L`expérience de la fatigue chez les malades atteints de cancer

Tiré à part : S. Rosman Réception : 27/05/2003 - Acceptation : 24/12/2003
* Sociologue, INSERM U 537, Centre de Recherche en Économie et Gestion appliquée à la Santé
(CREGAS), 80, rue du Général-Leclerc, 94276 Le Kremlin Bicêtre Cedex.
(1) Ce programme de recherche a été mené en 1999-2000 avec Catherine Le Gales, Nathalie Costet
(INSERM-CREGAS), Ellen Benhamou, Valérie Lapierre et Nadia Oubouza (Institut Gustave Roussy).
Résumé : La fatigue est un symptôme couramment rapporté par les malades atteints de
cancer. Dans cet article, nous nous intéressons à la manière dont les personnes vivent
avec ce symptôme dans le contexte de leur maladie. S’appuyant sur une enquête
qualitative auprès de 35 patients atteints de cancer, l’analyse montre qu’il existe trois
manières différentes de le vivre et de l’interpréter : la fatigue est « positivée » lorsqu’elle est
associée à l’espoir de guérison, elle est « normalisée » lorsqu’elle est interprétée comme
une conséquence inévitable des traitements, et elle est vécue comme une « immersion »
lorsque toute la souffrance autour du cancer est exprimée à travers la fatigue.
Santé publique 2004, volume 16, no3, pp. 509-520
ÉTUDES
L’expérience de la fatigue
chez les malades atteints
de cancer
Fatigue experienced patients suffering
from cancer
S. Rosman (*)
Summary : Fatigue is a common symptom experienced by cancer patients. This article
explores the manner in which people handle living with this symptom within the context of
their disease. Based upon a qualitative survey of 35 cancer patients, the analysis proposes
that there are three different ways of living with fatigue and interpreting it: 1. fatigue is
“positive” when it is associated with the hope of being cured, 2. it is “normalised” when it is
interpreted as an inevitable effect of treatment, and 3. it is lived and undergone as a complete
“immersion” when all of the suffering linked to the cancer is expressed through fatigue.
Mots-clés : fatigue - cancer - expérience - qualité de vie.
Key words : fatigue - cancer - experience - quality of life.
Dans le cadre d’un programme de
recherche (1) conduit en collaboration
avec l’Institut Gustave Roussy (Ville-
juif) sur le symptôme de la fatigue
chez les patients cancéreux, nous
avons mené une enquête sociolo-
gique exploratoire auprès de 35 per-
sonnes atteintes de cancer du poumon
S. ROSMAN
510
et de cancer du sein. Cette enquête
s’inscrit dans un programme compor-
tant également un volet quantitatif qui
avait pour objectif la validation d’une
échelle de mesure de la fatigue, le
«Functional Assessment of Cancer
Therapy » (FACT) avant son utilisation
dans le cadre d’un essai clinique.
Le volet qualitatif avait pour but
d’analyser, par le biais d’entretiens
approfondis, l’expérience de la fati-
gue, c’est-à-dire, le sens que lui don-
nent les malades, à quelle cause ils
l’attribuent et les stratégies mises en
œuvre pour la réduire. Pratiquement
tous les patients interviewés (33 des
35) souffrent de la fatigue, mais les
manières dont elle se manifeste, la
signification que lui donnent les per-
sonnes malades, et ses conséquen-
ces sur la vie de tous les jours,
varient, comme nous le verrons, selon
la trajectoire de la maladie et l’expé-
rience de la « vie avec le cancer ».
Introduction
Cette enquête se situe au carrefour
de deux domaines de recherche :
celui de la qualité de vie et celui de la
sociologie de la maladie chronique.
Dans le premier domaine, la fatigue
chez le patient cancéreux est un
thème de recherche très développé
depuis une quinzaine d’années. Ces
recherches reposent généralement
sur des questionnaires standardisés,
développés pour mesurer la fatigue et
son impact sur la vie des malades.
Ces questionnaires visent à évaluer la
présence et l’intensité d’un ensemble
de symptômes et la fatigue est l’une
des dimensions étudiées [4, 14, 21].
