
Mojmír Grygar « L’art abstrait du point de vue de la sémiotique » 2/32
intéressant d’une telle anticipation est fourni par les considérations de l’inventeur de la
machine à clavier de couleurs (clavecin oculaire), l’abbé I.B. Castel, qui avait observé que la
seule couleur, dans des formes élémentaires ou fortuites, prêtait à une expérience
esthétique. Qui plus est, il n’excluait pas la possibilité qu’on puisse « préférer un simple
point noir sur fond blanc à la plus belle et la plus riche composition (de couleurs)
1
». Au
XIX° siècle de telles anticipations de l’art abstrait sont déjà assez nombreuses : elles
trouvent à s’exprimer, souvent de manière indépendante les unes des autres, chez des
peintres, des théoriciens et des critiques d’art de type académique. Ces mouvances
s’inspiraient dans une large mesure des recherches sur la théorie des couleurs, des
perceptions optiques, acoustiques, tactiles et cinétiques, mais aussi des domaines
spécifiques de la physique, de la physiologie et de la psychologie
2
. On peut voir dans les
cours de philosophie, d’esthétique et de psychologie, depuis le XVIII° siècle au moins,
une anticipation théorique, bien que souvent latente sur l’art non figuratif. Les recherches
concernant la théorie de la connaissance et notamment la relation des perceptions et des
concepts, la langue, la sémiotique, les catégories esthétiques et tout particulièrement la
construction formelle d’œuvres artistiques qui est apparue dans le contexte de l’empirisme
anglais et de la philosophie allemande classique de l’époque de Kant, de Hegel et de leurs
disciples, posaient dans une certaine mesure la question du signe artistique qui régit les
fonctions de représentation, de référence, de dénomination. Sous cet angle, on peut
reconsidérer le rôle des chercheurs qui ont déplacé les investigations concernant l’œuvre
d’art des questions de contenu aux questions de forme. Il s’agit en premier lieu de l’œuvre
pionnière de Johann Friedrich Herbart et de ses successeurs Konrad Fiedler, Adolf
Hildebrandt, Heinrich Wölfflin, Theodor Lipps, Wilhelm Worringer et d’autres. Les
théoriciens tchèques de l’esthétique occupent dans leurs rangs une place qu’on ne saurait
négliger : Josef Durdík, Otakar Hostinský, Otakar Zich, les précurseurs de l’école de
Prague et des théoriciens structuralistes de l’art, Jan Mukařovský et ses successeurs
3
.
1
Je cite d’après le catalogue de l’exposition sur l’art abstrait au musée d’Orsay (2003-2004) Aux
origines de l’abstraction 1800-1914. Paris 2003, p. 43.
2
On trouvera de nombreuses informations sur les recherches scientifiques en rapport soit direct,
soit détourné avec le signe plastique abstrait chez les auteurs du catalogue précédemment cité :
Serge Lemoine, Étienne Jollet, Georges Roque, Michel Frizot, Arnauld Pierre, Jonathan Crary,
Jacques Le Rider, Pascal Rousseau.
3
Josef Zumr, Máme-li kulturu, je naší vlastí Evropa. Herbartismus a česká filosofie [Tant que nous avons
une culture, l’Europe est notre patrie. L’Herbartisme et la philosophie tchèque], Prague 1989.