ecriture et politique chez augustin chaho. éléments

ECRITURE ET POLITIQUE CHEZ AUGUSTIN CHAHO.
ÉLÉMENTS POUR
UNE
LITTERATURE MINEURE
Pierre
BIDART
Université
de Pau
Le silence qui a pesé si longtemps sur la pensée et l'oeuvre d'Augustin
Chaho, écrivain d'origine souletine (1811-1858) en dit long sur les attitudes
des sociétés á l'égard de toute pensée non conformiste'. Contestataire, cet
auteur romantique le fut avec ardeur et courage á une époque oú il était
recommandé d'étre bien-pensant. Premier écrivain basque
socialiste,
il
lui
manque 127 voix pour étre député, á Bayonne, en 1849. Il laissa une oeuvre
impressionnante par son importance et sa diversité d'oii émergent quelques
titres:
Philosophie
des
religions comparées, Paroles d'un voyant
(dans le
texte P. V.), Voyage
en
Navarre pendant l'insurrection
des
basques
(V.
N.)
Paroles d'un Biskaien (P. B.),
Philosophie
des
Révélations
(Ph. R.).
En outre, il lansa un journal, L'Ariel (aux sous-titres successifs:
Courrier
des
Pyrénées, Courrier
de
Vasconie, Républicain
de
Vasconie)
dont l'édition fut
interrompue par le coup d'Etat du 2 Décembre 1851.
Si la résonance de l'oeuvre de Chaho fut au XIXe siécle essentiellement
littéraire, on ne peut évidemment pas la considérer sous ce seul aspect. Au
carrefour du politique, du philosophique et du littéraire, la penssée de Chaho
échappe á une ana]yse unidimensionnelle. Une logique interne organise
l'ensemble et lui inspire son souffle. Cette logique interne est fondée sur
deux idées fondamentales: la défense de la
cause
basque
et la lutte contre les
formes multiples d'oppression et d'irrationalité. La fonction assignée au
voyant qui est le chantre des
droits
des
nations et
de
l'homme
(Philosophie des
Révélations, p. 212) résume bien cette double problématique. Logique
intrépide, redoutable, parfois simplificatrice, mais toujours tendue vers la
1. Avec Jean-Baptiste Orpustan, nous avons entrepris modestement la réhabilitation de
Chaho en faisant rééditer une partie de son oeuvre. Le premier tome, préfacé par Pierre Bidart,
et consacré i1 des textes de caractère politique, est paru en 1979, édité par Lafitte Reprints, á
Marseille.
[1]
205
PIERRE BIDART
déconciation
des injustices et des erreurs véhiculées ou imposées par
l'histoire.
Si l'écriture de Chaho, magnifiée et parfois obscurcie par la grandilo-
quence romantique, a sans doute de quoi déconcerter le lecteur moderne,
c'est pourtant une personnalité complexe et riche qui s'y dessine avec la
sensibilité du poéte, la puissance évocatrice et réflexive du philosophe,
l'ardeur combative de l'homme politique, la curiosité bienveillante du
voyageur et de l'ethnologue.
La compréhension de son oeuvre implique la connaissance des usages
dans les domaines scientifiques et culturels en cette fin de la premiére moitié
du XIXe siécle: l'ésotérisme exerce une véritable fascination auprés des
esprits cultivés: la science opere tres souvent dans une perspective compara-
tive et aspire á de grandes synthi:ses; la presse, en plein développement,
devient la lieu privilégié des polémiques les plus variées. Ce dernier élément
explique le fait que chaque ouvrage contient des réponses ii l'adresse de
critiques littéraires, d'oú un ton souvent acerbe.
