encore royaliste — résonne du fracas des armes de ces « demi-dieux, noirs d’une héroïque cendre ». Ce ne sont plus
des hommes qui s’affrontent, mais des forces, des principes.
C’est ce qui apparaît dans le portrait croisé qu’il fait de Wellington et de Napoléon : « Ce ne sont pas des ennemis,
ce sont des contraires ». Et Hugo d’opposer le classicisme de l’Anglais au génie romantique de Napoléon.
Son armée ne fait qu’un avec le Progrès de l’humanité — dans une vision parallèle à celle de Hegel célébrant dans
l’Empereur « l’Esprit à cheval ». La mission de l’armée française est de « protéger la patrie, propager la Révolution,
délivrer les peuples, soutenir les nationalités, affranchir le continent, briser les chaînes partout, défendre partout le
droit ». Rappel nécessaire, quand à l’armée héroïque du début du siècle a succédé « une bande du Bas-Empire » et
au vrai Napoléon, Badinguet. La Force, cette fois, s’est séparée de l’Idée et s’est retournée contre elle. Je le cite : « il
vous fait égorger, en plein XIXe siècle et dans Paris même, la liberté, le progrès, la civilisation ». Et les victoires de
cette armée-là ne lui inspirent qu’ironie :
Solférino,
Sol-Fa-Ré-Zut.
D’une certaine manière, l’armée, pour Hugo, n’a de noblesse qu’élevée dans le registre du mythe. Dès qu’il
s’approche du champ de bataille, la vision se fait plus sombre. Contrairement à Tolstoï, il ne décrit pas avec minutie
les batailles, mais des jeux de forces. Foin de la tactique militaire, à l’étrange exception de considérations
récurrentes sur l’artillerie, à propos de laquelle il se documente. Quand il évoque les techniques de combat, c’est
plutôt à la guérilla qu’il pense. Ainsi Gavroche fait l’éloge de la porte vitrée dans une barricade — « Le verre est
traître » — et un quidam dans Histoire d’un crime (1851) déclare : « Les militaires font mal les barricades, parce
qu’ils les font bien… L’entorse fait partie de la barricade ». Les images, aussi, de la guerre menée par les Vendéens,
dans Quatrevingt-treize, ne sont pas sans faire penser à nos modernes conflits.
De même, Hugo se résout mal à la brutalité de la conquête algérienne. L’aventure coloniale aurait pu le séduire :
l’armée y retrouvait son rang d’agent historique au profit de la civilisation. Toutefois, dès la seconde moitié des
années 1840, il écrivait dans un projet de discours, jamais prononcé :
Mais, dira-t-on, en Afrique comme en Afrique. Il faut bien être un peu barbare parmi ces sauvages ! Ce n’est point
là le lieu des raffinements et de la civilisation […] Messieurs, ce serait là de tous les arguments le plus déplorable,
et je ne l’accepte pas.
Il croit si peu à la capacité civilisatrice de l’armée qu’à la fin de sa vie, alors que la mission civilisatrice de l’Europe
lui apparaît comme la voie de l’histoire, il s’en remet pour l’accomplir au peuplement des autres continents par les
Européens.
Mais, bien sûr, la hargne de l’exilé de Guernesey se tourne vers l’armée de Napoléon III. Il oppose la guerre de jadis
et celle du temps présent. Là où la première était « loyale et franche », où les hommes étaient animés par « le désir
d’être grands plus que d’être vainqueurs », la seconde est qualifiée de « punique », « braconnière et faussaire ».
Les citations ne manquent pas, dans les Châtiments et dans la Légende des siècles :
Jadis les courts assauts, maintenant les longs sièges ;
Et tout s’achève, après les ruses et les pièges,
Par le sac des cités en flammes sous les cieux,
Et, comme on est moins brave, on est plus furieux ;
Ce qui fait qu’aujourd’hui les victoires sont noires.
Les défaites le sont bien plus encore ! La guerre de 1870, commencée par « un guet-apens » et conclue par « une
voie de fait », met en présence deux belligérants « dignes l’un de l’autre », selon le titre d’un poème de L’Année
terrible, paru en 1872 :
[…] Le lièvre d'un côté, de l'autre le chacal.
Rentré à Paris, sitôt la République proclamée, Victor Hugo est accueilli par la foule le 5 septembre 1870. Il fait don
à la Société des gens de lettres de ses droits d’auteur sur les Châtiments pour acheter deux canons l’un nommé
Châtiments, l’autre Victor Hugo. Et tandis qu’ils tonnent sur les fortifications de la capitale, Victor Hugo élève la
voix en faveur de la poursuite de la guerre :
Une dernière guerre ! hélas, il la faut ! oui.
Élu député de Paris, il part, dès février 1871, à Bordeaux, où va siéger l’Assemblée. Avec cent six autres députés, il
vote contre l’acceptation des conditions de paix imposées par la Prusse. Le 8 mars, contestant l’invalidation de
Garibaldi, élu député d’Alger, Hugo déclare : « Je ne veux blesser personne, mais je dirai qu’il est le seul des
généraux qui ont lutté pour la France, le seul qui n’ait pas été vaincu. » Voilà de quoi s’attirer bien des inimitiés
militaires. Empêché de parler, il quitte la tribune et signe sa lettre de démission.
Appelé à Bruxelles pour des affaires successorales, il observe de Belgique la suite des évènements. La Commune,
parce qu’elle apportait la division et non la fraternité quarante-huitarde, ne pouvait plaire à Hugo qui avait déclaré
aux représentants de la Garde nationale venus le consulter peu avant son départ : « Vous partez d’un droit pour
arriver à un crime ». Il ne pouvait non plus cautionner l’armée des Versaillais. Contrairement à la légende — qui
entraîna le refus de nombreux socialistes de participer aux funérailles nationales en 1885 —, Hugo a condamné sans
ambiguïté la répression, comme en témoignent de nombreux passages de L’Année terrible.
À Bruxelles, Victor Hugo donna l’asile aux communards, ce qui lui valut d’en être expulsé. Redevenu
parlementaire, il n’eut de cesse d’obtenir leur amnistie, présentant par trois fois une proposition de loi en ce sens.