Le doigt de Jean-Baptiste
L’accompagnement spirituel
Je voudrais commencer par rendre grâce au Seigneur pour les accompagnateurs qu’Il a mis sur
mon chemin et qui m’ont désigné le Christ…Jacques, Etienne, Edouard, Blaise, Denis,
Henri…oui quelques frères qui ont été pour moi des Jean- Baptistes me montrant le Christ à
suivre et à aimer.
Sans eux je n’aurais sans doute pas franchi certains ravins de ténèbres, sans eux aussi je me serais
engluée dans le rêve ou l’illusion tant il est facile de confondre notre désir et l’exigence
évangélique.
L’accompagnateur spirituel pour moi évoque le guide en montagne : tantôt devant, lorsqu’il faut
signaler les difficultés ou les voies sans issue, tantôt à côté lorsque le chemin est large, tantôt
derrière lorsqu’il s’agit simplement de confirmer le bon chemin. Je reste en effet marquée par une
expérience : à un moment très difficile de ma vie, dans une traversée tragique, mon
accompagnateur qui était aussi un montagnard chevronné m’a emmenée en montagne pour
permettre à mon corps et mon ur de décharger tensions et angoisses. A un moment de la
course, dans le massif du Pelvoux, nous sommes arrivés devant un mur qui ne pouvait se
descendre qu’en rappel. Je n’avais jamais fait de rappel. Etienne m’a dit alors « N’aies pas peur, je
t’assure » ! Et ce petit mot « assurer » est devenu pour moi définition même de
l’accompagnement, définition même de la présence de Dieu à qui, depuis, je dis dans le Notre Père
« Assure-moi dans la tentation ». J’aime aussi évoquer pour imager l’accompagnement ce verset
du livre des Proverbes « Un frère aidé par un autre frère est une place forte », une place forte que ne peut
détruire aucune attaque.
L’accompagnement prend trois dimensions essentielles : il éduque à la liberté, apprend à
discerner, dans une relation particulière.
Si nous parlons d’accompagnement spirituel c’est qu’il y a vie dans l’Esprit
La vie dans l’Esprit est un chemin de croissance comme notre vie physique et psychique. C’est un
long chemin qui me conduira, comme dit saint Paul, à passer « du lait de la petite enfance à la
nourriture solide des hommes spirituels » (1 Cor 3,1). Le risque que souligne Paul est de demeurer au
plan spirituel comme au plan psychologique dans un infantilisme incapable de vivre dans la
liberté des enfants de Dieu, liberté qui engage bien au-delà des préceptes à suivre ou de règles à
observer, liberté qui est prise de risque, responsabilité, acte de foi comme Abraham allant de
campement en campement….La croissance spirituelle n’est jamais achevée, elle passe comme
notre croissance humaine par des étapes, des inattendus de l’Esprit, des ravins de ténèbres à
l’image de Jésus lui-même. La manière dont Jésus a appris la liberté devient notre chemin : se
livrer à l’Esprit qui est amour, dans la fidélité à l’Evangile. C’est cet itinéraire que Jésus a fait
parcourir à ses disciples, de passage en passage. Et nous savons combien ce chemin a été pour
eux difficile, obscur, lent…jusqu’à la Pentecôte leur intelligence est éclairée et leur cœur
affermi pour sortir du doute et de la peur : « Notre cœur n’était-il pas tout brûlant quand il nous parlait en
chemin » (Lc 24,32). L’Esprit les a fait passer de la peur à l’audace et au dépassement de soi, des
commandements à la liberté d’inventer, du souci de « bien faire » à l’apprentissage du risque en se
recevant d’un autre.
C’est cette expérience de l’Esprit que nous sommes tous appelés à faire. Au baptême, à la
confirmation, nous avons été « baptisés dans l’Esprit » événement de Pentecôte par lequel le
Christ nous a remis en partage le don le plus précieux qui lui appartient en propre.
Depuis lors, l’Esprit est devenu « notre vie », et il nous appartient de nous laisser « conduire par
l’Esprit » (Galates 5, 25).
Encore faut-il en avoir le désir ! Le désir de Dieu, ce lieu, « plus intime à moi-même que moi-
même » comme en a fait l’expérience St Augustin, qu’il me faut protéger, nourrir, entretenir.
Comme le psalmiste, suis-je capable de cette prière : « Dieu toi mon Dieu je te cherche dès l’aube, mon
âme a soif de toi » (ps 62)? Ou cet appel de l’Esprit est-il mon cri : « Viens Esprit-Saint » ? Je ne peux
rien sans l’Esprit Saint : vivre l’Evangile devient alors un effort à la force du poignet qui
décourage et désespère….tout comme vivre de l’Esprit sans l’ajustement à la Parole conduit aux
débordements de l’imaginaire et aux rêves inconsistants. Je pense à Yves prenant l’évangile au
pied de la lettre et s’imposant un rythme de vie épuisant ou à Marie, si sûre d’un appel du
Seigneur à la vie consacrée alors qu’elle ne pouvait assumer l’ordinaire des jours….
