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Faire la parole (Hitza Egin)
Author : Marie Gueden
Date : 12 avril 2016
Le nouveau film d’Eugène Green, en sélection française au dernier Cinéma du Réel, est un objet
curieux, surprenant, comme peuvent l’être les films du réalisateur : si le documentaire n’est pas
son terrain habituel, celui-ci s’attache ici à un portrait de la langue basque centré sur des habitants
choisis.
Un tel projet pouvait néanmoins poindre dans le cinéma d’Eugène Green comme dans ses écrits :
la parole tient chez lui une place centrale, ne serait-ce que pour la parlure si particulière de ses
personnages, leur diction liée, mais aussi dans les ouvrages qui lui sont consacrés (La Parole
baroque, 2001 ; Le Présent de la parole, 2004) ; le pays basque était déjà filmé dans Le Monde
vivant (2003), tourné en partie dans la plus petite mais la plus « basque » des provinces basques,
la Soule, correspondant à la découverte par Eugène Green de la région, ultérieurement à
l’honneur dans son roman La Bataille de Roncevaux (2009).
Faire la parole peut ainsi s’appréhender comme l’aboutissement de préoccupations originelles,
profondes, d’Eugène Green, et la documentation de la langue basque, l’une des plus anciennes
d’Europe, le creuset idéal, presque d’ordre généalogique, d’une réflexion touchant à la parole
chez le réalisateur, permettant en retour d’appréhender son cinéma. Celui-ci formule d’ailleurs ce
projet à venir en avance dans sa Poétique du cinématographe (2009) associant parole, basquité,
cinéma : « La langue basque, témoignage vivant de la naissance de l’homme, dit : euskaraz hizt
egiten dut – “au moyen du basque je fais la parole” pour “je parle basque”. Mais aujourd’hui on
pourrait dire : zinematographaz hizt egiten dut – “au moyen du cinématographe je fais la parole”, la
rendant visible ».
Si le verbe « faire » est un opérateur linguistique dans « faire la parole », nul doute qu’il y ait une
analogie avec le cinéma qui opère sur le réel : ce « faire » insiste sur le pouvoir performatif de la
parole, ici et maintenant. C’est là le cœur du projet documentaire d’Eugène Green : recueillir les
voix du parler basque dans le temps de leur énonciation, s’incarnant dans des personnages qui le
font vivre.
Deux groupes, quatre jeunes collégiens/lycéens et quatre jeunes adultes, constituent les
personnages de Faire la parole, donnant à voir un corps basque intergénérationnel au présent, et
la vie basque comme une douce utopie : ils questionnent la possibilité de parler leur langue dans le
monde d’aujourd’hui, d’étudier et de travailler en basque, alors que la défense de cette langue et
de cette culture sur ce territoire a occasionné par le passé des luttes violentes. Si Faire la parole
témoigne d’une défense et illustration de la langue basque, celle-ci va même bien au-delà, et
confirme que le cinéma d’Eugène Green est un cinéma du Verbe.
La parole qui fait l’homme
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Le réalisateur fait de la parole tout le programme du film, engageant une profonde réflexion sur
celle-ci. Tout d’abord, « faire la parole » institue les éléments du monde, dont l’être qui la parle,
comme en fait part Eugène Green dans le chapitre « La Langue » de son manifeste
cinématographique : « La parole qui fait l’homme est celle d’une langue particulière. (…) La langue
est une réalité qui s’ouvre sur une réalité supérieure ; elle permet aussi de faire exister les
éléments du monde, dont l’être qui la parle. (…) Chaque langue est une conception particulière du
monde et on est celui qu’on est en fonction de la langue qu’on parle. »
Document sur la « basquité », Faire la parole, en près de deux heures, nous fait connaître une
zone géographique précise (les provinces du Nord, en Navarre et en Guipuzkoa) qui prend la
forme d’une grande promenade en terre idiomatiquement étrangère, à la manière du plan
d’ouverture qui voit partir en courant deux jeunes à travers la nature dans le fond du champ. Si le
film recueille dans un premier temps les témoignages d’habitants sous forme d’entretiens
individuels face caméra, il se charge ensuite de faire prendre corps à ces individualités en les
inscrivant dans un tissu intergénérationnel de relations, figurant la performativité à l’œuvre d’un
corps basque au présent au sein d’une belle et riante nature.
Faire la parole serait ainsi un peu comme à mi-chemin entre un conte philosophique des Lumières
restaurant une langue interdite précisément au cours de ce même siècle, réhabilitant aujourd’hui
la possibilité de parler et de vivre en basque, et une fiction d’Eugène Green : il est en effet
troublant d’y voir des personnages, autant par leur façon de parler que par leur façon d’être,
qu’on ne s’étonnerait pas de rencontrer dans un film de fiction du réalisateur… Chemin faisant, ce
grand défenseur de la langue française, qui se représente ici comme ailleurs dans ses films, donne
à travers ces paroles, ces corps, bref ces présences, à sentir l’impérieuse et nécessaire
transmission de la langue et de la culture basques passant par les plus jeunes qui en sont les
dépositaires, comme les garants futurs, apaisés et réconciliés : ceux-ci font l’identité basque.
