Quelles sont les origines des verbes essentiellement pronominaux

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Quelles sont les origines des verbes
essentiellement pronominaux du français ?
Jacques FRANÇOIS
Université de Caen & CRISCO, EA 4255
Résumé
Face aux verbes du français contemporain que Grévisse & Goosse dési-
gnent comme « essentiellement » pronominaux, il est tentant de supposer
qu’ils ont tous connu un emploi transitif dans un état de langue antérieur,
ou en connaissent encore un actuellement dans des types de discours spé-
cialisé, et que leur statut résulte d’un figement diathétique. Cependant un
examen minutieux de la rubrique historique de l’article du Trésor de la Lan-
gue Française pour chacun des 164 verbes essentiellement pronominaux
selon le Petit Robert révèle qu’un quart de ces verbes ne présente aucune
attestation ni actuelle ni passée d’un emploi transitif. L’étude vise à classer
les 164 verbes selon leur profil actanciel en synchronie et en diachronie et
suggère que les 41 verbes « irréductiblement » pronominaux entre dans la
catégorie des MEDIA TANTUM telle qu’elle a été définie par E. Benveniste
(1966).
Abstract
This contribution aims at classifying the 164 “essentially reflexive” French
verbs according to their valency profile. In contradiction with the naïve
belief that every verb of this class must have exhibited a transitive use in
diachrony or still exhibits such one in specialized discourse, this study re-
veals that a quarter of the class (41 verbs) consists of verbs devoid of any
attestation of an archaic, specialized or past transitive use. Therefore I sug-
gest that such verbs belong to the category of MEDIA TANTUM as it was de-
lineated by E. Benveniste (1966).
L’originalité et l’impact des innombrables travaux linguistiques de Peter
Koch tient à mon sens à la conjonction de trois spécificités :
i. une sensibilité extrême aux phénomènes de variation actancielle, par-
ticulièrement dans les langues romanes, depuis sa thèse de 1981,
2
ii. une connaissance raffinée de tous les processus du changement gram-
matical (morphosyntaxique et pragmasémantique) au moins depuis
son article pionnier de 1991,
iii. et enfin la volonté d’inscrire dans le cadre de la linguistique cognitive
ses recherches sur la dynamique historique de la signification lexicale
et de l’actance (cf. Koch 2000, 2002, 2004 i.a.), ce qui lui permet, ainsi
qu’à ses collaborateurs (cf. Blank 1997, Gevaudan 2006) de renouveler
une thématique qui paraissait explorée juqu’à ses extrêmes confins
depuis, au plus tard, la thèse de J. Trier (1931) sur la reconfiguration
du champ sémantique de Kunst, List et Wizzen entre le début et la fin
du 13e siècle.
Au-delà des différents cas de figure abordés dans les articles de Koch (2004,
2005), je me propose – dans le prolongement de ma contribution au 1er
Congrès Mondial de Linguistique Française en 2008 – d’examiner ici un phé-
nomène intriguant du français, à savoir la classe des verbes traditionnelle-
ment appelés « essentiellement pronominaux »1 (cf. Grevisse & Goosse
1986 :1177). La Banque de Dépannage Linguistique (BDL) de l’Office Québecois
de la Langue Française fournit sur son site internet2 une liste de 104 verbes
essentiellement pronominaux (Annexe 1). La requête « V.pron. » effectuée
dans l’édition électronique du Petit Robert (2004) délivre quant à elle 173
entrées dont 9 sont des doublets orthographiques, donc 164 entrées distinc-
tives. Cette liste inclut les 104 verbes de la BDL et les 60 verbes essentielle-
ment pronominaux du Petit Robert absents de la liste de la BDL sont listés
dans l’Annexe 2.
1. Classement des 164 verbes essentiellement pronominaux
du Petit Robert en fonction de la mention dans le TLF
d’un emploi transitif ou intransitif actuel, archaïque ou
attesté historiquement
Je me propose de soumettre ces 164 verbes – réputés essentiellement pro-
nominaux en français contemporain sur la base du dénombrement du Petit
Robert – à un examen comparatif de leur profil historique. Cet examen se
base en priorité sur la composante ÉTYMOLOGIE ET HISTOIRE3 de chacun des
1 « On appelle essentiellement pronominaux les verbes qui se rencontrent exclusivement
à la forme pronominale : s’abstenir, s’arroger, se désister, se repentir, etc. » Grévisse &
Goosse (1986 :1177)
2 Site internet : http://66.46.185.79/bdl/gabarit_bdl.asp?t1=1&id=2941
3 Les données issues de cette composante sont en général plus complètes et mieux
structurées que celles du Dictionnaire Historique de la Langue Française (A. Rey, Edi-
tions Le Robert). Je recours en complément aux dictionnaires de Godefroy et Tobler &
Lommatzsch pour l’ancien français, au Dictionnaire du Moyen Français en ligne de
l’ATILF dirigé par Robert Martin, aux dictionnaires en ligne à compter du Thrésor de
3
articles correspondants du TLF, laquelle synthétise les données du Franzö-
sisches Etymologisches Wörterbuch. Cinq groupes de verbes se dégagent pro-
gressivement (cf. Tableau 1).
