LA PENSÉE DE LABERTHONNIÈRE

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LA PENSÉE DE LABERTHONNIÈRE
par M. Albert CASENS, membre associé libre
J'avais d'abord pensé vous parler de Sœur Madeleine de Jésus,
fondatrice des "Petites Sœurs du Père de Foucault", et figure lorraine
particulièrement remarquable. Mais j ' a i dû y renoncer pour l'instant, faute
de documentation suffisante.
Je vous parlerai donc de Laberthonnière, dont la pensée et les écrits
m'ont beaucoup intéressé lors de mes études récentes de théologie.
En effet, le Père Lucien Laberthonnière, prêtre de l'oratoire, a été l'un
des grands personnages de la pensée chrétienne au début du XX siècle.
Son œuvre est considérable, et elle a exercé une influence profonde aussi
bien dans le domaine de la pensée philosophique et théologique que dans
le domaine politique et même pédagogique. Certaines de ses pensées les
plus chères ont été exprimées et consacrées par le Concile de Vatican II,
particulièrement en ce qui concerne l'autorité dans l'Eglise.
e
Lucien Laberthonnière est né en 1860, à Chazelet, dans l'Indre,
cinquième enfant d'une modeste famille d'artisans où il a puisé une piété
fervente, beaucoup de courage, et aussi, comme en témoignent ses innombrables lettres, cette grande délicatesse de cœur qui tempère l'austérité
d'une âme de feu, éprise d'absolu.
Après ses études au grand séminaire de Bourges, il est ordonné prêtre
en 1886 et entre à l'Oratoire. Nommé professeur de philosophie au collège de Juilly, dont il sera plus tard directeur, il suit à plusieurs reprises en
Sorbonne les cours de Boutroux et Brochard, philosophes renommés
d'alors.
Après une première lettre à Maurice Blondel, en 1894, à la suite
d'une lecture enthousiaste de son livre VAction, il inaugure avec celui-ci
une amitié et une correspondance qui dureront plus de 30 ans. Il fait
paraître en 1903 ses "Essais de philosophie religieuse" où Bergson reconnaît les principes d'une métaphysique positive préservée de l'abstraction.
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LA PENSÉE DE LABERTHONNIÈRE
Elu membre de la Société Française de Philosophie en 1905, il fonde la
même année une société d'études religieuses et prend la direction des
Annales de philosophie chrétienne, en collaboration étroite avec Blondel.
"Quoique la pensée de Laberthonnière demeure exempte de tendances "modernistes", Rome condamne la série des Annales. Frappé de
surcroît par l'interdiction de publier, il demeure en revanche attentif aux
mouvements culturels et politiques du moment et prend une part active à
des réunions œcuméniques, entretenant des liens féconds avec quelques
dirigeants de diverses Eglises, dont le Pasteur Boegner, devenu son ami
depuis 1912. Son désaccord avec Blondel sur des problèmes d'Eglise
ayant pris un tour aigu, leurs relations se trouvent rompues en 1923" (cf.
infra Paul Beillevert).
Laberthonnière fut philosophe et théologien. Dès sa jeunesse, il a
entrepris de penser philosophiquement
le Christianisme, se refusant à
séparer christianisme et philosophie.
Mais, pour la commodité de cet exposé, je distinguerai cependant
chez Laberthonnière le philosophe et le théologien.
I - LE PHILOSOPHE
Laberthonnière appartient à la période que le Dictionnaire des œuvres
philosophiques, paru en 1992, désigne comme celle de l'essor des sciences
humaines, et qui s'étend de 1889 à 1939. Ce titre nous a séduit car il exprime bien l'irruption de relations nouvelles entre la foi et la raison à partir des
disciplines modernes telles que celles qui ont affecté l'histoire, l'exégèse, la
psychanalyse, la sociologie, e t c . . L'article sur Laberthonnière est du Père
Paul Beillevert, oratorien. Nous lui faisons de larges emprunts.
Je vais essayer de dire, en quelques mots, l'essentiel de la pensée
philosophique de Laberthonnière, à partir de ses œuvres principales.
Dans son recueil, "Essais de philosophie religieuse " publié en 1903,
un article fondamental est intitulé "Le dogmatisme moral". "Le terme
"dogmatisme" désigne une doctrine affirmative qui s'oppose au scepticisme. Quant au terme "moral", il caractérise "/a recherche de la vérité".
