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Le passé au présent. Tradition, mémoire et histoire dans les sciences
sociales
MÜLLER, Bertrand
Reference
MÜLLER, Bertrand. Le passé au présent. Tradition, mémoire et histoire dans les sciences
sociales. Les Annuelles, 1997, no. 8, p. 173-190
Available at:
http://archive-ouverte.unige.ch/unige:25437
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Bertrand Müller , « Le passé au présent. Tradition,
mémoire et histoire dans les sciences sociales »
(Les Annuelles, 1997, n° 8, pp. 173-190)
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Le passé au présent. Tradition, mémoire et histoire dans les sciences
sociales.
L’ambition des remarques qui suivent est de soulever un problème : celui
des rapports multiples qu’une discipline intellectuelle entretien avec son passé.
C’est la relation particulière qu’une discipline entretient avec sa propre histoire
qui est en jeu. Toute histoire est histoire contemporaine, disait Croce. Est-ce à
dire qu’une histoire des sciences sociales est condamnée à s’écrire au présent ?
Une question préalable précède cette interrogation. Elle concerne la
signification de l’émergence récente d’une réflexion rétrospective sur les
sciences sociales. À quoi tient-elle ? Faut-il n’y voir qu’un effet de la crise
générale desdites sciences sociales dont chacun s’efforce de dresser le
diagnostic en cherchant dans leur passé les raisons de cette crise et
d’éventuelles issues à celle-ci ? D’une autre manière, et le constat vaut au moins
pour la France, les sciences sociales qui s’étaient détournées de l’histoire,
cherchant à fonder leur scientificité en s’éloignant précisément de la dimension
temporelle des phénomènes qu’elles étudiaient, marquent depuis quelque temps
un singulier retour sur l’histoire. On assisterait donc à un double mouvement
d’historicisation qui semble affecter l’objet de l’enquête d’une part, et de
l’autre, les disciplines elles-mêmes. Ces deux processus concomitants ne sont
d’ailleurs pas nécessairement convergents.
Cependant il n’est pas indifférent de noter qu’historicité et scientificité ont
partie liée. Tout semble se passer comme si à la crise de scientificité des
sciences sociales correspondait une historicisation de leurs procédures. C’est en
tout cas l’hypothèse qu’il nous faudrait prendre en compte pour comprendre et
rendre compte du développement d’une histoire des sciences sociales. Encore
faudrait-il préciser que ce mouvement, s’il est repérable dans de nombreuses
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disciplines, ne les concerne pas toutes de la même manière. Il n’est pas isolable
non plus du développement de l’histoire de l’histoire et de l’histoire des
sciences, à laquelle d’ailleurs l’histoire des sciences sociales doit se rattacher si
elle entend constituer une connaissance en soi.
Ici je me limiterai à mettre en évidence l’une des dimensions de la question
qui me paraît problématique : celle de la relation présent-passé. La plupart des
chercheurs sont préoccupés de rapprocher leur démarche et d’unifier leur
concepts et leurs procédures. Partant, c’est le sens même du passé qui est
oblitéré et réduit le plus souvent à une simple dimension temporelle. Or
précisément, les controverses qui opposent les chercheurs à propos de la
légitimité de l’histoire des sciences sociales ne sont pas que des querelles de
position mais proviennent aussi d’un usage flou de la notion de passé et de son
articulation avec le présent.
Chacun conviendra que le passé n’est pas une dimension univoque. Il faut
prendre en compte plusieurs dimensions et significations. Ici j’en retiendrai
trois : l’histoire, comme forme intellectuelle d’objectivation de la durée des
phénomènes sociaux. Elle se distingue et s’oppose à la tradition, qui sous-tend
généralement l’idée d’un rapport désuet au passé, mais qui en fait constitue, par
le biais de l’héritage et de la transmission, une forme importante de la
“ présence du passé dans le présent ”. Enfin, nous retiendrons un troisième
niveau qui est celui de la mémoire. Depuis quelque temps, d’ailleurs, les
relations entre histoire et mémoire ont été réévaluées. En particulier, l’entreprise
de Pierre Nora sur Les lieux de mémoire mais aussi les travaux sur la guerre ont
montré qu’entre ces deux conceptions apparemment antinomiques les rapports
étaient plus complexes. Pour Pierre Nora, l’émergence d’un “ momentmémoire ” dans lequel nous sommes, a permis également la naissance d’une
histoire de l’histoire. Faut-il dès lors en déduire que l’histoire des sciences
sociales est également tributaire de ce moment-mémoire ? Quelles sont d’autre
part les relations qu’entretiennent les sciences sociales avec leur mémoire ?
L’idée que je tenterai de soutenir dans ce texte peut s’exprimer de la
manière suivante. La distinction que je pose entre ces trois dimensions du passé
permet de rendre compte de la complexité que les sciences sociales
entretiennent avec leur propre passé. Par ailleurs, il me semble que cette
distinction, même si elle ne peut pas être absolue, permet de surmonter
1
Bertrand Muller, « Le passé au présent. Tradition, mémoire et histoire dans les sciences sociales »
quelques-unes des difficultés qui se posent aux historiens des sciences sociales
lorsqu’ils sont confrontés avec les praticiens eux-mêmes.
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Le présentisme
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Une expression a à un moment donné désigné quelques-uns des aspects
principaux de la problématique en cause ici. Il s’agit du “ présentisme ”, terme
qui désigne de façon simple l’idée que le passé est toujours reconstruit en
fonction du présent ou, dans le cadre plus précis qui nous occupe, qui désigne
une forme d’objectivation de la science en fonction de ses problématiques, ses
schèmes conceptuels ou ses outils actuels reproduits dans le passé. L’historien
un peu désabusé n’y verra qu’une forme plus ou moins savante
d’“ anachronisme ”. Voire. Car dans un univers où la science sanctionne
précisément la vérité comme une catégorie transhistorique et scande le temps
comme une série d’étapes conduisant vers le progrès (i.d. le progrès
scientifique), l’histoire se décline aisément dans et pour le présent.
