Colloque Herbart Grygar L`art abstrait 1 02 2013

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L’art abstrait du point de vue de la sémiotique.
Mojmír Grygar (Slavisch Seminarium, Universiteit van Amsterdam)
Pour citer cet article : Mojmír Grygar, «L’art abstrait du point de vue de la sémiotique »,
Les enfants de Herbart, Des formalismes aux structuralismes en Europe centrale et orientale. Filiations,
reniements, héritages, ed. Xavier Galmiche, Formalisme esthétique en Europe centrale,
formesth.com.
Regarder la langue et se demander à quel moment précis une
telle chose a « commencé » est aussi intelligent que de regarder un
ruisseau de la montagne et de croire qu’en remontant on trouvera
l’endroit précis ou il a sa source. Des choses sans nombre établiront
qu’à tout moment le ruisseau existe pendant qu’on dit qu’il nait.
Ferdinand de Saussure
La découverte de la peinture abstraite dans les années 1910-1915 fut
l’aboutissement logique des processus à l’œuvre dans la peinture européenne de la
deuxième moitié du XIX° siècle. Le dénominateur commun de ces tendances est
l’affaiblissement progressif de la fonction mimétique qu’avaient ces tableaux et l’attention
croissante portée aux moyens d’expression propres aux beaux arts. A cet égard
l’impressionnisme a joué un rôle important. En termes imagés, ce fut le déclencheur qui
mena progressivement à l’autonomisation de l’artefact et des ses propriétés, des couleurs,
des formes et des relations réciproques entre les composantes plastiques élémentaires,
ainsi qu’à l’étude de ce qui échappait à la perception immédiate, le relevé de phénomènes
temporels évolutifs : le mouvement, les phénomènes changeants de la lumière et les
processus secrets des mondes tant matériel que spirituel. La direction prise dans le
postimpressionnisme préparait le terrain d’une avant-garde tentant de dépasser les
principes établis des mouvements et des styles classiques et modernes. La découverte de la
peinture abstraite fait partie intégrante de ces tentatives d’anticiper sur l’art authentique du
présent et du futur. La parole biblique « au commencement était le Verbe » vaut aussi bien
pour les commencements de l’art abstrait : depuis longtemps, des penseurs, des savants,
des artistes d’horizons divers avaient pris conscience de la possibilité d’une expression
plastique qui ne serait pas soumise à la fonction figurative. Un exemple particulièrement
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intéressant d’une telle anticipation est fourni par les considérations de l’inventeur de la
machine à clavier de couleurs (clavecin oculaire), l’abbé I.B. Castel, qui avait observé que la
seule couleur, dans des formes élémentaires ou fortuites, prêtait à une expérience
esthétique. Qui plus est, il n’excluait pas la possibilité qu’on puisse « préférer un simple
point noir sur fond blanc à la plus belle et la plus riche composition (de couleurs)1 ». Au
XIX° siècle de telles anticipations de l’art abstrait sont déjà assez nombreuses : elles
trouvent à s’exprimer, souvent de manière indépendante les unes des autres, chez des
peintres, des théoriciens et des critiques d’art de type académique. Ces mouvances
s’inspiraient dans une large mesure des recherches sur la théorie des couleurs, des
perceptions optiques, acoustiques, tactiles et cinétiques, mais aussi des domaines
spécifiques de la physique, de la physiologie et de la psychologie2. On peut voir dans les
cours de philosophie, d’esthétique et de psychologie, depuis le XVIII° siècle au moins,
une anticipation théorique, bien que souvent latente sur l’art non figuratif. Les recherches
concernant la théorie de la connaissance et notamment la relation des perceptions et des
concepts, la langue, la sémiotique, les catégories esthétiques et tout particulièrement la
construction formelle d’œuvres artistiques qui est apparue dans le contexte de l’empirisme
anglais et de la philosophie allemande classique de l’époque de Kant, de Hegel et de leurs
disciples, posaient dans une certaine mesure la question du signe artistique qui régit les
fonctions de représentation, de référence, de dénomination. Sous cet angle, on peut
reconsidérer le rôle des chercheurs qui ont déplacé les investigations concernant l’œuvre
d’art des questions de contenu aux questions de forme. Il s’agit en premier lieu de l’œuvre
pionnière de Johann Friedrich Herbart et de ses successeurs Konrad Fiedler, Adolf
Hildebrandt, Heinrich Wölfflin, Theodor Lipps, Wilhelm Worringer et d’autres. Les
théoriciens tchèques de l’esthétique occupent dans leurs rangs une place qu’on ne saurait
négliger : Josef Durdík, Otakar Hostinský, Otakar Zich, les précurseurs de l’école de
Prague et des théoriciens structuralistes de l’art, Jan Mukařovský et ses successeurs3.
1
Je cite d’après le catalogue de l’exposition sur l’art abstrait au musée d’Orsay (2003-2004) Aux
origines de l’abstraction 1800-1914. Paris 2003, p. 43.
2
On trouvera de nombreuses informations sur les recherches scientifiques en rapport soit direct,
soit détourné avec le signe plastique abstrait chez les auteurs du catalogue précédemment cité :
Serge Lemoine, Étienne Jollet, Georges Roque, Michel Frizot, Arnauld Pierre, Jonathan Crary,
Jacques Le Rider, Pascal Rousseau.
3
Josef Zumr, Máme-li kulturu, je naší vlastí Evropa. Herbartismus a česká filosofie [Tant que nous avons
une culture, l’Europe est notre patrie. L’Herbartisme et la philosophie tchèque], Prague 1989.
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De manière paradoxale, c’est précisément le principe du réalisme qui, en dépassant
les canons obsolètes des esthétiques classique et romantique, contenait les germes d’un
processus qui a conduit l’objet réel à perdre progressivement de sa valeur comme sujet de
la peinture. Lorsque Courbet remplaçait le nu féminin stylisé d’Ingres qui, dans le tableau
La Fontaine, symbolisait un idéal de pureté, d’harmonie et de beauté, par une jeune
paysanne dépeinte de façon réaliste, il exprimait par là de façon manifeste le credo
esthétique du réalisme. Il convenait que l’artefact, la chose signifiante se rapproche au plus
près de la réalité représentée. Ingres soumettait le corps de la femme aux lois esthétiques
du classicisme qui éliminent toutes les imperfections du modèle vivant. Les peintres de la
génération suivante, les impressionnistes, qui voyaient la réalité autrement que Courbet :
Manet, Pissaro, Sisley, Monet, Seurat, ne croyaient plus à la possibilité de représenter
l’objet réel de façon objective : ils s’étaient rendu compte, parfois sous l’influence des
théories scientifiques de l’époque, que la réalité extérieure n’est pas facile à appréhender.
Si cela s’applique à la connaissance intellectuelle, c’est valable à plus forte raison pour la
manière de la reproduire, de l’exprimer, de la rendre dans une œuvre d’art. A la même
époque, le physicien Ernst Mach reprenait le théorème vieux de deux-cents ans de
l’évêque de Berkeley, qui affirmait que l’objet réel est un ensemble de perceptions et que
parler d’une chose en soi (Ding an sich) immuable ne fait pas sens. Les impressionnistes
n’avaient déjà plus pour but que le signifiant de l’œuvre-signe pictural fût subordonné à
l’objet représenté, comme à un phénomène objectif et affranchi des contingences du
temps et du lieu, mais ils se consacraient à l’étude des impressions visuelles fuyantes que
l’objet suscite chez le spectateur. Courbet ne se souciait pas de la couleur, il peignait avec
de la peinture bon marché et affirmait que la délicatesse devait être dans les doigts et non
dans les couleurs4. Pour les impressionnistes, en revanche, la perception des couleurs était
devenue une donnée fondamentale et cependant changeante, le foyer des phénomènes
visuels, une question centrale dans le traitement pictural du monde extérieur. Ce n’est pas
4
Dans une lettre à l’écrivain belge Camille Lemonnier, le médecin de Courbet, Paul Collin, fait
ces quelques remarques sur l’atelier du peintre et sur son usage de la peinture : « Il peignait avec
de la peinture achetée chez le droguiste, une peinture tout-à-fait ordinaire et bon marché… Il se
moquait des peintres qui dépensent leurs derniers sous à acheter de la peinture. ‘La délicatesse
doit être dans les doigts’, disait-il. » Gustave Courbet, cité d’après Dokumenty [Documents].
Prague 1958, 253.
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un hasard, mais bien le résultat d’une dialectique évolutive, si certains peintres de l’époque
où dominait l’impressionnisme refusaient que leur peinture soit seulement le résultat des
percepts et des impressions que l’objet représenté suscitait en eux. Edgar Degas, qui du
reste ne se considérait pas comme un impressionniste, était fasciné par la possibilité de
saisir le mouvement. Il s’efforçait de représenter les positions limites du corps des
danseuses ou des acrobates ; il poursuivait un pareil dessein jusque dans ses scènes de
courses hippiques. Il niait le hasard dans l’art, définissait ses tableaux comme le résultat
« d’une série de nombreuses opérations et d’interminables séries d’études5 » et utilisait
toutes les possibilités que proposait la photographie encore peu développée de l’époque.
En se mettant à l’école de « l’œil photographique », il enrichit les possibilités de
composition dans la peinture et mit en mouvement la conception statique des paysagistes,
des portraitistes ou des peintres de genre : l’instantané rendit possible des changements
inattendus de prise de vue. Georges Seurat, l’inventeur de la méthode pointilliste, tenta de
dépasser les aléas et les facilités d’improvisation de la peinture impressionniste, par une
combinaison délibérée de taches de couleurs en accord avec les lois de l’optique, et par la
subordination de la composition aux règles sévères de la géométrie.
En 1888, le peintre Paul Sérusier, membre du groupe des Nabis, fut séduit au
cours d’une promenade par un motif de forêt et l’esquissa en vitesse sur le couvercle
d’une boîte de cigares. Son ami Maurice Denis a décrit cette esquisse, intitulée de manière
significative Talisman, comme « un paysage inachevé, traité en violet, en vermillon, en vert
Véronèse et autres couleurs pures, telles qu’elles sortent du tube. » Denis a vulgarisé
l’expérience picturale de Sérusier par une note de son journal, qui anticipe sur le concept
de la peinture non figurative : « Se rappeler qu’un tableau, avant d’être un cheval de
bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote, est essentiellement une surface
plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées6 ». Cependant Sérusier n’était
pas à même de tirer les conclusions radicales de sa découverte. Ce n’est que trente ans
après qu’il osa renoncer au sujet, en peignant dans son tableau une composition de traces
colorées, de lignes et de formes. Il s’agit de quelques tableaux datés de 1910, qui furent
5
Bernd Growe, Edgar Degas. Prague 2004, 72. Traduit à partir de l’allemand.
Maurice Denis, Journal, 30 juillet 1885. Cité d’après Miroslav Lamač, Myšlenky moderních malířů
[La pensée des peintres modernes]. Prague 1968, 53.