La plupart de ces outils sont multidi-
mensionnels et prennent en compte
les dimensions physiques, cognitives
et émotionnelles de la fatigue. Le
recours à ces outils permet d’identi-
fier les patients et les traitements à
risque de fatigue. Ainsi, ces recher-
ches nous apprennent que les traite-
ments anti-cancéreux, comme la
radiothérapie et la chimiothérapie, ont
un impact important sur la qualité de
vie des malades et que la fatigue en
constitue un élément majeur. En par-
ticulier, la chimiothérapie semble avoir
une incidence élevée sur le niveau de
fatigue du malade. Dans différentes
études présentées par Irvine et al.
[18], il est estimé que plus de 80 %
des patients souffrent de ce symp-
tôme. Richardson et Ream [24], dans
une étude auprès de 129 patients,
observent que la fatigue est même
mentionnée par 90 % des répon-
dants. Curt et al. [7] se sont intéres-
sés à l’impact de la fatigue sur la vie
quotidienne. Leur étude auprès de
379 patients traités par chimiothéra-
pie montre que 30 % des répondants
souffrent de fatigue quotidiennement
et pour 90 % d’entre eux, le symp-
tôme empêchait de mener une « vie
normale ». Les auteurs montrent éga-
lement l’impact économique de la
fatigue : le symptôme a été à l’origine
d’un changement de statut profes-
sionnel (congé maladie, invalidité)
pour 75 % des répondants. Dans le
même ordre d’idées, l’étude de Spel-
ten et al. [26], qui porte sur l’influence
de la fatigue sur le retour au travail
des personnes ayant eu un cancer, a
permis de mettre en évidence que le
symptôme perturbe considérablement
la vie sociale et empêche souvent une
reprise des activités professionnelles.
L’impact de la radiothérapie sur la
qualité de vie des malades atteints de
cancer a également été mesuré à
l’aide des questionnaires. Haylock et
Hart [16] ont montré que la fatigue est
plus importante les jours de traite-
ment et qu’elle diminue pendant les
week-ends. Concernant le déroule-
ment et la durée de la fatigue, Green-
berg et al. [13] démontrent qu’elle
L’EXPÉRIENCE DE LA FATIGUE CHEZ LES MALADES ATTEINTS DE CANCER
s’accroît à partir de la seconde
semaine pour atteindre un plateau à
la quatrième semaine de traitement.
Toutefois, contrairement à la chimio-
thérapie, la radiothérapie n’induirait
pas une fatigue persistante. Irvine
et al. [18] montrent en effet, que trois
semaines après la dernière séance de
radiothérapie, la fatigue avait baissé
jusqu’à son niveau d’avant le traite-
ment pour la majorité des patients.
Plusieurs facteurs favorisent l’appa-
rition de la fatigue, comme la pertur-
bation du sommeil, les nausées et la
douleur chronique [27, 28]. Le rôle de
l’anémie est mentionné par Bruera et
Mc Donald [3] et analysé plus en pro-
fondeur par Cella [4] qui a développé
un outil de mesure, le FACT-An, pour
évaluer l’impact de l’anémie et de la
fatigue sur la vie du malade cancé-
reux. Le lien entre la fatigue et les
facteurs psychologiques a également
été démontré. En effet, le stress, l’an-
goisse et la dépression contribuent à
l’apparition du symptôme [23, 25] et
augmentent avec l’avancement dans
la maladie [15].
La fatigue peut perdurer plusieurs
années après l’arrêt du traitement.
Dans une étude auprès de femmes en
rémission, et ayant été traitées par
chimiothérapie entre deux et dix ans
auparavant, Berglund et al. [2] mon-
trent que 68 % d’entre elles souffrent
encore régulièrement du symptôme
de fatigue. Pour Jacobson et Stein
[19], la réaction cognitive et l’attitude
développées à l’égard de la fatigue
pendant le traitement, contribuent à
la perpétuation de la fatigue. Ainsi, ils
estiment que les patients qui réagis-
sent en se focalisant sur leurs symp-
tômes et en ajustant leur mode de vie
exclusivement à leur maladie tendent
à développer une fatigue chronique
persistante. Dans certains cas extrê-
mes, la fatigue peut durer jusqu’à dix,
voire quinze ans après la guérison et
devenir une maladie à part entière
[17] qui nécessite un traitement. Dans
ce cas, la fatigue prend le relais de la
maladie : les malades ne souffrent
plus du cancer, mais d’un état de
fatigue extrême et persistant qui
détériore considérablement leur qua-
lité de vie. Ainsi, avec le temps, le
cancer, en tant que maladie chro-
nique, peut se transformer pour dis-
paraître quasi totalement de la vie
des malades et laisser la place à un
symptôme-séquelle, qui devient la
nouvelle maladie.