À dire vrai, le présentisme se comprend mieux à partir de ce à quoi il
s’oppose, c’est-à-dire l’historicisme. Sous cette forme, ce vieux débat
historiographique a été thématisé dans les années 1960 par un historien de
l’anthropologie, George W. Stocking, dans un texte désormais classique : “ On
the limits of presentism and historicism in the historiography of the behavioral
sciences ”1. Depuis sa parution en 1965, les termes de la problématique sont
familiers ; par ailleurs la solution suggérée par Stocking continue à faire l’objet
de controverses2. Le présentisme constitue toujours une référence même sous la
forme de la stigmatisation. Il n’est donc pas inutile de résumer ici rapidement
les positions du problème.
“ Présentisme ” et “ historicisme ” renvoient à deux démarches antagoniques
à la fois par les stratégies de recherches et par les modes d’intelligibilité
qu’elles mettent en jeu. D’un côté, le présentisme assujettit le passé au présent :
1
. Le texte a paru d’abord dans le Journal of the Behavioral Sciences, 1, 1965, N° 3, pp. 211-219 ; il
a été repris dans George W. Jr Stocking, Race, Culture and Evolution : Essays in the History of
Anthropology. New York, The Free Press, 1968.
2
. Cf. Maria Beatrice Di Brizio, “ “Présentisme” et “Historicisme” dans l’historiographie de G.W.
Stocking ”, Gradhiva, 1995, N° 18, pp. 77-89. Voir aussi Yves Winkin, “ George W. Stocking, Jr et
l’histoire de l’anthropologie ”, Actes de la recherche en sciences scoiales, 1986, N° 64, pp. 81-84.
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c’est en fonction des problématiques et des acquis actuels de la science que le
passé doit être réévalué. Anachronique et normative, cette démarche
décontextualise son objet et linéarise les processus historiques. À l’inverse,
l’“ historicisme ” s’efforce précisément de prendre en compte la complexité des
contextes et des processus historiques, historicise les enjeux, met l’accent sur la
compréhension. Or cette opposition, même enrichie d’autres arguments, est loin
de résoudre tous les problèmes et apparaît comme une approximation grossière
et peu vraisemblable de la “ réalité ” de la recherche. Replacée dans son
contexte d’énonciation, cette dichotomie servait à désigner deux groupes de
chercheurs, les praticiens et les historiens, et à légitimer une certaine forme de
professionnalisation de l’histoire des sciences sociales et à déterminer le choix
possible entre une histoire “ intéressée ” et une histoire “ intéressante ”.
Cependant, on aurait tort de voir dans chaque praticien qui se fait historien de sa
discipline un présentiste “ naïf ”, ou, à l’inverse, dans chaque historien, un
“ historiciste obtus ” ignorant des enjeux disciplinaires. Stocking avait bien
compris la difficulté, adoptant d’ailleurs une position intermédiaire. Refusant de
sacrifier le développement scientifique sur l’autel de la critique du progrès,
conscient aussi de l’impossibilité pour l’historien de s’extraire complètement de
son présent, il propose le parti d’un “ présentisme éclairé ” qui s’efforce de
concilier des motivations “ présentistes ” avec une stratégie de recherche
“ historiciste ”3 : Stocking admet en particulier que “ la recherche historique
doit permettre une meilleure compréhension des problématiques actuelles des
sciences sociales, ainsi qu’elle doit enrichir l’activité théorique des
professionnels travaillant dans le domaine 4 ”. Une autre question pointe dès lors
qui n’est pas seulement celle de l’intéressement et de l’intéressant ; elle est
soucieuse de distinguer dans l’histoire même ce qui relève d’un “ intérêt
purement historique ” de ce qui est “ réellement historiquement significatif ”.
Cette problématique rejoint celle posée par Bachelard lorsqu’il s’efforçait de ne
pas confondre story et history de la science, “ histoire sanctionnée ” et histoire
3
. Ce faisant, Stocking s’installait, comme le lui reprocha Yves Winkin, “ dans le rôle de l’arbitre,
du sage, du savant dominant la mêlée : il n’est ni historien, ni anthropologue, il est est au-dessus des
uns et des autres. Il est la référence canonique en histoire de l’anthropologie ”, Yves Winkin, “
George W. Stocking, Jr et l’histoire de l’anthropologie ”, Actes de la recherche en sciences sociales,
1986, 64, p. 82.
4
. M.B. Di Brizio, art. cité, p. 80.
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comprise5. L’enjeu de l’histoire des sciences c’est, écrivait Bachelard,
“ l’efficacité actuelle de cette histoire dans la culture scientifique ”6. L’histoire
“ intéressante ” du point de vue du savant c’est une histoire jugée “ qui se doit
de distinguer l’erreur de la vérité, l’inerte et l’actif, le nuisible et le fécond 7 ”. Et
c’est bien ce que suggèrent les deux notions récemment conceptualisées par
Stocking : le “ purement historique ” se distingue de l’“ historiquement
significatif ” précisément par la sanction d’une histoire soucieuse de ne retenir
que ce qui a un intérêt constant à être connu théoriquement, à être élucidé
épistémologiquement, à être enfin incorporé dans un corps de concepts
spécialisés, comme l’écrivait encore Bachelard. Le clivage n’est plus celui des
usages spécifiques du passé, mais celui qui distingue les notions ou les
problématiques capables d’échapper au passé, de transcender leur contexte
d’énonciation pour être toujours réactualisées dans des schèmes et des contextes
nouveaux.
Toutefois, en déplaçant la question du chercheur à l’objet, Stocking
réintroduit en même temps le point de vue normatif et évaluatif sur la science
elle-même qu’il avait précisément voulu contourner dans ses premiers textes.
La question qui est ainsi soulevée est bien celle de la continuité, de la durée,
voire de la pérennité des phénomènes scientifiques. À l’évidence, à cette
question souscrit autant l’historien que le praticien. Car “ la raison à des thèmes
de fidélités. Elle distingue fort bien les notions qui engagent un avenir de
pensée, les notions qui sont des gages d’avenir pour la culture8 ”. Aussi bien, les
critères qui permettent précisément de distinguer ce qui est “ historiquement
significatif ” permettent également de décider de ce qui dans le passé reste
“ positif ” et continue d’agir dans le présent. C’est précisément cette part
d’héritage positif d’un “ passé actuel ”, selon l’expression de Bachelard, qui
continue d’agir dans le présent et qui constitue pour le praticien son intérêt pour
le passé. En tout cas, il s’agit bien d’une “ question de liaison historique ” (op.
30
cit., p. 26) mais elle n’est pas nécessairement la même pour le praticien et pour
l’historien.
C’est précisément cette question de liaison que je voudrais maintenant tenter
de décliner en introduisant deux notions nouvelles : la tradition, d’abord, puis la
mémoire.
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En évoquant ici la notion de tradition, je n’ai pas l’intention de réduire et
d’opposer tradition et modernité, ni même de réduire une partie des sciences
sociales à un état archaïque voire à un passé immémorial. C’est dans une
perspective différente que je voudrais introduire ici la notion de tradition,
comme une manière de penser l’historicité sans pour autant l’enfermer dans le
seul trajet linéaire et univoque qui chemine du passé au présent. Car,
aujourd’hui, en nous inspirant des travaux des anthropologues, il faut considérer
la tradition comme un “ point de vue ” que les hommes d’aujourd’hui
développent sur ce qui les a précédés 9. Cette perspective inverse le rapport de la
tradition et du présent, en faisant du présent le point de départ d’une tradition
dont nous n’héritons pas passivement mais que nous construisons. En d’autres
termes, “ nous choisissons ce par quoi nous nous déclarons déterminés, nous
nous présentons comme les continuateurs de ceux dont nous avons fait nos
prédécesseurs10 ”.
Or, comme le fait remarquer judicieusement Lenclud, cette inversion de
perspective n’est pas seulement inversion de sens, elle est aussi fonctionnelle.
Car la tradition est un “ dispositif ” qui fournit à une culture une caution de son
état contemporain. “ Sa tradition, ce sont ses références, ses états de service, ses
témoins de moralité ; son héritage […]11 ”. Elle offre par ailleurs à ceux qui s’en
9
5
. Gaston Bachelard, L'activité rationnaliste de la physique contemporaine. Paris, PUF, 1951. Voir
en particulier le premier chapitre.
6
. Ibidem, p. 24.
7
. Ibidem, p. 26.
8
. Ibidem, p. 26.
@ B. Muller pour cette version. Ne faites qu'un usage strictement personnel de ce texte.
. L’expression est de Jean Pouillon, elle est citée dans Gérard Lenclud, “Qu’est-ce que la
tradition?”, in: Transcrire les mythologies. Tradition, écriture, historicité, sous la dir. de Marcel
Detienne, Paris, Albin Michel, 1996, p. 33. Voir aussi de ce dernier, “ La tradition n’est plus ce
qu’elle était… Sur les notions de tradition et de société tradtionnelle en ethnologie ”, Terrains,
octobre, 1987, 9, pp. 110-123.
10
. Ibidem, p. 118.
11
. Ibidem, p. 119
3
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réclament, l’énoncent, ou la reproduisent, un moyen d’affirmer leur différence
et d’asseoir leur autorité. Or ces éléments, nul n’est besoin d’aller les chercher
dans les “ sociétés traditionnelles ”, car l’univers savant en regorge.
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Un exemple emprunté à l’histoire de la sociologie me paraît suffisamment
significatif de l’invention d’une tradition. Il s’agit de l’ouvrage que le
sociologue américain Nisbet a consacré à la Tradition sociologique, déclinée ici
au singulier 12. Nisbet n’avait aucunement l’intention de rédiger une histoire de
la sociologie, il souhaitait à l’inverse décrire le contenu de la tradition
sociologique organisé autour de cinq concepts fondamentaux. “ Toute tradition
intellectuelle, écrit-il, s’organise autour d’un noyau d’idées centrales grâce
auxquelles elle se perpétue de générations en générations tout en se distinguant
de toutes les autres disciplines consacrées à l’étude de l’homme, qu’elles soient
humanistes ou scientifiques13. ” L’auteur ne réduit pas la sociologie à ces
éléments mais, à ses yeux, ils ont été constitutifs de la cohérence et de la
continuité de la discipline depuis le premier tiers du XIXe siècle. C’est à une
conception particulière de l’histoire des idées, celle de Lovejoy, qui oppose une
histoire des systèmes de pensée à la pensée des penseurs, que se référait Nisbet.
En sélectionnant ainsi des “ idées élémentaires ” constitutives du système de
pensée sociologique, Nisbet donnait à lire sa propre conception de la
“ tradition ”, définie par quatre caractéristiques : la généralité, qui rattache les
idées à une époque plutôt qu’à un penseur particulier ; leur durabilité, qui les
fait traverser les générations ; leur caractère distinctif ; leur statut intellectuel de
concept élémentaire au sens de structure élémentaire.
La construction rétrospective de Nisbet sanctionne un “ âge d’or de la
sociologie ”, celui précisément où la pensée sociologique s’est construite sur les
ruines des sociétés traditionnelles ; pourtant elle n’a pas valeur mémoriale
puisqu’elle ne retient du passé que les concepts qui agissent toujours sur le
présent. Ici à l’évidence la tradition n’est pas une histoire, elle n’est ni une
histoire des idées, ni même une Begriffsgeschichte, elle est construction
12
. Cf. Robert A. Nisbet, La tradition sociologique, Paris, PUF, 1984. L’édition anglaise parue sous
le titre The Sociological Tradition date de 1966.
