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Conférence de carême, à Fourvière – dimanche 29 mars 2009
L’HYMNE de l’EPITRE aux PHILIPPIENS
Cardinal Philippe Barbarin
Le livre des Actes des Apôtres raconte avec précision l’arrivée de saint Paul à Philippes, et la naissance
de la communauté chrétienne dans cette ville. C’est la première page de l’évangélisation de l’Europe.
Au chapitre 16, alors que l’Apôtre est à Troas, la célèbre ville de la « guerre de Troie », en Asie
mineure, il vit un événement aussi bouleversant qu’inattendu : « Paul eut une vision pendant la nuit : un
Macédonien était là, debout, et l’appelait : ‘Traverse la mer pour venir en Macédoine à notre secours !’ » (v.9).
Après cet épisode déterminant, le ton du livre change, et le rédacteur s’engage dans le récit, qui passe de la
troisième à la première personne du pluriel, décrivant l’itinéraire de Paul et de ses compagnons: «Après cette
vision…, nous avons cherché à partir immédiatement pour la Macédoine (…) Nous avons pris le bateau à Troas,
et nous avons gagné directement l’île de Samothrace, puis le lendemain Néapolis, et ensuite Philippe » (vv. 10-
12).
Le jour du sabbat, Paul se rend au lieu de prière habituel des juifs, « sur les bords de la rivière » , et parle
aux femmes qui étaient réunies là. Parmi elles, Lydie « une commerçante en tissus de pourpre, originaire de la
ville de Thyatire », semble être la première personne en Europe à avoir reçu le baptême, « ainsi que tous les
siens » (vv. 14-15). Même si le texte ne mentionne plus le nom de la ville, on est fondé à penser que les
événements qui ont suivi ont eu lieu dans cette ville: l’emprisonnement de Paul et Silas, leur mystérieuse
libération nocturne, la stupéfaction du geôlier et son baptême, « en pleine nuit… avec tous les siens », précédé
d’une rapide et brûlante catéchèse : « ’Que dois-je faire pour être sauvé, mes seigneurs ?’ Ils lui répondirent :
‘Crois au Seigneur Jésus ; alors tu seras sauvé, toi et toute ta maison.’ Ils lui annoncèrent la parole du Seigneur,
ainsi qu’à ceux qui vivaient dans sa maison » (v. 29-33).
L’Évangile y fut si vite et si bien accueilli que Paul ne cache pas sa satisfaction, sa joyeuse
reconnaissance : « Je rends toujours grâce à mon Dieu quand je fais mention de vous ; chaque fois que je prie
pour vous tous, c’est toujours avec joie, à cause de tout ce que vous avez fait pour l’Évangile
en communion
avec moi, depuis le premier jour jusqu’à maintenant» ( Ph 1, 3-5).
1
Dans l’ensemble de cette épître, le passage que l’on appelle couramment « l’hymne aux Philippiens »
(2, 6-11) occupe une place exceptionnelle. C’est un texte majeur pour la connaissance du Christ, « l’un des plus
élevés de tout le Nouveau Testament », dit Benoît XVI. L’an dernier, lors de l’ouverture de l’Année saint Paul,
au soir du 29 juin, un comédien, Jean-Claude Drouot, avait proclamé l’ensemble de l’épître dans la Primatiale
saint Jean. Après la lecture de l’hymne, le musicien qui l’accompagnait au luth avait prolongé son aubade, puis
le comédien avait fait une reprise éblouissante de ces quelques versets. C’est le seul passage que l’artiste ait
répété ; à sa manière, il voulait montrer que ces lignes sont vraiment le cœur de l’épître.
La liturgie en offre la preuve en nous donnant à méditer cette hymne comme deuxième lecture,
chaque année, au cours de la Messe des Rameaux. Nous la retrouvons aussi chaque semaine, à l’office des
premières Vêpres du dimanche : au moment où nous entrons dans la célébration de la résurrection du
1
Jacques Cazeaux, exégète lyonnais, note dans un travail non publié, que si Paul exhorte vigoureusement les
Philippiens à la joie, c’est peut-être parce qu’elle leur manquait, même si en 2 Cor 8, 1-2, il parle d’une joie qui
a l’air d’être propre aux Macédoniens. Il résume ainsi l’épître : « Si Paul évoque tellement la joie, c’est qu’elle
manque ; elle manque à cause de la discorde, et la discorde vient de l’orgueil, soit de factions évangélistes – le
modèle est le Messie humilié (première partie) ; soit de judaïsants aberrants – le modèle est Paul humilié
(seconde partie). »
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Seigneur, l’Église nous invite à contempler Jésus qui s’abaisse, se remet entre les mains du Père, et va jusqu’au
bout de l’amour et de l’obéissance. Dans cet extrême de l’humiliation, réduit au rang de l’esclave, il a le
sentiment d’être abandonné, comme l’atteste son cri rapporté dans les Évangiles (Mt 27, 46 et passim.) Et
pourtant, avec l’étonnant « c’est pourquoi » du verset 9, le texte affirme que c’est justement cet abaissement
sans limite qui lui vaut d’être exalté et proclamé par tous : « Seigneur,… pour la gloire de Dieu le Père ».