LE
CHAMP DU POLITIQUE
Chaho n'est pas politologue. Jamais il ne propose
sur la sócieté une
description des mécanismes de domination dans le champ politique établie á
partir de l'analyse des rapports sociaux. Les formules á 1'emporte-piéces
bloquent souvent le développement d'une analyse fine et nuancée. Pourtant,
le politique constitue le lieu topique de l'oeuvre de Chaho dans la mesure oil
justement pour lui le politique impregne les moindres éléments du systéme
social:
Tant il est vrai que toute pensée d'organisation politique se développe avec
l'innumérabilité de ses rapports, se traduit et s'incarne jusque dans les faits les plus
vulgaires, les détails les plus infimes de la vie terrestre
(Ph. R. p. 207). C'est la
méme idée qú il développe quand il met en évidence l'importance du social, le
développement des faits sociaux précéde toujours celui de la pensée humaine
(Ph. R.
p. 206) ou qú il parle
des influences sociales qui ont modifié
[le]
caractére
[du
peuple] dans la succession des siécles (V. N. p. 277).
La question de l'antériorité du social sur l'individuel (antériorité s'expri-
mant d'une maniere chronologique et axiologique) le conduit ii s'opposer á
Rousseau en qu'il releve une contradiction entre
le
Discours
sur
l'inégalité
et I'Emile.
Il note que pour Rousseau le devenir de l'homme est déterminé
par la société et correspond ii la lutte entre le bien et le mal, c'est á dire
entre la
république et le moi
(Ph. R. p. 109).
Lá s'est arrété le génie de Rousseau, sur ce mot
d'institutions naturelles qu'il ne sait définir.
Chaho conteste l'idée qu'on peut
changer la société á travers une action, une démarche, individuelle, isolée,
fragmentaire (éducation á
1'Emite).
Si l'homme de Rousseau nait bon et
devient méchant plus tard, l'homme patriarcal primitif de Chaho assume sa
206
[2]
ECRITURE ET POLITIQUE CHEZ AUG UST
?IN CHAHO ELÉMENTS POUR
UNE ...
vie d'une
maniere contradictoire,
dls
.
) suce(nt) la corruption avec le lait
(Ph. R.
p. 111). Parlant de ]'origine des inégalités sociales, le Voyant est appelé á se
demander comment on passe d'une situation de misére, de ]iberté, d'harmo-
nie, á une situation de barbarie, de corruption et de méchanceté.
Si l'on tente de prospecter le territoire du po]itique, on découvre
facilement que l'espace basque en constitue l'épicentre. II est fasciné par ce
peuple basque qu'il considere comme la
race antique du soleil
ou la
nation des
voyants
(V. N. p. 288). Nation, race, deux concepts employés indifféremment
par Chaho qui traduisent á la fois les incercitudes terminologiques et le
systéme d'appellation de populations, courants en cette période du XIXe
siécle. On peut légitimement se demander pourquoi Chaho a pris la défense
d'un pays, selon ses expressions, dépourvu de littérature nationale, aux
structures politiques laminées par le centralisme, doté d'une langue mori-
bonde, étouffé par le cléricalisme. Ce n'est pas simplement parce qu'i] était
basque lui-méme, mais probablement parce que le pays basque représentait á
ses yeux le meilleur exemple d'une société mutilée dans son histoire, sa
culture, sa personnalité, par des siécles d'oppression politique, religieuse,
militaire (la guerre carliste apportant la preuve manifeste de la tentative
d'étouffement et l'illustration des visées centra]isatrices des libéraux). La
véhémence des critiques á l'encontre des pratiques politiques du pouvoir
madriléne contraste avec une surprenante indulgence á l'égard par exemple
des mesures centralisatrices imposées par la Révolution Fransaise. Oubli?
Prudence dans l'analyse? La question mérite d'étre posée.