Je sais aussi d’expérience que je vis dans ma chair et mon quotidien une incapacité à vivre de
l’Esprit tant pèsent mes limites, mes refus, mes pauvretés, mon péché…tout ce qui me retient,
que ce soit un fil de nylon ou un câble d’acier. Comme l’oiseau pris au filet je ne peux m’élancer.
De fait la vie chrétienne n’est pas un long fleuve tranquille mais un combat, un combat spirituel si
bien décrit par Paul : « Le bien que je veux, je ne le fais pas, et le mal que je ne veux pas je le fais » (Ro
7,19).
Le combat spirituel
Arrêtons-nous un moment sur ce combat spirituel. La foi, le désir de Dieu, m’engagent dans un
combat entre la chair et l’esprit, comme dit saint Paul, entre l’accueil du royaume et sa réalité au
quotidien. Pour entrer dans cet invisible du Royaume, la tradition chrétienne parle de l’usage de
nos « sens spirituels ». Comme nos cinq sens nous font goûter, sentir, voir, entendre, toucher le
monde, nos sens intérieurs nous font sentir et goûter l’invisible, la présence de Dieu. Et par eux
nous portons un regard différent sur le monde, nous- même, les autres, Dieu. C’est comme cela
que je comprends cette parole du Christ : « Je te bénis Père car ce que tu as caché aux sages et aux savants,
tu l’as révélé aux tout-petits » (Mt 11,25). Oui, pour reconnaitre Dieu dans nos vies il faut certes des
savoirs mais il faut surtout la foi pour interpréter les signes de Dieu. Ou comme le dirait Ignace
« ce n’est pas d’en savoir beaucoup qui rassasie l’âme mais de sentir et goûter les choses
intérieurement » (Ann.2). Et ce sera une des tâches de l’accompagnateur d’aider à repérer ces
« sentis » qui nous traversent.
C’est la raison pour laquelle Jésus a tant parlé en paraboles. Il faut certes dans le champ voir
l’ivraie qui pousse mais pour Jésus ce qui compte c’est la bonne semence qui va donner l’herbe
puis l’épi. L’ivraie vient après. Les serviteurs sont plutôt tournés vers l’ivraie mais le Royaume
c’est le semeur, la semence, le champ. C’est une conversion du regard que les disciples n’ont pas
encore faite : ils restent fixés sur l’ivraie. Et Jésus les recentre sur celui qui sème et sur le bon
grain. Nous savons d’expérience que l’ivraie est en nous mais la sagesse de l’évangile nous invite à
ne pas nous livrer à la violence de l’arrachement mais au discernement, au tri, à la patience et
surtout à faire des choix de vie qui nous font ressembler au Christ « pauvre et humble ». Il ne
s’agit pas d’ignorer la chair car « qui veut faire l’ange fait la bête »…il s’agit d’apprendre à aimer en
elle, par elle. Le combat va donc toucher ma manière de vivre et non la chair qui est don de Dieu.
Ce sera essentiellement ma manière de vivre ma relation aux autres, aux biens, à la nature, au
pouvoir…Il y a une manière avide, possessive, cumulative, dominatrice de vivre ma relation à
l’argent, à mon conjoint, mes amis, mes collègues de travail, au pouvoir qui s’oppose au style de
Jésus qui trouve sa joie dans la partage, la pauvreté, le respect, le pardon, le don de soi, le service
dont il nous invite à revêtir le tablier comme il l’a fait lui-même le soir du jeudi saint dans cette
scène magnifique que nous raconte saint Jean (Jn 13,1 et ss). C’est cette tension que nous décrit
Paul de manière fort réaliste dans l’épitre aux Galates : « La chair s’oppose à l’esprit et l’esprit à la
chair ; entre eux c’est l’antagonisme ; aussi vous ne faites pas ce que vous voulez. Mais si vous êtes conduits par
l’Esprit, vous n’êtes plus soumis à la loi. Marchez sous l’impulsion de l’Esprit » (Ga 5,16)
Le combat est donc à situer d’abord contre le désir d’appropriation et de jouissance « Qu’as-tu que
tu n’aies reçu » nous interpelle l’Apôtre. sus lui-même nous montre ce qu’est ce combat dans la
triple tentation au désert : tentation de l’avoir, du pouvoir, de se faire soi-même. Nous sommes
bien loin du mépris ou de la mutilation de la chair dont certains nous font croire que est le
combat à mener. Une ascèse mal comprise, nous le savons, peut mener à l’orgueil et à la
suffisance ! Notre combat n’est rien d’autre qu’une libération de notre liberté. Et à la suite du
récit des tentations au désert nous pouvons nous poser la question aujourd’hui : « Si tu es fils, fille
de Dieu, comment combles-tu tes faims ? Comment affirmes-tu ta puissance ? Comment fais-tu
grandir la vie ? Pourquoi as-tu peur du regard de l’autre ? Du jugement de l’autre ? ». Le travail de
l’Esprit est de nous rendre libres, libres pour aimer, pardonner, partager, pour chanter. Car la joie
et la paix sont les fruits de ce combat….et je rends grâce pour les beaux témoignages que nous
ont confiés chacun avec son charisme propre Sr Emmanuelle ou l’abbé Pierre par exemple.