Lorsque nous chantons cette hymne, comme une description et une contemplation de la grande trajectoire du
mouvement de l’Incarnation rédemptrice, je me dis, chaque samedi soir, que ces lignes nous rappellent les
conditions de notre entrée dans le Royaume. Seule l’attitude de dépouillement intérieur, d’humilité et
d’abaissement permet d’accéder à la gloire de Dieu, et tout simplement déjà, de bien entrer dans la
célébration du dimanche.
Ces six versets ont toujours été particulièrement difficiles pour les biblistes, une crux interpretum,
comme l’on dit ! Déjà en 1923, un exégète écrivait : « Les commentateurs ont dépensé des trésors
d’ingéniosité, d’érudition, de pénétration, sans qu’aucun ne soit jamais parvenu à donner de ce passage une
explication qui satisfasse les autres et termine le débat »
2
. On admet généralement qu’il s’agit d’un texte très
ancien, un cantique liturgique antérieur qui n’a pas été composé par Paul, mais que celui-ci a emprunpour
l’agréger à l’enseignement de son épître, au moment où il veut exhorter les Philippiens à l’humilité. C’est « une
donnée très importante
,
explique Benoît XVI, car cela signifie que le judéo-christianisme, avant saint Paul,
croyait dans la divinité de Jésus »
3
.
Un appel pressant contre les dangers de la division
Commençons par regarder le contexte de l’hymne ; il s’agit d’une vibrante exhortation à l’unité. Nous
ne savons pas si la communauétait en proie à des divisions ou si Paul voulait prévenir les Philippiens contre
cette tentation qui menace toute communauté. Ce qui est sûr, c’est que les épîtres pauliniennes reviennent
souvent sur ce thème. Que l’on songe au chapitre 12 de la 1
re
épitre aux Corinthiens sur la diversité des
charismes dans l’Église, qui engendre des jalousies ; Paul explique, avec la comparaison de l’unité organique du
corps, qu’il s’agit d’une complémentarité voulue par Dieu. Et il invite les fidèles à dépasser ces querelles :
« Aspirez aux dons supérieurs » (v. 31), pour introduire la célèbre « hymne à la charité » (1 Co 13). Les membres
n’ont pas la même fonction, mais ils tirent tous leur vie d’une même source, et le sang qui coule aux artères du
corps entier, c’est la charité de Dieu. On pourrait évoquer aussi la parénèse de l’épître aux Éphésiens : « Ayez
beaucoup d’humilité, de douceur et de patience, supportez-vous les uns les autres avec amour ; ayez à cœur de
garder l’unité dans l’Esprit par le lien de la paix… Il n’y a qu’un seul corps et un seul Esprit,… un seul Seigneur,
une seule foi, un seul baptême » (Ep 4, 2…5).
Le démon de la division guette toutes les familles et les communautés. Il a provoqué, dans les vingt
siècles de l’histoire de l’Église, des ravages que l’on a toujours essayé de rattraper, notamment dans le
mouvement œcuménique, depuis un siècle. Et l’on peut dire que non seulement déjà les communautés
fondées par Paul, mais même le collège des apôtres nous montrent les menaces qui pèsent sur l’unité des
disciples de Jésus. L’Évangile présente les Douze discutant entre eux pour savoir qui est le plus grand, ou
Jacques et Jean briguant les places d’honneur dans la gloire (Mc 10, 35-40). Jésus revient toujours sur l’attitude
intérieure demandée à ses disciples : « Si quelqu’un veut marcher derrière moi, qu’il renonce à lui-même, qu’il
prenne sa croix, et qu’il me suive » (Mc 8, 34). Il ne craint pas d’utiliser le mot « esclave » que nous retrouvons
dans l’hymne aux Philippiens pour appeler à l’esprit de service, dont il donne lui-même l’exemple : « Celui qui
veut être le premier sera votre esclave. Ainsi, le Fils de l’homme n’est pas venu pour être servi, mais pour servir
et donner sa vie en rançon pour la multitude » (Mt 20, 37-38).