6
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accrochées dans les expositions collectives d’art abstrait. On y voit des formes
géométriques, des objets triangulaires clairs et sombres, un cylindre en lévitation ou bien
un groupe de tétraèdres qui évoluent sur un dégradé de couleurs à l’arrière-plan7. Le
paradoxe de ces tableaux consiste en ce qu’ils conservent dans une certaine mesure le
principe mimétique, le peintre ayant prêté aux formes géométriques la matérialité d’objets
réels. Sérusier a peint ces toiles étranges sous l’influence de l’enseignement théologique tel
que donné au monastère bénédictin de Beuron. Desiderius Lenz, l’auteur de ce canon
esthétique, partait des éléments stylistiques de l’art antique, byzantin et égyptien, fondé sur
des rapports numériques et des formes géométriques ; l’art de Beuron devait formuler une
beauté impersonnelle, l’harmonie, la pureté.
L’art de Beuron n’usait pas des proportions mathématiques comme d’un principe
purement plastique qui régirait l’aspect de l’artefact, l’assemblage des éléments picturaux,
des couleurs, de l’espace, des lignes et de la lumière ; il y voyait avant tout un chiffre ou un
medium exprimant une vérité supérieure inaccessible à la perception sensible. Sur le
tableau de Sérusier Le Cylindre d’or, on trouve certes un objet géométrique tridimensionnel,
mais le peintre n’accordait que peu d’importance à ses propriétés chromatiques et
spatiales : pour lui, c’était la signification ésotérique du cylindre qui était décisive, comme
du trièdre ou d’autres objets magiques. Vassili Kandinsky voyait lui aussi dans sa peinture
non figurative l’expression de valeurs spirituelles secrètes, mais il s’était rendu compte que
les éléments plastiques : taches de couleur, surfaces, lignes, formes, espace et lumière, ont
leur valeur en soi.
Motivations internes et externes
Chaque phénomène naturel ou sociétal a sa motivation interne et externe. Dans les
sciences naturelles au XIX° siècle, on faisait valoir le principe de causalité, qui expliquait
les phénomènes, y compris les phénomènes de nature immatérielle, comme le résultat
d’un ensemble de causes extérieures. Au tournant du siècle, les découvertes de la physique
ont toutefois démontré que la causalité a ses limites et on a mis en avant l’examen des
conditions internes qui régissent la formation et l’efficience de phénomènes à structures
7
On a pu voir les tableaux de Sérusier inspirés par la symbolique de l’école de Beuron à
l’exposition The Spiritual Art : Abstract Painting 1890-1985, organisée par le Gemeentemuseum à La
Haye et par le County Museum of Art de Los Angeles en 1985. On en trouvera des
reproductions aux pages 20 et 70 du catalogue de l’exposition.
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complexes. Dans la physique, les mathématiques, la philosophie, la linguistique, la
sémiotique (sémiologie), le concept de substance perdit de son sens, on ne cherchait plus
la nature des phénomènes dans une hypostase immuable (essence, fondement), mais elle
dépendait des relations réciproques de composantes élémentaires, ainsi que de leur
fonction dans un ensemble8. Le concept de causalité est alors remplacé par le concept
d’implication, lequel, à la place de la détermination mécanique des phénomènes, envisage
leur conditionnement réciproque complexe. Les recherches actuelles en physique
quantique compliquent à tel point la question des relations et des influences réciproques
de deux particules, que pour les résoudre nous devons renoncer aux catégories habituelles
de la pensée logique.
Ferdinand de Saussure, le fondateur de la linguistique structuraliste, a démontré le
rôle décisif de la cohérence interne du système linguistique ; au lieu de la description des
éléments linguistiques et de leur liaison avec des domaines extralinguistiques, il a porté
son intérêt sur un ensemble de relations, dans lequel le sens et la valeur des éléments sont
donnés par leur place dans le système. Les savants de l’école de Prague, inspirés par la
théorie de Saussure, ont montré que même les transformations dans la littérature et dans
l’art ne sont pas le résultat de causes extérieures : décisives sont les conditions de la
formation structurale des phénomènes, lesquels réagissent aux sollicitations externes en
les accordant à leurs propres dispositions, possibilités et tendances évolutives9. De nos
jours, les recherches en génétique apportent à la résolution de ces questions une
contribution essentielle ; le rôle décisif des dispositions internes d’un organe s’y trouve
8
Herbart était conscient des difficultés qu’il y a pour les philosophes, les scientifiques ou les
théoriciens de l’esthétique, à chercher obstinément l’essence des choses dans une substance
invariable qui garantirait l’identité d’un concept changeant. C’est la nature des rapports des
éléments au sein d’un ensemble donné qui est décisive : ceux-ci peuvent se transformer sans
qu’en soit affectée l’identité des choses. Herbart a traité la question du caractère changeant des
choses du quotidien dans l’étude Psychologie als Wissenschaft neu gegründet auf Erfahrung, Metaphysik
und Matematik. Königsberg 1824,120.
9
D’après Saussure, la nature sociale de la langue n’est pas quelque chose d’extérieur, donné par
l’influence de la situation sociale sur la langue, mais elle compte parmi ses caractères internes : la
langue n’existe pas en-dehors de la masse de ceux qui parlent et elle est soumise à des variations
historiques incessantes. L’aspect social de la langue tient à ce qu’il s’agit d’un phénomène
sémiologique (sémiotique). Cours de linguistique générale. Édition critique préparée par T. de Mauro,
Paris 1972, 112. Dans la mesure où l’activité artistique est un phénomène sémiologique, le
caractère social compte parmi ses qualités internes. Si l’artiste n’est pas à même de transformer
ces aspects de nature sociale en propriétés internes d’une structure artistique, alors la composante
sociale se manifeste comme un ajout extérieur, comme une greffe.
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confirmé, on constate que l’influence d’un milieu ne se fait jour que par l’intermédiaire
d’une action de longue durée, qu’explique grosso modo la théorie darwinienne de la
sélection naturelle.
Si l’on s’interroge sur le rôle qu’ont joué les causes externes dans l’apparition de
l’art abstrait, on arrive à deux réponses. Toutes deux tiennent à la tentative de pénétrer les
régions secrètes d’une réalité inaccessible à la connaissance empirique. L’une met l’accent
sur les facteurs de type spirituel tels que l’irrationalité, la vision intérieure, l’intuition ; la
deuxième associe les découvertes de l’art abstrait aux découvertes des sciences naturelles,
notamment en physique, en optique, en acoustique, en neurologie et dans d’autres
domaines qui examinent les aspects subliminaires de la perception sensible et leurs
résultats dans la conscience humaine.
Le contraste entre ces deux démarches différentes s’est manifesté lors de deux
expositions, qui ont eu lieu dans les années quatre-vingt et quatre-vingt dix. Tandis que la
première thématise dès son titre le moment spirituel : The Spiritual in Art – Abstract Painting
1890-1985 (Los Angeles, 1986), la deuxième, Aux origines de l’abstraction (musée d’Orsay,
2004) souligne de nombreuses références aux découvertes des sciences naturelles et de la
technique. La part des mobiles extérieurs dans l’apparition de l’art abstrait demande qu’on
considère dans quelle mesure ces forces affectent et transforment le caractère spécifique
de la création artistique. Dans le cas d’une motivation de type spirituel, spiritualiste ou
occultiste, l’œuvre d’art devient un signe, qui fonctionne comme le produit dérivé de
processus psychiques périphériques (les dessins de Rudolf Steiner) ou bien sert comme
élément d’un espace rituel ou sacré (les créations décoratives de Hilma af Klint). Dans les
deux cas, l’artefact est subordonné à un sens qui n’est pas traduisible ni par la parole ni
par aucun autre mode d’expression ou de communication intentionnel. Le tableau abstrait
peut certes être motivé par des mobiles inconscients et difficiles à formuler, mais c’est la
faculté d’imagination et de rendu plastiques du peintre qui est décisive. Sans cela, l’œuvre
sert comme medium d’une communication extra-artistique ou comme relevé des réactions
sensibles et subconscientes de l’auteur. Un phénomène d’ordre artistique relève ainsi d’un
phénomène idéologique ou d’un phénomène psychique chez l’individu.
La motivation externe de l’art abstrait perd son sens à mesure qu’il s’éloigne de la
résolution des questions auxquelles se trouvait confrontée la peinture comme discipline
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spécifique de la création artistique. Avec leurs tableaux abstraits, Kandinsky ou Kupka
résolvaient des questions internes à la peinture, qui se trouvait dans une passe critique.
Les arguments philosophiques, théoriques ou sociaux des auteurs ont leur raison d’être,
mais ils ne peuvent pas par eux-mêmes expliquer leur œuvre. Même chez Malevitch, les
utopies révolutionnaires ne sont pas contenues dans ses tableaux suprématistes ; et son
interprétation des trois couleurs qu’il a disposées, de manière programmatique, en trois
rectangles, n’a qu’une valeur personnelle et historique : elle ne doit déterminer en aucune
façon la perception des compositions suprématistes par un spectateur contemporain.
(Malevitch voyait dans les couleurs blanche et noire un principe d’énergie : le blanc
signifie l’ « action pure », le noir, l’économie et le rouge, la révolution. Dans la symbolique
de Kandinsky, le noir signifiait la négation de la vie, la mort.)10
Si le peintre n’a pas la capacité de transformer les impulsions spirituelles
inconscientes en langage artistique, il peut (mais sans y être forcé) produire un
phénomène qui est intéressant d’une manière ou d’une autre, mais qui se trouve à la
périphérie et nullement au cœur du progrès artistique. C’est pourquoi je ne crois pas qu’il
soit bien fondé de ranger Hilma af Klint dans le voisinage immédiat d’artistes
exceptionnellement doués et conscients de leurs buts, comme l’étaient Kandinsky, Kupka,
Malevitch ou Mondrian.
Ce n’est pas par hasard que les inventeurs de l’art abstrait ont cherché à définir un
alphabet du nouveau mode d’expression artistique : ils élucident dans des essais et des
études techniques les fondements de leurs moyens d’expression plastique. Même quand
ces exposés portent la marque d’une démarche personnelle, ils rejoignent les principes
généraux du langage plastique. Qui a suivi l’évolution de l’œuvre de Kandinsky après le
tournant de 1915, ne sera pas surpris par le fait que le représentant d’une peinture
traduisant des forces spirituelles, soit devenu plus tard enseignant au Bauhaus, une école
d’orientation fonctionnaliste, contemptrice des manifestations de l’esthétisme, de l’art
10
Malevitch explique la symbolique des rectangles de couleurs dans son opuscule Le suprématisme.
Vitebsk 1920. Miroslav Lamač, Myšlenky moderních malířů (op. cit.). Prague 1968, 215-216.
Kandinsky caractérise la couleur noire « comme un néant incapable de transformations
ultérieures ». Du Spirituel dans l’art. Munich 1912.
