ecriture et politique chez augustin chaho. éléments

publicité
ECRITURE ET POLITIQUE CHEZ AUGUSTIN CHAHO.
ÉLÉMENTS POUR UNE LITTERATURE MINEURE
Pierre BIDART
Université de Pau
Le silence qui a pesé si longtemps sur la pensée et l'oeuvre d'Augustin
Chaho, écrivain d'origine souletine (1811-1858) en dit long sur les attitudes
des sociétés á l'égard de toute pensée non conformiste'. Contestataire, cet
auteur romantique le fut avec ardeur et courage á une époque oú il était
recommandé d'étre bien-pensant. Premier écrivain basque socialiste, il lui
manque 127 voix pour étre député, á Bayonne, en 1849. Il laissa une oeuvre
impressionnante par son importance et sa diversité d'oii émergent quelques
titres: Philosophie des religions comparées, Paroles d'un voyant (dans le
texte P. V.), Voyage en Navarre pendant l'insurrection des basques (V.
N.) Paroles d'un Biskaien (P. B.), Philosophie des Révélations (Ph. R.).
En outre, il lansa un journal, L'Ariel (aux sous-titres successifs: Courrier des
Pyrénées, Courrier de Vasconie, Républicain de Vasconie) dont l'édition fut
interrompue par le coup d'Etat du 2 Décembre 1851.
Si la résonance de l'oeuvre de Chaho fut au XIXe siécle essentiellement
littéraire, on ne peut évidemment pas la considérer sous ce seul aspect. Au
carrefour du politique, du philosophique et du littéraire, la penssée de Chaho
échappe á une ana]yse unidimensionnelle. Une logique interne organise
l'ensemble et lui inspire son souffle. Cette logique interne est fondée sur
deux idées fondamentales: la défense de la cause basque et la lutte contre les
formes multiples d'oppression et d'irrationalité. La fonction assignée au
voyant qui est le chantre des droits des nations et de l'homme (Philosophie des
Révélations, p. 212) résume bien cette double problématique. Logique
intrépide, redoutable, parfois simplificatrice, mais toujours tendue vers la
1. Avec Jean-Baptiste Orpustan, nous avons entrepris modestement la réhabilitation de
Chaho en faisant rééditer une partie de son oeuvre. Le premier tome, préfacé par Pierre Bidart,
et consacré i1 des textes de caractère politique, est paru en 1979, édité par Lafitte Reprints, á
Marseille.
[1]
205
PIERRE BIDART
déconciation des injustices et des erreurs véhiculées ou imposées par
l'histoire.
Si l'écriture de Chaho, magnifiée et parfois obscurcie par la grandiloquence romantique, a sans doute de quoi déconcerter le lecteur moderne,
c'est pourtant une personnalité complexe et riche qui s'y dessine avec la
sensibilité du poéte, la puissance évocatrice et réflexive du philosophe,
l'ardeur combative de l'homme politique, la curiosité bienveillante du
voyageur et de l'ethnologue.
La compréhension de son oeuvre implique la connaissance des usages
dans les domaines scientifiques et culturels en cette fin de la premiére moitié
du XIXe siécle: l'ésotérisme exerce une véritable fascination auprés des
esprits cultivés: la science opere tres souvent dans une perspective comparative et aspire á de grandes synthi:ses; la presse, en plein développement,
devient la lieu privilégié des polémiques les plus variées. Ce dernier élément
explique le fait que chaque ouvrage contient des réponses ii l'adresse de
critiques littéraires, d'oú un ton souvent acerbe.
