CHRONIQUE DE LINGUISTIQUE. LE RÉCIT DE VIE, OUTIL HEURISTIQUE DE LA CONNAISSANCE DES IDENTITÉS PLURILINGUES DANS DES SITUATIONS D'EXIL OU DE MIGRATION Marie-Madeleine Bertucci Armand Colin | Le français aujourd'hui 2008/2 - n° 161 pages 107 à 112 ISSN 0184-7732 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-le-francais-aujourd-hui-2008-2-page-107.htm Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.46.90.250 - 10/10/2014 09h28. © Armand Colin Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Bertucci Marie-Madeleine, « Chronique de linguistique. Le récit de vie, outil heuristique de la connaissance des identités plurilingues dans des situations d'exil ou de migration », Le français aujourd'hui, 2008/2 n° 161, p. 107-112. DOI : 10.3917/lfa.161.0107 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Armand Colin. © Armand Colin. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.46.90.250 - 10/10/2014 09h28. © Armand Colin -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- CHRONIQUE DE LINGUISTIQUE LE RÉCIT DE VIE, OUTIL HEURISTIQUE DE LA CONNAISSANCE DES IDENTITÉS PLURILINGUES DANS DES SITUATIONS D’EXIL OU DE MIGRATION Marie-Madeleine BERTUCCI Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.46.90.250 - 10/10/2014 09h28. © Armand Colin On se situera ici dans la perspective d’un ensemble à quatre éléments qui sont l’identité, le plurilinguisme, la migration et le récit de vie, lequel informe ces thèmes et les place dans une dynamique réflexive. On vise à mettre en lumière l’expérience des langues qu’a le sujet et le type d’identité qui en résulte dans un processus herméneutique. Ceci suppose une étude du récit de vie : – comme expérience réflexive et objet linguistique et culturel de recherche transdisciplinaire pour l’étude des identités plurilingues chez les migrants ; – comme parcours d’apprentissage et vecteur d’insertion sociale (Castellotti & de Robillard, 2001) ; – comme production d’un savoir sur le plurilinguisme résultant de la diversité des contextes migratoires ; – comme récit de la migration, expérience souvent occultée et vécue comme illégitime et minorée (Lepoutre, 2005 ; Sayad, 2006) ; – comme expérience de l’altérité. Le processus réflexif est au centre du travail dans la mesure où il permet la construction et la représentation de l’autre, la confrontation avec lui dans un espace social, historisé et contextualisé. Cette approche est fructueuse lorsque la recherche porte sur des identités potentiellement clivées entre des langues, des cultures, des appartenances. On peut considérer dans ces conditions que la dynamique réflexive du récit amène les narrateurs à construire le sens par eux-mêmes grâce au processus narratif. Ceci conduit à postuler l’existence d’une impulsion narrative qui témoigne de la nécessité de se représenter en se racontant1. La production des récits est néanmoins spécifique dans le cas présent. En effet, si le matériau tangible est réel, on fera l’hypothèse que l’intention latente des narrateurs relève de la poétique du récit. Il convient donc d’envisager l’existence à priori de possibles narratifs dans les récits de vie 1. Sans compter que les narrateurs se situent dans des situations de marginalité, voire de conflit ou de crise et sont confrontés à l’altérité, situations qui peuvent susciter une impulsion narrative. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.46.90.250 - 10/10/2014 09h28. © Armand Colin Université de Cergy-Pontoise-IUFM Centre de recherche Textes et francophonies – LaSCoD Le Français aujourd’hui n° 161, Textes et images en lecture mais aussi d’une stylistique visible à travers le lexique, la syntaxe, les images. Si on admet également que ces récits résultent d’une écriture à deux voix, celle du narrateur et celle du chercheur, qui co-construit le récit de manière paritaire2, on considérera que l’histoire racontée dans les récits de vie est inscrite dans une littérarité, qui ne se reconnait pas comme telle (Hillman, 2005 : 52). Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.46.90.250 - 10/10/2014 09h28. © Armand Colin Le récit de vie rend possible l’émergence d’un sujet qui ne peut être visible que par un détour par sa vie personnelle, laquelle en s’articulant au champ du social fait apparaitre la forme spécifique d’identité recherchée ici : l’identité plurilingue des migrants (Bertucci, 2006, 2007). En effet, le récit de vie est un moyen d’accéder à la connaissance de l’autre parce qu’il met en place un ordre du sens (Adam, 1995), qu’il est une forme qui fait sens. Le récit de vie a néanmoins un statut narratif problématique. Pour lui donner une légitimité en tant que récit, on peut le comparer à l’historiographie (Ricœur, 1983 : 123)3, et transposer dans l’analyse les catégories que P. Ricœur construit pour l’historiographie, c’est-à-dire les notions de quasi intrigue, quasi personnage et de quasi évènement (Ibid. : 320). Ces éléments inscrivent l’historiographie sur le paradigme de l’action tout en suivant l’ordre syntagmatique de la composition (Ibid. : 90). Autrement dit, pour être intelligibles dans le récit de vie, ou dans l’historiographie, les phases de la vie de ceux dont on raconte l’existence se structurent en traits discursifs (Ibid. : 90) qui constituent le récit et rendent lisibles le sujet et son identité : « Si l’action peut-être racontée, c’est qu’elle est déjà articulée dans des signes, des règles, des normes… » (Ibid. : 91). Si on admet d’appliquer cette analyse au récit de vie, celui-ci acquiert un statut narratif et se trouve légitimé comme forme de récit spécifique. Identité narrative et réflexivité Le récit de vie est particulièrement apte à exprimer l’altérité. Se saisissant comme objet du récit et quasi personnage, le narrateur ou quasi narrateur se pose à la fois en sujet et en objet du récit, donnant de ce fait au lecteur ou à l’auditeur du récit une possibilité d’appréhender des éléments identitaires. C’est parce qu’il se raconte que le sujet se construit en tant que sujet. Par un retour réflexif sur lui-même, il prend conscience d’un certain nombre de traits identitaires, qui se structurent par la mise en récit. On admettra donc que la forme d’identité qui se constitue au moment du récit est narrative et qu’elle se présente de prime abord comme une 2. Dans une certaine mesure, le processus identitaire se construirait en partie au contact du chercheur dans une dynamique réflexive, le moment du récit étant le lieu privilégié de cette élaboration. 3. Lorsqu’il l’oppose au récit de fiction. On fera l’hypothèse que les catégories de l’historiographie peuvent s’appliquer à des récits oraux. 108 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.46.90.250 - 10/10/2014 09h28. © Armand Colin L’émergence du sujet exilé dans les catégories du récit Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.46.90.250 - 10/10/2014 09h28. © Armand Colin manière « d’histoire non encore racontée » pour utiliser par analogie la définition que donne P. Ricœur de la psychanalyse (1983 : 114). Le récit de vie existe au départ comme possibilité évènementielle ouverte. Fragmentaire, incomplet et souvent non terminé au moment où il se donne à entendre, il se distingue fondamentalement du récit de fiction, dont la clôture est une des caractéristiques. Se pose ensuite la question de la mise en intrigue des actions représentées et de son élaboration. On postulera que le processus identitaire de l’exil se dit à travers des lieux et thèmes (topoï) privilégiés, susceptibles de réapparaitre d’un récit à l’autre4 et qu’il existe des similitudes dans l’expérience des sujets concernés, ce qui conduit à penser que l’organisation des récits, malgré la diversité des narrateurs, n’est pas forcément aléatoire. Il existerait de ce fait un ordre narratif signifiant, résultant d’une expérience de l’espace et du temps singulière, qui est celle de la mobilité, qu’elle soit exil ou migration. Enfin, de par son caractère rétrospectif, le récit de vie implique un processus mémoriel particulier expressif par ses souvenirs mais aussi par ses silences. Une part de l’histoire du narrateur ne serait pas remémorée. On se demandera pour finir s’il existe une stylistique du récit de vie, si les narrateurs mobilisent des figures ou des procédés particuliers propres à construire et à évoquer à la fois l’exil et la relation aux langues