belle nature basque. Cependant, si le numérique ici utilisé, à la différence de la pellicule, ne rend
pas véritablement hommage à l’énergie spirituelle de la matière pour le réalisateur [1], « la parole
est faite image » pour lui dans le plan, et réciproquement – comme lorsque le fandango dansé par
deux jeunes gens délaisse la parole pour faire place au dialogue des corps.
Le Verbe fait chair
Par cette conception performative de la parole comme un faire, incarnée dans une image, on saisit
combien le film est aussi, pour Eugène Green, la poursuite d’une appréhension singulière du
cinéma centrée sur ce qu’il faut bien appeler le Verbe, soit une haute conception, divine, de la
parole « dans sa conception la plus active, la plus créatrice ». C’est que la conception du Verbe
relève chez lui d’une conception classique, héritée du XVIIIe siècle, comme un être corporel et
moral, elle-même issue d’une conception métaphysique, qui concerne, dans les Écritures, le
Verbe et la Lumière [2], deux notions centrales pour le réalisateur.
À y bien regarder, le film fait la part belle aux pratiques et aux lieux religieux, que ce soit la visite
d’une église, les références à la messe, à la procession, à la pastorale auxquelles assistent ou
participent les jeunes gens. Dans cette perspective, ceux-ci doivent être pris au sérieux, en tout
cas bien plus que des simples références culturelles, et engage une définition du cinématographe
ayant à voir avec tout cela à la fois pour Green. Le corps intergénérationnel constitué dans Faire la
parole peut, ainsi, se lire comme un corps étymologiquement religieux, la parole reliant les
hommes entre eux et constituant l’« espace où notre espèce rencontre le sacré ». C’est ce que
magnifie Eugène Green de façon presque secrète lorsqu’on assiste avec les jeunes gens à la
performance par leurs aînés d’un chant traditionnel a capella en l’honneur de la Vierge, où
s’énonce la parole de l’ange Gabriel reçue par Marie. Cette annonce de l’Incarnation formule tout
autant le cœur de la parole faite chair que celui du cinéma d’Eugène Green : dans une séquence
pittoresque éclairée à la bougie, saisissant le spectacle d’un verbe mélodique, touchant peu à peu
ses spectateurs attentifs – un verbe agissant qui se reçoit et se fait chair en nous.
En son exergue, Faire la parole inscrit une citation de l’Abbé Grégoire, religieux des Lumières, qui,
au XVIIIe siècle, a pris position dans une guerre contre les patois, « instruments de dommage et
d’erreur », énonçant que « le fanatisme parle basque ». Rétrospectivement, le film peut se lire
dans son ensemble comme une réponse pro basque d’Eugène Green tout en restant dans un
cadre religieux. Un des jeunes à un moment du film raconte comment une vieille dame lui avait dit
un jour, alors qu’il lui parlait en basque, de « parler chrétien ». Mais c’est parler basque qui revient
ici à parler chrétien – le terme devant être compris relativement au Christ, soit, précisément, Dieu
qui s’est fait homme, qui a pris chair.
Fervent défenseur d’une langue incarnée, c’est-à-dire du Verbe, que le cinéma configure,
conforme, révèle, se dessine en creux dans Faire la parole le portrait d’un réalisateur à la fois
anachronique et contemporain, exilé et ici, caché et visible, représenté dans certaines figures
auxquelles il est fait allusion : comme ce justicier plaidant pour la liberté énonçant un « Seigneur,
faites parler la justice » dans un texte du milieu du XVIe siècle, ou comme cet écrivain exilé
politique basque, évoquant une enfance où il devait cacher sa langue.
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