Le Seigneur avait pressenti et annoncé ce danger de la division, Lui qui, après avoir enseigné le Notre
Père, en a commenté aussitôt la demande la plus difficile, celle qui porte sur le pardon. De fait, il est inévitable
qu’il y ait des déceptions ou des blessures, et que naissent dans les coeurs amertume et ressentiment. C’est
pourquoi le pardon mutuel est la clé de l’unité dans une communauté : « Si vous pardonnez aux hommes leurs
2
Charles Guignebert « Quelques remarques d’exégèse sur Phil.2, 6-11 », in Revue d' Histoire et de Philosophie
religieuses 3, 1923, p. 512).
3
Benoît XVI, audience générale du 22 octobre 2008. Le Pape poursuit : « En d’autres termes, la foi dans la
divinité de Jésus n’est pas une invention hellénistique, apparue bien après la vie terrestre de Jésus. »
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fautes, votre Père céleste vous pardonnera aussi. Mais si vous ne pardonnez pas… » (Mt 6, 14-15). Ce thème est
si important et difficile que, dans le même Évangile selon saint Matthieu, Jésus y revient tout au long du
chapitre 18, exhortant Pierre à pardonner non pas « sept fois, mais jusqu’à soixante-dix fois sept fois ». Après
cela, il enseigne la parabole du débiteur impitoyable, pour illustrer son propos : Regardez ce qui risque de vous
arriver « si chacun de vous ne pardonne pas à son frère de tout son cœur » (Mt 18, 35).
Saint Paul ne parle pas de ce sujet dans l’abstrait ; il a, lui aussi, connu de douloureux conflits. Le livre
des Actes raconte sa rupture avec Barnabé, à qui il devait pourtant beaucoup : « Il y eut un grand
emportement, à tel point qu’ils se séparèrent les uns des autres. Barnaemmena Marc et prit le bateau pour
Chypre. Paul, lui, choisit pour compagnon Silas et s’en alla… » (Ac 15, 39-40).
Au début du chapitre 2, pour introduire cette hymne, Paul appelle vigoureusement les Philippiens à
garder l’unité. Il suffit de lire les versets 1 à 4, pour mesurer à quel point il s’implique dans cette exhortation :
« Je vous en conjure par tout ce qu’il peut y avoir d’appel pressant dans le Christ, de persuasion dans l’amour,
de communion dans l’Esprit… ». Les mots qu’il choisit montrent son désir d’enraciner l’unité de l’Église dans
celle de la Trinité. Ils nous rappellent la formule finale de la 2
e
épître aux Corinthiens (« la grâce de Jésus-Christ,
l’amour de Dieu le Père et la communion de l’Esprit Saint » 13, 13) avec lesquels commence la célébration de la
Messe. Paul s’engage lui-même de tout son être lorsqu’il parle de « tendresse compatissante », et qu’il
demande : « Mettez le comble à ma joie par l’accord de vos sentiments : ayez le même amour, une seule âme,
un seul sentiment » (vv. 1 et 2).
Les éléments essentiels de la réussite d’une vie communautaire sont la douceur ou la patience, le
désintéressement, le souci du bien de l’autre : « N’accordez rien à l’esprit de parti, rien à la vaine gloire… ne
recherchez pas vos propres intérêts… ». Mais la clé se trouve dans l’humilité : « Que chacun par l’humilité
estime les autres supérieurs à soi » (vv. 3 et 4). » Ces paroles sont aussi utiles aujourd’hui qu’aux
commencements de l’Église, et l’unité de nos communautés est toujours un bien précieux et fragile.
Avant tout, l’exemple du Christ
Mais, pour saint Paul, les consignes morales ne suffisent jamais. Il veut indiquer aux Philippiens que la
source de leur victoire en ce domaine, le seul modèle qu’il leur faut imiter et qui leur permettra d’atteindre le
but visé, c’est le Seigneur Jésus.