comme expression de l’identité à travers une énonciation, lieu où se dit la subjectivité. Le récit de vie est une forme d’accès au savoir, notamment si on s’intéresse à des itinéraires particuliers, figures d’exilés ou de migrants, par exemple, et peut permettre de mesurer leur degré d’insertion dans la société française contemporaine. En cela, il sert la réflexion sociolinguistique qui utilise des itinéraires individuels, sans se limiter à en faire l’illustration d’une théorie générale mais en leur donnant un sens et une forme en retour. L’accès à cette forme de savoir, qui suppose une aptitude à susciter l’impulsion narrative des sujets, n’est pas possible sans un engagement particulier de l’observateur, et la pratique d’une observation participante, supposant un décentrement socioculturel ; ce que C. Lévi-Strauss appelle une distanciation sociale (1958 : 416). Connaitre l’autre suppose de se détacher de soi pour comprendre son expérience de l’exil comme expérience de rupture avec sa culture d’origine, et donc d’interpréter les récits de vie comme trace de cette expérience, d’où la nécessité d’une méthodologie. Méthodologie de l’analyse : observation participante et connaissance des médiations sociales La connaissance du processus de construction des médiations sociales est requise (Ferrarotti, 1990 : 61), ce qui nécessite d’admettre que l’individu reflète un ou plusieurs pôles sociaux et inversement que le système social 4. Par exemple le rapport à la langue et aux lieux d’origine, la relation à la langue française, la mobilité, l’arrivée en France, l’insertion professionnelle et l’intégration, les liens avec les autres migrants, avec les Français, l’hypothèse du retour au pays, la mémoire et l’oubli du passé… 109 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.46.90.250 - 10/10/2014 09h28. © Armand Colin « Le récit de vie, outil heuristique de la connaissance des identités plurilingues » Le Français aujourd’hui n° 161, Textes et images en lecture se projette vers l’individu, à travers des médiations. Chaque comportement individuel est à la fois la synthèse d’une structure sociale et une individualisation de l’histoire sociale collective (Ibid. : 21). Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.46.90.250 - 10/10/2014 09h28. © Armand Colin Le récit de vie a une fonction de médiation, une aptitude à exprimer une pratique sociale en la racontant, sans que soit éliminée pour autant la dimension subjective. La subjectivité inhérente à ce récit tient pour partie à sa composante réflexive, qui en fait un instrument du savoir, permettant d’appréhender l’identité. Il est la représentation, l’attestation de l’altérité, et donc il affirme ce que M. Bakhtine appelle « la relation exotopique » (1978), laquelle rend possible de poser en tant que telle l’existence de l’Autre et son aptitude à parler en son nom. Le récit de vie, en donnant à entendre l’identité narrative du sujet fait émerger la conscience de soi et parce qu’impliquant nécessairement une énonciation, il constitue ce que P. Ricœur appelle « la médiation existentielle entre soi et le monde » (1990 : 178). Du même coup, il montre que l’identité n’est jamais définitivement stabilisée, qu’elle est toujours en cours d’élaboration et que le lieu de ce processus, c’est la langue, là où se fait la prise de parole de celui qui assume l’entrée dans le récit. Cette position suppose d’admettre que l’identité est une « structure polymorphe dynamique » (Kasterztein, 1999 : 28) constituée par des aspects psychologiques et sociaux liés à la situation relationnelle de l’individu (Ibid.). Cette donnée est essentielle pour ce qui nous occupe dans la mesure où elle implique que les acteurs sociaux ont des comportements « fluctuants » et « adaptatifs » (Ibid. : 30), ce qui leur permet d’évoluer en fonction des situations et, pour ce qui est des plurilingues, de voir comment ils mobilisent leurs répertoires verbaux en fonction de situations données. Enfin le récit de vie fait apparaitre les relations que le sujet entretient avec la/les langue(s). En effet, l’exil est une expérience à risque et en particulier du risque de perte de la langue maternelle, du fait