"L'intention de cette œuvre est métaphysique, l'unique question étant
la question de l'être, liée fatalement au problème du sens de l'existence
concrète et personnelle : pour lui, l'être est toujours un sujet. Au cœur de
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LA PENSÉE DE LABERTHONNIÈRE
l'affirmation de l'être, se trouvent impliqués non seulement le soi, mais le
soi dans son rapport immédiat à l'Absolu, et dans son rapport incontournable aux autres sujets.
Point très important, la connaissance d'autrui dans son intériorité, est
le fruit d'un travail d'interprétation, qui met enjeu ce qu'on est, librement
et par volonté. C'est ce que Laberthonnière appelle "l'intuition laborieuse"', et qui lui apparaît "comme l'opération radicale de Vesprit", pour
l'intelligence de soi-même et de l'Absolu.
On sent bien que Laberthonnière est imprégné de la philosophie
moderne, dont il a perçu l'originalité par rapport aux philosophies
antérieures. "La connaissance de l'Etre, et des êtres, toujours inachevée, a
pour condition essentielle, bien que non suffisante, la "bonne volonté".
Impliquant toujours une reconnaissance de "l'autre", en son existence
propre, elle requiert un dépassement de soi, dans l'ordre de la générosité,
et une participation à l'Etre infini par l'amour, qui établit le sujet dans la
vérité de l'être éternel. C'est pourquoi on peut dire que la pensée de
Laberthonnière ne limite pas son horizon à l'unité d'un système de
concepts ; elle est en son fond, une vision de la communion des êtres".
Dans son ouvrage : le réalisme chrétien et l'idéalisme grec, paru en
1904, Laberthonnière étudie le problème du rapport - qui apparaît si
souvent sous forme de conflit - entre la raison et la foi.
"Dans une réflexion sur la rencontre du Christianisme avec la philosophie grecque, il souligne les oppositions entre les deux "philosophies" :
ici, la préoccupation dominante de penser le monde - où l'individu demeure inessentiel - en organisant des concepts selon l'idéal d'une sagesse
intellectualiste et là, une doctrine de vie qui, par essence, donne une place
fondamentale à la personne, à son intériorité, à son autonomie dans une
relation singulière et solidaire à un Dieu, créateur par Bonté absolue".
Il développe également dans ce livre une réflexion sur le problème de
la valeur de l'histoire dans la découverte et le développement du Christianisme. Sont signalées, de ce point de vue, à la fois les insuffisances et la
nécessité de l'histoire pour comprendre la permanence de l'identité
chrétienne à travers les mutations historiques de l'Eglise.
Vient ensuite un livre intitulé "Etudes sur
Descartes".
Très séduit par Descartes dès sa jeunesse, Laberthonnière s'est servi
de cette méthode rigoureuse pour élaborer sa propre pensée. Suivant en
cela son habitude, il a interrogé Descartes en recherchant systématiquement les intentions qui structurent sa recherche.
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LA PENSÉE DE LABERTHONNIÈRE
"Le système cartésien apparaît à Laberthonnière comme porteur d'un
ensemble de séparatismes entre le moi et le monde, le sujet et Dieu, l'âme
et le corps, le naturel et le surnaturel, la morale et la société, e t c . " .
Abordant Descartes un peu à la manière de Pascal, l'oratorien "apparaît en
quelque sorte déçu que la démarche de Descartes n'ait abouti qu'à une
métaphysique conceptuelle, ne servant guère qu'à fonder l'autonomie et
l'initiative de l'esprit dans son entreprise de conquête du monde par la
science et la technique. Ni "la personne", ni surtout "les autres sujets" ne
se trouvent valorisés en profondeur".
"Esquisse d'une philosophie personnaliste" est la dernière des publications posthumes dues à son ami Canet en 1942.
"L'objet de cette esquisse est de "préciser et d'approfondir son
personnalisme. Comme c'est l'usage chez Laberthonnière, sa pensée
progresse à partir de la critique. Les auteurs critiqués sont essentiellement Aristote et St. Thomas, les stoïciens Spinoza, Renouvier, Brunschvicg et Bergson. (La lecture des deux sources de la morale et de la
religion, n'ayant pas substantiellement modifié son jugement). A ses yeux,
ni les uns, ni les autres ne font droit aux exigences d'une authentique
compréhension de la personne".
