C’est il y a une vingtaine d’années, que de
bons esprits, novateurs pour l’époque, ont
mis en place des mécanismes de concerta-
tion entre les enseignants, d’une part, et les
parents d’élèves, d’autre part. On a vu se
multiplier les comités de classe, on a vu des
parents s’auto-désigner (délégués de classe),on a
vu les performances des élèves s’évaluer dans la
concertation permanente parents – élèves -
professeurs.Ces initiatives ne pouvaient avoir que
des effets positifs.Le dialogue était enfin instauré
entre le consommateur et le prestataire. Que
constatons-nous vingt ans après, les prestataires,
à savoir les enseignants (on n’ose plus parler de
professeurs) sont démobilisés, trop peu
nombreux, parce que la profession n’est plus
attractive et se font casser la figure par les élèves,
quand ce ne sont pas les parents eux-mêmes !
Il y a vingt ans, l’élève était
envoyé en « retenue ». Aujourd’hui,
l’élève est mis en retenue … s’il le
souhaite.
N’exagérons rien, cette
évolution n’est pas généralisée :
il y a heureusement encore des
enseignants motivés et qui n’ont
pas peur. Il faut, toutefois, avoir la
lucidité de prendre en compte cette évolution qui
se généralise lentement mais sûrement.
Dans l’enseignement, le consommateur –
parents et élèves – tient le haut du pavé, tandis
que le prestataire est démotivé, parfois méprisé
ou même maltraité. La grande perdante est la
qualité.
Plus récemment, mais avec une rapidité
fulgurante,le même phénomène s’installe dans le
domaine médical. Avec des années de retard,
mais en quelques mois, la médecine rattrape
l’enseignement dans une même dérive.
Une minorité (mais qui augmente) de
patients (!) se montrent extraordinairement
exigeants et agressifs. Il s’agit ici d’un constat,
partagé par l’ensemble des prestataires de soins,
même si le phénomène est plus évident à
certains endroits tels que, par exemple, les salles
d’urgence des hôpitaux. Les manifestations de
cette nouvelle agressivité sont multiples :
- d’aucuns font preuve d’une patience hors de
propos. Il y a vingt ans, à l’entrée des consulta-
tions,il y avait lieu de prendre un ticket et d’atten-
dre son tour, parfois des heures. Cette organisa-
tion, peu accueillante, a heureusement été
remplacée par la généralisation de rendez-vous
et ceci même au tarif de la convention.
Maintenant, certains patients, habitués à cette
facilité, incapables de comprendre qu’il est diffici-
le de fixer la durée exacte d’une consultation, se
permettent de rouspéter agressivement après 10
minutes d’attente.
- certains, de plus en plus nombreux, et ce
même après informations les meilleures
possibles, tiennent à venger le mauvais sort qui
leur est tombé sur la tête par l’apparition de telle
ou telle maladie. Les prestataires s’imposent
comme « têtes de Turcs ».
- certains autres n’acceptent plus l’apparition
de la moindre complication. Il s’impose de punir
le médecin, comme s’il était responsable de la
maladie ou de sa complication. La punition
consiste en un refus de payer la facture, par un
chantage, en adressant des doléances, soit aux
journaux, soit à des associations de consomma-
teurs, soit à des médecins « experts autoprocla-
més » ou à des avocats, tout heureux de découvrir
un nouveau créneau.
- d’autres encore improvisent des motifs de
rouspétance, qui relèvent essentiellement de la
mauvaise foi, pour exiger des diminutions de
factures, alors que le choix a été fait clairement
d’un régime particulier, telle une chambre seule.
- d’autres, enfin, choisiront la voie pénale,
excessivement douloureuse pour le médecin.
Cette voie pénale est cyniquement proposée par
certains avocats, parce qu’elle représente les
avantages suivants : la procédure pénale est plus
rapide, l’expertise pénale n’est pas contradictoire
et est gratuite, l’indemnisation de
la partie civile est plus rapide parce
que, pour obtenir un acquittement
au pénal, il est préférable, préala-
blement, d’écarter les parties
civiles. Par voie de conséquence,
l’avocat des parties civiles perçoit
plus rapidement ses honoraires.
Entendons-nous bien : il y a
des fautes médicales et elles doivent être
sanctionnées. La faute médicale représente le fait
de ne pas avoir fait tout ce qui était nécessaire
pour éviter les erreurs, qui resteront toujours
inévitables.
Il est légitime et nécessaire que les fautes
médicales soient clairement sanctionnées, au
civil, avec des dédommagements qui s’imposent.
Ce recours, parfaitement justifié, n’est absolu-
ment pas en cause.