de la « déterritorialisation » et d’une reconfiguration de la relation du sujet à sa langue maternelle. Relation aux langues et déterritorialisation H. Arendt écrit dans La tradition cachée. Le juif comme paria (1987 : 58) : « Nous avons perdu notre foyer, c’est-à-dire la familiarité de notre vie quotidienne. Nous avons perdu notre profession, c’est-à-dire l’assurance d’être de quelque utilité en ce monde. Nous avons perdu notre langue maternelle, c’est-à-dire nos réactions naturelles, la simplicité des gestes et l’expression spontanée de nos sentiments. » 110 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.46.90.250 - 10/10/2014 09h28. © Armand Colin « Bien loin de refléter le social, l’individu se l’approprie, le médiatise, le filtre et le retraduit en le projetant dans une autre dimension, celle, en définitive, de sa subjectivité. (…) À travers sa praxis synthétique il singularise dans ses actes l’universalité d’une structure sociale. À travers son activité détotalisante/retotalisante il individualise l’histoire sociale collective » (Ibid : 51). Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.46.90.250 - 10/10/2014 09h28. © Armand Colin Si les drames de la deuxième guerre mondiale donnent ici un éclairage dramatique aux propos de H. Arendt, l’expérience de l’apatride, de l’exilé, se caractérise d’abord par la perte de la sociabilité du familier et, pour ce qui nous intéresse, de la langue maternelle. En évoquant entre autres la langue, H. Arendt renvoie à une expérience universelle, parfaitement reconnaissable par tout lecteur et nous permet de saisir la fonction du récit de vie dans la construction des identités. Il rend possible l’émergence d’un sujet qui ne peut être visible que par un détour par sa vie personnelle, laquelle en s’articulant au champ du social dessine la forme de l’identité plurilingue en situation de migration. Si toutes les expériences de l’exil ne sont pas aussi tragiques que celle évoquée ici, elles ont en commun l’expérience de la déterritorialisation et d’une réorganisation de la relation à la langue maternelle. C’est la question du statut de la langue maternelle et de sa fonction dans la constitution du sujet qui est posée. Or cette question est primordiale, dans la mesure où les récits des locuteurs migrants permettent de saisir le rapport à la langue maternelle, aux langues étrangères ou secondes, et les liens qu’elles ont entre elles dans la construction d’un mode d’identité fondé sur le plurilinguisme. Pour conclure, on soulignera la convergence des orientations énoncées au début de la chronique, qui se situent dans une synergie d’ensemble visant à une double exploration des situations de plurilinguisme en relation avec la figure de l’altérité. Interroger le plurilinguisme, c’est se demander quel statut doit être conféré à la diversité linguistique et culturelle, que se reconnaissent les individus dans leurs composantes collectives et individuelles, et comment celles-ci peuvent coexister dans un espace commun. Réfléchir aux identités et à la relation que les sujets entretiennent avec les langues, c’est aussi essayer de favoriser l’intégration de ceux qui, à la faveur des flux migratoires, sont devenus partie prenante de l’Europe, en valorisant et en légitimant la diversité linguistique et le plurilinguisme. Enfin, une recherche sur le récit de vie peut permettre de mieux connaitre la structuration des identités plurilingues et autorise la reconnaissance d’autrui dans une relation interactionnelle. Si le plurilinguisme et l’altérité sont compris comme des potentialités à exploiter, ils se situent alors dans une perspective de développement du sujet par l’autre, non dans une relation fusionnelle ou un développement séparé, mais dans une relation de coconstruction dynamique. Marie-Madeleine BERTUCCI Bibliographie • ADAM J.-M. (1995), « Aspects du récit en anthropologie », dans J.-M. Adam, M.-J. Borel, C. Calame & M. Kilani, Le Discours anthropologique, description, narration, savoir, Lausanne, Payot. • ARENDT H. (1987), La Tradition cachée. Le juif comme paria, Paris, Christian Bourgeois éditeur. • BAKHTINE M. 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