LA PENSÉE DE LABERTHONNIÈRE
par M. Albert CASENS, membre associé libre
J'avais d'abord pensé vous parler de Sœur Madeleine de Jésus,
fondatrice des "Petites Sœurs du Père de Foucault", et figure lorraine
particulièrement remarquable. Mais j'ai dû y renoncer pour l'instant, faute
de documentation suffisante.
Je vous parlerai donc de Laberthonnière, dont la pensée et les écrits
m'ont beaucoup intéressé lors de mes études récentes de théologie.
En effet, le Père Lucien Laberthonnière, prêtre de l'oratoire, a été l'un
des grands personnages de la pensée chrétienne au début du XXe siècle.
Son œuvre est considérable, et elle a exercé une influence profonde aussi
bien dans le domaine de la pensée philosophique et théologique que dans
le domaine politique et même pédagogique. Certaines de ses pensées les
plus chères ont été exprimées et consacrées par le Concile de Vatican II,
particulièrement en ce qui concerne l'autorité dans l'Eglise.
Lucien Laberthonnière est né en 1860, à Chazelet, dans l'Indre,
cinquième enfant d'une modeste famille d'artisans où il a puisé une piété
fervente, beaucoup de courage, et aussi, comme en témoignent ses innom-
brables lettres, cette grande délicatesse de cœur qui tempère l'austérité
d'une âme de feu, éprise d'absolu.
Après ses études au grand séminaire de Bourges, il est ordonné prêtre
en 1886 et entre à l'Oratoire. Nommé professeur de philosophie au collè-
ge de Juilly, dont il sera plus tard directeur, il suit à plusieurs reprises en
Sorbonne les cours de Boutroux et Brochard, philosophes renommés
d'alors.
Après une première lettre à Maurice Blondel, en 1894, à la suite
d'une lecture enthousiaste de son livre VAction, il inaugure avec celui-ci
une amitié et une correspondance qui dureront plus de 30 ans. Il fait
paraître en 1903 ses "Essais de philosophie religieuse" où Bergson recon-
naît les principes d'une métaphysique positive préservée de l'abstraction.
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Elu membre de la Société Française de Philosophie en 1905, il fonde la
même année une société d'études religieuses et prend la direction des
Annales de philosophie chrétienne, en collaboration étroite avec Blondel.
"Quoique la pensée de Laberthonnière demeure exempte de ten-
dances "modernistes", Rome condamne la série des Annales. Frappé de
surcroît par l'interdiction de publier, il demeure en revanche attentif aux
mouvements culturels et politiques du moment et prend une part active à
des réunions œcuméniques, entretenant des liens féconds avec quelques
dirigeants de diverses Eglises, dont le Pasteur Boegner, devenu son ami
depuis 1912. Son désaccord avec Blondel sur des problèmes d'Eglise
ayant pris un tour aigu, leurs relations se trouvent rompues en 1923" (cf.
infra Paul Beillevert).
Laberthonnière fut philosophe et théologien.s sa jeunesse, il a
entrepris de penser philosophiquement le Christianisme, se refusant à
séparer christianisme et philosophie.
Mais,
pour la commodité de cet exposé, je distinguerai cependant
chez Laberthonnière le philosophe et le théologien.
I - LE PHILOSOPHE
Laberthonnière appartient à la période que le Dictionnaire des œuvres
philosophiques, paru en 1992, désigne comme celle de l'essor des sciences
humaines, et qui s'étend de 1889 à 1939. Ce titre nous a séduit car il expri-
me bien l'irruption de relations nouvelles entre la foi et la raison à partir des
disciplines modernes telles que celles qui ont affecté l'histoire, l'exégèse, la
psychanalyse, la sociologie, etc.. L'article sur Laberthonnière est du Père
Paul Beillevert, oratorien. Nous lui faisons de larges emprunts.
Je vais essayer de dire, en quelques mots, l'essentiel de la pensée
philosophique de Laberthonnière, à partir de ses œuvres principales.
Dans son recueil, "Essais de philosophie religieuse
"
publié en 1903,
un article fondamental est intitulé "Le dogmatisme moral". "Le terme
"dogmatisme" désigne une doctrine affirmative qui s'oppose au scepticis-
me. Quant au terme "moral", il caractérise "/a recherche de la vérité".