La fatigue chez le patient cancéreux
a essentiellement été étudiée dans
une perspective quantitative. Les étu-
des mobilisant la méthode qualitative
sont, en effet, assez rares. Dans le
meilleur des cas, elle est éventuelle-
ment utilisée lors de la pré-enquête
pour faire émerger des hypothèses de
travail et/ou des variables. Face à ce
constat, plusieurs tentatives ont été
entreprises pour renforcer, dans ce
domaine, la méthode qualitative. On
peut citer l’étude de Glaus et al. [11]
qui a permis, grâce à des entretiens
approfondis avec des patients cancé-
reux et des personnes bien portantes,
de rendre compte de la complexité
du concept de la fatigue. Pour les
patients, la fatigue est exprimée en
termes de souffrance physique, affec-
tive et cognitive tandis que pour les
bien portants le symptôme est une
conséquence « normale » de l’effort
physique et nécessaire pour alerter le
corps du besoin de repos. Pearce et
Richardson [22] relèvent également
l’apport de l’approche qualitative qui
permettrait d’accéder à des données
non mesurables concernant le sens,
l’impact et l’expérience de la fatigue.
De nombreux écueils des instru-
ments de mesure de la fatigue pour-
raient être évités si l’on associait sys-
tématiquement la méthode qualitative
à ces enquêtes. Ainsi, l’analyse d’en-
511
S. ROSMAN
tretiens approfondis, conduits conjoin-
tement à l’enquête quantitative, per-
mettrait de mieux éclairer le concept
de « fatigue », et de comprendre le
processus de réponse ; on sait aujour-
d’hui que les personnes, lorsqu’elles
répondent à un questionnaire, ten-
dent à se référer aux situations « les
plus représentatives » pour mieux
gérer la tension entre la variabilité des
situations et la nécessité de donner
une réponse unique [12]. On obtient
ainsi non pas la situation réelle, mais
une « image stylisée » d’un état donné.
Or, des entretiens permettraient d’ajouter
du relief à ces images lissées et de
donner du sens aux concepts mobilisés.
Dans le domaine de la sociologie
de la maladie chronique, le thème de
la fatigue reste, à notre connaissance,
encore inexploré. Si Strauss et ses
collaborateurs [26] se sont intéressés
à la manière dont les personnes
gèrent, au quotidien, l’ensemble des
symptômes entraînés par leur mala-
die chronique, très peu de travaux ont
porté sur l’expérience d’un symptôme
spécifique. Citons l’exception de la
douleur, explorée par Baszanger [1]
qui montre à la fois comment la méde-
cine a intégré ce symptôme dans son
champ d’exercice, pour en faire une
« médecine de la douleur », mais aussi
comment les patients font face à leur
douleur dans la vie quotidienne.
En sociologie, la fatigue a essentiel-
lement été étudiée soit en association
avec la dépression [8] soit dans le
contexte du travail [20] dans lequel
des concepts comme le « burn out »
ont été développés. En revanche, le
syndrome de la fatigue chronique
(SFC) a donné lieu à de nombreux
travaux [6], souvent orientés sur la
problématique de la médicalisation
d’une affection, mais la fatigue dans
le contexte d’une maladie chronique
n’a pas encore fait l’objet d’analyses
spécifiques.
Pour ces deux principales raisons
manque de données qualitatives
dans le domaine de la qualité de vie
et manque d’études sur la fatigue
dans le domaine de la sociologie de
la maladie –, il nous a paru intéres-
sant de conduire une enquête quali-
tative sur l’expérience de la fatigue
chez les patients cancéreux, afin
d’apporter un éclairage du point de
vue des patients et une analyse en
termes d’expériences plutôt qu’en
termes de résultats statistiques.
Méthodes d’enquête
Pour analyser l’expérience de la
fatigue chez les patients cancéreux,
nous avons conduit en 1999-2000
une étude exploratoire à l’Institut
Gustave Roussy, en région parisienne.
Trente-cinq patients ont été inter-
viewés avant ou après leur consulta-
tion avec le spécialiste. Les critères
de sélection de l’échantillon étaient
les suivants : être atteint de cancer du
sein ou du poumon et avoir connais-
sance du diagnostic depuis au moins
un an. Il était en effet important d’avoir
un échantillon de personnes ayant un
recul temporel suffisant par rapport à
leur diagnostic pour positionner l’ex-
périence de la fatigue dans l’histoire
de leur maladie. Les deux pathologies
ont été choisies pour leur impact sur
la qualité de vie des personnes. Les
deux formes de cancer sont, en effet,
connues pour entraîner un niveau de
fatigue relativement élevé.