C'est Laberthonnière qui nous dit : "Bien que la finitude originelle
affecte tous les hommes, les sujets que nous sommes sont des êtres singuliers ; non en vertu d'une individuation par la matière..., mais chaque
homme est en lui-même un tout, et individué fondamentalement en son
intériorité parce qu'il est voulu en lui-même et pour lui-même par Dieu".
Dieu nous a donnés nous-mêmes à nous-mêmes, répète inlassablement
Laberthonnière après Berulle.
"Pour Laberthonnière, avoir conscience de soi, c'est avoir conscience de plus que soi et d'autres que soi. Dans la mesure où il a pu rattacher
cette double solidarité au Dieu interpersonnel, il a défini sa philosophie
comme une "métaphysique de la charité".
Sicut ministrator ou critique de la notion de souveraineté de la loi.
"Il traite ici du problème qui n'a cesse de hanter son esprit : celui de
la nature et du rôle de l'autorité dans la société humaine. Essentiellement
fondé sur une critique de la théorie aristotélicienne du sage dans la cité, la
réflexion de Laberthonnière met en lumière la conception idéale qu'il se
fait de la loi : celle d'une obligation éducatrice des libertés et d'un instrument de Vautorité-service"'.
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LA PENSÉE DE LABERTHONNIÈRE
II - LE THÉOLOGIEN
C'est cette dernière œuvre, sicut ministrator, qui permet sans doute le
mieux de faire le lien entre la pensée philosophique et la pensée théologique de Laberthonnière. Dans les deux cas, c'est le thème de l'autorité qui
est abordé sous des éclairages différents : Laberthonnière a bien vu que
c'est le problème essentiel de notre temps qui devait dominer toute l'histoire de ce siècle. Ses vues sont celles d'un précurseur.
Il avait déjà parlé de l'autorité dans sa "Théorie de l'éducation" qui
est son livre le plus célèbre, fruit de son expérience de professeur. Les
principales idées développées sont les suivantes :
- l'autorité est d'abord un fait, une nécessité vitale, aussi bien dans la vie
de chacun que dans l'Etat, que dans l'Eglise.
- l'autorité est une personne, c'est cette personne qui est en relation avec
d'autres. C'est dans cette relation concrète que tout se joue.
- l'autorité est un service.
"Ce que l'autorité doit vouloir, c'est que par son concours, les autres
réalisent leur fin. Et cette fin n'est pas différente de celle que poursuit
l'autorité. Ce n'est pas une abstraction, ce n'est pas non plus un idéal
extérieur à la vie. L'autorité a à réaliser l'union des esprits et des volontés
dans un même foyer de lumière, et dans un même foyer d'amour".
Partant de cette analyse, Laberthonnière va élaborer ce qu'on peut
appeler sa théologie de l'autorité à travers quelques œuvres que j'enumere rapidement :
Dans la première partie de Sicut ministrator, il expose ce qu'est
l'autorité pour Dieu, qui nous met en mesure d'être charité comme Lui,
d'accomplir comme Lui l'acte essentiellement divin du don de soi. C'est
donc la vie même de Dieu que nous sommes appelés à vivre.
La séparation de l'Eglise et de l'Etat lui fournit l'occasion de jeter les
bases d'une théologie de l'autorité qui respecte en l'homme sa double
appartenance : à une Eglise comme fidèle, à un Etat comme citoyen (voir
en note l'échange de lettres avec Ferdinand Buisson tout à fait remarquable au sujet de l'enseignement).
Les débats sur l'Action française sont à l'origine de "Positivisme et
Catholicisme " où il montre la filiation positiviste des positions de
Maurras vis à vis de l'Eglise. Il y voit une tendance à se servir de l'autorité de l'Eglise pour servir une politique. C'est l'Eglise qui est asservie.
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C'est toujours la théorie de l'autorité qui est au centre de "Pangermanisme et Christianisme", écrit au lendemain de la guerre de 14-18.
C'est à cette occasion que Laberthonnière a le mieux formulé sa doctrine
en matière politique et sociale, sous ses aspects les plus variés.
L'aptitude à tout spiritualiser, qu'on lui reconnaît généralement,
résulte de ses convictions ardentes. "Elle est la manifestation d'une doctrine qu'il ne faut pas craindre d'appeler un totalitarisme de la charité".