LE CHAMP DU POLITIQUE
Chaho n'est pas politologue. Jamais il ne propose sur la sócieté une
description des mécanismes de domination dans le champ politique établie á
partir de l'analyse des rapports sociaux. Les formules á 1'emporte-piéces
bloquent souvent le développement d'une analyse fine et nuancée. Pourtant,
le politique constitue le lieu topique de l'oeuvre de Chaho dans la mesure oil
justement pour lui le politique impregne les moindres éléments du systéme
social: Tant il est vrai que toute pensée d'organisation politique se développe avec
l'innumérabilité de ses rapports, se traduit et s'incarne jusque dans les faits les plus
vulgaires, les détails les plus infimes de la vie terrestre (Ph. R. p. 207). C'est la
méme idée qú il développe quand il met en évidence l'importance du social, le
développement des faits sociaux précéde toujours celui de la pensée humaine (Ph. R.
p. 206) ou qú il parle des influences sociales qui ont modifié [le] caractére [du
peuple] dans la succession des siécles (V. N. p. 277).
La question de l'antériorité du social sur l'individuel (antériorité s'exprimant d'une maniere chronologique et axiologique) le conduit ii s'opposer á
Rousseau en qu'il releve une contradiction entre le Discours sur l'inégalité
et I'Emile. Il note que pour Rousseau le devenir de l'homme est déterminé
par la société et correspond ii la lutte entre le bien et le mal, c'est á dire entre la
république et le moi (Ph. R. p. 109). Lá s'est arrété le génie de Rousseau, sur ce mot
d'institutions naturelles qu'il ne sait définir. Chaho conteste l'idée qu'on peut
changer la société á travers une action, une démarche, individuelle, isolée,
fragmentaire (éducation á 1'Emite). Si l'homme de Rousseau nait bon et
devient méchant plus tard, l'homme patriarcal primitif de Chaho assume sa
206
[2]
ECRITURE ET POLITIQUE CHEZ AUG UST
?IN CHAHO ELÉMENTS POUR UNE ...
vie d'une maniere contradictoire, dls.) suce(nt) la corruption avec le lait (Ph. R.
p. 111). Parlant de ]'origine des inégalités sociales, le Voyant est appelé á se
demander comment on passe d'une situation de misére, de ]iberté, d'harmonie, á une situation de barbarie, de corruption et de méchanceté.
Si l'on tente de prospecter le territoire du po]itique, on découvre
facilement que l'espace basque en constitue l'épicentre. II est fasciné par ce
peuple basque qu'il considere comme la race antique du soleil ou la nation des
voyants (V. N. p. 288). Nation, race, deux concepts employés indifféremment
par Chaho qui traduisent á la fois les incercitudes terminologiques et le
systéme d'appellation de populations, courants en cette période du XIXe
siécle. On peut légitimement se demander pourquoi Chaho a pris la défense
d'un pays, selon ses expressions, dépourvu de littérature nationale, aux
structures politiques laminées par le centralisme, doté d'une langue moribonde, étouffé par le cléricalisme. Ce n'est pas simplement parce qu'i] était
basque lui-méme, mais probablement parce que le pays basque représentait á
ses yeux le meilleur exemple d'une société mutilée dans son histoire, sa
culture, sa personnalité, par des siécles d'oppression politique, religieuse,
militaire (la guerre carliste apportant la preuve manifeste de la tentative
d'étouffement et l'illustration des visées centra]isatrices des libéraux). La
véhémence des critiques á l'encontre des pratiques politiques du pouvoir
madriléne contraste avec une surprenante indulgence á l'égard par exemple
des mesures centralisatrices imposées par la Révolution Fransaise. Oubli?
Prudence dans l'analyse? La question mérite d'étre posée.
Quand le Bizkaien interpelle les sophistes-libéraux de Madrid, quand
Chaho légitime l'action de Zumalacarregui, quand le voyant décrit ses
intuitions sur le devenir de la société (Socrate, Zoroaste, ]e Christ ont été eux
aussi des voyants dans la mesure oil ils ont été en avance sur leur époque et
donc non écoutés par leurs concitoyens), le ton est celui de ]a tragédie, de ]a
cause perdue. L'histoire est une succession d'événements tragiques au cours
desquels la ]umiére cesse d'étre lumineuse, la justice juste, la vérité vraie. Le
passé de la société basque est á cet égard exemplaire. L'origine des basques se
rattache au monde social détruit en Occident par 1'invasion celtique á des
civilisations éteintes et á des áges historiques ensevelis dans un profond oubli sur
lequel planent aériens quelques vagues souvenirs de genre humain type et primitif,
de lumiére pure et de parfaite liberté (Paroles d'un Bizka:ien, P. B. p. 29). Il s'agit
pourtant de renverser le cours de l'histoire qui s'est fait jusqu'ici l'écho de la
voix des puissants, de faire triompher la raison sur l'obscurantisme, la vérité
sur l'erreur, la justice sur l'injustice. Le devenir de la société basque doit
témoigner de ce renversement du cours de l'histoire, le Bizkaien est indompté
et indomptable. Sa nationalité ne périra pas (P. B. p. 17).