Le cinéma, parole faite image
La documentation de la langue n’est donc pas qu’une question thématique qui serait l’affaire de
la bande sonore du film, mais engage entièrement le cinématographe. Si chaque réalisateur parle
dans une langue particulière, il donne aussi accès à un monde comme la langue française faisant
accéder à un monde visible, selon la belle formule énoncée dans Faire la parole. Ici, Green déploie
un style bressonnien avec ses cadrages serrés (sur les pieds notamment), mais surtout la frontalité
qui lui est propre, et le sens du gros plan, lorsqu’il cadre la parole des personnages. Et on pourra
ainsi se surprendre à reconnaître des plans pouvant évoquer notamment des scènes de son
dernier film, La Sapienza.
Mais l’analogie entre la parole et le cinéma, au-delà d’une grammaire du style
cinématographique, est même poussée plus loin par Eugène Green, jusqu’à se confondre : il
s’agit d’appréhender toute incarnation par la parole captée par la caméra selon une conception
de la parole comme un corps physique où la parole est un synonyme du plan ; et bien plus encore,
il s’agit de donner à voir par le cinéma le langage même du visible. « La terre est poésie, les
montagnes chantent » est l’un des titres de chapitres du film. L’image de l’opérateur fidèle
d’Eugène Green, Raphael O’Byrne, son attention à la lumière, magnifient en effet la parlure de la
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belle nature basque. Cependant, si le numérique ici utilisé, à la différence de la pellicule, ne rend
pas véritablement hommage à l’énergie spirituelle de la matière pour le réalisateur [1], « la parole
est faite image » pour lui dans le plan, et réciproquement – comme lorsque le fandango dansé par
deux jeunes gens délaisse la parole pour faire place au dialogue des corps.
Le Verbe fait chair
Par cette conception performative de la parole comme un faire, incarnée dans une image, on saisit
combien le film est aussi, pour Eugène Green, la poursuite d’une appréhension singulière du
cinéma centrée sur ce qu’il faut bien appeler le Verbe, soit une haute conception, divine, de la
parole « dans sa conception la plus active, la plus créatrice ». C’est que la conception du Verbe
relève chez lui d’une conception classique, héritée du XVIIIe siècle, comme un être corporel et
moral, elle-même issue d’une conception métaphysique, qui concerne, dans les Écritures, le
Verbe et la Lumière [2], deux notions centrales pour le réalisateur.
À y bien regarder, le film fait la part belle aux pratiques et aux lieux religieux, que ce soit la visite
d’une église, les références à la messe, à la procession, à la pastorale auxquelles assistent ou
participent les jeunes gens. Dans cette perspective, ceux-ci doivent être pris au sérieux, en tout
cas bien plus que des simples références culturelles, et engage une définition du cinématographe
ayant à voir avec tout cela à la fois pour Green. Le corps intergénérationnel constitué dans Faire la
parole peut, ainsi, se lire comme un corps étymologiquement religieux, la parole reliant les
hommes entre eux et constituant l’« espace où notre espèce rencontre le sacré ». C’est ce que
magnifie Eugène Green de façon presque secrète lorsqu’on assiste avec les jeunes gens à la
performance par leurs aînés d’un chant traditionnel a capella en l’honneur de la Vierge, où
s’énonce la parole de l’ange Gabriel reçue par Marie. Cette annonce de l’Incarnation formule tout
autant le cœur de la parole faite chair que celui du cinéma d’Eugène Green : dans une séquence
pittoresque éclairée à la bougie, saisissant le spectacle d’un verbe mélodique, touchant peu à peu
ses spectateurs attentifs – un verbe agissant qui se reçoit et se fait chair en nous.
En son exergue, Faire la parole inscrit une citation de l’Abbé Grégoire, religieux des Lumières, qui,
au XVIIIe siècle, a pris position dans une guerre contre les patois, « instruments de dommage et
d’erreur », énonçant que « le fanatisme parle basque ». Rétrospectivement, le film peut se lire
dans son ensemble comme une réponse pro basque d’Eugène Green tout en restant dans un
cadre religieux. Un des jeunes à un moment du film raconte comment une vieille dame lui avait dit
un jour, alors qu’il lui parlait en basque, de « parler chrétien ». Mais c’est parler basque qui revient
ici à parler chrétien – le terme devant être compris relativement au Christ, soit, précisément, Dieu
qui s’est fait homme, qui a pris chair.
Fervent défenseur d’une langue incarnée, c’est-à-dire du Verbe, que le cinéma configure,
conforme, révèle, se dessine en creux dans Faire la parole le portrait d’un réalisateur à la fois
anachronique et contemporain, exilé et ici, caché et visible, représenté dans certaines figures
auxquelles il est fait allusion : comme ce justicier plaidant pour la liberté énonçant un « Seigneur,
faites parler la justice » dans un texte du milieu du XVIe siècle, ou comme cet écrivain exilé
politique basque, évoquant une enfance où il devait cacher sa langue.
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Notes
1. [1] On peut rapprocher la conception de la matière chez Eugène Green de celle d’un
philosophe empiriste tel que Berkeley au XVIIIe siècle par exemple, définie comme la
langue que Dieu nous parle.
2. [2] C’est précisément comme un « faire » que sont caractérisés le Verbe et la Lumière
dans les Écritures : ainsi, la formule de la Genèse (« Fiat lux, et facta est lux », « Que la
lumière soit, et la lumière fut ») et celle du prologue de saint Jean (« Et Verbum caro factum
est », « Et le Verbe s’est fait chair »). Nous citons le texte en latin de la Vulgate, parce qu’il
rend compte de l’emploi du verbe « faire ».
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