seule) discontinuité absolue dans le processus évolutif : celle entre la matière et l’esprit. « Les théories de l’évolution qui, en fonction des philosophies qui les inspirent, considèrent l’esprit comme émergeant de la matière vivante, ou comme un simple épiphénomène de cette matière, sont incompatibles avec la vérité de l’homme. Elles sont d’ailleurs incapables de fonder la dignité de la personne. » Par conséquent, l’apparition de l’homme sur terre marque d’un certain point de vue une nécessaire discontinuité dans le processus évolutif : elle ne peut s’expliquer par le seul jeu des causes matérielles. La foi catholique enseigne en effet que l’âme humaine présente un statut paradoxal : elle est à la fois la forme substantielle d’un corps et une forme subsistante, c’est-à-dire une forme qui est son propre sujet d’existence, une forme dont l’être ne dépend pas de l’être du composé. Alors que l’âme de Mirza n’existe pas comme sujet mais comme partie d’un sujet, le corps organisé qu’est Mirza, qui lui communique son acte d’être, l’âme de Pierre existe par elle-même et c’est elle qui communique son être au corps dont elle est la forme. La subsistance de l’âme humaine se déduit philosophiquement du fait qu’elle agit par elle-même, qu’elle exerce certaines activités qui sont de soi inorganiques, même si, dans l’état d’union au corps, elles s’incarnent dans l’activité organique. Là - sur la ligne du Mind/Body Problem - est aujourd’hui, le front de la bataille entre matérialisme et spiritualisme. Comment fonder philosophiquement l’irréductibilité de l’esprit à la matière ? Comment manifester qu’il existe des activités spirituelles qui, tout en requérant l’activité cérébrale comme condition, ne sont pas de soi de pures résultantes de l’activité cérébrale ? Comment interpréter le parallélisme psycho-cérébral (à tout événement psychique correspond un événement cérébral) d’une manière qui n’aboutisse pas à la conclusion que le cerveau produit la pensée comme le foie produit le glucose ? Est-ce en faisant valoir la réflexivité de l’esprit (qui n’est pas exactement la même chose que la « conscience », laquelle s’explique peut-être par l’activité cérébrale et se rencontre déjà chez les animaux supérieurs), sa capacité à abstraire, la nécessité des lois de la raison ? Ce statut métaphysique de l’âme humaine implique quant à son origine et quant à sa fin, des différences de nature et pas seulement de degrés par rapport aux formes substantielles des animaux. Quant à l’origine, les formes substantielles des animaux sont éduites de la potentialité de la matière par le jeu des causes naturelles ; l’âme humaine, parce qu’elle est subsistante, est directement créée par Dieu178. Les géniteurs humains n’exercent qu’une causalité dispositive179 : ils éduisent de la matière une forme végétative transitive puis une forme sensitive qui lorsqu’elle a atteint le degré de développement susceptible de permettre les activités rationnelles est corrompue par la venue de la forme intellective directement créée par Dieu. Comme le disait déjà Aristote, « l’intellect seul vient de l’extérieur180 ». A l’origine correspond la fin. Les formes des êtres corporels tenant leur esse du composé, lorsque le composé se dissout (la matière n’étant plus proportionnée à la forme), la forme disparaît aussi. Par contre, l’âme humaine, exerçant l’acte d’être pour son propre compte, continue d’exister après la dissolution du composé qu’est la mort. Il n’est pas très difficile d’appliquer analogiquement à l’origine de l’espèce humaine les principes que saint Thomas met en oeuvre pour expliquer l’embryogenèse. D’une part, les causalités à l’oeuvre dans la nature ont abouti à l’existence d’un animal supérieur dont l’organisation cérébrale était susceptible d’accueillir la pensée et la liberté. D’autre part, Dieu a créé immédiatement l’âme spirituelle de ce premier homme. Mais, en raison de la continuité corporelle entre le dernier singe et le premier homme, il est scientifiquement impossible de déterminer le moment précis de cette « humanisation » - seuls certaines manifestations extérieures de la rationalité spirituelle (le langage, la « culture », les rites funéraires et religieux...) donnent à penser que le saut qualitatif de l’humanisation a eu lieu181. 178 Ia, q. 90, a. 2 et lieux par. C’est une vérité de foi récemment rappelée par PIE XII, Humani generis (Dz 3896) : « ... - car la foi catholique nous ordonne de maintenir que les âmes sont créées immédiatement par Dieu - » ou le CEC n° 366 : « L’Eglise enseigne que chaque âme spirituelle est immédiatement créée par Dieu - elle n’est pas ‘produite’ par les parents ». 179 N’est-ce pas contredire la thèse de saint Thomas selon laquelle la création est immédiate, Dieu ne se servant pas d’intermédiaires ? Non, car les parents ne sont pas des instruments dans la production de l’âme spirituelle comme telle, qui se fait ex nihilo. Ils sont seulement à l’origine de la disposition de la matière vivante à l’occasion de laquelle Dieu créé l’âme. 180 De generatione animalium, II, 3 181 Au plan proprement théologique se pose ici le problème difficile de l’état de justice originelle. Le caractère primitif du « premier homme », à peine sorti des limbes de l’animalité, semble s’oppose à la perfection reconnue par la théoogie traditionnelle à Adam. On peut répondre soit que, du point de vue religieux fondamental, le choix pour ou contre Dieu est possible dès qu’il y a vie spirituelle, car la profondeur de la vie spirituelle ne se mesure pas au degré de « civilisation ». Soit que l’état de justice originelle a impliqué une surélévation et au plan d ela grâce et, conséquemment, au plan de la nature. Comme le péché a eu lieu peu de temps après la création de l’homme, cet état n’a laissé aucune trace « historique », l’humanité étant aussitôt retombée dans son imperfection initiale. Bibliographie générale sur la théologie de la création I. Manuels * R. GUELLUY, La Création, « Le Mystère chrétien », Paris, 1963 * L. SCHEFFCZYK, Création et providence, « Histoire des dogmes », Paris, 1967 [version originale en allemand en 1963] * La Trinité et la création, « Mysterium salutis, 6 », Paris, 1971. II. Saint Thomas et son école