Quand
le Bizkaien interpelle les
sophistes-libéraux de Madrid,
quand
Chaho légitime l'action de Zumalacarregui, quand le voyant décrit ses
intuitions sur le devenir de la société (Socrate, Zoroaste, ]e Christ ont été eux
aussi des voyants dans la mesure oil ils ont été en avance sur leur époque et
donc non écoutés par leurs concitoyens), le ton est celui de ]a tragédie, de ]a
cause perdue. L'histoire est une succession d'événements tragiques au cours
desquels la ]umiére cesse d'étre lumineuse, la justice juste, la vérité vraie. Le
passé de la société basque est á cet égard exemplaire. L'origine des basques
se
rattache au monde social détruit en Occident par 1'invasion celtique á des
civilisations éteintes et
á
des áges historiques ensevelis dans un profond oubli sur
lequel planent aériens quelques vagues souvenirs de genre humain type et primitif,
de lumiére pure et de parfaite liberté
(Paroles d'un Bizka:ien, P. B. p. 29). Il s'agit
pourtant de renverser le cours de l'histoire qui s'est fait jusqu'ici l'écho de la
voix des puissants, de faire triompher la raison sur l'obscurantisme, la vérité
sur l'erreur, la justice sur l'injustice. Le devenir de la société basque doit
témoigner de ce renversement du cours de l'histoire,
le Bizkaien est indompté
et indomptable. Sa nationalité ne périra pas
(P. B. p. 17).
Le territoire du politique est fondamentalement un lieu de conf]its
permanents oil les forces d'oppression s'opposent aux aspirations démocrati-
ques, qui porte les marques du passé mais oú se dessine également le devenir
[31
207
PIERRE BIDART
social, oil cohabitent le bien et le mal, la beauté et la laideur, la misére et la
richesse, l'humain et le surnaturel. Discours politiques en méme temps que
discours sur le politique, ces textes obéissent á un méme souci de libérer les
consciences comme préalable ii toute libération politique.
LA TENTATION APOLOGETIQUE
Le zi:le manifesté ii défendre envers et contre tout le peuple basque ne
pouvait que favoriser le glissement dans l'apologie. La société basque est
présentée comme ayant fonctionné sur des structures politiques fondamenta-
lement démocratiques.
Paroles d'un Bizkaien développe cette analyse des
mécanismes politiques dans la société traditionnelle. C'est que pour Chaho, la
démocratie est symonyme de liberté. Il voit dans la société basque l'incama-
tion de la liberté. Sa plaidoirie en faveur du peuple basque s'articule autour de
cette idée-force: ce peuble mérite respect et considération car par son passé
et par les vestiges de ce passé, il reste le symbole vivant de la liberté. On ne
peut que rendre hommage ii Chaho d'avoir áprement défendu 1'idée que la
démocratie politique était source de liberté ii une époque oú des forces
sociales réactionnaires tentaient de réasseoir le pouvoir politique sur des
bases idéologiques inspirées de la royauté et du catholicisme.
Cependant, Chaho
ignore ou feint d'ignorer que la société basque
traditionnelle entretenait aussi des hiérarchies internes (certainement moins
contraignantes et moins marquées qu'ailleurs), comprenait ces troupes de mal
nantis qu'étaient les cadets, individus écartés de toute responsabilité politique
et démunis de tout pouvoir économique par le systéme successoral, véhiculait
des
aberrations
dans son mode de fonctionnement, nées au cours de son
développement historique. Il retient seulement le principe de philosophie
politique qui explique et régit le systéme social, á savoir ]'égalité politique
théorique et pratique de tous les
etxeko jaun et anden
,
(maitres et maitresses de
maison). Cela lui sufra pour idéaliser la société basque (dans son histoire, sa
géographie, ses populations, son caractére) et pour rendre, par contraste, plus
odieuse l'action des régimes politiques qui ont oeuvré pour dénaturer et pour
étouffer une telle expérience de démocratie politique. Son réflexe apologéti-
que est souvent inspiré par un racisme anti-castillan ii fleur de peau. Il donne
une description grandiose de la Castille en évoquant l'effet produit sur
l'étranger par
l'aspect d'une terre naturellement fertile, mais inculte, clairsemée de
rares villages et de viles pauvres oh végéte une population tarie á sa source par le
libertinage et la misére. Lŕa, sous le plus beau des soleas, l'homme dort, accroupi dans
l'ignorance; lá, rien de social et de vivant, si ce n'est le culte superstitieux, avec ses
légions de prétres et de moines; rien de monumental si ce n'est les églises
(V. N. p.