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pour l’art ou de l’ésotérisme11. On peut en dire autant de Paul Klee ; son œuvre se trouve
à la frontière des arts figuratif et abstrait, sur la ligne vectorielle qui mène du symbolisme à
un œuvre qui se caractérise par l’attention croissante portée à l’artefact de l’œuvre et à des
parties intentionnellement sélectionnés, stylisés et composés du signe plastique. La
participation plus tardive de Paul Klee au Bauhaus n’est pas non plus pour nous
surprendre, ses notes sur les composantes plastiques élémentaires contribuent elles aussi
aux études par lesquelles les inventeurs du nouveau langage plastique ont tâché de relever
et de décrire son alphabet et sa grammaire12. Sur ce point, j’aimerais souligner
l’importance de l’œuvre variée de László Moholy-Nagy, l’une des personnalités
dominantes de l’école de Dessau. Que ce soit parce que son apport à la théorie et à la
praxis de l’art abstrait évoluait en-dehors de la sphère, ou plutôt du ring dans lequel
évoluaient les combats décisifs de l’ère postsymboliste, ou parce qu’il a déployé son
activité de novateur dans un contexte orienté vers l’art utilitaire, vers la production
artisanale et industrielle, son œuvre demeure plutôt à l’écart de l’intérêt des théoriciens et
des historiens de l’art abstrait. Moholy-Nagy s’est rendu compte qu’une composition
géométrique abstraite peut être traduite par une formule mathématique. Il transcrivait ses
projets de tableaux non figuratifs par une formule mathématique, puis la communiquait
par téléphone à une entreprise de panneaux publicitaires et l’entreprise réalisait ses projets
11
Vassili Kandinsky a résumé son activité pédagogique au Bauhaus dans la livre Punkt und Linie zu
Fläche. Beitrag zur Analyse der malerischen Elemente, édité en 1926 comme le neuvième volume de la
bibliothèque du Bauhaus. L’auteur expliquait dans la préface que sa publication était la suite
organique de ses considérations dans Über das Geistige in der Kunst (op. cit.) et de l’étude des
éléments du « langage » plastique qu’il avait menée dans les années 1918-1921, en tant que
professeur à l’Institut de la culture artistique (INCHUK) et à l’université. Kandinsky cherche à
formuler les règles fondamentales de la grammaire plastique ; de même que, dans le langage, les
mots se font porteurs de sens, tous les éléments géométriques et leurs formes témoignent d’un
« sens intérieur » (innere Bedeutung) dont les effets sont la manifestation d’un principe spirituel
global. La conception spirituelle du monde a conduit Kandinsky a une interprétation
sémiologique intuitive des éléments plastiques : chacun d’entre eux est le signe et le porteur d’un
sens propre.
12
A l’école de Dessau, Paul Klee donnait des cours sur les formes (Formlehre). Les notes de ces
cours ont été publiées par leur auteur dans Carnet d’esquisses pédagogique, publié à Munich en 1925
comme le deuxième volume des éditions du Bauhaus, avec Moholy-Nagy comme rédacteur. On
trouvera de nombreuses informations sur « la leçon sur l’art » (Kunst-Lehre) de Klee dans le recueil
Paul Klee, Kunst-Lehre, Leipzig 1987, troisième édition 1995. Dans son travail pédagogique, Klee
tâchait d’interpréter les éléments du langage plastique dans les termes du mouvement, des
relations réciproques, de la transformation d’un élément en un autre et de la nécessité de
distinguer différents types de forces (active, médiane, passive). Ce faisant, il était conscient que
chaque élément concret du monde spatial était le signe de forces cachées, dont la signification
n’est pas appréhensible par les sciences empiriques.
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dans divers formats et coloris. Le signe, comme objet matériel, se tient dans ce cas-là, pour
ainsi dire, au milieu du processus ; à l’entrée se trouve une formule mathématique et à la
sortie, de nouveau, les entités que sont les sensations incertaines (significations, concepts,
impressions)13. Le constructivisme combinait étroitement la sphère des beaux arts avec
celle de la production artisanale et industrielle, qui s’en trouvait investie d’une valeur
nouvelle. Moholy-Nagy, El Lissitzky ou Rodtchenko n’associaient plus la fonction
esthétique avec l’art décoratif qui, au XIX° siècle, ajoutait à un objet utilitaire un élément
d’embellissement qui n’avait rien à voir avec sa fonction pratique initiale. Ce n’est pas par
hasard qu’on a inventé l’art abstrait dans la décennie où les théoriciens de l’esthétique et
de l’art, notamment les architectes, commencèrent à ressentir l’ornement comme quelque
chose d’inutile, d’obsolète, voire de nuisible. Rappelons-nous du mot d’Adolf Loos qui,
en 1908, qualifiait l’ornement de crime14.
L’art abstrait, tout particulièrement dans sa version géométrique, coïncidait avec les
tentatives de l’époque de simplifier et de rationaliser divers aspects de l’environnement,
d’épurer progressivement les fonctions et les valeurs. L’objet représenté perdait ses
attributs contingents, singuliers et changeants, il se cristallisait progressivement et se
changeait en un ensemble de lignes, de formes, de volumes. Du reste, ce n’est pas une
pensée nouvelle : elle n’a été inventée ni par Cézanne ni par Mondrian. Elle repose au plus
profond des relations de l’homme à la nature. Déjà les peintres, les architectes et les
savants de la Renaissance italienne (Galilée, Vinci, Alberti) s’étaient rendu compte qu’on
pouvait transcrire la variété infinie des choses par des éléments mathématiques et
géométriques15. Cette pensée correspond à l’essor de la science, mais on la trouve aussi
13
L’ouvrage Laszlo Moholy-Nagy publié à l’occasion de l’exposition du Centre Georges Pompidou
à Paris en 1976, documente l’originalité et la variété de l’activité de l’artiste, ainsi que son ancrage
dans le champ de la création industrielle (en français dans le texte. N.d.T.). La démarche artistique de
Moholy-Nagy a été introduite dans le milieu tchèque par František Kalivoda, professeur à l’Ecole
des travaux artistiques de Brno ; bien qu’aujourd’hui peu connue, sa revue Telehor (1936, numéros
1 et 2) compte parmi les documents les plus importants de l’activité internationale des avantgardes tchèques et moraves.
14
Adolf Loos, « L’ornement est un crime ». Paroles dans le vide.
15
Galileo Galilei tenait pour de simples « noms » les propriétés des choses que nous percevons
par les sens, comme les odeurs, les sensations gustatives ou les sons. Seuls les faits que l’on peut
vérifier par la mesure sont importants : la taille, la forme (schéma), la quantité, la vitesse. B.T.
Kuznecov, Galilej, Moscou 1963, 130. Galilée ne partageait pas les conceptions pythagoriciennes
sur les mystères du nombre, dont la nature la plus secrète ne doit pas être révélée ; il s’agissait
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dans la Grèce antique, où elle a été formulée par Pythagore, lequel était convaincu que le
nombre était le fondement de tout. Il n’est pas surprenant que la capacité des
mathématiques à rendre compte des aspects de la réalité matérielle eût suscité le sentiment
qu’il s’agissait d’une force autonome et indépendante de l’être humain.
Parfois, la conscience du caractère mathématique de la réalité et de son influence
sur l’art se manifeste là où on ne l’aurait pas attendue. Je pense aux impressionnistes, qui
étaient captivés d’abord et avant tout par la couleur, par l’érosion du contour solide des
choses et sa transformation en une multitude phosphorescente et mouvante de percepts
colorés et lumineux. Parmi eux se sont aussi trouvés des peintres conscients de ce que
l’examen pictural de la réalité ne finit pas avec la décomposition de la perception des
couleurs ; mais, bien au contraire, qu’elle commence là. Georges Seurat, l’inventeur du
pointillisme, s’efforçait de faire usage des découvertes de la physique, des mathématiques
et de la psychologie de l’époque, afin de démultiplier les possibilités de la technique
picturale et de la composition du tableau. Edgar Degas, quant à lui, avait pour ambition
d’exprimer le mouvement avec des moyens picturaux, en particulier dans ses aspects
complexes et dans ses phases rapides. Tandis que Manet et ses amis dépeignaient les
charmes de la vie parisienne, les jours passés dans les débits de boisson, dans les salles de
danse et sur les bords de Seine, Degas se consacrait exclusivement à des scènes de ballet
et de champs de courses. Il sentait que, même dans le mouvement rapide et dans les
postures inhabituelles des danseuses ou des chevaux, des stéréotypes étaient à l’œuvre,
qu’on pouvait traduire par des formules mathématiques ou géométriques. Sur les toiles
traitant les motifs d’écoles de ballet ou de représentations théâtrales, il s’essayait à saisir les
mouvements rapides du pied ou de la main ; simultanément, il recourrait aux possibilités
que proposaient les prises de vue photographiques ou cinématographiques. Il semble n’y
avoir qu’un pas, du motif apparemment secondaire des danseuses qui descendent un
escalier dans le tableau L’école de danse, aux tableaux plus tardifs des futuristes ou bien aux
esquisses de Kupka et de Duchamp, saisissant le mouvement rapide d’une jeune fille
jouant avec une balle ou d’une femme descendant un escalier.
En observant comment l’art figuratif du tournant du siècle préparait le tournant
vers un monde non figuratif, on peut distinguer trois directions dans cette évolution,
sans doute des nombres primaires et des nombres irrationnels qui échappent à la logique
courante. Galileo Galilei, Izbrannie trudy [Œuvres choisies]. Moscou 1964, 107.
Mojmír Grygar « L’art abstrait du point de vue de la sémiotique »
11/32
autour desquelles se cristallisent les modalités stylistiques fondamentales de la peinture
abstraite. La première direction représente la transition de Cézanne au cubisme et, plus
avant, aux abstractions géométriques du suprématisme ou du constructivisme ; la
deuxième commence par le symbolisme qui remet en cause le monde empirique, se
poursuit avec la stylisation décorative de l’Art nouveau et se termine par la peinture
abstraite de Kandinsky ou de Kupka, inspirée par des processus biologiques. Avec la
troisième direction, les découvertes des impressionnistes, du pointillisme et du fauvisme
se tournent vers l’expressionnisme et le futurisme, dont l’aboutissement est, plus tard,
l’abstraction gestuelle, représentée notamment par l’expressionnisme abstrait en
Amérique.
Le tableau abstrait comme signe
Ferdinand de Saussure définissait le signe linguistique comme la combinaison de
ces deux aspects indissociables : le signifiant, support sensible de la signification ; et le
signifié, sens immatériel que nous pouvons appréhender comme chose, « lire », grâce au
signe. Jan Mukařovský, dans sa conférence « Umění jako sémiologický fakt » [L’Art comme
fait sémiologique], tenue lors du congrès de philosophie de Prague en 1934, compléta le
schéma de Saussure par une troisième composante : le lien du signe à la chose signifiée16.
Saussure attaquait l’idée naïve qu’entre le mot écrit ou prononcé « chien » (« pes », « dog »,
« sobaka ») et un chien concret, il y eût un lien direct. Le mot prononcé doit d’abord être
reconnu par l’auditeur comme une « image acoustique », une manifestation de nature
sémiotique, alors seulement il peut désigner grâce au concept ainsi communiqué un objet
réel (canis). Si nous entendons un mot d’une langue étrangère que nous ne maîtrisons pas,
nous ne le percevons pas comme une « image acoustique », un ensemble de sons qui
communique quelque chose, mais comme un simple phénomène sonore17.