Cette expression audacieuse que j'emprunte à Marie-Madeleine d'Hendecourt qui a rédigé la préface de Sicut ministrator, "est suggérée par
l'auteur lui-même" : "Toute action qui s'exerce d'homme à homme doit
viser à produire le consentement intérieur pour un idéal de justice. Tout ce
qui, directement ou indirectement, ne mène pas à cela, n 'est pas seulement
vain, mais malfaisant. Voilà ce qu'est la charité dans le Christianisme. Elle
est le principe duquel tout doit partir, le moyen par lequel tout doit se faire,
la fin à laquelle tout doit aboutir. Seule, mais comprise comme il faut la
comprendre, comme allant de chaque être à chaque être envisagé dans sa
réalité et dans sa liberté d'être, elle apporte une solution à la question
sociale. Cela s'applique aux membres d'une même nation aussi bien
qu'aux nations diverses d'une même humanité".
A l'inverse, Laberthonnière découvre dans le pangermanisme l'élimination de la charité. Cela ne fait que prolonger la vision de Kant "qui
extériorise Dieu du monde, et chaque volonté des autres volontés. Il veut
que Y Etat dompte les individus et qu'un super Etat dompte les Etats".
Cependant, remarque Laberthonnière "Kant voudrait garder les résultats de la charité sans la charité... Après lui, on considérera que vouloir
garder ces résultats est une préoccupation encombrante. L'idée de justice
que kant avait conservée sera éliminée à son tour . Il ne restera plus que la
force". De Lubac devait un jour reprendre le même thème et développer les
mêmes idées dans "le drame de l'humanisme athée". Au cours de la
deuxième guerre mondiale, il avait pu vérifier dans les faits les vues
prophétiques de Laberthonnière.
Dans un autre de ses ouvrages intitulé "Dogme et théologie". Laberthonnière critique deux conceptions réductrices du dogme :
- celle de Le Roy qui réduit le sens du dogme à une notification de conduite,
- celle du Père Lebreton qui voit le dogme comme une notification
vérité à croire.
de
Pour Laberthonnière, la vraie connaissance est la connaissance par
amour, connaissance non des choses, mais de Dieu et des autres. Cette
connaissance nous est offerte par la révélation du Christ, source de tous les
dogmes, cette source fait vivre l'Eglise de tous les temps et en tous les lieux.
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LA PENSÉE DE LABERTHONNIÈRE
On a vu dans notre première partie à quel point Laberthonnière tenait
à penser philosophiquement le Christianisme, et on vient de voir combien
la personne du Christ, au cœur de sa réflexion théologique, inspire sa
philosophie. Pour lui, comme pour Origène, "La philosophie, c'est le
Christianisme".
J'aimerais dire un mot, pour conclure, de l'importance et de Vactualité de Laberthonnière.
Cet intellectuel, ennemi de l'intellectualisme, s'intéresse de très près
à la vie de son époque, aux problèmes de l'éducation, de la politique, de
l'œcuménisme.
Il est intéressant, encore que cela ne soit pas toujours évident, de voir
l'influence que Laberthonnière a exercée sur bien des penseurs de notre
temps : Je n'en citerai que deux :
- C'est à partir de la réflexion de Laberthonnière que Gabriel Marcel
envisage résolument la philosophie comme élément d'une science du
salut, comme une réflexion existentielle où l'intercommunion des
consciences a une place décisive.
- Dans la correspondance qu'ils échangent à l'occasion de la publication de
ses premiers écrits, le Père de Lubac écrit à Laberthonnière : "Si je me
suis permis de vous envoyer ces articles, c'est moins dans l'espoir de
retenir votre attention que parce que j'avais conscience de vous devoir
beaucoup... J'ai trouvé dans votre pensée lumière et réconfort et je
cherchais le moyen de vous exprimer ma gratitude très profonde". Leur
forme de pensée et leurs préoccupations sont très proches, et chaque fois
que Henri de Lubac s'exprime sur Laberthonnière, c'est pour le défendre.
On peut remarquer que le principal grief que Rome faisait à Laberthonnière, c'est qu'en donnant une grande place à l'homme, il minimisait
le surnaturel. C'est ce même reproche que Rome a fait à Henri de Lubac en
lui interdisant d'enseigner pendant neuf ans. Ils penchaient peut-être l'un
et l'autre un peu trop du côté de l'homme.
Quinze ans plus tard, ce même de Lubac était expert au Concile, ce
qui montre l'ouverture considérable de la pensée de l'Eglise, suivant une
évolution qui devrait continuer à porter ses fruits.