2-3). Suivent les anathémes contre ces
cagots dégénérés
(V. N. p. 421) que sont
les castillans: ils ont colonisé l'Amérique en pillant et un tuant; ils ont inventé
1'Inquisition (V. N. p. 420). Ici la violence des mots atteint le degré extreme:
208
[4]
ECRITURE ET PÖLITIQUE CHEZ AUGUSTIN CHAHO ÉLÉMENTS POUR
UNE ...
Peuple sans nom,
vous étes l'écume que le torrent fangeux rejette á la surface, la
lie
grossiére que le vin nouveau dépose á chaque vendeange au fond du pressoir
(V. N.
p. 421). On retrouvera des accents semblables dans les écrits du théoricien du
nationalisme basque, Sabino Arana Goiri, quand celui-ci comparera le
bizkaien au castillan, en traitant ce dernier de
maketo.
Cette hargne contre la
Castille peu s'expliquer par le fait qu'elle lui apparaissait comme l'exemple
d'une société muselée par un catholicisme arrogant et officiel, harcelée par la
misére, courbée sous le poids de l'ignorance. Le contraste entre ]'espace
basque (lieu de lumiére et de liberté) et l'espace castillan (lieu d'obscuran-
tisme et d'oppression) est donc extreme; de ce fait, I'action des ]ibéraux qui
entendent faire ]'unité politique de l'Espagne au nom du progrés social
s'apparente á une démarche grossiére, insultante, inadmissible.
DECOLONISER ET DEVELOPPER L'HISTOIRE
Chaho tend
á survaloriser le role de l'histoire á la fois comme dimension
intrinséque de toute société et comme discipline scientifique. Le passé n'est
pas un temps mort, il détermine le devenir:
Renier le passe du genre humain (...)
serait se condamner soi-méme á ne jamais compléter une synthése absolue de vérité
philosophique; puisque la décadence de l'humanité ou son ascension progressive dans
l'avenir ne peuvent étre que la déduction fatale, la conséquence nécessaire de ses
développements antérieurs
(Ph. R. p. 31). C'est au voyant qu'i] appartient de
scruter l'histoire, de tracer le cheminement de la société dans ]e temps. C'est
aussi dans l'histoire que Chaho puise l'essentiel de ses argumentations
juridiques et politiques pour présenter la société basque comme un modele
de société démocratique.
Paroles d'un Bikai'en
constitue á cet égard une suite
de lesons d'histoire adressées aux libéraux
(Sophistes de Madrid, savez-vous
l'
histoire,
p. 6, p. 8). Enfin, Chaho evoque á plusieurs reprises les entreprises
de falsification de ]'histoire du peuple basque: plusieurs raisons
ont donné la
plus grande facilité d'embrouiller la question de notre origine aux imposteurs
littéraires, qui ne se font point scrupule de salir avec leurs mains de harpie les pages
saintes de l'histoire
(V. N. p. 389); il décrit les pratiques littéraires d'historiens
comme Florus qui
confond á dessein les temps, les lieux, les personnes et enveloppe
les événements divers de sept années dans le voile d'une comparaison poétique
pour ne
pas parler de la violence des guerres cantabriques (V. N. p. 405);
les historiens
du peuple dominateur se firent une tache de ne montrer dans l'univers que Rome aux
yeux étonnés de la postérité
(V. N. p. 406). Cependant ]'histoire réelle a tranché
d'une autre fason:
l'empire romain est tombé depuis quince siécles et la chéne de
Gernika fleurit encore
(V. N. p. 406).
Analyser et dénoncer
les pratiques scientifiques de travestissement de
faits sociaux par l'histoire officielle n'apparait plus aujourd'hui comme une
position intellectuelle avant-gardiste. En ce milieu du XIXe siécle, la
démarche ne manque pas d'intérét d'autant plus que ]es ouvrages d'histoire
destinés aux écoles primaires (tel
le Tour de France par deux enfants
d'E.
[5]
209
1 / 10 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !