Bertrand Muller, « Le passé au présent. Tradition, mémoire et histoire dans les sciences sociales »
@ B. Muller pour cette version. Ne faites qu'un usage strictement personnel de ce texte. 2
quelques-unes des difficultés qui se posent aux historiens des sciences sociales
lorsqu’ils sont confrontés avec les praticiens eux-mêmes.
Le présentisme
Une expression a à un moment donné désigné quelques-uns des aspects
principaux de la problématique en cause ici. Il s’agit du “ présentisme ”, terme
qui désigne de façon simple l’idée que le passé est toujours reconstruit en
fonction du présent ou, dans le cadre plus précis qui nous occupe, qui désigne
une forme d’objectivation de la science en fonction de ses problématiques, ses
schèmes conceptuels ou ses outils actuels reproduits dans le passé. L’historien
un peu désabusé n’y verra qu’une forme plus ou moins savante10 d’“ anachronisme ”. Voire. Car dans un univers où la science sanctionne
précisément la vérité comme une catégorie transhistorique et scande le temps
comme une série d’étapes conduisant vers le progrès (i.d. le progrès
scientifique), l’histoire se décline aisément dans et pour le présent.
À dire vrai, le présentisme se comprend mieux à partir de ce à quoi il
s’oppose, c’est-à-dire l’historicisme. Sous cette forme, ce vieux débat
historiographique a été thématisé dans les années 1960 par un historien de
l’anthropologie, George W. Stocking, dans un texte désormais classique : “ On
the limits of presentism and historicism in the historiography of the behavioral
sciences ”1. Depuis sa parution en 1965, les termes de la problématique sont20 familiers ; par ailleurs la solution suggérée par Stocking continue à faire l’objet
de controverses2. Le présentisme constitue toujours une référence même sous la
forme de la stigmatisation. Il n’est donc pas inutile de résumer ici rapidement
les positions du problème.
“ Présentisme ” et “ historicisme ” renvoient à deux démarches antagoniques
à la fois par les stratégies de recherches et par les modes d’intelligibilité
qu’elles mettent en jeu. D’un côté, le présentisme assujettit le passé au présent :
1. Le texte a paru d’abord dans le Journal of the Behavioral Sciences, 1, 1965, N° 3, pp. 211-219 ; il
a été repris dans George W. Jr Stocking, Race, Culture and Evolution : Essays in the History of
Anthropology. New York, The Free Press, 1968.
2. Cf. Maria Beatrice Di Brizio, “ “Présentisme” et “Historicisme” dans l’historiographie de G.W.
Stocking ”, Gradhiva, 1995, N° 18, pp. 77-89. Voir aussi Yves Winkin, “ George W. Stocking, Jr et
l’histoire de l’anthropologie ”, Actes de la recherche en sciences scoiales, 1986, N° 64, pp. 81-84.
c’est en fonction des problématiques et des acquis actuels de la science que le
passé doit être réévalué. Anachronique et normative, cette démarche
décontextualise son objet et linéarise les processus historiques. À l’inverse,30 l’“ historicisme ” s’efforce précisément de prendre en compte la complexité des
contextes et des processus historiques, historicise les enjeux, met l’accent sur la
compréhension. Or cette opposition, même enrichie d’autres arguments, est loin
de résoudre tous les problèmes et apparaît comme une approximation grossière
et peu vraisemblable de la “ réalité ” de la recherche. Replacée dans son
contexte d’énonciation, cette dichotomie servait à désigner deux groupes de
chercheurs, les praticiens et les historiens, et à légitimer une certaine forme de
professionnalisation de l’histoire des sciences sociales et à déterminer le choix
possible entre une histoire “ intéressée ” et une histoire “ intéressante ”.
Cependant, on aurait tort de voir dans chaque praticien qui se fait historien de sa40 discipline un présentiste “ naïf ”, ou, à l’inverse, dans chaque historien, un
“ historiciste obtus ” ignorant des enjeux disciplinaires. Stocking avait bien
compris la difficulté, adoptant d’ailleurs une position intermédiaire. Refusant de
sacrifier le développement scientifique sur l’autel de la critique du progrès,
conscient aussi de l’impossibilité pour l’historien de s’extraire complètement de
son présent, il propose le parti d’un “ présentisme éclairé ” qui s’efforce de
concilier des motivations “ présentistes ” avec une stratégie de recherche
“ historiciste ”3 : Stocking admet en particulier que “ la recherche historique
doit permettre une meilleure compréhension des problématiques actuelles des
sciences sociales, ainsi qu’elle doit enrichir l’activité théorique des50 professionnels travaillant dans le domaine4 ”. Une autre question pointe dès lors
qui n’est pas seulement celle de l’intéressement et de l’intéressant ; elle est
soucieuse de distinguer dans l’histoire même ce qui relève d’un “ intérêt
purement historique ” de ce qui est “ réellement historiquement significatif ”.
Cette problématique rejoint celle posée par Bachelard lorsqu’il s’efforçait de ne
pas confondre story et history de la science, “ histoire sanctionnée ” et histoire
3. Ce faisant, Stocking s’installait, comme le lui reprocha Yves Winkin, “ dans le rôle de l’arbitre,
du sage, du savant dominant la mêlée : il n’est ni historien, ni anthropologue, il est est au-dessus des
uns et des autres. Il est la référence canonique en histoire de l’anthropologie ”, Yves Winkin, “
George W. Stocking, Jr et l’histoire de l’anthropologie ”, Actes de la recherche en sciences sociales,
1986, 64, p. 82.
4. M.B. Di Brizio, art. cité, p. 80.