Le territoire du politique est fondamentalement un lieu de conf]its
permanents oil les forces d'oppression s'opposent aux aspirations démocratiques, qui porte les marques du passé mais oú se dessine également le devenir
[31
207
PIERRE BIDART
social, oil cohabitent le bien et le mal, la beauté et la laideur, la misére et la
richesse, l'humain et le surnaturel. Discours politiques en méme temps que
discours sur le politique, ces textes obéissent á un méme souci de libérer les
consciences comme préalable ii toute libération politique.
LA TENTATION APOLOGETIQUE
Le zi:le manifesté ii défendre envers et contre tout le peuple basque ne
pouvait que favoriser le glissement dans l'apologie. La société basque est
présentée comme ayant fonctionné sur des structures politiques fondamentalement démocratiques. Paroles d'un Bizkaien développe cette analyse des
mécanismes politiques dans la société traditionnelle. C'est que pour Chaho, la
démocratie est symonyme de liberté. Il voit dans la société basque l'incamation de la liberté. Sa plaidoirie en faveur du peuple basque s'articule autour de
cette idée-force: ce peuble mérite respect et considération car par son passé
et par les vestiges de ce passé, il reste le symbole vivant de la liberté. On ne
peut que rendre hommage ii Chaho d'avoir áprement défendu 1'idée que la
démocratie politique était source de liberté ii une époque oú des forces
sociales réactionnaires tentaient de réasseoir le pouvoir politique sur des
bases idéologiques inspirées de la royauté et du catholicisme.
Cependant, Chaho ignore ou feint d'ignorer que la société basque
traditionnelle entretenait aussi des hiérarchies internes (certainement moins
contraignantes et moins marquées qu'ailleurs), comprenait ces troupes de mal
nantis qu'étaient les cadets, individus écartés de toute responsabilité politique
et démunis de tout pouvoir économique par le systéme successoral, véhiculait
des aberrations dans son mode de fonctionnement, nées au cours de son
développement historique. Il retient seulement le principe de philosophie
politique qui explique et régit le systéme social, á savoir ]'égalité politique
théorique et pratique de tous les etxeko jaun et anden, (maitres et maitresses de
maison). Cela lui sufra pour idéaliser la société basque (dans son histoire, sa
géographie, ses populations, son caractére) et pour rendre, par contraste, plus
odieuse l'action des régimes politiques qui ont oeuvré pour dénaturer et pour
étouffer une telle expérience de démocratie politique. Son réflexe apologétique est souvent inspiré par un racisme anti-castillan ii fleur de peau. Il donne
une description grandiose de la Castille en évoquant l'effet produit sur
l'étranger par l'aspect d'une terre naturellement fertile, mais inculte, clairsemée de
rares villages et de viles pauvres oh végéte une population tarie á sa source par le
libertinage et la misére. Lŕa, sous le plus beau des soleas, l'homme dort, accroupi dans
l'ignorance; lá, rien de social et de vivant, si ce n'est le culte superstitieux, avec ses
légions de prétres et de moines; rien de monumental si ce n'est les églises (V. N. p.