Les liens entre l’œuvre d’art comme chose signifiante (artefact) et l’objet qu’indique
l’œuvre sont d’aspects divers et variés, en général ils ne sont pas soumis à des règles
stables et nécessaires. Saussure ne pensait pas qu’il fût nécessaire de caractériser le lien du
mot à la réalité désignée comme une partie intégrante du signe linguistique, parce qu’il ne
16
Jan Mukařovský, « L’art comme fait sémiologique ». Actes du huitième Congrès international de
philosophie à Prague 1934. Prague 1936.
17
Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale. Troisième édition Paris 1931, 28.
Mojmír Grygar « L’art abstrait du point de vue de la sémiotique »
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convenait pas au chercheur qui se consacre au signe linguistique d’établir si le mot
exprime correctement la chose désignée, et dans quelle mesure. C’est dans une autre
situation que se trouve le chercheur qui considère une œuvre d’art désignant, évoquant,
imitant une réalité concrète. La relation d’une telle œuvre à la réalité peut être d’aspect
varié, de la symbolisation schématique telle que la présentent les statuettes de la
civilisation cycladique, jusqu’à l’imitation dans le détail, par laquelle se caractérisaient la
sculpture classique en Grèce ou encore la Renaissance italienne. Mais sa valeur ne
provient pas, loin s’en faut, d’une simple imitation de la réalité. Si l’on s’essaie à une
explication sémiotique d’arts plastiques qui ont rompu toute relation avec le monde des
objets, on ne peut éviter la question de savoir s’il est bien nécessaire, dans ce cas-là aussi,
d’insister sur le troisième aspect du signe plastique, c’est-à-dire sur la relation de l’œuvreobjet à la réalité extérieure.
Il nous est aujourd’hui difficile de nous représenter l’effroi qui a pris le public, mais
aussi les artistes et les critiques d’art, lorsqu’ils ont vu pour la première fois des tableaux
qui, à leurs yeux, ne représentaient rien. Essayons d’observer ce choc de deux esthétiques
divergentes, de deux manières de voir la réalité, de deux attitudes mentales et sociales dans
le milieu russe où, au contraire de Paris notamment, il n’existait pas d’atmosphère
culturelle ni de personnalités capables de médiatiser les nouvelles découvertes artistiques,
comme Apollinaire ou Cocteau. Lorsque Casimir Malevitch, en 1915, exposa ses
premières toiles suprématistes, cela provoqua une polémique qui dépassa le domaine de
l’art et devint le symptôme de deux visions du monde inconciliables. Alexandre Benois,
peintre et critique, représentant du mouvement de l’Art Nouveau qui dominait alors la
peinture, le théâtre et la poésie en Russie, traita Malevitch et ses amis cubo-futuristes de
barbares venus pour détruire le temple de l’art, inaugurer le règne du chaos et nier des
valeurs éprouvées dans le champ esthétique non seulement. Malevitch reprit cette insulte
à son compte et proclama que lui, voyou, en compagnie d’autres voyous (parmi lesquels il
nomma aussi Picasso), prenait d’assaut « l’art de la viande et des naïades » et posait les
fondements d’une nouvelle culture non figurative18. Le rire de l’histoire dont parle Milan
18
Alexandre Benois, révolté par la « dernière exposition de tableaux futuristes ‘0,10’ » (Poslednjaja
vystavka futurističeskich kartin « O-10 ») qu’avaient organisé les cubo-futuristes à Petrograd en
décembre 1915, publia un article le 9 décembre 1916 dans Parole (Rec’), où il condamnait la
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Kundera résonna à cet instant même. Malevitch n’imaginait pas que Picasso travaillerait
bientôt avec Cocteau, avec Bakst et avec Benois à la préparation du ballet « Parade », mis
en scène par leur ami Sergueï Diaghilev, impresario du ballet russe. L’histoire de l’art
moderne présente Picasso comme un précurseur de la peinture abstraite, mais, à titre
personnel, cette forme d’expression plastique ne l’attirait pas. Il avait suffisamment à faire
pour montrer à quel point il pouvait mettre à l’épreuve le lien entre le tableau et l’objet
réel. Mais il demeurait conscient qu’il puisait sa force créatrice, tel le dieu Antée, au
contact du terreau fertile de la réalité sensible.
Le modèle sémiotique d’un tableau abstrait ressemble dans une certaine mesure à
la formule bipartite de Saussure signifiant-signifié. Le signe que constitue un tableau
abstrait ne se réfère à aucune réalité extérieure, n’a pas valeur de dénomination. Un
tableau abstrait diffère toutefois du langage en ce que les mots, comme leurs composants,
les morphèmes, définissent un champ de signification, tandis que les éléments expressifs
fondamentaux dans l’art abstrait ou non figuratif ne sont pas porteurs, ou seulement dans
une moindre mesure, de significations et de nuances de sens établies par les conventions
sociales. D’autre part, Saussure soulignait sans cesse que la relation d’un mot à une
signification n’est ni nécessaire, ni stable, le mot n’est pas une étiquette qui indique le
contenu de la bouteille, mais un signe qui tient sa signification, au cas par cas, de sa
situation dans le contexte interne et externe de communication. Le chercheur genevois a
formulé et justifié ces lois dans des notes manuscrites qui ne furent découvertes que de
nombreuses années après sa mort. Il y remarque de nouveau que le mot ne résulte pas de
l’association d’une composante matérielle et d’une signification immatérielle, car les deux
composantes sont des phénomènes « psychiques ». Saussure tient non seulement la
signification, mais aussi le mot comme signe, pour des manifestations de la « conscience
peinture non figurative comme une « complète négation de l’amour, la pleine manifestation du
culte du vide, des ténèbres et du néant », comme un « froid total, comme un zéro absolu » et il
mettait en garde contre les barbares qui menacent une culture fondée sur des valeurs spirituelles ;
Malevitch l’avait démontré de manière explicite en remplaçant l’icône située dans le coin de la
pièce par son « carré noir ». L’un des initiateurs du symbolisme russe, Dimitri Merejkovski, eut
une réaction similaire à cette exposition. Dans un long article publié dans La parole russe (Russkoe
slovo) le 29 juin 1916, il condamnait et maudissait les jeunes peintres rejetant la peinture figurative.
En affirmant qu’ils incarnaient l’ « ilote », l’esclave qui prend le pouvoir, il soulignait qu’il ne
retournait pas seulement d’enjeux picturaux. Malevitch ne pouvait pas compter sur la publication
de sa réponse, aussi envoya-t-il en mai une réponse à Benois. – Casimir Malevitch, Le miroir
suprématiste. Écrits 2. Traduction V. et J.-C.Marcadé, préface E. Martineau. L’Âge d’Homme,
Lausanne 1977, 156-157, 145-152, 44-47.
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pure »19. Le fait que l’essor de la pensée et des facultés humaines soit lié au langage,
comme au système sémiotique le plus largement répandu, à la fois inné et acquis par
l’apprentissage, en fait un domaine qui se trouve à la frontière des sciences de la nature et
des sciences de la société. L’art abstrait ne se caractérise pas par une telle universalité ni
une telle expressivité, mais par ailleurs un tableau, comme surface peinte ou dessinée, est
accessible à toute personne qui ne souffre pas d’infirmité optique. Tout autre est la
question de savoir ce qu’on voit au juste : avant tout, une chose couverte de peinture qui
ne communique rien, qui existe seulement et agit sur nos sens, au même titre que de
nombreux autres phénomènes sans art ni intention. Les tableaux abstraits qui ne
constituent que le relevé d’un seul élément plastique, par exemple la toile monochrome,
couverte de peinture rouge, de Barnett Newman, réduit sensiblement la fonction
signifiante du tableau : nous le percevons comme un objet réel suscitant un ressenti
intense de la couleur rouge. Nous retrouvons une semblable réduction du signe artistique
à sa plus simple expression de percept sensible isolé dans la musique moderne. Karl
Stockhausen soumet par exemple son auditoire, lors d’un concert ou plutôt d’une
exposition de sons, à l’action d’une seule et unique note ininterrompue, jouée sur un
violoncelle. Aux simples effets sensoriels de la couleur rouge ou de la note le plus aiguë
d’un instrument à cordes, peuvent s’ajouter des significations accessoires ou des nuances
de sens données par la symbolique élémentaire de la couleur ou du ton en question. Cela
est flagrant pour la couleur rouge : elle suscite par son seul effet physiologique une
impression d’énergie vitale, d’activité et de volonté ; comme telle, elle symbolise des
significations analogues dans l’inconscient collectif (la passion, la révolution).
Les perceptions visuelles suscitent aussi, selon les transferts sensoriels que permet
la synesthésie, des impressions sonores, cinétiques, tactiles, dont les combinaisons
évoquent des images de différents types. Certaines peuvent être strictement personnelles,
contingentes et idiosyncrasiques ; d’autres s’appuient sur la sémantique des couleurs, des
traits, des lignes, des formes, des espaces et des lumières, et sont ainsi ancrées dans un
contexte culturel et social plus vaste. L’homme, comme l’a montré Roman Jakobson, est
un « homo semioticus », notre conscience évalue de façon inconsciente et spontanée les
19
« Les deux éléments du mot sont réciproquement dans l'ordre spirituel ; notre point de vue
constant sera de dire que non seulement la signification mais aussi le signe est un fait de
conscience pure. » Ferdinand de Saussure, Écrits de linguistique générale. Établis et édités par Simon
Bouquet et Rudolf Engler avec la collaboration d’Antoinette Weil. Paris 2002, 19.
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perceptions sensorielles au donné subliminaire physiologique et social. Notre contact à la
réalité extérieure est un processus ininterrompu de connaissance sélective, qui n’est que
partiellement contrôlable ; son but est de distinguer les perceptions, ainsi que les choses et
les significations qui leurs sont associées20, selon l’intérêt qu’elles présentent pour nous à
un moment précis.
Si le spectateur lit une composition abstraite comme une devinette sémiologique,
s’il cherche dans le tableau une référence chiffrée à des objets réels ou à des symboles
identifiables, il se trouve, pour ainsi dire, sur la mauvaise piste, parce qu’il envisage le
tableau abstrait selon le principe d’imitation, de la même façon qu’un tableau mimétique
ou qu’un emblème. Aujourd’hui la situation est radicalement différente à celle de l’époque
où les premiers artistes abstraits se frayaient un chemin dans un nouveau champ de la
création plastique. A cette époque, le regard porté sur le tableau comme imitation de la
réalité constituait une force d’inertie bien ancrée dans la tradition et largement dominante.
De nos jours, le monde moderne, à commencer par l’architecture, les machines, les objets
de la vie quotidienne, jusqu’au vaste domaine de la culture visuelle : publicité, presse,
design industriel, livres ou photographie, se trouve sous l’influence d’une modélisation
abstraite et artificielle, séparée de la nature. On constate ainsi, chez les enfants qui
grandissent dans un milieu naturel, qu’ils s’orientent plus difficilement dans un milieu
géométriquement organisé, tandis que les enfants des villes modernes se sentent mal à
l’aise dans la nature en friche, dans les bois ou sur un terrain irrégulier et soumis à une
transformation constante.