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LA PENSÉE DE LABERTHONNIÈRE
Cette attention à l'homme s'est manifestée depuis par le développement extraordinaire des sciences humaines qui se sont approchées avec
respect des individus, des peuples, des cultures, des religions.
Peut-être Laberthonnière peut-il encore nous aider dans l'effort qui
incombe à notre temps. L'universalisation des relations humaines, dans un
monde de plus en plus complexe, et où chaque personne aspire à être
reconnue dans ce qu'elle a d'unique, ne demande-t-elle pas à tout homme,
chrétien ou non, cet effort "d'intuition laborieuse", cette bonne volonté, où
Laberthonnière voyait l'opération radicale de l'esprit, et qu'il recommandait déjà au début de ce siècle.
En terminant, c'est encore à Laberthonnière que me ramène un souvenir de jeunesse. Je veux parler d'une conférence donnée par le Père Sanson
à Roubaix dans les années trente. Un auditeur s'était penché vers moi et
m'avait dit : "C'est du Pascal". Non, c'était du Laberthonnière, comme
était aussi de lui le texte des conférences de carême du Père Sanson à
Notre Dame de Paris, en 25, 26 et 27. C'est la même pensée, animée par
cette même voix, dont le Père Carré, lui-même prédicateur à Notre Dame,
devait dire un jour "qu'elle avait remué la France". C'est le cas aussi d'un
adolescent d'autrefois qui n'a pû lire sans émotion ce qu'écrivait François
Mauriac dans un bloc-notes de 1964 : "Aux confins de ma vie, j'aurai eu la
grâce de voir deux papes accomplir inespérément les gestes dont rêvaient
les maîtres de ma jeunesse, les Blondel, les Laberthonnière".
NOTE ANNEXE
Au sujet des relations entre l'Eglise et l'Etat
(Correspondance entre Laberthonnière et Ferdinand Buisson)
Pédagogue et homme politique, principal collaborateur de Jules
Ferry dans l'élaboration des lois sur l'enseignement primaire public,
Ferdinand Buisson avait dirigé un Dictionnaire de pédagogie (18821889). Chargé en 1896 d'une chaire de Science de l'Education en Sorbonne. C'était l'un des fondateurs de la Ligue des Droits de 1 ' homme.
Déjà, en 1899, alors qu'il assurait la direction d'un Manuel général
d'éducation primaire il avait sollicité la collaboration de Laberthonnière
- alors à la tête de Massillon - , Laberthonnière avait fini par décliner
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LA PENSÉE DE LABERTHONNIÈRE
l'offre, alors accaparé par mille tâches. Cependant, Buisson avait envoyé à
Laberthonnière son ouvrage sur La Religion, la Morale et la Science
(1900), où Laberthonnière était cité avec éloge ( Livre où Buisson oppose
esprit scientifique et dogmes surnaturels, dont certains (éternité de l'enfer,
rédemption par substitution) sont proprement révoltants, et où il tente
d'établir une morale rationnelle.
Laberthonnière lui répond, Janvier 1901 (cf. lettre à Blondel
30.1.1901 BN 123 (minute) : "Vous me citez avec éloge. Et malgré, ou
plutôt à cause de nos divergences, je ne puis qu'y être sensible...
Mais si j ' a i gagné quelque chose pour moi auprès de vous, je ne
m'aperçois pas qu'il en soit de même pour la cause que je défends. Vous
continuez de condamner la religion très péremptoirement - très dogmatiquement - bien que vous disiez qu'il faut se détacher de tout dogme. Si
vous n'aviez pas de dogme auquel vous teniez religieusement, vous ne
condamneriez pas. Mais dans ce que vous condamnez sous le nom de
religion, en visant surtout évidemment le catholicisme, permettez-moi de
vous dire que je ne l'y reconnais pas.
Vous me répondez sans doute que je spiritualise les dogmes. Mais
êtes-vous bien sûr que ce n'est pas vous qui, au contraire, les matérialisez
indûment ? Vous me direz, peut-être, que d'autres s'en chargent et que
vous vous contentez de les prendre tels qu'on vous les présente.