Classe Effectifs
absent du TLF 9
I P (auto/entre/inter/sui-) 17
26
P (dont homo/Histoire : ~ T/~ I) 41
P-I* 8
P (I) 4
II
P-I 3
56
P-(T : histoire, dont homo) 22
P-T* 17
P-T(dont homo) 24
P (T) 13
III
P-T-I 1
77
P* 1
IV
(P) T 2
3
V I-T(+homo) 2
2
TOTAL 164
Tableau 1 : Les 5 classes de verbes réputés ‘essentiellement pronominaux’ selon
le Petit Robert
Dans le premier groupe (26 verbes) je rassemble d’une part les 9 verbes
absents du TLF :
bit(t)urer (se)
camer (se)
crasher (se)
cuiter (se)
désendetter (se)
désertifier (se)
failler (se)
friter (se)
originer (s')
et d’autre part les 17 verbes dont le statut pronominal essentiel est corrélé
avec un marquage morphologique soit réfléchi (les préfixes auto- et sui-)
soit réciproque (les préfixes entre- et inter-) :
autocensurer (s')
autodétruire (s')
autoproclamer (s')
autorépliquer (s')
entraccuser (s')
entradmirer (s')
entraider (s')
entre(-)déchirer (s')
entre(-)détruire (s')
entre(-)dévorer (s')
entre('/-)égorger (s')
entre(-)manger (s')
entre(-)nuire (s')
entre(-)regarder (s')
entre(-)tuer (s')
interpénétrer (s')
suicider (se)
la Langue Françoise de Nicot (1610) accessibles sur le site LEXILOGOS et aux 14 dic-
tionnaires rassemblés en format électronique dans le Grand Atelier de la langue Françai-
se (qui recoupe partiellement la ressource précédente).
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Il est à noter que deux des verbes formés à l’aide du préfixe entre- véhicu-
lent une valeur de diathèse réfléchie et non réciproque : s’entremettre (qn:X
s’entremet entre qn :Y et qn :Z) et s’entretailler (un cheval:X s’entretaille)4, ils
entrent donc dans la classe P.
Le second groupe est constitué des 56 verbes dont l’histoire n’atteste (selon
le TLF) ni emploi transitif, ni emploi intransitif (classe P, 41 verbes, tableau
2) ou seulement un emploi intransitif disparu (Classe P-I*, 8 verbes) et ceux
présentant en français contemporain également (encore selon le TLF) un
emploi intransitif rare (classe P-(I), 4 verbes, cf. tableau 3) ou un emploi
intransitif fréquent (classe P-I, 3 verbes, cf. tableau 4).
Classe P
abstenir (s') 11°
extravaser (s') 1673
accouder (s') fin 12°
gendarmer (se)
1566
affairer (s') 1888
goberger (se) 1532
biler (se) 1894
gominer (se) 1935
blottir (se) fin 16°
grumeler (se) 1200
boyauter (se) 1901
ingénier (s') 1762
clapir (se) 1718
lignifier (se) 17°
contrefiche (se) 1830
magner (se) 1907
contrefoutre (se) 1790
marrer (se) 1883
dédifférencier (se)
1929
méconduire (se)
1525
dégrouiller (se) 1900
méfier (se) 1460
dépatouiller (se) 17°
pavaner (se) 1771
efforcer (s') 1050
poiler (se) 1893
enfuir (s') 1050
prélasser (se) 1532
ensuivre (s') 12°
raviser (se) fin 13°
entremettre (s') 1160
rengorger (se) 1482
entretailler (s’) fin 11°
repentir (se) 1100
envoiler (s') 17°
suicider (se) 1787
esclaffer (s') 16°
tapir (se) 1155
évanouir (s') 12°
targuer (se) 1440
évertuer (s') 1100
Tableau 2 : Liste des 41 verbes de la classe P
Dans le groupe II, les 8 verbes dont un emploi intransitif est historiquement
attesté (P/I hist) entrent dans trois sous-groupes selon l’ordre d’attes-
tation des emplois pronominal et intransitif. Pour méprendre (se), l’emploi
intransitif est antérieur de plus d’un siècle à l’emploi pronominal (relation
4 ,,T. d'art vétérinaire. Se heurter les jambes l'une contre l'autre en marchant et s'entrecou-
per, en parlant d'un cheval`` (Ac. 1932).
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notée I<<P), pour rebeller (se), l’emploi pronominal est inversement anté-
rieur de plus d’un siècle à l’emploi pronominal (relation notée P<<I), et,
pour les autres verbes, l’emploi intransitif est antérieur de moins d’un siè-
cle à l’emploi pronominal (noté I<P), cf. tableau 3.
Classes P/I (historique)
méprendre (se)
I : fin 10° / P : 13° I<<P
ébattre (s') I : 12° / P : ? 17° I<P
ébrouer (s') I : 16° / P : 17° (homonyme)
I<P
envoler (s') I? : 12° / P : 13° I<P
éprendre (s') I : 1100 / P : 12° I<P
évader (s') I : 14° / P : 15° I<P
pommeler (se)
I : 1611 / P : 1694 I<P
rebeller (se) P : fin 13° / I : 15° P<<I
Les verbes restants du 2e groupe entrent dans deux classes réduites (cf. Ta-
bleau 4) :
(a) quatre verbes pronominaux rarement intransitifs, mais jamais transitifs
(classe P(I) ) ;
(b) trois verbes pronominaux fréquemment intransitifs, mais jamais transi-
tifs (classe P-I).
Classe P(I)
carapater (se)
P (I)
1867
escrimer (s') P (I)
I/P : 16°
miter (se) P (I)
18°
rebiffer (se) P (I)
T : 1200 / P : 17° / I : 19°
Classe P-I
lexicaliser (se)
P-I 20°
pâmer (se) P-I I : 1100 / P : 13°
pieuter (se) P-I 1830
Tableau 4 : Les 7 verbes des classes P(I) et P-I
Le troisième groupe rassemble 77 verbes qui, outre l’unique verbe attesté
dans les trois constructions P-I-T : cotonner (se), se répartissent en quatre
sous-groupes :
1 / 13 100%

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