13
. Ibidem, p. 9.
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intellectuelle qui s’alimente de sa propre logique – celle de concepts antonymes
– , qui lui assure sa pérennité.
Ignorant totalement l’essai de Nisbet, un autre sociologue américain a repris
récemment la notion de tradition sociologique, en lui conférant une plus grande
extension. Il s’agit de Randall Collins, qui a cherché à isoler et à opposer dans
un premier temps trois traditions sociologiques auxquelles il a ajouté plus
récemment une quatrième14. L’argument n’est pas différent de celui de Nisbet
puisqu’il s’agit ici aussi de montrer les progrès de la sociologie et son
enracinement dans la pensée d’auteurs classiques. La sociologie contemporaine,
selon Collins, est caractérisée par un nombre limité de traditions antagoniques
et concurrentes 15. Le contenu de chacune de ces traditions importe moins pour
mon propos que la signification de leur mise en forme16. Ici, comme chez
Nisbet, la tradition, qu’elle soit déclinée au singulier ou au pluriel, constitue un
principe d’identification mais aussi de sélection et de classement des concepts
et des théories sociologiques. Rapportée à des auteurs et à des textes, elle
désigne et définit avant tout des “ traditions intellectuelles ”. Collins d’ailleurs
reconnaît non sans ironie que l’ensemble des traditions qu’il a repérées et
isolées ne pourraient constituer qu’une série de “ fictions conventionnelles ”,
des manières de décrire une histoire de la sociologie dans un continuum et sous
l’angle du progrès scientifique. L’addition d’une quatrième tradition (tradition
utilitariste/rationnelle) qui n’est pas ajoutée à la suite des trois autres mais qui
s’insère pour prendre la seconde place constitue à cet égard une forme d’aveu.
Car, érigée en tradition autonome, elle n’est pourtant pas la plus récente,
puisqu’elle a puisé sa source aux écrits de Locke voir même au-delà. Son
inscription comme tradition constitue à la fois une consécration et la
reconnaissance d’un état de fait présent qui trouve dans un passé reconstitué sa
généalogie spécifique.
14
. Cf. Randall Collins, Four Sociological Traditions. Revised and expanded edition of Three
Sociological Traditions, New York Oxford, Oxford UP, 1994 (1985) .
15
. La perspective est donc plus riche que celle de Nisbet qui réduisait l’histoire de la sociologie à un
antagonisme entre deux traditions opposées. L’une issue de Tocqueville, l’autre de Marx et du
socialisme.
16
. Collins distingue 1) la tradition du conflit ; 2) la tradition utilitariste/ rationnelle ; 3) la tradition
durkheimienne ; 4) la tradition microinteractionniste.
4
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Mais Collins définit aussi son ouvrage comme une tentative de remise en
ordre d’une discipline aujourd’hui éclatée en une myriade de savants et de
spécialisations différentes. La réorganisation de la discipline en quatre
traditions constitue un principe d’abstraction par lequel s’effectue la
recomposition d’un paysage éclaté en même temps que le point de vue
historique sur la discipline. Pourtant Collins ne recourt nullement à des
concepts historiques pour caractériser les traditions, mais il emprunte à la
géopolitique et surtout à la géographie fluviale sa représentation du passé.
Chacune de ces traditions constitue comme un long fleuve chargé de ses
affluents, nombreux, et teint de sa couleur propre. Ainsi conçue, l’histoire de la
sociologie pourrait s’identifier à un guide hydrographique.
Même très succinctement évoquées, ces deux tentatives de mise en forme de
la tradition sociologique avouent également un rapport particulier au passé. Si
la tradition, ou plus exactement l’usage de la tradition voire le geste
“ traditionnant ” constitue bel et bien une construction intellectuelle du passé,
elle s’oppose à l’histoire proprement dite, même si elle peut lui emprunter ses
résultats. La tradition lorsqu’elle se réfère à des auteurs anciens ou à des textes
canoniques n’a pas pour objectif de les historiciser, c’est-à-dire de les restituer
dans leur contexte d’émergence ; elle vise au contraire à les “ présentifier ”,
c’est-à-dire à retenir prioritairement du passé non pas la part immémoriale
inerte ni même la formule d’origine répétée mais l’élément encore vivant et
agissant. De ce point de vue, la tradition se présente comme une résistance à
l’historicisation de la pensée, mais elle résiste d’une manière paradoxale non
pas en niant le temps, ni même en le réduisant au présent, mais en inscrivant le
présent dans un indéfinissable passé. C’est donc dans sa temporalité propre que
la tradition s’oppose à l’histoire. Aujourd’hui, celle-ci se décline en fonction de
temporalités et de durées multiples, alors que la tradition privilégie un temps
abstrait, souvent linéaire et progressif. Par contre la tradition ne s’identifie pas
nécessairement à l’ancien, ou à l’ancestral. Au contraire, et l’exemple de
Collins le montre, c’est “ la traditionnalité [qui] fabrique l’ancienneté ”, en
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d’autres termes la nécessité d’inscrire toute nouveauté dans une tradition
implique que lui soit assignée un passé et une généalogie17.
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Ces quelques éléments permettent, me semble-t-il, d’identifier le rapport
spécifique au passé qu’instaure la tradition. Il nous faut en préciser et en
systématiser encore certains des traits principaux. Une contribution récente de
Collins nous y aidera dans un premier temps. En effet, alors qu’il avait surtout
fait usage de la notion de tradition comme principe plus ou moins défini de
clarification de la pensée sociologique, le sociologue américain a pris une autre
voie en s’intéressant à l’usage même de la notion et à son fonctionnement.