2-3). Suivent les anathémes contre ces cagots dégénérés (V. N. p. 421) que sont
les castillans: ils ont colonisé l'Amérique en pillant et un tuant; ils ont inventé
1'Inquisition (V. N. p. 420). Ici la violence des mots atteint le degré extreme:
208
[4]
ECRITURE ET PÖLITIQUE CHEZ AUGUSTIN CHAHO ÉLÉMENTS POUR UNE ...
Peuple sans nom, vous étes l'écume que le torrent fangeux rejette á la surface, la lie
grossiére que le vin nouveau dépose á chaque vendeange au fond du pressoir (V. N.
p. 421). On retrouvera des accents semblables dans les écrits du théoricien du
nationalisme basque, Sabino Arana Goiri, quand celui-ci comparera le
bizkaien au castillan, en traitant ce dernier de maketo. Cette hargne contre la
Castille peu s'expliquer par le fait qu'elle lui apparaissait comme l'exemple
d'une société muselée par un catholicisme arrogant et officiel, harcelée par la
misére, courbée sous le poids de l'ignorance. Le contraste entre ]'espace
basque (lieu de lumiére et de liberté) et l'espace castillan (lieu d'obscurantisme et d'oppression) est donc extreme; de ce fait, I'action des ]ibéraux qui
entendent faire ]'unité politique de l'Espagne au nom du progrés social
s'apparente á une démarche grossiére, insultante, inadmissible.
DECOLONISER ET DEVELOPPER L'HISTOIRE
Chaho tend á survaloriser le role de l'histoire á la fois comme dimension
intrinséque de toute société et comme discipline scientifique. Le passé n'est
pas un temps mort, il détermine le devenir: Renier le passe du genre humain (...)
serait se condamner soi-méme á ne jamais compléter une synthése absolue de vérité
philosophique; puisque la décadence de l'humanité ou son ascension progressive dans
l'avenir ne peuvent étre que la déduction fatale, la conséquence nécessaire de ses
développements antérieurs (Ph. R. p. 31). C'est au voyant qu'i] appartient de
scruter l'histoire, de tracer le cheminement de la société dans ]e temps. C'est
aussi dans l'histoire que Chaho puise l'essentiel de ses argumentations
juridiques et politiques pour présenter la société basque comme un modele
de société démocratique. Paroles d'un Bikai'en constitue á cet égard une suite
de lesons d'histoire adressées aux libéraux (Sophistes de Madrid, savez-vous
l' histoire, p. 6, p. 8). Enfin, Chaho evoque á plusieurs reprises les entreprises
de falsification de ]'histoire du peuple basque: plusieurs raisons ont donné la
plus grande facilité d'embrouiller la question de notre origine aux imposteurs
littéraires, qui ne se font point scrupule de salir avec leurs mains de harpie les pages
saintes de l'histoire (V. N. p. 389); il décrit les pratiques littéraires d'historiens
comme Florus qui confond á dessein les temps, les lieux, les personnes et enveloppe
les événements divers de sept années dans le voile d'une comparaison poétique pour ne
pas parler de la violence des guerres cantabriques (V. N. p. 405); les historiens
du peuple dominateur se firent une tache de ne montrer dans l'univers que Rome aux
yeux étonnés de la postérité (V. N. p. 406). Cependant ]'histoire réelle a tranché
d'une autre fason: l'empire romain est tombé depuis quince siécles et la chéne de
Gernika fleurit encore (V. N. p. 406).
Analyser et dénoncer les pratiques scientifiques de travestissement de
faits sociaux par l'histoire officielle n'apparait plus aujourd'hui comme une
position intellectuelle avant-gardiste. En ce milieu du XIXe siécle, la
démarche ne manque pas d'intérét d'autant plus que ]es ouvrages d'histoire
destinés aux écoles primaires (tel le Tour de France par deux enfants d'E.
[5]
209
PIERRE BIDART
Lavisse) seront diffusés á partir de la IIIe République pour remodeler une
conscience nationale dominée par l'amour et le culte de la patrie. Occulter ou
dénaturer la vérité historique est un moyen de subordination de la science á la
politique; elle devient la finalité essentielle de la nouvelle pédagogie scolaire
dans l'enseignement de l'histoire avec la IIIe République.