Je crois bien me rendre compte de ce qui justifie à vos yeux votre
manière de penser sur ce point. C'est ce phénomène qu'après M. Sabatier
vous appelez "la superposition de la Religion et de la Morale" et que nos
amis et moi, en nous plaçant à un point de vue autre et plus général, nous
avons appelé l'Intellectualisme. Mais cette superposition n'est pas la
religion. L'homme tend toujours à se constituer une idolâtrie. Et pour cela
il se sert de tout et il abuse de tout. Il se sert de la Religion . Mais il se sert
aussi de la Science. Est-ce que le dogmatisme scientifique qui a sévi à
notre époque n'a pas été une idolâtrie ?... Voilà le phénomène intéressant
à dénoncer. Mais à la condition que celui même qui le dénonce ait
conscience qu'il est exposé comme les autres à le laisser se produire en lui.
Nous voulons toujours écraser la superstition chez les autres sans nous
apercevoir que ce n'est qu'au nom de notre propre superstition à nous. Et
aussi nous n'aboutissons qu'à renforcer celle des autres et la nôtre en
même temps".
Parce que vous constatez que la Religion peut prendre et prend en
effet chez certains ce caractère de "chose superposée",vous dites a ceux-là
ce que c'est qui la constitue essentiellement. Et vous vous imaginez que le
catholicisme la consacre sous cette forme. Eh bien non, ce n'est pas exact.
Et malgré tout, vous en avez le sentiment quand vous reconnaissez qu'il y
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LA PENSÉE DE LABERTHONNIÈRE
a dans le catholicisme une souplesse, une vitalité qui ménagent peut-être
des surprises au monde. Mais s'il était ce que vous supposez qu'il est
d'autre part, il n'y aurait rien de semblable à attendre. Ce qui est grave
dans tout cela, et vous comprendrez bien que je m'en émeuve car je suis de
ceux en ce moment qui ont le couteau sous la gorge, c'est que grâce aux
idées comme celles que vous donnez de la Religion, on se croit en droit de
nous faire la guerre...
Réponse de Ferdinand Buisson (PN 73 - s. 8 -)
"Excusez-moi, je vous prie, Monsieur, de ne vous avoir pas répondu
et remercié sur le champ. . . Il me suffit que vous disiez que tel n'est pas
pour vous le catholicisme, je sais ce que vaut votre parole et je n'y contredirai jamais. Seulement, faites-le moi voir, ce catholicisme idéal et tout
chrétien (que je salue en vous et en quelques autres, prêtres et laïques, pour
qui je ne cache ni ma sympathie ni mon respect). Faites-le moi voir dans le
monde, dans l'Eglise, dans les actes officiels, dans les écrits autorisés, en
chaire, dans la presse, dans les institutions religieuses, sociales,
politiques, savantes, populaires qui constituent pour le gros des spectateurs
le catholicisme existant".
Faisant suite à mon exposé, le chanoine Sutter, archiprêtre de Pange,
cite quelques passages du Journal de Jean de Pange, volume 1927-1930, où
il est question de Laberthonnière :
- à la date du 12 Janvier 1928, sur le problème des relations entre l'Eglise et l'Etat posé par l'Action française et tel qu'il est vu par certains
thomistes de l'époque :
"Après dîner été chez l'abbé Laberthonnière. Il dit que les livres de
philosophes thomistes comme Maritain, dirigés contre l'Action française, s'inspirent du même esprit qu'elle. A l'absolutisme de l'Etat, ils
opposent celui de l'Eglise, mais méconnaissent l'esprit chrétien opposé
à la domination.
Le P. Laberthonnière conseille d'écrire un livre sur la notion de l'Eglise dans Saint Augustin. Corps mystique. Communauté chrétienne. Pas
de théocratie.
Le P. Laberthonnière doit sa formation à Maine de Riran, à Pascal et à
Saint Augustin".
174
LA PENSÉE DE LABERTHONNIÈRE
- à la date du 15 Janvier 1928 sur la difficulté de concevoir un personnalisme vraiment chrétien :
"En rentrant je m'arrête chez le P Laberthonnière que je trouve assis sur
une chaise de son palier, ayant oublié sa clef. Je m'assieds près de lui et
nous causons du problème qui me préoccupe, celui de la persistance de
la personnalité dans l'union avec Dieu. On ne peut l'expliquer que par
la charité : c'est en se donnant qu'on se retrouve dans les autres. La
charité n'est pas l'aumône, mais le don joyeux de l'action au service
d'autrui (P. Bureau). Telle est la profonde originalité du christianisme.
La Trinité, un seul Dieu en trois personnes, symbolise cet échange
d'amour qui accroît les personnalités en les unissant. Si l'on refuse de se
donner, on se divise contre soi-même, c'est l'enfer. Seul le christianisme satisfait les aspirations de l'humanité. Il y en a des anticipations
incomplètes, comme le bouddhisme, qui prêche le renoncement, mais
pour aboutir à l'anéantissement, non à la charité".