Le recours pénal, excessivement douloureux
pour le corps médical et le corps infirmier, devrait
être réservé à des cas tout à fait exceptionnels
d’agression volontaire.
A quoi devons-nous ce renversement de
tendance qui fait du médecin, normalement
respecté et digne de confiance, un personnage
dont il y a lieu de se méfier ?
Madame le Ministre Aelvoet
crée une charte des droits du
patient. Avec le Ministre Piqué, elle
veut une indemnisation automa-
tique des patients mécontents
(bonne chance pour en mettre les
limites !).
On encourage la fonction
d’ombudsman dans les cliniques.
Des organisations se créent pour la « défense
des patients ».
Le prestataire de soins ne serait-il plus qu’un
incompétent doublé d’un magouilleur intéressé ?
Au moindre doute, il y aura donc lieu de
consulter plusieurs spécialistes !
Indépendamment du coût, pour l’assurance
maladie,que représentent ces multiples consulta-
tions de spécialistes, on a vu apparaître ce que
l’on peut définir comme le chaînon manquant.
Le patient se substitue de plus en plus au
médecin traitant. Il effectue lui-même certains
choix, les regrette parfois et en accable, ensuite,
l’ensemble du système.
La démotivation est de plus en plus flagrante
et se généralise de plus en plus. Elle est liée aux
éléments suivants :
- impression d’une absence de respect pour le
travail accompli, sinon pour la disponibilité de la
part d’un certain nombre de patients.
- absence de considération pour les presta-
tions dérangeantes, telles que les prestations de
nuit ou de week-end. Il devient excessivement
difficile de recruter des spécialistes pour assurer
les gardes dans les hôpitaux.
- absence de prise de risques : devant l’agressivi-
té de plus en plus évidente des consommateurs,
les médecins se rétractent vers une médecine
défensive. Les médecins et les chirurgiens en
particulier évitent donc de proposer aux patients
des techniques de pointe, même après en avoir
expliqué tous les risques, lorsque leur interlocu-
teur paraît potentiellement revendicatif.
- absence de valorisation financière.En dix ans,
les dépenses pour médicaments ont atteint
111%, mais les honoraires médicaux, et ce y
compris l’imagerie médicale et la biologie, n’ont
augmenté que de 39,3% (statistiques des
mutualités chrétiennes). Le médecin est donc
également dévalué d’un point de vue financier.
Il s’y ajoute l’emploi de techniques et d’instru-
ments modernes, de plus en plus onéreux, qui
doivent être couverts par ces mêmes honoraires.
Il en est de même pour la croissance des frais de
personnel.
Quant aux infirmiers, il y en a sans doute assez
en Belgique, mais il y a en a trop peu qui
acceptent de pratiquer dans les hôpitaux. Les
barèmes sont mal valorisés et singulièrement les
barèmes de nuit et de week-end.
La problématique prestataire – consommateur
ne touche pas que le parallélisme enseignement
– médecine. Il y a bien d’autres secteurs où les
prestataires sont dépréciés.
Que ce soit dans le privé ou dans le public, le
consommateur est à juste titre devenu exigeant.
Cela ne donne pas à quelques consommateurs le
droit d’exiger tout et son contraire des prestataires.
Pour ce qui est du secteur des
soins de santé :
Aux patients, il est demandé de
comprendre que leur intérêt n’est
pas l’instauration d’une médecine
défensive.
Aux prestataires de soins, il est
demandé de continuer à mériter la
confiance des patients.
Aux « gestionnaires » (!), politiques et autres,
il est demandé d’avoir la lucidité de comprendre
que notre excellent système de soins de santé
mérite un lifting, adapté aux défis de l’avenir,
au lieu de mesures partielles, partiales, souvent
inappropriées et ce par l’absence de ligne
directrice.
La société de consommation n’était – paraît-il
– déjà pas triste. La société des consommateurs
est certainement abusive.
A terme, le comportement de quelques
consommateurs aboutira, s’il n’y a pas de
réaction, à une diminution globale de la qualité
des services. Ce n’est ni le but recherché ni
l’intérêt des uns et des autres.
Carte blanche
Le prestataire (de soins) …
ce galeux
Marc
Van
Campenhoudt
Administrateur-
délégué,
Directeur Médical
des Cliniques
de l’Europe
Le prestataire de
soins ne serait-il
qu’un incompétent
doublé d’un
magouilleur ?
Le patient
se substitue
de plus en plus
au médecin
traitant
Extrait paru dans le SOIR du 19/07/02
Le magazine des cliniques de l’europe
n°1octobre 2002 |05