Avant d’essayer d’identifier ce qu’exprime au juste un tableau abstrait, ce qu’il
représente, ce à quoi il se réfère et le sens qu’il a, il me paraît nécessaire de dire quelques
mots de la thèse de l’autonomie de l’image abstraite : se concrétise en elle, pour ainsi dire,
l’idée de la spécificité de l’œuvre d’art, de la priorité de la fonction esthétique. Ces qualités
constituantes de la création artistique étaient auparavant recouvertes par d’autres
fonctions, subordonnées aux milieux social et naturel. L’art était soumis à l’expression
d’idées mythiques, religieuses, politiques et idéologiques, ou bien servait à des fins de
connaissance, d’enseignement ou de loisir. Si un tableau non figuratif est dominé par
20
Roman Jakobson, « Visual and auditory signs » (1963). Selected Writings II, La Haye – Paris –
New York 1971, 334-337.
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l’agencement d’éléments stéréotypés, il tombe dans le domaine des arts décoratifs et perd
sa valeur artistique spécifique. Il peut en arriver là même quand le choix et la combinaison
des éléments plastiques est le fait du hasard ou d’un geste non contrôlé. D’un autre côté, il
est évident que, dans ce domaine, le moment de la définition d’un style n’est pas
forcément l’aboutissement d’une activité intentionnelle. L’opposition entre les qualités
reconnues comme artistiques et celles qui ne le sont pas ne réside donc pas dans le
contraste entre l’intentionnalité et la non-intentionnalité, mais dans la présence objective
de démarches à caractère esthétique, qui peuvent aussi œuvrer par des biais intuitifs et
spontanés.
Les représentants de l’école idéaliste définissaient l’art abstrait comme l’expression
d’entités spirituelles échappant à la raison comme au langage. Cette manière de voir avait
cours au tournant des XIX° et XX° siècles notamment, chez certains poètes, peintres et
musiciens qui se détournaient de manière programmatique de la dépendance de l’art vis-àvis de la réalité empirique. Si l’on considère les œuvres des peintres de la période
symboliste, on ne manquera pas de constater qu’elles ne définissent pas des moyens
plastiques ou des principes stylistiques propres. Elles utilisaient les techniques des
impressionnistes et des expressionnistes, des représentants de l’Art nouveau (Sécession) et
des fauvistes, sans ignorer les modèles stylistiques de la peinture de salon qui se référaient
au romantisme et à d’autres styles historiques. Cela vient de ce qu’ils ne voyaient pas la
valeur de l’œuvre d’art dans des démarches techniques ni même stylistiques : seule était
décisive la capacité de susciter un sentiment d’irrationalité, de prendre pied sur les terres
des mondes parallèles.
Dans les années soixante, lorsque la musique dite concrète a fait son apparition,
introduisant dans la musique un matériau sonore arbitraire, ses protagonistes se sont
rendu compte que le musicien qui abandonnait le système tonal éprouvé et fiable de la
musique classique survivait sans trop de peine à ce choc. Si tout est permis, cela ne signifie
pas que nous nous trouvions dans le champ de la liberté de création, bien au contraire :
cela conduit à sa négation, le caractère brut du matériau disponible provoque un
sentiment de chaos, un horror vacuis, la perte des repères. Pierre Boulez a formulé à cette
époque une exigence centrale : il est nécessaire de soumettre le matériau infiniment
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changeant et varié des sons à la description et à la classification21. De nos jours, ni l’art
abstrait ni la musique concrète n’éveillent la peur de l’indéfini et de l’informe, mais en ce
qui concerne la peinture abstraite, l’esthétique et la sémiotique ont toujours une dette à
payer, pour autant que je sache : établir, en se fondant sur la description et la classification
du matériau et des moyens d’expression, une classification des modèles, des styles, des
tendances et des formes de l’œuvre abstrait. Je suis d’avis qu’il serait pertinent d’établir des
critères de classification qui permettraient, comme l’a proposé Heinrich Wölfflin dans son
ouvrage Kunstgeschichtliche Grundbegriffe (1915), d’ordonner les styles selon des notions qui
s’appliqueraient directement aux moyens d’expression et à la structure propres des œuvres
d’art.
Du fait de l’absence de critères de contenu donnés par le monde des objets
représentés, il s’agit de distinguer parmi les matériaux, les techniques de travail et les
agencements des composantes plastiques. Le matériau consiste dans la couleur (un
monochrome ou une combinaison de deux ou plusieurs couleurs), dans la qualité de la
peinture (huile, gouache, aquarelle etc.) et dans l’usage du matériau et des techniques que
le dessin met en œuvre. L’opposition de la peinture et du dessin (de la picturalité et de la
linéarité) s’y vérifie comme dans une œuvre d’art figurative ou traditionnelle. Un
classement selon les techniques de travail rend compte du traitement gestuel de matériaux
qui laissent libre ou contraignent plus ou moins le mouvement de la main, d’une part ; et,
d’autre part, l’artiste travaille la surface à l’aide des instruments qu’on utilise aussi dans le
dessin technique : la spontanéité du mouvement de la main s’en trouve annulée ou, pour
le moins, réduite. Parfois, la surface est couverte par les empreintes d’outils mécaniques,
dont le mouvement fait intervenir une composante aléatoire. Les éléments plastiques
21
Pierre Boulez a fondé l’Institut de Recherches et Coordination Acoustique/Musique dans le
cadre du centre Georges Pompidou, en 1974. C’est l’un des instituts les plus réputés pour l’étude
des relations entre création musicale et sciences de la musique, ainsi que pour l’étude scientifique
et technique des sons. L’institut s’est illustré dans la promotion de la musique électro-acoustique,
mais son objet d’études comprend un large domaine de la musique moderne indépendante des
moyens et formes d’expression traditionnels. Voir les articles « Pierre Boulez » et « L’IRCAM »
sur Wikipedia. Boulez raconte certaines circonstances liées aux activités de l’IRCAM dans
l’entretien « La naissance à soi-même doit s’accomplir chaque matin ». Le Monde. Sélection
hebdomadaire du 23 au 29 décembre 1976, 12. Il convient de mentionner que certains critiques
de l’époque voyaient dans l’intérêt des artistes pour l’étude scientifique du matériau et des moyens
d’expression de la création artistique une restriction de la spontanéité de la création. Boulez a
réfuté ces objections en se référant à Paul Klee qui, du temps de son activité au Bauhaus, se
consacrait à l’étude du langage plastique, sans que ce soit le moins du monde en contradiction
avec son œuvre picturale, qui n’était pas soumise au calcul rationnel.
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peuvent être appliqués sur la surface par traits (gestes), par chocs (impressions), ou au
moyen d’instruments (dessin à la règle). C’est dans la manière de traiter, de composer et
d’agencer les composantes élémentaires du matériau plastique qu’on trouve le plus de
critères discriminatoires. Dans de nombreux cas, il s’agit du contraste des mêmes qualités
que celles qui caractérisent les œuvres de type figuratif ; et en premier lieu, des contrastes
unité / diversité, profondeur / surface, régularité / irrégularité dans l’agencement des
parties, discursivité (indistinction) / divisibilité (distinctivité), statisme / dynamisme. Le
mouvement gestuel de la composition peut se réaliser soit de manière sérielle
(mécanique), soit de manière narrative (avec un effet de pointe). De ce point de vue, on
peut aussi reprendre le critère wölfflinien des formes ouvertes et fermées.
Sémantique de l’abstraction géométrique
Dès lors qu’on s’intéresse à l’abstraction géométrique, on se retrouve dans le
domaine des mathématiques. L’une des thèses fondamentales de la géométrie, celle selon
laquelle ses facteurs et concepts constitutifs, tels que point, droite, surface, angle etc. n’ont
de sens que s’ils sont rapportés à l’espace dans lequel ils se trouvent, se vérifie jusque dans
l’analyse et l’interprétation d’un tableau abstrait. Ce précepte permet aussi de mieux cerner
la distinction entre peinture figurative et peinture non figurative : tandis que les objets
représentés sur le tableau tirent leur signification de leur rapport au monde empirique, les
éléments de la surface peinte d’un tableau abstrait se caractérisent par leur confrontation à
un monde de concepts qui ne représentent pas des objets du monde empirique, mais des
catégories et des constructions intellectuelles privées de la moindre substance matérielle et
psychique. Les objets d’un tableau figuratif s’agencent dans le contexte du monde et du
milieu qui entouraient le peintre. Ce peuvent être des relations à des milieux réels ou
fantastiques, à une société ou à un environnement naturel ; la référence à des événements
vécus ou fictifs, à des légendes, des mythes, des visions utopistes. Dans le portrait, la
peinture de paysage ou la nature morte, le tableau se rapproche au plus près du sujet. La
relation du sujet et de sa représentation comprend même la position de l’observateur, qu’il
soit peintre ou spectateur.
Un tableau abstrait n’existe pas davantage au-dehors d’un contexte plus vaste ;
celui-ci, toutefois, n’est pas donné par l’expérience quotidienne, la perception sensible, le
contexte littéraire ou autres. S’y produisent les qualités de l’espace et du temps : selon
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Kant, des formes a priori de la perception, qu’on ne peut pas déduire de la réalité
empirique. Les progrès de la physique moderne inversent les conceptions kantiennes de
l’espace et du temps. De nos jours, la physique nucléaire et quantique relativise toujours
davantage l’espace et le temps ; les processus qui sont à l’œuvre au cœur de l’atome ou
dans ses parties échappent à toute expérience empirique ou intellectuelle. Toute tentative de
les traduire par un schéma sensible, par un signe, est vouée à l’échec. La mathématique
seule nous permet d’être en contact avec eux. En revanche, le peintre ou le dessinateur
d’un tableau non figuratif est nécessairement confiné à des moyens matériels, qui peuvent
certes susciter une impression d’espace, mais celle-ci n’a qu’un caractère symbolique et se
réfère à un espace visuel, nullement à un espace physique. Les tableaux de type
géométrique traitent les concepts géométriques et les rendent accessibles au moyen
d’éléments et de rapports picturaux et graphiques. Le peintre d’un tableau figuratif crée
l’illusion d’espace par la disposition des objets, leur agrandissement et leur réduction, le
dégradé des couleurs et autres effets du report de la réalité extérieure dans la perspective.