Les patients étaient contactés par
un médecin par téléphone quinze
jours avant leur rendez-vous avec le
spécialiste. Lors de cet appel télé-
phonique, il leur a été demandé d’ac-
corder un entretien sociologique dans
le cadre d’une étude sur la fatigue.
Pour le patient, cela signifiait de venir
une heure à une heure et demie plus
tôt ou de rester après la fin de la
512
L’EXPÉRIENCE DE LA FATIGUE CHEZ LES MALADES ATTEINTS DE CANCER
consultation médicale. Sur 50 per-
sonnes contactées, 10 ont refusé de
participer, le plus souvent pour des
raisons de disponibilité (impossibilité
de venir plus tôt et volonté de quitter
l’hôpital immédiatement après la
consultation). Cinq entretiens préala-
blement accordés n’ont pu avoir lieu
(rendez-vous médical annulé). Les
femmes acceptaient plus facilement
de parler de leur maladie que les
hommes, ce qui explique que près
des trois quart de l’échantillon sont
de sexe féminin.
Profil des interviewés
et guide d’entretien
Nous avons interviewé 19 femmes
atteintes de cancer du sein et 16 per-
sonnes avec un cancer du poumon,
dont 7 femmes et 9 hommes. L’âge
moyen du premier groupe est de
51,5 ans et celui du second groupe
58 ans. Quatre-vingt pour cent des
personnes interviewées avaient été
traitées par chimiothérapie et 74 %
par radiothérapie, la majorité d’entre
eux ayant reçu les deux traitements.
L’interview semi-directif se déroulait
dans un bureau mis à la disposition
par un médecin. Je suivais un guide
d’entretien comportant deux grands
thèmes : l’historique de la maladie et
l’expérience de la fatigue. Concernant
le premier thème il s’agissait de
mieux comprendre le contexte dans
lequel la maladie avait été découverte
et comment la personne avait appris
qu’elle était atteinte d’un cancer,
quelles avaient été ses réactions et
celles de son entourage, comment la
maladie se manifeste dans sa vie
quotidienne, et quelles stratégies elle
a élaboré pour faire face au cancer.
Concernant le second thème, les
questions s’orientaient sur la per-
ception de l’origine de la fatigue,
comment et quand elle se manifes-
tait, les conséquences de ce symp-
tôme sur la vie du malade, ainsi que
le sens donné par le patient à cette
fatigue, les réactions de l’entourage
et les stratégies thérapeutiques mises
en place pour la traiter. Les entre-
tiens, d’une durée moyenne d’une
heure et demie, ont été enregistrés au
magnétophone, retranscrits « verba-
tim » et analysés selon l’approche de
la théorie fondée de Glaser et Strauss
[10]. Il s’agit dans cette approche de
procéder à un codage fin des entre-
tiens afin de faire émerger, à partir
des données du terrain, les catégo-
ries d’analyse et les théories plutôt
que d’imposer au corpus la validation
de théories existantes. Le codage et
la catégorisation ont été réalisés à
l’aide d’un logiciel d’analyse qualita-
tive, WinMax.
Résultats
L’expérience de la fatigue
dans la trajectoire de la maladie
Il ressort de l’enquête que la fatigue
est un symptôme ressenti par la
quasi-totalité des patients interviewés
(33 des 35 patients). Cependant,
l’analyse des entretiens montre que la
notion de « fatigue » renvoie à des
manifestations extrêmement variées
comme la faiblesse physique ponc-
tuelle, le manque d’énergie struc-
turelle, l’épuisement, l’instabilité
émotionnelle, le manque de concen-
tration, la dépression ou encore l’an-
goisse. En écoutant les patients, on
apprend également que l’expérience
de la fatigue s’inscrit dans un en-
semble de symptômes qui déséquili-
brent la « qualité de vie » de la per-
sonne. Ces symptômes touchent au
corps du malade, en diminuant ses
capacités physiques, et changent son
apparence. De ce fait, les malades
sont confrontés à un corps moins
performant qui, de plus, se modifie au
cours de la maladie. Ce changement
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