"L'intention de cette œuvre est métaphysique, l'unique question étant
la question de l'être, liée fatalement au problème du sens de l'existence
concrète et personnelle : pour lui, l'être est toujours un sujet. Au cœur de
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l'affirmation de l'être, se trouvent impliqués non seulement le soi, mais le
soi dans son rapport immédiat à l'Absolu, et dans son rapport incontour-
nable aux autres sujets.
Point très important, la connaissance d'autrui dans son intériorité, est
le fruit d'un travail d'interprétation, qui met enjeu ce qu'on est, librement
et par volonté. C'est ce que Laberthonnière appelle "l'intuition laborieu-
se"', et qui lui apparaît "comme l'opération radicale de Vesprit", pour
l'intelligence de soi-même et de l'Absolu.
On sent bien que Laberthonnière est imprégné de la philosophie
moderne, dont il a perçu l'originalité par rapport aux philosophies
antérieures. "La connaissance de l'Etre, et des êtres, toujours inachevée, a
pour condition essentielle, bien que non suffisante, la "bonne volonté".
Impliquant toujours une reconnaissance de "l'autre", en son existence
propre, elle requiert un dépassement de soi, dans l'ordre de la générosité,
et une participation à l'Etre infini par l'amour, qui établit le sujet dans la
vérité de l'être éternel. C'est pourquoi on peut dire que la pensée de
Laberthonnière ne limite pas son horizon à l'unité d'un système de
concepts ; elle est en son fond, une vision de la communion des êtres".
Dans son ouvrage : le réalisme chrétien et l'idéalisme grec, paru en
1904,
Laberthonnière étudie le problème du rapport - qui apparaît si
souvent sous forme de conflit - entre la raison et la foi.
"Dans une réflexion sur la rencontre du Christianisme avec la philo-
sophie grecque, il souligne les oppositions entre les deux "philosophies" :
ici,
la préoccupation dominante de penser le monde - où l'individu demeu-
re inessentiel - en organisant des concepts selon l'idéal d'une sagesse
intellectualiste et, une doctrine de vie qui, par essence, donne une place
fondamentale à la personne, à son intériorité, à son autonomie dans une
relation singulière et solidaire à un Dieu, créateur par Bonté absolue".
Il développe également dans ce livre une réflexion sur le problème de
la valeur de l'histoire dans la découverte et le développement du Christia-
nisme. Sont signalées, de ce point de vue, à la fois les insuffisances et la
nécessité de l'histoire pour comprendre la permanence de l'identité
chrétienne à travers les mutations historiques de l'Eglise.
Vient ensuite un livre intitulé "Etudes sur Descartes".
Très séduit par Descartess sa jeunesse, Laberthonnière
s'est
servi
de cette méthode rigoureuse pour élaborer sa propre pensée. Suivant en
cela son habitude, il a interrogé Descartes en recherchant systématique-
ment les intentions qui structurent sa recherche.
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"Le système cartésien apparaît à Laberthonnière comme porteur d'un
ensemble de séparatismes entre le moi et le monde, le sujet et Dieu, l'âme
et le corps, le naturel et le surnaturel, la morale et la société, etc.".
Abordant Descartes un peu à la manière de Pascal, l'oratorien "apparaît en
quelque sorte déçu que la démarche de Descartes n'ait abouti qu'à une
métaphysique conceptuelle, ne servant guère qu'à fonder l'autonomie et
l'initiative de l'esprit dans son entreprise de conquête du monde par la
science et la technique. Ni "la personne", ni surtout "les autres sujets" ne
se trouvent valorisés en profondeur".
"Esquisse d'une philosophie personnaliste" est la dernière des publi-
cations posthumes dues à son ami Canet en 1942.