- à la date du 10 octobre 1932 à l'occasion des obsèques de Laberthonnière où se manifestent le rayonnement de sa personnalité et l'émotion
de ses amis :
"Bien qu'il fût suspect de modernisme il y a beaucoup de clergé, dont
M Baudrillart qui a pris place dans le chœur. Le pasteur Boegner au
second rang (il ne semble pas qu'il s'agenouille à l'élévation). Canet
prend place au milieu de la famille pour la poignée de main. Je
remarque que l'abbé Bottinelli s'essuie les yeux. Le Roy accompagne le
cortège au cimetière. Comme le P. Laberthonnière était aimé ! Comme la
mort donne la mesure des hommes ! Presque tous les démocrates
populaires sont là. Liens qui unissent ce parti à la philosophie de
Blondel et de Laberthonnière".
gr
Immanence - Transcendance
Quelqu'un pose la question du problème posé par ces deux aspects de
la connaissance de Dieu.
Je réponds que c'est bien l'originalité du Christianisme que d'affirmer l'un et l'autre. Toutefois, aussi bien pour tout un chacun que pour
l'Eglise elle-même, le cheminement se fait comme à travers un couloir où
nous nous heurtons inévitablement à l'une ou l'autre paroi à des moments
différents de notre progression (cela nous ramène à la question posée par
Jean de Pange, cf . Supra ) .
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LA PENSÉE DE LABERTHONNIÈRE
Personnalisme
On me pose la question de la relation de personnalisme de Laberthonnière avec celui de Monnier.
Je réponds que la question m'intéresse et que je l'ai posée à Etienne
Borne. Celui-ci m'a répondu qu'il n'y avait pas eu de contact entre les
deux hommes.
Relations entre Laberthonnière et Loisy
Je réponds que Laberthonnière avait jugé inacceptables les idées de
Loisy sur la personne du Christ. Ils étaient donc adversaires, mais je connais
deux circonstances où chacun d'eux a parlé de l'autre de façon élogieuse :
- Dans la "rencontre du Père Laberthonnière", qu'il a présenté au colloque
Laberthonnière de l'Institut Catholique de Paris (Revue de l'Institut
Catholique de Paris Octobre-Décembre 1983), M Pezeril nous dit :
gr
« Je fus assez déconcerté l'après-midi où Laberthonnière entreprit devant
moi la défense de Loisy : "Sans doute a-t-il mal tourné, mais tout de
même qui a parlé comme lui de l'Evangile de Saint-Jean avec autant de
tact spirituel ? De mystique ? Ce n'est pas le Père Lagrange. Lisez-le ».
- Au moment des obsèques de Laberthonnière, Loisy écrit à Canet une
lettre fort brève : "Je lis ce matin, dans le Temps, la mort du Père Laberthonnière. Je sais ce que cette perte est pour vous. Et pour tous, c'est un
honnête homme et un bon travailleur qui s'en va. Un homme qui a
beaucoup souffert et qui, je suppose est parti sans regretter la vie. Les
funérailles sont annoncées pour lundi à Ste Clotilde. Il va sans dire que
je ne peux y être...". Mais deux ans plus tard, après une lecture d'un
article de Laberthonnière sur l'Eglise dans une revue italienne, Loisy
écrit à Canet : "Je viens de lire l'étude du Père Laberthonnière sur la
société spirituelle. Cela est fort beau, profondément pensé et admirablement développé. Il m'est arrivé de faire valoir la même idée générale...
Mais je suis loin de l'avoir pensée aussi intensément et d'en avoir
marqué aussi exactement toutes les conséquences et les applications.
J'avouerai que je me perds un peu dans la métaphysique de la fin. Je crois
que le symbole religieux de l'avenir pourra être plus simple, moins
chargé de dogme chrétien, sans être pour cela moins efficace. Qu'à cela
ne tienne. Laberthonnière fut vraiment un grand penseur. Par lui-même
son style est simplement correct et exact, sans grande couleur, mais dans
les meilleurs endroits il devient éloquent par sa simplicité même. Rome,
en le faisant taire, l'a obligé à soigner son testament. Par là, il vivra
longtemps. Defunctus adhuc loquitur (le défunt parle encore) .
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