Rien donc à la force du poignet mais dans la douceur de l’Esprit se laisser transformer corps,
âme, intelligence par l’action de grâce, la louange, la contemplation du Christ dans l’évangile.
Contempler c’est devenir, c’est laisser peu à peu le Christ prendre chair en nous, nous devenons
des Christs selon la belle expression de saint Cyrille de Jérusalem. Contempler le Christ c’est à
force de le regarder, de l’écouter me laisser transformer par la connaissance intime et amoureuse :
la prière dans ce rythme lent conduit à la ressemblance.
L’expérience spirituelle
Il s’agit bien d’une expérience, une expérience de l’Esprit qui nous conduit à la Source. Pour
certains le sentiment de cette présence s’est fait d’une façon forte et inattendue, pour d’autres elle
s’inscrit dans le temps, dans une lente transformation de l’être mais il s’agit toujours d’une
« connaissance » intime bien différente de tous nos savoirs sur Dieu. Il s’agit d’une révélation ! Et
les chemins sont bien variés. Je pense en souriant à Chantal qui a reçu dans un éblouissement sa
vocation à la vie religieuse en faisant la vaisselle ou au chemin peineux de Jean pendant une
longue retraite sans consolation et qui a débouché tout à coup sur la lumière. L’évangile de Jean
nous montre combien ont été variés les chemins de la reconnaissance du Ressuscité : par
l’intelligence qui comprend les Ecritures pour Jean devant le tombeau vide, par le ur et son
amour fou pour Jésus chez Marie de Magdala dans le jardin, par le doute chez Thomas….mais
c’est toujours le fruit de l’ouverture à une rencontre.
Où l’on parle d’accompagnement spirituel !
Vous l’avez compris, la vie dans l’Esprit n’est pas alors sans risque : les dangers de l’illusion sont
fréquents et seul on ne peut les discerner. C’est le chemin des « égarés » qui prennent leur rêve
pour la réalité, leur imaginaire pour la volonté de Dieu, leur sur-moi pour la parole de Dieu. Ceux
qui s’enferment et ignorent la liberté de l’amour, ceux qui pensent que Dieu prend plaisir aux
sacrifices, ceux qui sacralisent à l’excès lieux et rites, ou ceux qui pensent que dire suffit, inutile de
faire, ceux qui sont dévorés par le scrupule…d’où la nécessité d’être accompagné.
C’est une longue tradition ecclésiale que l’on trouve dès le IVe siècle dans les débuts du
monachisme en particulier en Egypte autour des res du désert qui apprenaient aux débutants à
vivre selon l’Esprit dans une conversation spirituelle le disciple s’ouvre à l’ancien qui - lui-
même expérimenté dans les voies de Dieu - peut comprendre le travail de l’Esprit dans son
compagnon. C’est en quelque sorte une conversation triangulée par l’Esprit à qui chacun est
soumis. La figure de l’accompagnement est ici une « paternité spirituelle » qui se vit en
compagnonnage et dans le dialogue. Grégoire le Sinaïte nous avertit : « celui qui voit quelque
chose dans sa pensée, dans ses sens, même venant de Dieu et l’accueille sans prendre l’avis des
experts se trompe facilement ou il se trompera parce qu’il est trop complaisant à accepter ». La
tradition se continue dans l’Eglise d’Orient. Ecoutons le père Matta El Meskin du monastère
égyptien de St Macaire que j’ai visité : « Le père spirituel est celui qui aide chacun à développer sa
propre personnalité, selon la liberté intérieure de l’Esprit. Le moine pourra quitter le monastère
pour s’enfoncer dans le grand désert quand il aura appris à distinguer la volonté propre de
l’inspiration ».