Le mot grec qu’il utilise (èn) permet de traduire le verset 5, aussi bien par : « Ayez entre vous » que par
« ayez en vous », « les dispositions qui sont dans le Christ Jésus. » Il s’agit donc peut-être d’une exhortation
communautaire et individuelle, à la fois. Chacun doit savoir qu’il a la mission d’être un artisan d’unité, et la
communauté doit porter ce souci de l’unité comme un objectif majeur. L’attitude du Christ, décrite dans
l’hymne ainsi introduite, sert de modèle à chaque fidèle dans sa vie spirituelle (« en vous »), et dans les
relations communautaires (« entre vous »).
A la place du mot « dispositions », certaines traductions disent : «…les mêmes sentiments qui sont
dans le Christ… ». Sentiments, dispositions, comportements…, l’hésitation des traducteurs est intéressante et
révélatrice. Le mot grec (le verbe phroneô, comme les substantifs ou adjectifs proches de lui : phronèma,
phronèsis, phronimos) recouvre bien l’être humain tout entier. On aurait tort de le cantonner au domaine des
sentiments ; il évoque aussi la pensée, l’intelligence, le bon sens et la vie concrète, la « façon de voir ». Si les
disciples du Christ souhaitent que la communaude l’Église avance dans l’unité, il leur faut imiter le Seigneur
dans le fond de leur être et dans tous leurs comportements.
L’hymne se lance alors dans une description de l’attitude intérieure et extérieure de Jésus. Elle décrit
en quelques lignes la trajectoire générale de sa vie. C’est un document très précieux, car il s’agit d’une
christologie à l’état naissant. On n’y trouve pas encore le mot de résurrection ni les expressions du kérygme qui
viennent habituellement sur les lèvres de Pierre ou de Paul, dans le livre des Actes ou dans les épîtres. Mais on
y entend comment les premiers chrétiens chantaient l’action de Dieu, « surexaltant » Jésus, qui n’a pas hésité à
vivre l’extrême de l’amour, « obéissant jusqu’à la mort, et la mort de la croix ». En tentant d’évoquer ce qui
s’est passé dans le « Messie Jésus », l’hymne fait une référence à deux figures du premier Testament : Adam et
le serviteur souffrant du livre d’Isaïe.
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Le nouvel Adam
Le texte commence par nous présenter l’attitude de Jésus en opposition à celle d’Adam. La traduction
de l’expression èn morphè théou (littéralement, « en forme de Dieu »), au début du verset 6, a donné lieu à de
grands débats. Est-elle une mention explicite de la divinité de Jésus ? Si l’on traduit le mot « forme » par
condition, c’est le cas ; si on le traduit par image, on contemple Jésus quand il est homme, comme nous, « à
l’image et à la ressemblance de Dieu ». Choisir le second n’est pas nier la divinité de Jésus, mais seulement
interpréter que cette hymne veut montrer comment le Verbe Incarné, lorsqu’il a vécu son humanité, « à
l’image de Dieu », a pris le chemin exactement inverse de celui d’Adam. Celui-ci, avec Eve, s’est laissé séduire
par le tentateur qui invitait à manger le fruit interdit, en disant : « Vous serez comme des dieux » (Gn 3, 5), alors
que le Christ, au lieu de vouloir s’élever, n’a cessé de s’abaisser. Si l’on choisit le mot « condition », on va
contempler comment Dieu, lorsqu’il est venu jusqu’à nous dans la personne de Jésus, le Verbe incarné, n’a rien
gardé pour lui, mais s’est constamment humilié et dépouillé, sauf de sa divinité dont il ne saurait se défaire,
évidemment.
Tout dépend du sens que l’on donne à un autre mot grec de ce verset : harpagmòn (d’où est venu le
nom d’Harpagon, modèle de l’avarice). Ce mot, qui ne se trouve pas ailleurs dans le Nouveau Testament, peut
désigner soit le butin que l’on veut conserver jalousement, soit le bien que l’on veut conquérir, le trophée que
l’on entend décrocher. La pensée de Paul peut donc signifier deux choses qui, pour être différentes, ne sont
évidemment pas contradictoires. Ou bien il nous montre que Jésus, lorsqu’il était dans la condition humaine,
c’est-à-dire « à l’image de Dieu » n’a pas considéré comme une proie à saisir le fait de devenir « l’égal de
Dieu ». Ou bien l’hymne nous explique que Jésus, lui qui était Dieu dans la condition de Dieu ») n’a pas
considéré comme un privilège, un butin à garder jalousement, le fait d’être « à l’égal de Dieu », mais qu’il a au
contraire accepté de s’abaisser, de tout perdre… Dans un cas comme dans l’autre, sus, « le nouvel Adam », a
fait le contraire du premier homme, et il nous indique le vrai chemin de l’humanité, humble, fidèle et confiante
en Dieu.