Renonçant à évoquer le contenu des traditions, il s’est attaché à décrire les
relations sociales que des communautés intellectuelles entretenaient avec leur
propre “ symbolisme traditionnel ”18. Organisation sociale et imaginaire du
souvenir et de l’identité sociale, la tradition se présente comme la mise en
forme des relations que développent, au niveau de leur représentations
symboliques, des collectivités antagonistes. La mise en forme de la tradition
devient ainsi l’une des composantes importantes de l’activité des communautés
intellectuelles et scientifiques dans la gestion de leur relation avec des
communautés concurrentes. Collins en est venu à redéfinir complètement les
quatre traditions qu’il avait identifiées comme des représentations de l’histoire
de la discipline. Il distingue essentiellement deux ensembles : 1) des “ traditions
loyalistes ou héroïques ” (centrées autour d’une figure fondatrice à partir de
laquelle s’organise des lignages qui se disputent l’héritage, exemple : la
tradition dukheimienne, ou sous une forme un peu différente, la tradition
weberienne ; 2) des “ traditions impersonnelles ou anonymes ” (nées d’idées et
de techniques autour desquelles s’organisent des controverses, exemple : la
théorie du choix rationnel)19.
17
. “ Une tradition serait une rhétorique de ce qui est supposé avoir été, un point de vue rétrospectif,
une “filiation inversée”, autant dire une reconnaissance en paternité ”, G. Lenclud, op. cit., 1996, p.
33-34.
18
. Randall Collins, “ Les traditions sociologiques ”, Enquête, 1995, 2, pp. 11-38. Le numéro entier
est consacré à la notion de tradition.
19
. Celles-ci se complètent encore par des traditions avortées et des antitraditions. L’expression me
paraît d’ailleurs un peu contradictoire car ce qui définit une tradition, c’est précisément le fait
qu’elle parvienne à s’imposer dans le temps. Ne pas y arriver, c’est tout simplement ne pas exister
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Ce sont donc deux ensembles organisés différemment mais liés dans le
temps puisque des traditions loyalistes peuvent se transformer en traditions
anonymes. Par certains aspects d’ailleurs, la notion de tradition s’apparente bien
à la notion khunienne de paradigme. Les traditions identifient et distinguent des
communautés intellectuelles. Qu’elles soient héroïques ou anonymes, elles
contiennent bien l’ensemble des problèmes, des objets de recherche des
ressources matérielles et institutionnelles qui permettent à ceux qui s’en
réclament de faire carrière. À l’évidence, Collins a porté la notion de tradition
au-delà du classement des auteurs et des œuvres sociologiques. Elle n’apparaît
plus seulement comme un ensemble de représentations du passé organisant les
clivages intellectuels du présent, mais comme une notion ordonnant le présent
lui-même et comme une tâche à laquelle s’adonne une partie de la communauté
scientifique. En d’autres termes, une partie du travail des savants consiste
précisément à réactualiser leur tradition.
Bien que cela ne soit pas précisé, on retiendra ici l’idée d’une pluralité des
traditions caractérisée non seulement par des problématiques distinctes mais
aussi par un travail sur le passé distinct. Dans le cadre de la tradition loyaliste, il
s’agit de consacrer les figures fondatrices et d’établir l’exégèse des textes
fondateurs. Le problème majeur est un problème de filiation et d’héritage
partagé, les enjeux sont des enjeux quasi-religieux du dogme et de l’hérésie. La
tradition s’apparente à l’arbre généalogique car, autant qu’une filiation, elle est
une recherche en paternité. Pour autant, le retour au passé n’a pas qu’une vertu
d’hommage et n’a pas non plus de signification que passéiste. Car le retour aux
pères fondateurs, le ressourcement aux grands textes de la tradition s’imposent
surtout dans les moments de crise, lorsque l’unité de la tradition paraît floue ou
menacée. Dans le second cas, celui de la tradition anonyme, c’est la forte
convergence des conflits autour d’une “ famille de problèmes ”, en particulier
des problèmes techniques, qui unit la tradition.
Ce que Collins nous suggère en filigrane, notamment lorsqu’il indique
qu’une tradition anonyme peut se fabriquer des pères fondateurs, c’est l’idée
en tant que tradition. Quant à l’idée d’une antitradition, elle me paraît un peu tautologique puisque
Collins définit les traditions précisément comme des ensembles concurrents, en conflits,
irréductibles en tout cas les uns aux autres. Toute tradition génère en quelque sorte son antitradition.
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que l’une ou l’autre des traditions qu’il a ainsi définies ne sont peut-être que des
stades différents d’un même processus de “ traditionnement ”. À cet égard les
deux traditions s’inventent bel et bien des ancêtres respectables et
fréquentables, se constituent un corpus de textes canoniques. Il s’agit dans les
deux cas de “ tradition inventée ” au sens qu’E. J. Hobswam a donné à la
formule20. Ainsi il me semble qu’entre les deux traditions décrites par Collins,
ce sont précisément des processus de formalisation et de ritualisation situés à
des stades différents qui s’orientent de façon différente sur des référents qui
peuvent se retrouver dans les deux cas. Prenons le cas du référence à la figure
fondatrice et l’exemple de la sociologie durkheimienne. Chacun convient
aisément que l’œuvre et l’engagement personnel de Durkheim dans la
“ construction ” de la sociologie française l’ont situé d’emblée au point de
départ de l’institutionnalisation de la sociologie française. Mais pour qu’il
puisse faire figure aujourd’hui de père fondateur et que le nom propre devienne
un nom commun, il aura fallu que sa conception de la sociologie puisse être
réduite à ce nom propre et s’imposer comme le courant dominant de la
sociologie française. Et d’une certaine manière la sociologie durkheimienne
s’est imposée comme tradition dès lors que sa transmission “ anonyme ” ne
suffisait plus à l’identifier et à la reconnaître comme telle face à la concurrence
d’autres traditions naissantes. En d’autres termes, même lorsqu’il sont déjà là,
les pères fondateurs sont toujours à réinventer pour assurer à la tradition son
efficace, puisque, comme l’écrit Pierre-Antoine Fabvre, “ il n’est de fondation
que rétrospectivement consacrée par une tradition ”21.