Etablir ou rétablir la vérité historique est une affaire de justice, et par lá,
de démocratie. Une société et, en particulier, celle qui survit á l'intérieur de
cadres étatiques établis, mais en réalité en dehors de l'histoire officielle, se
doit de se réapproprier l'histoire, son histoire, c'est á dire les sources de son
identité. Ce n'est pas un hasard si les luttes nationalitaire s'adonnent sur le
plan culturel notamment, á ce travail de réappropriation, de remémorisation
collective de l'histoire. Et, audelá de l'histoire, c'est en réalité toutes les
sciences sociales qu'il s'agit de décoloniser.
Ce sont bien les luttes anti-impérialistes et nationalitaires qui ont conduit
progressivement ii s'interroger sur la nature des pratiques scientifiques en
usage dans l'étude des phénoménes économiques, politiques, culturels,
soumis á des rapports de dépendance. Cette interrogation a touché tout
d'abord l'anthropologie qui, historiquement, est née avec le colonialisme et
s'est développée avec lui. Elle se prolonge maintenant dans l'histoire et la
socio-linguistique en particulier. Cette démarche de décolonisation des
sciences sociales n'entraine pas simplement un réaménagement ou une
diversification des champs d'investigation scientifique, un approfondissement
des «non-dits», il conduit aussi á des reformulations théoriques et, au delá, á
des révolutions épistémologiques (abandon du centralisme comme cadre de
référence, création de concepts nouveaux comme celui de diglossie en
socio-linguistique pour désigner la nature des rapports entre une langue
dominante et une langue dominée, critique de la notion de hiérarchie
culturel]e, etc. ...). Ce débat, á peine esquissé par Chaho il y a un siécle et
demi, n'a rien d'académique (en réalité, il se constitue contre toutes les
formes d'académisme qui, jusqu'ici, ont conditionné le développement des
sciences sociales); il s'impose des que l'on aborde les questions de la
spécificité, de l'émergence et du devenir d'une culture minoritaire. Nous
n'avons point d'hi.rtoire générale (V. N. p. 389), de littérature nationale, constate
Chaho. Cependant, la résurrection de la littérature ibérienne sera le triomphe des
Voyants (V. N. p. 331).
LE REGARD ETHNOLOGIQUE BIENVEILLANT
Paroles d'un Bizkaien mais surtout Voyage en Navarre livrent entre deux
remarques politiques de mu]tiples observations de caractére ethnologique qui
s'avérent d'une grande utilité pour la connaissance de la société basque de
cette époque. C'est ainsi que Chaho dresse un intéressant portrait de
l'américain revenu au village qui montre d'une maniere ostentatoire les signes
210
[6]
ECRITURE ET POLITIQUE CHEZ AUGUSTIN CHAHO ÉLÉMENTS PÖUR UNE ...
de sa promotion sociale (V. N. p. 305); il évoque l'importance des montagnes
en tant qu'obstac]es aux contacts culturels (idem, p. 239), le succés des
pastorales sou]etines qui rassemb]ent jusqu'á 10.000 personnes (idem, p.
339), le probléme de la violence ritualisée (la femme de mauvaise vie avait
droit á un charivari aprés avoir eu les sourcils brúlés) (idem, p. 396), la
spécificité de certaines pratiques éducatives au sein de la famille basque
(idem, p. 127-128), l'importance de l'écriture comme moyen de fixation et de
perpétuation d'une culture (idem, p. 270-271), l'entreprise de censure
culturelle réalisée par l'Eglise á l'encontre de certaines formes de réjouissances populaires oú s'exprimaient la vitalité et la spécificité culturelles basques,
le catholicisme ayant graduellement aboli les fétes sociales que les montagnards
tenaient de leur amares (idem, p. 300). On comprend la véhémence des propos
de Chaho contre l'institution ecclésiastique dont l'oppression touche aussi
bien la vie culturelle (]a vie d'une communauté dans ses moments d'émotion
et de défoulement collectifs, ses désirs secrets) que la vie politique (complicité entre l'Eglise et le pouvoir). Il est important de rappeler que Mgr.