Le peintre d’un tableau abstrait a lui aussi la possibilité de susciter une impression
d’espace, mais il a surtout des moyens illimités pour perturber et problématiser les
phénomènes spatiaux. Un exemple frappant en est la différence entre les compositions
linéaires de Mondrian, qui annulent quelque figuration spatiale que ce soit, et les tableaux
de Kupka inspirés par des conceptions biologiques ou cosmiques ; le peintre donne
l’impression d’un espace illimité en déployant les motifs, en les développant, en les
démultipliant et en les laissant croître. Cependant, ce signe de spatialité que les peintres
abstraits produisent sur la toile demeure lié d’une manière ou d’une autre à la réalité
terrestre. Il s’agit d’une représentation métonymique de l’espace, qui ne peut pas se
rapporter à ses qualités transcendantales. Bien que certains peintres comme Paul Sérusier,
Odilon Redon, Georgia O’Keeffe ou Theo van Doesburg, s’y soient employés dans leurs
tableaux inspirés par des idées et des concepts spiritualistes, ils ne pouvaient en fin de
compte qu’imiter l’illusion de l’espace physique que nous nous approprions dans l’enfance
et que nous considérons comme partie intégrante de notre perception visuelle, auditive et
tactile du monde. A cet égard, il n’est pas insignifiant qu’un des maîtres-mots du cubisme,
lequel constitue une étape importante dans l’invention de l’art abstrait, ait été le rendu des
matières22. La différence fondamentale entre les cubistes et les abstraits réside en ce que
22
Jean Paulhan compare la perception d’un tableau cubiste à l’appropriation physiologique : à la
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les cubistes, tout en se détournant d’attributs importants de la perception visuelle des
choses, notamment des couleurs et de la perspective, respectaient l’existence des objets
matériels et appliquaient leur attention à décomposer et à organiser de nouvelle façon
leurs aspects de surface et de volume. A cette époque, les théoriciens comme les peintres
se réclamaient des considérations du physicien Henri Poincaré sur la quatrième
dimension, mais à mon avis, ils voulaient ainsi appuyer leurs découvertes picturales sur
une théorie scientifique de renom, davantage qu’ils n’y trouvaient une source d’inspiration
immédiate. Il s’agissait de chercher des motivations en dehors des disciplines artistiques,
afin de justifier la mise en cause téméraire des traditions picturales.
La saisie plastique du temps dans un tableau abstrait va main dans la main avec le
report symbolique de l’espace. Le principe de simultanéité, notamment dans l’examen de
la vision des couleurs (nous pensons en particulier aux toiles de Delaunay) y joue un rôle
important, qui nie le caractère successif des perceptions et met l’accent sur la combinaison
de deux ou plusieurs impressions colorées, dont il résulte une unique impression dans la
conscience du spectateur, un seul accord de couleurs. En réalité, la simultanéité est partie
intégrante de la perception de toute œuvre d’art. A l’inverse, la spatialité (caractère de
simultanéité) est présente jusque dans l’appréhension de signes qui se produisent selon un
déroulement chronologique. Mukařovský l’a montré dans son article « Pojem celku v
teorii umění » [La notion d’ensemble dans la théorie de l’art]23. Les aspects spatiaux et
temporels de la perception ne s’excluent pas, mais se complètent. Il ne s’agit donc pas
d’une négation, mais seulement d’une modification du déroulement temporel et
éventuellement spatial du phénomène de perception.
Dans l’art abstrait, ce qui se produit dans l’espace et le temps est relaté par des
œuvres qui se réfèrent à des processus biologiques, cosmiques, mécaniques, psychiques ou
sociaux. Les processus biologiques ou organiques sont présents comme source
d’inspiration dans de nombreuses toiles de František Kupka (Příběh o pestících a tyčinkách
[Contes de pistils et d’étamines], 1919-1920, Tryskání [Jaillissement], 1923), le peintre en a
explicitement traité dans le cycle Quatre histoires de blanc et de noir, 1926. A commencer par
le futurisme italien, qui célébrait le dynamisme de la machine, le mouvement mécanique
mastication, à la digestion, aux tâtonnements. Il avance cette thèse dans l’essai La peinture cubiste
(Paris 1970), notamment dans le troisième chapitre « Petite aventure en pleine nuit » (61-68).
23
Jan Mukařovský, 'Pojem celku v teorii umění' (1945). Etudes I, Brno 2000, 42-43.
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était d’ores et déjà devenu un sujet d’actualité pour les peintres du XX° siècle, ainsi que
des artistes qui ont quitté le monde des objets et qui traitent de ce sujet d’une façon plus
ironique. Francis Picabia ou Marcel Duchamp, par exemple, utilisent le vocabulaire formel
des objets techniques, notamment les cercles, les secteurs circulaires, les segments de
droite, les lignes courbes, pour en faire les éléments d’une composition abstraite à portée
esthétique. Les tableaux de Kupka personnifiant l’acier se caractérisent par le fait qu’elles
se trouvent sur la même frontière entre art figuratif et non figuratif. Les processus
tumultueux de la croissance biologique et de graves transformations sociales sont évoqués
dans les tableaux de Pavel Filonov, qui associent d’un point de vue symboliste le sujet des
processus généraux, naturels comme socioculturels, aux démarches de la peinture non
figurative (Formule du printemps 1928-1929, Formule du prolétariat de Petrograd 1920-1921) : ces
compositions sont faites d’éclats de petites bandes de couleurs à formes géométriques.
Le processus par lequel un spectateur appréhende une image abstraite comporte de
nombreuses phases. D’une part, cette image suscite chez le spectateur des impressions
visuelles de type non sémiotique : il la voit comme un objet matériel quelconque, le
rapport qu’il a avec elle est une réaction strictement sensorielle, physiologique et sensible.
Dès que le spectateur essaie de trouver dans l’œuvre des significations cachées, dès qu’il la
considère comme un objet qui se réfère à quelque chose, qui exprime et communique
quelque chose, il se trouve dans la phase de la lecture sémiotique. En général, on dit que le
spectateur essaie de comprendre l’œuvre. Ce vocabulaire n’est pas correct, parce que
l’appréhension adéquate d’une œuvre d’art n’est pas le fait de la connaissance
intellectuelle. Il n’existe pas de précepte rationnel qui permettrait au spectateur
inexpérimenté d’accéder à l’œuvre comme une clef permet d’ouvrir une porte fermée.
Souvent, le spectateur considère tout bonnement que la délimitation des régions
psychiques ou matérielles générales auxquelles l’œuvre se réfère et avec lesquelles elle est
liée, est une avancée décisive pour déchiffrer une œuvre non figurative. Dans de
nombreux cas,
c’est le champ des significations spirituelles, religieuses ou
transcendantales. D’autres fois, ce sont des processus naturels, biologiques et cosmiques,
mais aussi le champ de l’architecture, des machines et de la technique, le monde des objets
matériels, soumis aux lois de la physique, des mathématiques, de la géométrie. La
confrontation de tableaux non figuratifs avec des disciplines non artistiques, qu’indiquent
en général les titres des œuvres, peut faciliter au spectateur leur lecture ou leur déchiffrage
Mojmír Grygar « L’art abstrait du point de vue de la sémiotique »
22/32
sémiologique. Mais ce parallèle devient dangereux, si le spectateur s’y accoutume trop. De
semblables associations ont lieu par exemple, de manière ponctuelle, dans la musique à
programme, quand le sujet de la symphonie ou du quattuor commence à affecter la
faculté de l’auditoire à appréhender de manière immédiate leurs qualités musicales
autonomes.
Nous identifions couramment la pensée mathématique à une réduction radicale des
manifestations infiniment variées du monde empirique. Ce faisant, nous ne nous rendons
souvent pas compte que les mathématiques fondent la pensée conceptuelle, qui complète
des perceptions sensibles instables, changeantes et incertaines par des valeurs qui n’étaient
pas présentes dans les sensations premières. « Grâce au stimulus conceptuel, dit Alfred
North Whitehead, le coucher du soleil prélude à la splendeur du ciel. Par là, je n’entends
pas dire que ce miracle est provoqué par une succession indigente de pensées explicites.
C’est la transformation d’une expérience réelle en une forme idéale. Notre existence est
renforcée par des idéaux conceptuels, qui métamorphosent les perceptions vagues. On ne
comprendra pas le torrent que forme l’expérience humaine, si on ne prend pas conscience
qu’il s’élève au-dessus du vide de l’infini grâce à divers moyens successifs d’intensification,
qui suscitent l’énergie active dans un ensemble fini.24 » Si l’on postule que la pensée
conceptuelle est une intensification et une précision du cours incertain des perceptions
sensibles qui nous entourent constamment, alors on peut faire sur la sentence de Goethe
sur l’arbre verdoyant de la vie et la grise théorie une remarque critique. Pour évaluer le
« verdoiement de l’arbre », nous devons arriver à la définition conceptuelle d’ « arbre » et
de « verdoiement », ainsi que des notions qui s’y rapportent et qui donnent sens à
l’expression. L’insuffisance du savoir conceptuel appauvrit la faculté de perception
immédiate et, surtout, d’évaluation de la réalité. L’intérêt de la peinture figurative ne
consiste pas en ce qu’elle répète, fixe, multiplie l’expérience sensible, mais en ce qu’elle lui
ajoute un savoir conceptuel et rend ainsi possible l’évaluation des choses du point de vue
de la beauté et de l’éthique. Une perception sensible qui n’est pas hissée par l’appréciation
intellectuelle ou l’abstraction n’est pas belle, elle reste au niveau d’une jouissance primaire.
24
Alfred North Whitehead, Les Mathématiques et le Bien tr. fr in L'immortalité [Texte imprimé] ; suivi de
Les mathématiques et le bien ; [et de] Notes autobiographiques, traduction intégrale et inédite d'Henri
Vaillant, préfacée par Guillaume Durand, Nantes : C. Defaut, 2008.
Mojmír Grygar « L’art abstrait du point de vue de la sémiotique »
23/32
D’autre part, même une sensation désagréable, si elle est cultivée par la pensée
conceptuelle, peut susciter des sentiments esthétiques. L’art est la sphère privilégiée de
telles transformations.
La peinture non figurative renforce notre savoir conceptuel, en rendant visibles ses
éléments constitutifs fondamentaux par des signes visuels, des couleurs, des lignes, des
formes, des éclairages. Mondrian n’avait que faire de représenter un arbre, il s’efforçait de
réduire sa perception sensible à la trame des éléments visuels fondamentaux qui la
constituent. Il ne s’agit donc plus d’un arbre, d’un coucher de soleil, d’une nature morte
avec des fruits, ni d’un portrait ou d’une scène d’après nature, mais de concepts qui
recouvrent la richesse de notre expérience sensible, de notre perception du monde. Si
nous pouvons parler, au sujet de la peinture mimétique, de fenêtre ouverte sur le monde
des objets, de prisme qui abstrait, réduit et classe la quantité incommensurable des qualités
sensibles des choses, alors une peinture abstraite permet de regarder dans le monde des
concepts, des éléments structurels immatériels de notre conscience, sans lesquels elle
serait aveugle et sourde, cantonnée à des percepts physiologiques et strictement sensoriels.
Whitehead constate, dans l’essai déjà cité, que le début du XX° siècle a vu une
généralisation considérable de l’algèbre. « On l’a introduite dans d’autres domaines que
celui des nombres et on l’utilise dans des séries de modèles intellectuels, dans lesquels le
nombre n’est qu’un protagoniste secondaire. Les mathématiques se changent ainsi en une
analyse intellectuelle des différents modèles. La conscience de l’importance des modèles,
poursuit l’auteur, est aussi ancienne que la civilisation. Tous les arts sont fondés sur
l’étude des modèles. La cohésion des systèmes sociaux dépend elle aussi du respect de
modèles de comportements et les progrès de la civilisation reposent sur la modification
heureuse de ces modèles de comportement.25 » De ces prémisses, il résulte que la peinture
25
Idem. L’importance du modèle en esthétique a été montrée par Josef Durdík, dont la théorie du
beau dans l’art, dans la société et dans la nature découle de la philosophie et de l’esthétique de J.F.
Herbart : « Cela excepté, les cas ordinaires comprennent une autre forme de sensation agréable :
dans l’ordinaire, nous jouissons des modèles et alors le modèle montre en quoi il est puissant et
efficace ; en ce que son expression concise et sa simplicité comprennent une grande diversité.