"L'objet de cette esquisse est de "préciser et d'approfondir son
personnalisme. Comme c'est l'usage chez Laberthonnière, sa pensée
progresse à partir de la critique. Les auteurs critiqués sont essentielle-
ment Aristote et St. Thomas, les stoïciens Spinoza, Renouvier, Brunsch-
vicg et Bergson. (La lecture des deux sources de la morale et de la
religion, n'ayant pas substantiellement modifié son jugement). A ses yeux,
ni les uns, ni les autres ne font droit aux exigences d'une authentique
compréhension de la personne".
C'est Laberthonnière qui nous dit : "Bien que la finitude originelle
affecte tous les hommes, les sujets que nous sommes sont des êtres singu-
liers ; non en vertu d'une individuation par la matière..., mais chaque
homme est en lui-même un tout, et individué fondamentalement en son
intériorité parce qu'il est voulu en lui-même et pour lui-même par Dieu".
Dieu nous a donnés nous-mêmes à nous-mêmes, répète inlassablement
Laberthonnière après Berulle.
"Pour Laberthonnière, avoir conscience de soi, c'est avoir conscien-
ce de plus que soi et d'autres que soi. Dans la mesure où il a pu rattacher
cette double solidarité au Dieu interpersonnel, il a défini sa philosophie
comme une "métaphysique de la charité".
Sicut ministrator ou critique de la notion de souveraineté de la loi.
"Il traite ici du problème qui n'a cesse de hanter son esprit : celui de
la nature et du rôle de l'autorité dans la société humaine. Essentiellement
fondé sur une critique de la théorie aristotélicienne du sage dans la cité, la
réflexion de Laberthonnière met en lumière la conception idéale qu'il se
fait de la loi : celle d'une obligation éducatrice des libertés et d'un instru-
ment de Vautorité-service"'.
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LA PENSÉE DE LABERTHONNIÈRE
II - LE THÉOLOGIEN
C'est cette dernière œuvre, sicut ministrator, qui permet sans doute le
mieux de faire le lien entre la pensée philosophique et la pensée théolo-
gique de Laberthonnière. Dans les deux cas, c'est le thème de l'autorité qui
est abordé sous des éclairages différents : Laberthonnière a bien vu que
c'est le problème essentiel de notre temps qui devait dominer toute l'his-
toire de ce siècle. Ses vues sont celles d'un précurseur.
Il avait déjà parlé de l'autorité dans sa "Théorie de l'éducation" qui
est son livre le plus célèbre, fruit de son expérience de professeur. Les
principales idées développées sont les suivantes :
- l'autorité est d'abord un fait, une nécessité vitale, aussi bien dans la vie
de chacun que dans l'Etat, que dans l'Eglise.
- l'autorité est une personne, c'est cette personne qui est en relation avec
d'autres. C'est dans cette relation concrète que tout se joue.
- l'autorité est un service.
"Ce que l'autorité doit vouloir, c'est que par son concours, les autres
réalisent leur fin. Et cette fin n'est pas différente de celle que poursuit
l'autorité. Ce n'est pas une abstraction, ce n'est pas non plus un idéal
extérieur à la vie. L'autorité a à réaliser l'union des esprits et des volontés
dans un même foyer de lumière, et dans un même foyer d'amour".
Partant de cette analyse, Laberthonnière va élaborer ce qu'on peut
appeler sa théologie de l'autorité à travers quelques œuvres que j'enume-
re rapidement :
Dans la première partie de Sicut ministrator, il expose ce qu'est
l'autorité pour Dieu, qui nous met en mesure d'être charité comme Lui,
d'accomplir comme Lui l'acte essentiellement divin du don de soi. C'est
donc la vie même de Dieu que nous sommes appelés à vivre.
La séparation de l'Eglise et de l'Etat lui fournit l'occasion de jeter les
bases d'une théologie de l'autorité qui respecte en l'homme sa double
appartenance : à une Eglise comme fidèle, à un Etat comme citoyen (voir
en note l'échange de lettres avec Ferdinand Buisson tout à fait remar-
quable au sujet de l'enseignement).
Les débats sur l'Action française sont à l'origine de "Positivisme et
Catholicisme " où il montre la filiation positiviste des positions de
Maurras vis à vis de l'Eglise. Il y voit une tendance à se servir de l'autori-
té de l'Eglise pour servir une politique. C'est l'Eglise qui est asservie.
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