d'Astros créait en 1832 le corps d'élite sacerdotale que furent les missionnaires d'Hasparren, afin de réparar les dégáts commis par la propagande
antireligieuse menée depuis la Révolution. R. Moreau (Histoire de l'áme
basque, Taffard, Bordeaux, 1970) note á propos du fondateur des missionnaires d'Hasparren, J. B. Garat: á Hasparren, avec l'ardeur d'un apótre, il combat la
danse, modére la coquetterie féminine, développe la piété eucharistique, propage la
dévotion au Sacré-Coeur. 11 a inauguré son vicariat par un sermon fameux oh il a
demandé pardon des scandales de la jeunesse. En six ans, dit Michel Garicoitz, cette
population est bouleversée et devient méconnaissable: plus un bal, plus de cérémonies
nocturnes, pas méme pour dépouiller le mais (p. 519).
Bien que le prétre soit pour Chaho la représentation sociale et la servitude
infame et de l'horrible nuit (Ph. R. p. 206), il ne chache pas sa sympathie pour la
capucin gueril]ero dans son Voyage en Navarre ou pour le curé de SaintEngráce (le mot Engráce étant pudiquement remplacé dans le texte par un E
suivi de trois étoiles ...!) á propos duquel il n'hésite pas á lancer quelques
a]lusions impertinentes: Le curé de St E... vit-il encore? Brave homme de prétre s'il
en fut jamais! sans autre défaut qu'un faible pour le bon vin d'Espagne et les jolies
filies. II avait pour maxime favorite qu'il n'est rien de précieux comme un intervalle
de quelques minutes accompagné,d'obscurité (V. N. p. 339). Le regard ethnologique de Chaho n'a rien du regard dévalorisant. I! ne persoit nullement ces
manifestations culturelles comme des archaismes ou des insignifiances. Il y
voit au contraire des indicateurs d'une civi]isation antérieure d'une grande
richesse et d'une grande originalité en méme temps que les signes vivants
d'une culture, certes chancelante, mais néan moins douée d'une évidente
capacité de résistance. Chaho va méme plus loin en construisant á son niveau
une hiérarchie des cultures au sein de laquelle la culture basque occupe la
position dominante (V. N. p. 271). Les travaux des ethnologues (tels
Francisque-Michel, Vinson, etc.) qui aborderont la société basque au cours de
[71
211
PIERRE BIDART
la seconde moitié du XIXe siécle, véhiculeront, eux, d'une maniere souvent
explicite, le présupposé d'une hiérarchie entre les cultures ii partir duquel de
nombreaux traits culturels de la société basque seront considérés tantót
comme dénués d'originalité, tantót comme empreints de niaiserie.
ELEMENTS POUR UNE LITTERATURE MINEURE
Chaho a légué une oeuvre écrite en fransais. De lá l'indifférence de
chercheurs locaux concluant trop hativement que cette oeuvre n'était pas
digne d'intérét scientifique. Attitude bien naive et bien contraire á toute
démarche scientifique sérieuse. C'est précisément parce qu'elle a été écrite en
fransais que ces textes méritent une attention spéciale. Le fait d'utiliser telle
langue plutót que telle autre constitue un acte hautement culturel et social
qu'il s'agit d'aborder dans l'analyse de la porte d'une pensée. Et une des
originalités de l'oeuvre de Chaho est qú elle s'apparente á cette production
littéraire mineure, évoquée par Gines Deleuze et Félix Guattari2.
Quels sont les éléments qui spécifient une littérature mineure? Tout
d'abord une littérature mineure n'est pas celle d'une langue mineure mais
plutót celle qú une minorité produit dans une langue majeure. Sa conscience
nationale, qu'elle soit incertaine ou opprimée, passe nécessairement par
l'ecriture, c'est-ii-dire par la littérature.