C’est donc que la fameuse oekonomika plaît aussi. » (Všeobecná aesthetika [Esthétique générale],
Prague 1875, 161.) Les représentants de la philosophie postmoderne, Derrida, Deleuze, Guattari
etc. se détournent de l’interprétation rationnelle de la réalité, associent la démarche philosophique
à la démarche artistique, l’analyse avec le genre de l’essai, refusent la pensée conceptuelle, mettent
l’accent sur l’unicité, la singularité, le caractère fortuit et idiosyncratique des perceptions. Dans ce
cas, les perceptions ne peuvent pas reconnus, classés dans un contexte et analysés, mais
Mojmír Grygar « L’art abstrait du point de vue de la sémiotique »
24/32
géométrique est un jeu créatif qui confronte notre faculté d’imagination aux modèles
fondamentaux de notre perception du monde. Ce sont des rapports spatiaux – les
rapports du premier plan et de l’arrière-plan, du statisme et du dynamisme, les rapports du
rapprochement et de l’éloignement, de la distinction et de la confusion et ainsi de suite,
tant que les éléments interviennent dans la confrontation, le mouvement et l’emplacement
sur la surface. Plus avant, on discerne les rapports des composantes et des formes
élémentaires, points et lignes, ainsi que leurs modalités, les différents types de courbes et
de droites : figures planes dont les contours et les formes se caractérisent par l’intensité et
la profusion formelles, indicateurs de formes tridimensionnelles, illusion de profondeur.
Les couleurs sont une autre composante élémentaire de l’objet plastique et les peintres
s’orientant vers l’expression abstraite ne pouvaient manquer d’en faire l’examen, la
classification et l’évaluation. Pendant que Kandinsky faisait correspondre l’interprétation
des couleurs à des processus spirituels et psychiques, Delaunay s’inspirait lors de ses
expériences des théories scientifiques sur la couleur et sur ses effets psychologiques. Une
composante importante de l’expression plastique est la modification des rapports de la
couleur aux formes planes et aux volumes, à la lumière, au mouvement et à l’espace. A un
degré supérieur de la composition plastique, l’ordre et sa négation jouent un rôle
important, la loi et le hasard, l’organisation et le chaos.
L’importance que Whitehead donne au modèle permet de subsumer toute chose
existante sous des rapports aussi bien réels et potentiels. En art, la catégorie de modèle
signifie « archétype », schème idéal ; dans l’art mimétique, c’est d’une manière générale le
monde extérieur et, en particulier, les œuvres des novateurs qui deviennent source
d’inspiration pour leurs successeurs ; dans une œuvre abstraite, il s’agit de suivre des
modèles structurels, de reprendre et de développer les principes structurants des œuvres
pionnières. A l’époque où l’on posait les fondations d’une peinture non figurative, le
cubisme avait cette fonction de modèle. En quelques années, des dizaines de peintres
suivirent l’exemple de Picasso et de Braque. Vers 1917, cependant, Picasso se détourne du
cubisme, parce que cette manière de peindre ne l’intéresse plus, sitôt qu’elle est devenue
un modèle stéréotypé. Par ailleurs, le modèle désigne une catégorie qui subsume un
seulement envisagés et éprouvés au cas par cas. Cf. Mojmír Grygar, « Slovo, písmo, text. O
strukturalismu a dekonstrukci » [Le mot, la lettre, le texte. Structuralisme et déconstruction]. Český
strukturalismus po poststrukturalismu [Le structuralisme tchèque après le poststructuralisme]. Ondřej
Sládek (éd.), Brno 2006, 203-232.
Mojmír Grygar « L’art abstrait du point de vue de la sémiotique »
25/32
ensemble donné d’œuvres. L’affirmation de Whitehead, selon laquelle « aucun étant n’est
caractérisé par sa seule nature individuelle », y trouve confirmation, dans la mesure où
l’individualité des œuvres de ce type est relative à une catégorie qui l’englobe26. L’œuvre
abstraite de quelque modèle que ce soit se rapporte à un archétype de composition, à une
structure organisant les composantes plastiques selon une intentionnalité et qui sert de
référent à l’œuvre concrète, de même que l’objet représenté est le référent du signe
mimétique. Parce que tout tableau de type abstrait se rapporte à l’universalité des concepts
géométriques, à la théorie des modèles, mais aussi à l’imprévisibilité des processus, au
chaos et à la déstructuration des ensembles, les relations réciproques des tableaux de cette
catégorie sont plus nombreuses que dans la peinture figurative, ou le choix des sujets et
leur traitement dépend dans une plus large mesure des normes historiques qui
déterminent la relation entre l’image et l’objet représenté. Les différences entre les
différentes compositions particulières d’un même tableau non figuratif peuvent être en un
sens plus importantes, mais ces écarts ponctuels ne peuvent nous apparaître que dans la
comparaison avec d’autres compositions abstraites de la même série.
L’unicité de ces tableaux est donnée par les différents degrés de variation et la
remise en cause de la logique des figures géométriques qui en forment la trame et le
modèle. On peut voir ces écarts locaux, par exemple, dans les dessins plans et dans les
dessins spatialisés de Milan Grygar, où des déchirures rompent la régularité bien
équilibrée, en anacoluthe impromptues de composition27. On peut aborder sous ce
rapport le sujet des relations entre abstraction géométrique et architecture ; c’est une vaste
et importante problématique. Au tout début de ce processus, l’œuvre de Mondrian, de
Malevitch, de Kandinsky et d’autres artistes abstraits a influencé de manière considérable
le développement des conceptions architectoniques et de l’esthétique formelle au XX°
26
Op. cit.
On trouve dans l’œuvre déjà citée de Josef Durdík une préfiguration théorique intéressante du
dessin qui répondrait aux exigences de la beauté : « La plus belle ligne serait précisément celle qui
semblerait certes ‘régulière’, mais cacherait sans cesse ce principe, interdisant qu’on la réduise en
aucune façon à une unité rigide ou qu’on l’exprime par une formule mathématique. » (op. cit., 161)
Certes, il s’agit d’une loi esthétique générale qui restreint la beauté d’un dessin en le subordonnant
à un modèle, mais qui ne permet pas que cette subordination conduise à sa reproduction
technique. – Dans l’article « Milan Grygar a zvuk » [Milan Grygar et le son], Jean-Yves Bosseur
considère la rupture de la symétrie dans les dessins géométriques comme « l’un des éléments qui
font entrer en jeu le changement, le dynamisme, le mouvement » ; c’est ainsi l’un des moyens
d’introduire du hasard dans un ensemble organisé (préface au catalogue de Milan Grygar publié
par la galerie Gema Art pour l’exposition à la Galerie nationale à Prague en 1999, 22).
27
Mojmír Grygar « L’art abstrait du point de vue de la sémiotique »
26/32
siècle. Le déséquilibre des formes régulières, des proportions et des modèles, tel qu’on le
trouve de nos jours chez Milan Grygar, se confirme aussi dans l’architecture. Il ne s’agit
pas de la négation radicale du constructivisme, que prônent des architectes qu’inspire le
caractère aléatoire des formes biologiques (Kaplický), mais de l’enrichissement des
composantes architectoniques par des éléments qui permettent d’introduire le
mouvement et le hasard dans des constructions de type régulier et sériel. L’exemple d’une
telle mise en scène est le bâtiment universitaire The Cooper Union à New York, bâtiment
universitaire conçu par Thom Mayne.
Whitehead note que dans une œuvre d’art où le principe géométrique est associé à
la couleur, se produit la combinaison de deux modèles, de deux formes de savoir
conceptuel, qui peuvent se trouver en accord, mais aussi se contredire réciproquement, se
nuire, entrer en conflit. Si l’on examine les quantités d’études préparatoires qui
précédaient les grandes compositions en couleurs de František Kupka, on assiste à un
processus complexe d’accordage, de confrontation réciproque et de combinaison de la
couleur et du principe géométrique ou graphique. Le choc des modèles peut naître d’un
écart par rapport au modèle présumé, il en résulte alors une frustration ou l’impression
que certains éléments sont hors jeu, qu’ils sont superflus ou bien tout-à-fait fortuits.
D’autres fois, il s’agit d’un conflit diversement décliné entre les modèles qui déterminent
le choix des composantes élémentaires, par exemple du conflit entre le dessin et la
peinture, l’espace et la projection spatiale. La source du désaccord peut aussi être la
contradiction entre les principes mimétique et abstrait. Tandis que la grande tache noire
sur le tableau de Kandinsky La Dame de Moscou (1912), par son caractère non figuratif, se
distancie avec une ironie agressive de la stylisation quelque peu naïve de la dame
représentée dans les rues de la ville, Kupka, dans son tableau Klávesy piana – jezero [Les
touches de piano – le lac] (1909) a harmonieusement signalé la transition du sujet objectal
à une composition de couleurs qui a sa valeur plastique autonome.
Les modèles interviennent dans tous les domaines de la vie individuelle et sociale
comme systèmes de normes morales, esthétiques, intellectuelles, sentimentales et
pratiques à valeur générale, d’après lesquels nous agissons, nous créons ou nous jugeons
l’action des autres personnes. Peu importe dans quelle mesure nous sommes conscients
de ces normes ou dans quelle mesure nous les faisons valoir intuitivement, que nous les
respections à dessein ou inconsciemment, qu’elles soient culturelles ou organiques. Aux
Mojmír Grygar « L’art abstrait du point de vue de la sémiotique »
27/32
normes données par le milieu, l’éducation, le mimétisme social, l’habitude ou les
conventions, s’ajoutent des facteurs individuels donnés par le tempérament, les penchants
personnels, les facteurs psychiques et dont la fonction et l’importance se manifestent
notamment dans la création artistique. Ce qui compte, c’est la cohésion et la pondération
des modèles, ainsi que la manière dont nous nous les approprions. Whitehead ne veut pas
dire que nous nous les approprions seulement par la voie d’une expérience pratique
contrôlée par la raison : notre expérience sensible a droit elle aussi à la parole. L’auteur
insiste sur l’appropriation par la sensibilité : dans la pratique quotidienne et en particulier
dans l’art, il ne s’agit pas d’un processus qui soit pleinement sous le contrôle de la raison.
Les anticipations théoriques de la peinture abstraite
A l’époque de la domination des systèmes philosophiques idéalistes, l’esthétique de
Herbart avait de quoi proposer à la théorie et à la pratique artistiques de nouvelles voies.
La définition herbartienne de l’art s’appuie sur quelques thèses fondamentales28, tout
comme celle du phénomène esthétique. /1/ Le jugement esthétique doit résulter d’abord
et avant tout de l’étude des rapports entre les unités élémentaires qui composent l’œuvre.
/2/ Le matériau de l’œuvre ou bien une composante isolée considérée pour elle-même
n’ont en soi aucune valeur esthétique. Par exemple, l’effet esthétique de l’ordonnancement
symétrique des colonnes en architecture n’est pas déterminé par la nature du matériau. Le
jugement esthétique ne résulte pas des objets, mais de la relation des composantes
élémentaires. L’accent mis sur l’étude des relations, et non de la substance, a été confirmé
par les progrès de la physique moderne et d’autres domaines des sciences naturelles et
sociales. En linguistique et en sémiologie, c’est Ferdinand de Saussure qui a substitué aux
investigations sur la substance des phénomènes linguistiques, l’étude des relations et de la
fonction de la langue comme système de signes. Le philosophe et mathématicien Alfred
North Whitehead a lui aussi nié l’existence d’ « étants finis autonomes »29. /3/ Par ses
considérations sur les relations entre la partie et le tout dans l’art, Herbart anticipait sur la
conception structurelle du tout. Il analysait une détermination réciproque du tout et de la
28
Otakar Hostinský a donné une interprétation objective et précise de l’esthétique de Herbart
dans son étude Herbart’s Ästhetik in ihren grundliegenden Teilen quellengemässig dargestellt und erläutert.
Hambourg – Leipzig 1891. Voir notamment le chapitre II. « La méthode de l’esthétique », 15-34.
29
Whitehead nie l’existence d’ « étants finis autonomes » : op. cit.
Mojmír Grygar « L’art abstrait du point de vue de la sémiotique »
28/32
partie : la valeur de ce rapport est compromise sitôt que nous en isolons les membres et
que nous les observons séparément ; sur un tableau, nous pouvons analyser l’image
comme une somme d’images constituantes, mais aucun point de couleur isolé n’est beau,
sans pour autant que la somme en soit belle, si nous l’envisageons comme une simple
addition30. /4/ L’analyse formelle n’a pas besoin d’en appeler à une instance supérieure,
l’intervention de la philosophie transcendantale mène à la spéculation, à l’interprétation et
l’appréciation arbitraires des œuvres, sans lien avec l’expérience immédiate. L’esthétique,
comme science des formes et des relations, ne peut résulter ni d’impressions subjectives
ni d’idées du beau définies par référence à des valeurs absolues et éternelles. Herbart
tenait la confusion de l’esthétique et de la métaphysique pour le « péché originel de toute
la nouvelle philosophie post kantienne.31 » /5/ D’après Herbart, théoriciens et critiques
ne peuvent pas inventer de formule qui rendrait compte de l’individualité et de la valeur
des œuvres ; il n’approuvait pas non plus que l’on traduisît les conclusions de jugements
esthétiques par des systèmes de règles et de préceptes contraignants ; il ne concevait pas
l’esthétique comme une science normative, mais comme une science explicative. Les
jugements esthétiques portent sur une expérience de la réalité qui n’est pas
particulièrement abstraite et qui garde en permanence contact avec son objet ; mais, d’un
autre côté, le jugement est partial s’il reste au niveau de la seule observation empirique, qui
se confond avec les impressions personnelles du spectateur32.
30
Chez Herbart, la beauté est fonction de la représentation de l’ensemble en rapport avec ses
parties. « Notre conception d’un tableau peut se décomposer en une somme de conceptions
partielles ; mais on ne peut pas l’établir à partir de points de couleur : aucun d’entre eux n’est
beau, mais pas même la somme n’est belle, si nous la percevons seulement comme une somme. »
Op. cit., 34.
31
Herbart tenait la confusion de l’esthétique et de la métaphysique pour un péché originelle de
toute la nouvelle philosophie post kantienne, mais il mettait aussi bien en garde contre le « faux
empirisme ». « Le vrai formalisme n’a pas besoin de se réclamer d’une instance supérieure, qui
prêterait sa valeur aux rapports esthétiques fondamentaux, mais il se concentre […] sur
l’explication psychologique du plaisir et du déplaisir esthétiques. » Op. cit., 77, 84, 99.
32
Les représentants plus tardifs de l’esthétique formelle ont eux aussi pris conscience que la
transition de la perception sensible au concept, de la simple appréhension sensorielle d’une œuvre
d’art à son appropriation et à son évaluation esthétique ne se fait pas en un saut, mais de manière
progressive. C’est pourquoi Josef Durdík avait introduit une forme intermédiaire entre l’ « image »
(il entendait par là l’ensemble des percepts suscités par l’objet perçu) et le concept (le résultat
d’une abstraction) : ce qu’il appelait la « forme », qui se dégage d’un ensemble de percepts
immédiats, mais conserve quelques caractères secondaires et incertains de l’ « image ». Josef
Durdík, Všeobecná aesthetika (op. cit.). Prague 1875, 256. Cf. Oleg Sus, Geneze sémantiky hudby a
básnictví v moderní české estetice [Genèse de la sémantique musicale et poétique dans l’esthétique
Mojmír Grygar « L’art abstrait du point de vue de la sémiotique »
29/32
Le modèle herbartien d’évaluation de la valeur d’une œuvre d’art, d’art, selon une
valeur qu’il a définie à la faveur de ses études sur la musique, déterminait une méthode et,
à terme, la possibilité d’étudier les différents arts de façon comparative. Certes, Herbart a
tenté d’appliquer l’analyse formelle de l’œuvre musicale à d’autres arts, mais les résultats
de sa démarche comparative ne sont pas convaincants : en effet, il n’a pas trouvé de
dénominateur commun qui lui permette de mettre en commun des objets aussi différents
qu’un morceau de musique, un poème, un tableau, une représentation théâtrale ou une
pièce d’architecture. D’autre part, on ne peut pas critiquer chez Herbart des remarques
que ses successeurs ont dévoyées en un système esthétique clos. Je prendrai pour exemple
la tentative de Herbart d’observer successivement les éléments des arts plastiques et les
manières dont nous percevons les éléments isolés, par exemple les colonnes en
architecture : nous pouvons les observer de haut en bas ou de bas en haut d’après les
facteurs de l’élancement ou du poids33. Ces remarques ont été reprises par les
représentants de l’esthétique de l’empathie (Einfühlungsästhetik), qui associaient les
recherches esthétiques avec des approches philosophiques et psychologiques. Occupant
parmi eux une place de première importance, Theodor Lipps produisit une interprétation
systématique du « vécu » (au sens sémiologique : de la lecture) des éléments géométriques
fondamentaux et de leurs formes. Il est assurément paradoxal qu’un théoricien de
l’esthétique ayant un sens si aiguisé pour ce que nous pouvons appeler l’alphabet des
éléments géométriques, ait pu refuser aussi catégoriquement les efforts de Cézanne pour
subordonner la réalité empirique à la simplification géométrique, et qu’il ait considéré la
disparition de l’objet dans les beaux arts comme une erreur et comme une illusion34.
tchèque moderne]. Brno 1992, 25-26. – De semblables considérations sur la relation entre
percept et concept forment le fond de l’étude de Max Brod et de Félix Weltsch, Anschauung und
Begriff, Prague 1913. Les auteurs mettent en question l’idée selon laquelle nos concepts se
formeraient à l’aide de représentations explicites, mais d’autre part ils n’admettent pas qu’il y ait
un fossé infranchissable entre concept et représentation explicite.
33
Hostinský, op. cit., 66-67.
On trouve chez le représentant de l’esthétique formelle Theodor Lipps, une préfiguration de
l’interprétation sémiologique de l’œuvre d’art. Cela se manifeste notamment dans l’accent qu’il
met sur l’autonomie de l’art et sur la détermination réciproque du fond et de la forme. Certes, son
explication des composantes élémentaires des beaux arts refuse tout compromis avec les
esthétiques à programme ; mais, en ce qu’il associe la beauté de la « ligne moderne » à une courbe
continue, en ce qu’il insiste sur la stylisation des formes naturelles et en ce qu’il donne la priorité
aux couleurs estompées, Lipps apparaît comme un représentant de l’Art nouveau et de la
Sécession. En revanche, il refusait catégoriquement la géométrisation des formes naturelles à
34
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30/32
La sémiotique propose des principes théoriques féconds pour une étude
comparative : le modèle général du signe permet de comparer les matériaux, les structures,
les perceptions dans les arts de la parole, dans la musique et le théâtre selon un rapport
adéquat. Dès lors que Herbart considérait l’idée (signifié) comme l’élément fondamental
de l’expression poétique, il n’était pas à même d’inclure la réalité de l’expression
linguistique (signifiant) dans le champ de ses études. Bien qu’il eût souligné, dans quelques
remarques sur les arts de la parole, l’importance des qualités sonores et rythmiques d’un
texte, que l’on peut comparer avec les composantes formelles en musique, il n’était pas à
même de déduire de ces observations les conclusions nécessaires. Il en était même plus ou
moins conscient : dans ses considérations sur le statut dominant de la poésie dans le
domaine des arts, il constatait avec un certain dépit qu’on ne pouvait pas prendre en
considération, lors de l’analyse d’une œuvre verbale, les composantes d’un texte
appréhensibles par les sens, pourtant comparables aux composantes musicales35.
Il n’est plus nécessaire, aujourd’hui, de défendre la peinture abstraite : elle a pris sa
place dans les salles d’exposition et dans la vie de tous les jours, elle est présente dans tous
les domaines de la culture matérielle. Dans de nombreux cas, le jeu des éléments
géométriques, chromatiques et gestuels est dévoyé dans un usage qui n’est pas toujours
sans profaner le sens de ce type d’expression artistique. A notre époque, alors que nous
sommes submergés par un raz-de-marée assourdissant, opaque et chaotique de
sollicitations visuelles souvent dégradées au niveau d’excitations physiologiques agressives,
l’œuvre chez Cézanne, parce qu’elle lui semblait barbare. Theodor Lipps, Die ästhetische Betrachtung
und die bildende Kunst. Ästhetik II. Deuxième édition Leipzig 1920, 255-263.
35
Herbart tenait la poésie pour la plus haute manifestation de la créativité : les composantes
structurelles fondamentales en sont les idées, comme entités indépendantes de leur expression
verbale. S’il se rendait compte que les arts de la parole étaient déterminés par le son et le rythme,
il ne parvint pas à spécifier ni à apprécier à sa juste valeur l’importance de la réalisation verbale
d’une pensée ou d’une image. Selon lui, la poésie travaillait avec de nombreux éléments de
« vision intérieure » (innere Wahrnehmung) et la réalisation verbale pouvait voiler l’importance de la
pensée. En représentant des Lumières, il n’accordait pas un statut prioritaire aux qualités sensibles
de la langue poétique ; c’est seulement le romantisme qui a relevé la magie des relations entre le
son, le rythme, l’étymologie et les significations aussi bien actuelles que potentielles du mot.
Herbart notait dans ses Aphorismes : « La poésie, le plus pur des arts, est certes liée dans sa
plénitude au discours en prose ; cependant le rythme et le son de la langue (même sans chant)
compense la perte que la forme des pensées doit endurer dès lors qu’elle est transformée par le
tissu de la langue. La pensée seule a sa beauté sans parole et c’est elle qui élève la valeur de la
poésie au-dessus des effets de la peinture ou de la musique. » Op. cit., 126.
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l’art abstrait a plus que jamais pour fonction de renouveler et de former la culture optique,
ainsi que d’affiner la faculté de distinguer, de combiner, d’évaluer les qualités sensorielles
et sémantiques des éléments visuels, dont est composé le système encore peu étudié qu’est
le langage des rapports spatiaux et temporels.
(traduction Jean Butan)
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