En fait, le texte lui-même résout cette difficulté, d’abord par le verbe choisi (huparchôn) qui ne signifie
pas seulement être, mais demeurer ou subsister. Voilà donc comment le Messie s’est comporté, tout en
demeurant dans la réalité ou la condition divine, lorsqu’il était parmi nous. Et la suite de l’hymne confirme cette
interprétation : « Devenant semblable aux hommes et reconnu à son aspect comme un homme, il s’humilia plus
encore… » (v. 7-8). Dans un premier moment, on nous décrit comment Jésus, qui vit éternellement sa condition
divine, n’a pas jalousement retenu sa gloire, ni rien revendiqué du rang qui l’égalait à Dieu. Puis, sur son
chemin d’humanité, il a choisi d’être un serviteur ou un esclave, et il s’est humilié plus encore, en allant jusqu’à
la mort de la croix. Voilà la lumière spirituelle donnée en exemple à tous les disciples de Jésus, pour que l’Église
puisse avancer dans l’unité.
La figure du Serviteur
Dans sa structure d’ensemble et dans son contenu, cette hymne renvoie aussi au dernier des chants
du Serviteur souffrant (Is 52, 13-53, 12), qui est, avant notre hymne, la première lecture durant la Messe des
Rameaux. Le Serviteur y est présenté comme un agneau que l'on mène à l’abattoir ; il s’avance vers la
souffrance. La comparaison avec la Passion de Jésus s’impose comme une évidence : « Le Seigneur a fait
retomber sur lui nos fautes », « le Seigneur a voulu l’écraser par la souffrance, il offre sa vie en sacrifice » (Is 53,
6 et 10). Et dans l’hymne aux Philippiens, nous lisons : « Il s’humilie plus encore, obéissant jusqu’à la mort ».
Dans ces deux textes, on trouve la même opposition, si forte, entre la description de cette attitude intérieure
d’abaissement et le cadeau que Dieu destine à son serviteur. « C’est pourquoi il aura sa part », dit le prophète
Isaïe, et l’hymne aux Philippiens chante : « Aussi Dieu l’a-t-il exalté et lui a-t-il donné le Nom ... »
Les dispositions intérieures du Serviteur, dans le Livre d’Isaïe, sont proches de celles qui nous sont
décrites dans l’hymne aux Philippiens. On pourrait presque les comparer terme à terme. Si le Christ n’a pas
revendiqué le rang qui l’égalait à Dieu, mais s’est dépouillé de toute gloire, prenant la condition de l’esclave et
allant au devant de la pire des souffrances, le Serviteur aussi a avancé « en terre aride ; sans beauté ni éclat
pour attirer nos regards, sans apparence qui nous eût séduits ; objet de mépris, abandonné des hommes,
homme de douleur, familier de la souffrance (…) méprisé, nous n’en faisions aucun cas » (Is 53, 2-3).
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Abaissement, humilité et obéissance
Quand Paul exhorte les Philippiens à davantage d’humilité, pour préserver l’unité de leur
communauté, il se fonde sur l’exemple du Messie. Il nous faut regarder de près les mots principaux choisis
(deux verbes et un adjectif) pour exprimer ces dispositions intérieures de Jésus, qui sont la clé de
l’accomplissement de sa mission et du salut du monde. Au verset 7, on lit que le Christ s’est « dépouillé » ou
anéanti, au verset 8, qu’il s’est « humilié » ou abaissé et qu’il s’est rendu « obéissant ». Le premier mot (en grec
ékénôsen, v.7) est le plus célèbre de l’hymne ; il vient de l’adjectif kenos, qui veut dire vide. Le Christ, qui
demeurait dans la condition divine, n’a rien gardé de la gloire qui y est liée. Au contraire, il s’est dépouillé, il
s’est littéralement « vidé » de tout cela, acceptant de tout perdre pour se lancer dans l’aventure de la
rédemption. Le contraste est fort, et indiqué par le « mais » du début du verset.
Ce mouvement est tellement important et exemplaire qu’un substantif a été forgé à partir de ce mot,
et qu’on parle de la « kénose » du Christ et de son attitude « kénotique ». Ils sont innombrables les
commentaires qui nous aident à contempler cette attitude intérieure du Seigneur. Ainsi, Grégoire de Nazianze
écrit : « Le Christ ne se dépouilla d’aucune partie constitutive de sa nature divine, et malgré cela me sauva
comme un guérisseur qui se penche sur les plaies infectées » .