Je repère l’importance de la parole dite à quelqu’un qui peut l’entendre, une ouverture dans la
confiance pour éviter illusions généreuses ou pièges de l’imaginaire. Déjà Grégoire de Nysse
soulignait le danger de se fier à son propre jugement : « Certains en effet, avec les meilleures
intentions dans leur désir de vie parfaite et après l’avoir choisi et en avoir approché la perfection,
ont succombé par l’orgueil à une chute étrange, étant tombés dans l’illusion par un égarement
d’esprit qui leur a fait estimé bon tout ce vers quoi leur pensée se portait »
Au Moyen- Age et début du XVIe nous assistons à un élargissement de ce ministère dans l’Eglise
avec la naissance des frères mineurs autour de François qui mettra l’accent sur la fraternité
comme lieu d’accompagnement et de croissance, l’intelligence de la grande Thérèse qui eut
besoin pour elle-même et ses sœurs de « conseillers spirituels », Charles Borromée, plus tard
François de Sales mais surtout Ignace de Loyola sur qui je reviendrai. Appuyés sur les écrits des
pères du désert ces maitres spirituels ont insisté sur la façon d’exercer ce service: écoute et
ouverture d’âme sur les états intérieurs, apprentissage de la prière, relecture, discernement par la
connaissance des chemins de l’Esprit de lumière et les ruses de l’ange des ténèbres comme les
décrivent les apophtegmes des Pères du désert. Et aussi l’enseignement, en particulier la lecture
de l’évangile car la vie spirituelle, c’est la vie même de Jésus-Christ. Cette tradition est restée
vivante dans l’Eglise.
Nous-mêmes nous vivons depuis plusieurs décennies une intense recherche spirituelle qui
traverse toutes les confessions, toutes les religions, recherche d’intériorité et de repères pour vivre
« mieux » en unité avec soi-même et avec les autres. Le souffle puissant du renouveau
charismatique qui a traversé les Eglises par exemple a fait réapparaitre le désir « d’être
accompagné » en particulier pour se « laisser conduire par l’Esprit » au quotidien, pour relire sa
prière ou prendre des décisions après un travail de discernement.
Le changement de vocabulaire est d’ailleurs intéressant : ni directeur, ni père spirituel, ni coach à
la mode aujourd’hui, mais simplement accompagnateur spirituel. Le lien qui se crée ni autoritaire
ni paternaliste est basé sur l’écoute ensemble de l’Esprit, la recherche de la vérité, le
discernement.
Une telle relation particulière aura quelques exigences :
- De la part de l’accompagné, un désir de s’engager à la suite du Christ, un souci de
vérité, d’ouverture, de foi surtout en l’action de Dieu en chacun, de confiance en soi, en
l’accompagnateur : sans la confiance il ne peut y avoir accueil d’aucune parole extérieure
ou intérieure. Je suis moi-même souvent bouleversée de la confiance entière que me font
les personnes qui entrent en retraite spirituelle…cela leur demande du courage mais
donne des ailes à l’accompagnatrice ! Ni simple rencontre amicale, ni lieu thérapeutique, la
rencontre n’est pas juste pour parler ou trouver des solutions à ses questions mais désir
de créer sa propre vie avec Dieu.
- De la part de l’accompagnateur, comme pour tout ministère : du goût pour cela, un
appel de la communauté, confirmé par la pratique. Une sagesse spirituelle acquise par
l’expérience des façons de faire de Dieu dans la prière : « il doit être prudent, je précise
donc qu’il ait un esprit sûr et de l’expérience, et si à cela il ajoute la doctrine, c’est un très
grand bien » précise Thérèse d’Avila et d’ajouter « les deux premières sont les plus
importantes….Les commençants tirent peu de profit selon moi des savants qui ne sont
pas adonnés à l’oraison ». (Vida de Santa Teresa de Jesús ch 13).
Qu’il sache écouter ce qui n’est pas si « naturel » qu’on le pense, « Ecouter, c’est faire, comme
écrit Bonhoeffer dans De la vie communautaire, ce que Dieu a fait pour nous : son amour ne se
borne pas à nous parler mais aussi à nous écouter ». Une écoute sans a priori, un accueil sans
limite car l’action de l’Esprit est toujours dans l’inattendu, et surtout avec une grande foi et
espérance car en Dieu aucune situation n’est jamais définitivement bloquée : l’accompagnateur est
comme le jardinier de l’évangile devant le figuier stérile qu’il ne peut se résoudre à couper.
Homme et femme de prière, il a acquis la connaissance des mouvements de l’Esprit, il sait
s’émerveiller, il sait qu’il peut se tromper mais aime le risque. Il sait parler mais aussi se taire, ne
pas juger, respectueux du temps qu’il faut pour grandir, il sait porter avec, compatir….
Le fruit de l’accompagnement est la croissance de notre liberté intérieure pour n’être plus « des
enfants à la dérive » comme dit St Paul. Et pour « apprendre de ta propre démarche que tu es sur
la bonne route » comme conseille Augustin. Sinon c’est qu’il y a quelque chose qui ne va pas. Si
notre vie spirituelle ne fait pas de nous des « hommes et des femmes vivants » gloire de Dieu
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