Le second trait d'une littérature mineure, c'est la prééminence de la
politique. Dans les grandes littératures, l'affaire individuelle (familiale, conj ugale, etc. ...) tend ii rejoindre d'autres affaires individuelles, le milieu social
servant d'environnement et d'arriére-fond. Au sein de la littérature mineure,
la situation est bien différence; son espace exigu fait que chaque affaire
individuelle glisse spontanément vers la politique. Cette hypertrophie de la
politique se retrouve dans les moindres passages de l'oeuvre de Chaho. Tout
prend une coloration politique et la politique contamine aussi bien l'écriture
que l'énoncé. Et c'est ici qu'il convient de retenir la troisiéme dimension
d'une littérature mineure, ii savoir le caractére collectif de l'enonciation. Si un
écrivain ne peut pas étre disjoint du groupe social et culturel auquel il
appartient, son texte devient par la force des choses, le texte de la collectivité.
Il inspire des solidarités malgré les scepticismes, les railleries, les oppositions,
les dénégations, les parodies. L'écrivain crée par son oeuvre une autre
communauté potentielle, dotée d'une autre conscience, d'une autre sensibilité. C'est bien dans cette potentialité, dans cette tentative de cristallisation du
fictif que la littérature mineure s'apparente á une démarche révolutionnaire
quand elle ne l'annonce pas, quand elle ne l'appelle pas ou quand elle ne la
justifie pas.
2. Gules Deleuze, Félix Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, Ed. de Minuit.
1975.
212
[81
ECRITURE ET POLITIQUE CHEZ AUGUSTO< CHAHO ÉLÉMENTS PÖUR UNE ..
La question linguistique est donc ici centrale. L'oeuvre de Chaho pose
bien le probléme de la déterritorialisation de la langue, déterritorialisation
souvent et paradoxalement nécessaire pour construire cette solidarité active,
cette potentialité. Cette idée selon laquelle on explore réellement son pays,
sa culture, son histoire, de l'extérieur, d'ailleurs, á travers la condition
d'étranger á son pays ne manque pas d'intérét. Elle dénonce implicitement les
frontiéres culturelles rigides, toutes les formes d'introversion, ce qui est
synonyme de clóture des esprits, le réflexe puriste, le culte de l'archaisme. Ce
regard jeté de l'extérieur sur son pays, loin d'étre un regard dissolvant,
déformant, superficie!, permet au contraire de souder, d'évaluer et de
traduire cette réalité culturelle qu'il a, souvent, préalablement réexhumée,
réhabilitée. Sortir de sa culture pour mieux l'analyser, s'éloigner de son pays
pour mieux le saisir. Voilá une démarche paradoxale qui heurte les préjugés,
les convictions des dogmatiques. Démarche aussi difficile car elle oblige á
demeurer dans la sphére du relatif, loin de la quiétude des certitudes
acquises, á fonder une existence sociale dans l'innovation, dans la création et
dans la lutte quotidienne.
On a souvent tendance ii définir un territoire dans sa matérialité et dans
les éléments qui distinguent cette matérialité: la frontiére, les cours d'eau,
une créte de montagne. II faut aussi s'interroger sur les autres territoires, sur
les rapports entre territoire et langue, territoire et histoire, territoire et
culture: c'est ainsi que Chaho se réfere aux Mires, au voyant, qui remplissent
une fonction d'archétypes. Or les archétypes peuvent étre considérés comme
des procédés de reterritorialisation historique. Aussi la littérature mineure
manifeste vraiment sa singularité: la déterritorialisation de la langue n'empéche
pas la reterritorialisation de la culture, de l'histoire, de se réaliser par ailleurs.
La procédure comme le contenu de ]a reterritorialisation ne sont pas nécessairement révolutionnaires; cette reterritorialisation peut étre régressive et oedipienne: ma langue/ma mere, euskera maitea, ma patrie/ma mere, etc... Cette injection
de sens que constitue la reterritorialisation prend aujourd'hui une intensité particuliére, si l'on observe certains mouvements linguistiques.