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En demeurant dans la condition de Dieu, son
dépouillement est tel qu’il adopte « la condition de serviteur ». Il vaudrait mieux traduire, pour respecter le
texte, « la condition d’esclave ». Cela nous rappellerait le moment suprême du jeudi saint où, entrant dans la
Pâque, le Maître s’est mis à genoux comme un esclave pour laver les pieds de ses disciples. D’habitude, en
commençant ses épîtres, Paul se présente comme « Apôtre » ; au début de la 1
re
épitre aux Corinthiens, il
utilise les deux mots : apôtre et esclave, mais dans l’épître aux Philippiens, il omet de se présenter comme
apôtre : « Nous, Paul et Timothée, esclaves du Christ Jésus, nous nous adressons à tous les fidèles… » (1, 1). On
voit bien que l’enjeu, pour lui, est majeur ; la seule façon de convaincre les Philippiens qu’ils doivent prendre le
chemin de l’humilité, c’est de leur montrer que le Seigneur n’a cessé de s’abaisser, et que lui-même, l’Apôtre
est d’abord un serviteur, un esclave. C’est pourquoi il ne craint pas d’écrire plus loin : « Frères, prenez-moi tous
pour modèle » (3, 17).
Le résultat du dépouillement de Jésus, c’est qu’il est « trouvé » homme comme les autres, semblable à
nous, « reconnu comme un homme à son comportement » (v.7). Mais il ne lui suffit pas d’être esclave. Comme
le Serviteur du livre d’Isaïe : « Maltraité, il s’humiliait, il n’ouvrait pas la bouche, comme l’agneau qui se laisse
mener à l’abattoir » (53, 7), il lui faut s’humilier plus encore. « Nul ne doit s’enorgueillir de sa position,
commente Jacques Cazeaux, tout comme Jésus y a renoncé, et chacun doit passer après les autres, derrière les
autres. Quand vous voyez à quelle extrémité il en est venu, alors, rougissez maintenant, ou, comme on va le lire
quelques lignes plus loin, tremblez ! (…) et portez ma joie (sans doute excessive au début) à sa vérité en étant
moins orgueilleux, et donc unis. Voilà que l’eau de rose vire à la sévère réprimande prophétique ! »
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.
Dans le chemin de l’abaissement, le Christ va jusqu’au bout, et c’est par la notion d’obéissance que
Paul nous décrit cet extrême de l’amour : « Il s’est fait obéissant jusqu’à la mort, et la mort sur la croix ». Peut-
être faut-il s’arrêter sur ce mot d’obéissance ; il a presque disparu de la prédication chrétienne, en dehors des
conseils donnés aux enfants et de la cérémonie où les religieux professent les trois vœux de pauvreté, chasteté
et obéissance. Pourtant, il est clair que l’obéissance est au ur de toute vocation chrétienne, car c’est bien
par son obéissance que Jésus a sauvé le monde ; il s’agit d’un conseil évangélique, c’est-à-dire destiné à tous
ceux qui veulent suivre le Christ et vivre de l’Évangile. Obéissant est un mot grec très significatif (hupèkoos) ;
étymologiquement, il veut dire écouter par en dessous, et certains le traduisent par le mot « soumis ». Obéir,
c’est donc se faire petit, se mettre à l’écoute de Dieu d’abord et de tous ceux que nous croisons, pour les servir.
La parabole du Bon Samaritain explique qu’il ne s’agit pas de déterminer qui est notre prochain, qui
nous devons aimer. Ce sont les circonstances qui ont fait que ce samaritain s’est trouvé « être devenu le
prochain de l’homme tombé aux mains des brigands » (Luc 10, 36). C’est pourquoi l’on peut dire que
l’obéissance, pour les chrétiens, n’est pas une obligation issue d’une situation ou d’un rapport hiérarchique,
mais la reconnaissance de l’autorité suprême du grand commandement de l’amour. On obéit à ses supérieurs,
certes, comme Jésus a obéi à son Père, mais on obéit, si l’on peut dire, au « premier venu », à celui qui est à
nos côtés et qui a besoin de notre aide. Les parents se lèvent la nuit quand leur enfant fait un cauchemar, pour
4
Saint Grégoire de Nazianze, Carmina arcana, 2, Testi Patristici, LVIII, Rome, 1986, p. 236
5
Traduction et notes non publiées sur l’épître aux Philippiens, 2009.
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