La mort du chanteur de l’Opéra : La Peste de Camus
Commentaire analytique rédigé entièrement.
Les récits de spectacles au théâtre sont nombreux en littérature et le lecteur se souvient de la Phèdre de
La Curée de Zola comme une mise en abyme de l’héroïne, Renée, ou le jeune Marcel assistant à la même
pièce mais avec la Berma dans A la recherche du temps perdu. Dans la quatrième partie de La Peste, le
narrateur s’attache à décrire l’apogée de l’épidémie et la fatigue des personnages principaux après des
mois de lutte contre la maladie. A la fin du chapitre 1, au début de l’automne, il évoque une scène qu’il
a lue dans les carnets de Tarrou. Celui-ci relate une soirée qu’il a passée avec Cottard : depuis des mois,
l’œuvre de Gluck, Orphée et Eurydice, résonne dans la salle du théâtre municipal, mais ce soir-là, la
représentation va s’interrompre de manière inattendue. Il s’agira de voir en quoi l’extrait offre différents
niveaux de lecture : dramatique, humoristique et symbolique. Après avoir montré que cette soirée à
l’opéra constitue un moment d’oubli pour les Oranais, nous verrons comment la peste fait irruption en
envahissant l’espace théâtral, puis que le récit de cette mort est une mise en abyme, à laquelle le lecteur
peut donner plusieurs sens symboliques.
L’extrait propose le récit d’une soirée à l’opéra.
Tout d’abord, ce loisir est privilégié pour les Oranais. En effet, la salle du théâtre municipal
accueille l’opéra de Gluck et le succès ne se dément pas, comme on le note par l’hyperbole « le théâtre
faisait toujours de grosses recettes ». Cette figure de style est aussi utilisée un peu plus loin quand il est
question de payer les places de spectacle « places les plus chères » : dépenser de l’argent continue donc
à avoir du sens pour les habitants d’Oran. C’est le lieu d’oubli de la maladie. En effet, le public semble
mettre un point d’honneur à perpétuer un comportement policé, tant dans les tenues vestimentaires que
dans le comportement, on note les expressions et adjectifs valorisants suivants « les plus élégants de
nos concitoyens » « avec précision » « avec grâce » « une conversation de bon ton ». La fin de l’extrait
signale le « luxe » et les « éventails » qui vont dans le même sens. Le lieu est de plus protecteur, le
public s’y réfugie comme le regain de confiance signalé dans cette phrase le prouve « les hommes
reprenaient l’assurance qui leur manquait quelques heures auparavant, parmi les rues noires de la peste ».
Enfin, une formule est saisissante et va dans ce sens : « l’habit chassait la peste ». Cette expression
souligne la volonté d’échapper à ce qui règne par ailleurs.
En outre, les Oranais adoptent un comportement très théâtral. Tarrou en effet présente les
spectateurs comme de véritables acteurs. La dimension visuelle est marquante comme on le voit par le
champ lexical de la lumière « s’appliquaient visiblement à ne pas manquer leur entrée » ou « sous la
lumière éblouissante de l’avant-rideau ». Les gestes sont aussi très importants, soulignés par la précision
des verbes de mouvement « passaient d’un rang à l’autre, s’inclinaient avec grâce ». Ces indications
ressemblent à une forme de répétition avant le spectacle en lui-même, puisque c’est le moment où les
musiciens répètent « pendant que les musiciens accordaient discrètement leurs instruments ». Le regard
distancié de Tarrou s’entend encore plus particulièrement dans le paragraphe suivant, évoquant les
réactions face à un spectacle qui devrait être perçu comme inhabituel « des tremblements qui n’y
figuraient pas » « certains gestes saccadés ». Le pronom indéfini « on » et le superlatif « aux plus avisés »
traduisent la méconnaissance de l’art lyrique : pour ces spectateurs naïfs et ignorants, l’événement réel
coexiste pour le moment encore avec son interprétation. Tarrou porte un regard distancié sur tous ces
signes.
Pour finir, ce passage présente une autonomie et une dramatisation progressive. On note tout
d’abord une progression chronologique : le déroulement de l’opéra est indiqué acte par acte. Mais on
note aussi une des manifestations de la maladie. En effet, le premier paragraphe sert d’introduction, en
plantant les divers éléments du décor spatio-temporel. Le deuxième introduit les signes, légers, de la
maladie et de l’anormal dans l’interprétation du chanteur, dans les deux premiers actes. C’est au début
du troisième paragraphe qu’apparaît l’élément perturbateur avec d’abord « une certaine surprise ». La
mort de l’interprète intervient subitement « comme si » et « il choisit ce moment ». Elle entraîne d’abord
un silence « se tut » « en silence » et une maîtrise comme en témoigne l’attitude des hommes « guidant
leurs compagnes par le coude et leur évitant le heurt des strapontins ». Mais elle se termine en
mouvement de panique avec des attitudes croissantes de peur « le mouvement se précipita » « le
chuchotement devint exclamation » « pour finir par s’y bousculer en criant ». Ainsi, on voit l’imparfait,
habituel céder la place au passé simple pour décrire la prestation du chanteur puis le mouvement de