Poser / déposer : le poids d`une question

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Poser / déposer : le poids d’une question Je me souviens d’une conversation avec un ami, à l’époque où je travaillais à ma thèse de doctorat. Ce qui lui semblait le plus difficile, ce qui l’inquiétait le plus au moment de prendre la décision de faire une thèse, ce n’était pas la difficulté de trouver une problématique pertinente, une question incisive, un cadrage adéquat mais plutôt, alors que l’on s’engage dans un travail de très longue haleine, le point le plus difficile lui semblait celui-­‐ci : comment précisément ne pas changer de question en cours de travail ? Et sans doute cet ami avait-­‐il raison. Je ne sais pas si cet aspect des choses est particulièrement cruel pour nous, en comparaison par exemple avec ceux qui font une thèse en science ? Je ne sais pas si cette difficulté est spécifique aux architectes, tant il est vrai qu’il semble contre nature de séparer les facettes de projets où convergent nos intérêts qui se portent autant sur la structure que sur l’implantation, sur des questions d’histoire, de formes et de représentations. Comment ne pas changer de question ? Autrement dit, quel aspect cumulatif peut-­‐on espérer pour nos recherches ? Nous en arrivons ainsi au titre de cet exposé : Poser / déposer : le poids d’une question. Poser, ce verbe qui permet de poser une question. Déposer, ce verbe qui évoque le poids et les phénomènes de sédimentation, comme on les apprécie dans certains dessins et dans certaines structures de villes qui s’accumulent et se complètent. Poser / déposer : nous voilà tenus au poids de nos questions dont on espère qu’elles ne se déplaceront pas trop facilement. Ayant dit ceci, partons maintenant à la rencontre du thème de cette journée. Reprenons le thème de cette rencontre sous un angle qui veillerait à ne pas limiter les relations recherche / enseignement aux relations entre les recherches d’un professeur et l’enseignement de ce professeur, mais en essayant de mesurer la pertinence de ces questions sur les recherches que le professeur encadre. Et comment celles-­‐ci, dans le meilleur des cas, peuvent avoir un retour sur l’enseignement du professeur et sur ses propres recherches. Il est vrai que nos étudiants passent beaucoup de temps à faire un mémoire en fin d’études, et il est vrai aussi que nous passons beaucoup de temps à les encadrer. Cela mobilise, pourrait-­‐on dire, une quantité importante d’énergie de recherche. Et pourtant, quand on parcourt la liste des sujets de mémoires, on peut se réjouir de la grande variété des intérêts de nos étudiants à la fin de leurs études, mais on peut aussi douter de la valeur cumulative de ces recherches, qui n’est sans doute pas annoncée comme une priorité. Et l’on peut se demander si la discussion du poids de nos questions ne devrait pas revenir à l’avant-­‐plan de notre discussion. Je vous propose d’aborder ce point sur la base de mon expérience comme directeur de diplômes théoriques en architecture à l’EPFL. Pour expliquer brièvement la situation, il faut dire que les étudiants de 5ème année, seuls ou à deux, y font pendant un semestre une recherche théorique sous la direction d’un professeur, et qu’ensuite, pendant le second semestre ils font un projet (dont ils définissent le lieu et le programme) sous la direction de deux professeurs, dont celui qui a encadré la partie théorique. Cette situation peut conduire à des stratégies très différentes : le premier semestre peut rester très autonome, ou prendre au contraire la forme d’une analyse urbaine strictement liée au choix du thème et au site du projet. Ou encore, il peut s’agir de la compréhension d’un modèle auquel le projet se référera, ou de l’éclaircissement du cadre théorique dans lequel le projet sera développé. Parmi ces possibilités, je voudrais insister sur celles qui posent le dessin (au sens large) comme moyen de recherche et de connaissance. Une recherche par le dessin, pourquoi ? et comment ? Commençons par la seconde question, il sera peut-­‐être plus facile de revenir ensuite à la première question de manière convaincante. L’exposé présentera de nombreuses illustrations de stratégies possibles qui nous montreront comment une telle recherche par le dessin a pu être conduite. Nous pouvons dès à présent en énoncer certaines valeurs : 1. Systématisme Analyses de morphologies particulières ; mise en place et clarification d’un type. Voir par exemple un travail de recherche sur le « palais urbain milanais 1955-­‐
1970 ». 2. Radicalisation Hiérarchisation extrême dans l’énoncé et la documentation d’une question. Voir par exemple un travail sur un quartier de la périphérie de Berne (Bümpliz-­‐
Bethlehem) étudié par une coupe au format de 30 cm x 660 cm. 3. Minutie Cartographies spécifiques. Voir par exemple les plans de Berlin reprenant les manifestations de grandes longueurs ainsi que la position des murs pignons. 4. Narration Enroulement et glissements, par exemple dans une étude de Berlin sous les thèmes suivants : héritage sans testament, centre sans poids, absence sans vide, forme sans contour, présent sans mémoire, façade sans profondeurs, masse sans visage,… 5. Détournements Manipulations graphiques, par lesquelles par exemple deux étudiants ont entrepris de modifier les photographies aériennes de Paris et de Berlin en supprimant la rivière et en rapprochant les deux berges jusqu’à ce qu’elles soient soudées l’une à l’autre. Etrange idée. Néanmoins, ces images éclairent le caractère de ces deux villes : la nouvelle image de Paris est encore traversée par une structure linéaire continue qui articule en profondeur les étendues qui la bordent, tandis que celle de Berlin présente une ville fortement affectée par des parcs et chemins de fer. A partir de ces images, il ne serait pas difficile de retrouver la position de la Seine à Paris tandis qu’à Berlin on aurait des difficultés à retrouver le tracé de la Spree. 6. Etymologie Inertie des formes, par exemple dans une recherche sur la constitution des limites des espaces publics au centre de Berlin. 7. Abstraction Qualification des phénomènes de centralité par le tracé, à une même échelle, de la configuration des voiries principales à Paris, Londres, Berlin et Milan. Les pistes énoncées ci-­‐dessus conduisent à penser que ces travaux peuvent partager les intérêts suivants : 1. Il s’agit chaque fois d’un travail de recherche en ce qu’il propose une production originale, communicable, et qui est à la portée des étudiants de dernière année pendant le temps qui est assigné au plan d’études. 2. Il semble possible d’en faire un système cumulatif, en multipliant les approches d’un même lieu dont on consolide alors la connaissance. Pourquoi conduire ces recherches par le dessin ? Au-­‐delà des valeurs décrites ci-­‐dessus, il faut encore noter que l’absence de distinction entre « penser », « présenter » et « représenter » permet d’énoncer une question, de s’y adresser, de lui trouver une certaine consistance tout en la laissant ouverte, établissant ainsi des dispositions qui seront précieuses pour une articulation vers un projet dans ce lieu, ou la poursuite de ces questions dans un autre lieu. Christian Gilot 20.01.2015 
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