Le développement de la demande culturelle exprimée par des groupes
d'adultes déjá bascophones dans le sens d'une alphabétisation (apprentissage
de l'écriture, du systéme grammatical) fournit un exemple tout á fait
significatif.
L'approche comparée des langues est á coup sur moins intéressante que
celle des fonctions du langage qui peuvent s'exercer pour un méme groupe ii
travers des langues différentes: bilinguisme ou méme multilinguisme. Cette
perspective permet de tenir compte de la nature des rapports sociaux,
d'évaluer le systéme hiérarchique et impératif du langage comme transmission
d'ordres, exercice du pouvoir ou résistance á cet exercice 3 . Dans cette perspective,
3. op. cit p. 43.
[9]
213
PIERRE BIDART
Henri Godard propose un modele tétralinguistique: la langue vernaculaire
maternelle ou territoriale de communauté rurale ou d'origine rurale; la langue
véhiculaire, urbaine, étatique ou méme mondiale, langue de société,
d'échange commercial, de transmission bureaucratique; la langue référentiaire, langue du sens et de la culture, opérant une réterritorialisation
culturelle, la langue mystique ii l'horizon des cultures et de la reterritorialisation spirituelle ou religieuse.
Du temps de Chaho, la société basque s'organisait ii partir des deux
premiéres fonctions socio-linguistiques, celles-ci étant tenues par des langues
différentes: le basque, langue vernaculaire, le fransais, langue véhiculaire.
Aujourd'hui, la fonction culturelle du basque s'est enrichie en accédant ii la
fonction référentiaire, puis á la fonction véhiculaire. La césure actuelle au
niveau des usages sociaux du basque se définit fondamentalement ainsi: pour
la fraction politico-culturelle consciente, parler basque constitue une maniere
privilégiée de marquer la basquitude; pour le paysan, le basque signifie son
appartenance á la société rurale. L'accession á cette fonction véhiculaire s'est
réalisée tout d'abord á travers l'hyperlittérature, c'est ii dire le culte de la
lettre pour elle-méme (exemple: traduction en basque d'oeuvres de Platon).
Elle s'est traduite ensuite par l'utilisation du basque comme véhicule du
discours scientifique: le lancement de l'Université basque d'été qui avait,
notamment, pour objectif d'évaluer les performances du basque comme outil
de transmission du savoir scientifique et la production de vocabulaires
spécialisés (en droit, en sciences sociales, etc...) s'inscrivent parfaitement dans
cette logique. Enfin, le mouvement des ikastolas ou écoles de langue basque
consacre magistralement cette fonction véhiculaire qui reste néanmoins
circonscrite au niveau scolaire.
Etre nomade dans sa propre langue; repérer au sein de toute langue ce
qui est subversif, ce qui releve de l'oppression, trouver les points de
non-culture, de sous-développement, n'est-ce pas lá un pari difficile ii tenir
mais fondamentalement nécessaire pour la création, le rejet de la sclérose, la
défense de la liberté?
La recherche de la liberté fut sans nul doute la finalicé essentielle de
l'engagement personnel de Chaho dans ses écrits poétiques et philosophiques. D'oú une lutte sans merci contre tout ce qui, d'aprés lui, pouvait
entraver la liberté: l'ignorance, l'erreur, la superstition, l'obscurantisme, les
religions instituées, les pouvoirs répressifs.
Il n'ignore pas les difficultés de l'individu épris de liberté. La position du
croyant est plus confortable que celle du voyant. Bousculer l'ordre politique
et idéologique dominant n'est pas toujours un luxe intellectuel sans cisques.
En choisissant le parti de la liberté, Chaho savait qu'il optait pour le parti de
l'ingratitude, de l'inconfort, de la cause perdue, de la solitude, de la suspicion.
Il tenait par dessus tout ii se distinguer de tous ces incredules gagés qui mettent au
service d'une pensée religieuse ou politique leur insignifiance littéraire, sa vie et son
oeuvre en témoignent.
214
[101
Téléchargement