La difficulté réside ici dans l’indécision du concept de tradition qui désigne
à la fois un rapport du présent au passé et une forme d’organisation sociale de
l’activité intellectuelle. C’est d’ailleurs sans doute parce qu’elle ne se rapporte
pas d’abord à une représentation figée du passé, mais qu’elle en est une
20
. “ L’invention des traditions est essentiellement un processus de formalisation et de ritualisation
caractérisé par la référence au passé, ne serait-ce que par le biais d’une répétition imposée ” cf. Eric
Hobsbawn, “ Inventing traditions ”, Enquête, 1995, 2, p. 177. Ce texte est la traduction française de
l’introduction de l’ouvrage intitulé The Inventing of Traditions.
21
. Pierre-Antoine Fabre, “ L’institution du texte fondateur. La tradition orale des “écrits” d’Ignace
de Loyola dans l’histoire et dans l’historiographie de la Compagnie de Jésus au XVIe siècle ”,
Enquête, 1995, 2, p. 79.
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Bertrand Muller, « Le passé au présent. Tradition, mémoire et histoire dans les sciences sociales »
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réactualisation permanente, que la tradition tient un rôle important non
seulement dans les sciences sociales mais aussi dans les sciences naturelles.
Michael Polanyi l’avait déjà relevé : “ The whole system of scientific life [is]
rooted in a scientific tradition. […] The premisses of science […] are embodied
in a tradition, the tradition of science22. ” Et Heisenberg notait de son côté :
“ one cannot doubt that in the selection of problems, the tradition, the historical
development, plays an essential role23 ”.
Avec Edward Shils, l’un des premiers à s’être intéressé à la notion de
tradition en lui consacrant un ouvrage entier24, je voudrais distinguer deux
niveaux où la tradition agit dans l’univers scientifique. A priori, tradition et
science semblent antinomiques puisque la découverte scientifique est un déni
permanent de la tradition. Or si le savant lui-même a le sentiment très fort de
n’entretenir aucun rapport avec la tradition, sinon un rapport folklorique ou
cérémoniel, c’est précisément parce que, dans le domaine scientifique plus
qu’ailleurs, la tradition a fait l’objet d’un travail de transformation, de sélection,
de condensation et de codification. L’activité scientifique comporte bien
évidemment de nombreux éléments traditionnels, dans ce sens qu’elle contient
des éléments d’âge et de durée variables. Ainsi certaines théories ou certains
dispositifs expérimentaux occupent très longtemps des positions privilégiées
dans la recherche scientifique, tandis que d’autres ont perdu de leur force de
suggestion mais conservent une valeur de résultats. Mais il importe peu au
scientifique qui s’y réfère constamment dans sa pratique quotidienne de les
dater, de les restituer dans leur contexte d’apparition ; seul lui importe leur
champ de validité. Aucun scientifique ne perd son temps à vérifier toutes les
ressources qu’il mobilise, il en accepte la plus grande part comme des
propositions admises. Celles-ci constituent en quelque sorte une “ tradition ”
écrite qui fait autorité et à laquelle le scientifique se réfère mais qu’il ne lit
généralement pas. Mais pour que la tradition puisse prendre cette forme qui
semble la nier, une “ immense organisation sociale et scientifique ”est
nécessaire, qui efface la marque du passé en le réactualisant continuellement.
22
. Cité par Edward Shils, p. 116. Voir la référence de l’ouvrage de Shils ci-dessous, note 25.
. Ibidem, p. 116.
24
. Cf. Edward Shils, Tradition. London, Boston : Faber & Faber, 1981.
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À cette forme toujours fluctuante correspond une forme beaucoup plus
stable, composée d’éléments symboliques qui ne sont pas nécessairement les
éléments actifs de la science, mais qui constituent l’une des conditions de son
fonctionnement. Ce sont en particulier les éléments fondamentaux qui orientent
les valeurs de la science, que l’on désigne comme l’ethos scientifique et qui
constituent une matrice remarquablement stable au travers des générations, à
l’inverse du corpus toujours changeant des théories, des hypothèses ou des
observations empiriques consacrées, parfois éphémères. Comme le note Edward
Shils : “ These overtones of ancestral voices say vague things about probity,
about exertion, about the obligation to be imaginative and the obligation to be
exigent towards what has been imagined, about the obligation to trust what the
past has handed down and the obligation to be exigently demanding towards it
and critical of it, to extend knowledge but to do so under very limiting
conditions25. ”
Une partie des éléments retenus par T.S. Kuhn dans la constitution des
paradigmes constituent d’autres vecteurs très puissants de la tradition,
puisqu’ils sont également transmis d’une génération à l’autre. Parmi ceux-ci, les
“ généralisations symboliques ”, ces expressions spontanées admises sans
interprétation que sont par exemple les formules, les axiomes, etc., ainsi que les
exemples-types, définis comme des problèmes concrets déjà résolus et à partir
desquels on peut espérer obtenir des solutions à de nouveaux problèmes. Ces
derniers sont particulièrement importants puisqu’ils constituent les problèmes
que chacun rencontre au cours de ses études, apprend à résoudre et répète afin
de disposer à la fois des outils intellectuels et des savoir-faire qui lui seront
nécessaires par la suite. Dans la transmission intergénérationnelle, les manuels
qui contiennent précisément ces éléments dans un ordre qui n’est pas celui de
l’histoire mais celui de la science sont des agents essentiels d’une tradition
écrite ; les cours et les séminaires, eux, sont ceux d’une tradition orale.
Dans cette perspective, histoire et tradition ne se superposent pas, mais
l’enjeu historiographique sous-jacent est celui de la constitution de la tradition.
On ne s’étonnera pas que l’histoire des sciences ait été écrite d’abord par les
savants eux-mêmes et que cette forme d’histoire presque exclusivement interne,
23
@ B. Muller pour cette version. Ne faites qu'un usage strictement personnel de ce texte.
25
. Cf. E. Shils, op. cit., p. 118.
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Bertrand Muller, « Le passé au présent. Tradition, mémoire et histoire dans les sciences sociales »
souvent de haute technicité, peu soucieuse de contextualiser son objet, continue
à exister. Mais si l’on convient aujourd’hui que ce type d’écriture ne correspond
pas aux critères de la discipline historique, il faut admettre qu’elle participe
d’une entreprise différente qui est précisément celle de la mise en forme de la
tradition, lorsqu’elle n’est pas elle-même un point de départ instaurant une
nouvelle tradition.
Histoire et mémoire
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Pour constituer leur identité, les disciplines ont moins besoin d’une histoire
que d’un passé et d’une mémoire. À l’history des historiens, les scientifiques
préfèrent la story qui les (ré)confortent dans les finalités de la science (la raison,
la vérité, la technique) et par sa valeur pédagogique. Le livre de l’histoire des
sciences se nourrit d’abord de ce “ récit de valorisations26 ” que l’on retrouve à
toutes ses pages. En se dotant d’un corpus d’œuvres consacrées comme textes
canoniques, en sélectionnant ses annales et ses chroniques scandant l’épopée de
sa réussite, en s’ornant d’une galerie de prestigieux précurseurs et pères
fondateurs, en fabriquant enfin sa propre généalogie remontant aux temps les
plus reculés, la discipline se constitue une histoire qui est prioritairement une
histoire-mémoire. Et cette histoire n’a pas pour vocation de constituer un écart
critique mais au contraire elle s’impose comme une confirmation et une
légitimation de la discipline. Elle produit en quelque sorte, selon l’expression de
T. S. Kuhn, une “ histoire officielle ” qui remplit en particulier les préambules
historiques des manuels. Elle a sa raison d’être qui n’est pas celle de la raison
historienne. Nous y reviendrons. Arrêtons-nous un instant sur ce couple histoire
- mémoire.
Pour l’historien, au moins depuis l’avènement d’une histoire-science à la fin
du XIX e siècle, les deux notions s’opposent et sont la négation l’une de l’autre.
Ainsi Jacques Le Goff qualifiait la mémoire – “ vécu de ce rapport jamais fini
entre le présent et le passé ” –, comme une forme “ mythique, déformée,
anachronique ” du passé, une “ histoire traditionnelle fausse ” qu’il incombe à
l’histoire de redresser et de corriger27.
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À cette réciproque dénégation, Pierre Nora a fourni une réponse
spectaculaire en ouvrant la mémoire comme un champ d’investigation à
l’historien, initiant aussi l’une des entreprises éditoriales les plus considérables
de cette fin de siècle. Sa formulation des rapports entre histoire et mémoire est
désormais classique. La mémoire est multiple, démultipliée, collective,
plurielle, elle est liée à des groupes, évolue et se transforme en même temps
qu’eux. L’histoire, en revanche, est unitaire, née d’une tradition savante et
scientifique, elle a vocation d’universalité. La mémoire collective est
globalisante, floue, elle installe “ le souvenir dans le sacré ”. L’histoire est une
opération intellectuelle laïcisante, elle se fonde sur l’analyse et la critique, elle
“ prosaïse ” toujours. La mémoire conserve, efface, recompose, dispose du
souvenir à sa guise, mais toujours en fonction des besoins du présent, elle
actualise le vécu au présent. L’histoire sélectionne, accumule, elle est une
représentation du passé et ne cesse de (dé)construire le présent28. Je ne vais pas
reprendre l’argument dans tous les registres déployés par Pierre Nora et me
limiterai à deux aspects qui me paraissent centraux : le rapport de la mémoire au
temps présent à tarvers lequel se manifeste l’histoire du temps présent, d’une
part et, d’autre part, le rapport qu’établit la mémoire avec l’histoire de l’histoire.
Pour Pierre Nora, l’opposition entre mémoire et histoire est d’abord
l’expression de la prise de conscience de la fin de “ l’histoire-mémoire ”, le
sentiment d’une rupture profonde dans notre rapport au passé : “ un
basculement de plus en plus rapide dans un passé définitivement mort, la
perception globale de toute chose comme disparue – une rupture d’équilibre ”29.
Elle s’est manifestée d’abord par l’effondrement d’une adéquation pourtant
tenue longtemps pour évidente entre mémoire et histoire, et se traduit par le
sentiment de plus en plus net de la distance qui sépare le présent et le passé,
perçu comme le lieu de l’achevé et du révolu. La mémoire privilégie le continu
et fait du présent, par la remémoration, une sorte de “ passé reconduit, actualisé,
conjuré en tant que présent30 ”. La distance que ne cesse de nous conter le
roman des origines est celle de l’intervalle vécu plutôt que de la différence
28
26
. cf. Bachelard, op. cit., p. 28.
. Cf. Jacques Le Goff, Histoire et mémoire, Paris, Gallimard (Folio), 1988, p. 194.
27
@ B. Muller pour cette version. Ne faites qu'un usage strictement personnel de ce texte.
. Cf . Pierre Nora, “ La fin de l’histoire-mémoire ”, in: Les lieux de mémoire, t. 1., Paris,
Gallimard, 1984, p. XVIII-XX.
29
. Ibidem, p. XVII.
30
. Ibidem, p. XXVI.
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radicale. Comme le dit si joliment Nora, ce n’est pas seulement l’avenir qui
s’est obscurci, mais c’est aussi le passé qui est devenu invisible. Le passé se
présente à nous sous le signe de l’étrangeté, de la radicale altérité. Mais ce
nouveau rapport change aussi la perception du présent solidaire de la mémoire.
Dans un présent omniprésent et coupé de son passé, c’est à la mémoire
qu’incombe la tâche d’“ administrer la présence du passé dans le présent ”.
Comme le relève François Hartog, commentant l’entreprise de Pierre Nora, tout
notre horizon se trouve envahi par un “ présent de plus en plus gonflé,
hypertrophié ” : “ On est donc passé, dans notre rapport au temps, du futurisme
au présentisme : à un présent qui est lui-même son propre horizon. Sans futur et
sans passé, ou générant, presque au jour le jour, le passé et le futur dont il a
besoin quotidiennement31”. Mais ce présent impérieux est aussi inquiet, parce
qu’il n’a de cesse “ de se regarder comme déjà historique ” ; aspirant à la
mémoire, il laisse partout sourdre les traces du passé. De ce nouveau rapport
entre passé et présent traduit par le besoin de mémoire, P. Nora et F. Hartog
perçoivent conjointement les signes précisément dans l’émergence d’un besoin
de mémoire dans les disciplines, soucieuses de leur passé et de leur histoire.
Pierre Nora percevait précisément l’irruption d’un moment-mémoire dans la
conjonction de deux mouvements : l’un qui signifiait la fin d’une tradition de
mémoire, l’autre qui marquait l’émergence d’une histoire de l’histoire. “ Mais
quelque chose de fondamental commence quand l’histoire commence à faire sa
propre histoire. La naissance d’un souci historiographique, c’est l’histoire qui se
met en devoir de traquer en elle ce qui n’est pas elle, se découvrant victime de
la mémoire et faisant effort pour s’en délivrer32. ”
Depuis une quinzaine d’années au moins, c’est un mouvement général qui
semble s’emparer des savoirs en les plaçant sous le regard de la mémoire. “ Le
devoir de mémoire fait de chacun l’historien de soi. […] C’est tous les corps
constitués, intellectuels ou non, savants ou non, qui, à l’instar des ethnies et des
minorités sociales éprouvent le besoin de partir à la recherche de leur propre
31
. Cf. François Hartog, “ Temps et histoire. “Comment écrire l’histoire de France ?””, Annales
HSS, 1995, N° 6, p. 1224. Hartog donne d’ailleurs une définition différente du présentisme :
“ Quant au présentisme, ainsi nommé par préférence et opposition au futurisme, je le comprends
comme l’expression d’une profonde remise en cause du régime d’historicité.” (Ibidem, p. 1235).
32
. Cf. P. Nora, op. cit., p. XXI.
@ B. Muller pour cette version. Ne faites qu'un usage strictement personnel de ce texte.
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constitution, de retrouver leurs origines33. ” La mémoire disciplinaire se
constitue d’abord comme une réaction à l’éclatement infini des savoirs, elle est
quête d’identité : elle est, comme le dit Judith Schlanger, à la fois un effet et un
enjeu d’institution et une institution en soi34. Dans ce contexte, l’histoire
historienne a peu de place, elle reste dépendante du “ récit traditionnel de
l’aventure ”, les textes fondateurs, les précurseurs, le récit des origines
demeurent des enjeux de mémoire qui obstruent l’histoire disciplinaire. On ne
s’étonnera donc pas que celle-ci s’efforce de prendre la mémoire à contre-pied,
même s’il est malaisé de prendre à revers ce “ récit de valorisations qui se
retrouvent à toutes les pages de l’histoire des sciences ”35.
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Assurément story et history sont difficilement conciliables, mais plutôt que
de les tenir dans une opposition vigoureuse, P. Nora nous fait voir ce que la
prise en compte de la mémoire, et j’ajoute de la tradition, dans le
questionnement historique lui-même peut apporter à la compréhension du passé
des disciplines. Claude Blanckaert en a fait à juste titre l’une des composantes
de l’institution disciplinaire36. Mémoire et tradition ne sont pas que des
éléments anecdotiques, mais des composantes qui contribuent à fixer fortement
l’institution disciplinaire en la dotant d’une “ histoire officielle ”. Mais cette
histoire officielle n’est autre chose que la cristallisation momentanée des
rapports de force qui se jouent dans les luttes entre des “ traditions ” différentes
revendiquant leur mémoire spécifique.
C’est aussi la raison pour laquelle l’histoire historienne des sciences n’est
jamais une opération innocente. Traquant dans la tradition ce qu’elle a
d’arbitraire et de conventionnel, elle subvertit l’histoire-mémoire en
l’investissant d’une histoire-critique37. “ Elle est, comme l’écrit Pierre Bourdieu,
33
. Ibidem, p. XXIX.
. Judith Schlanger, “ Fondation, nouveauté, limites, mémoire ”, Communication, 1992, 289-298,
p. 296.
35
. Cf. G. Bachelard, op. cit., p. 28. Judith Schlanger note : “ Il nous est très difficile de ne pas
adhérer aux options qui nous formés, ainsi que de relativiser cette histoire du savoir : elle est notre
socle et, le plus souvent, ses répartitions sont encore les nôtres.”, art. cité, p. 296.
36
. Claude Blanckaert, “ Fondements disciplinaires de l’anthropologie française au XIXe siècle ”,
34
Politix, 1995, N° 29, p. 31-54.
37
. Cf. P. Nora, op. cit., p. XXI.
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Bertrand Muller, « Le passé au présent. Tradition, mémoire et histoire dans les sciences sociales »
l’instrument privilégié de la réflexivité critique, condition impérative de la
lucidité collective, et aussi individuelle ”38.
Bertrand Müller
38
. Pierre Bourdieu, “ La cause de la science. Comment l’histoire sociale des sciences sociales peut
servir le progrès de ces sciences ”, Actes de la recherche en sciences sociales, 1995, 106-107, p. 3.
@ B. Muller pour cette version. Ne faites qu'un usage strictement personnel de ce texte.
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