160 | PLACE PUBLIQUE | JUILLET-AOÛT 2010
LE RENNES DES ÉCRIVAINS
«Comme un rocher entre deux rives»
Je ne sais pas ce qui constitue une identité. Je ne sais
pas ce qui fait que nous appartenons à une terre plutôt
qu’à une autre. Je ne sais pas s’il faut choisir. Je ne sais
pas ce que signifie une patrie. Ma grand-mère disait que
j’avais une partie de mon corps française et une autre
algérienne. J’aimais cette idée. Je me sentais comme
un rocher entre deux rives. Je n’ai jamais pu choisir. Je
n’ai jamais divisé ma photographie. Ma part algérienne
regardera toujours ma part française. Ma part française
se nourrira toujours de ma part algérienne. C’est un mi-
roir à deux faces. Ce ne seront jamais deux lumières en-
nemies mais deux contrastes, qui, avec le temps, se
mélangent et tirent vers le bleu.
La photographie de la chambre 5 de l’Hôtel Dieu
est devenue une photo d’identité. C’est de cette image
que je viens. C’est d’elle aussi que je pars quand il me
faut traverser la vie que je compare à un vaste pays dont
je ne distingue ni les limites ni les frontières.
Une terre d’hiver. Une terre à l’inverse de la terre d’Al-
ger. J’ai conscience de tout. De l’absence de mes pa-
rents. De la séparation. Du manque. Mais ce n’est
toujours pas un exil, non, cela ne le sera jamais.
Je suis restée dans le cadre de la photographie, serrée
par l’image de mes premiers jours. Tous les dimanches
je déjeune chez Marie, mon arrière-grand-mère, à Mau-
repas. Elle prépare un poulet en cocotte, avec des
pommes de terre, une tarte aux pommes en dessert.
Son appartement est un musée. Statues, vases, tableaux,
bijoux. Tous les trésors de son mari, capitaine au long
cours. Marie chante. Je la regarde, je me sens différente
mais jamais étrangère. Elle a les ongles longs et vernis.
Les yeux maquillés. Elle porte des robes et un manteau
de fourrure. Sa voix est haute, ses baisers sont doux.
À Saint-Malo,
«ma jeunesse ressemble à un feu»
Quand vient l’été je quitte la maison de Rennes.
C’est encore un autre avion. C’est encore une autre Al-
gérie. Je rentre. Mais ce n’est toujours pas un retour.
C’est encore une autre vie. Mes voyages sont immo-
biles. Je ne ressens rien. Je change d’image, c’est tout.
Les hivers passent, Alger, Blida, Bérard. Les étés se suc-
cèdent.
Puis ma jeunesse ressemble à un feu. Mes grandes
vacances à Paramé. Les petites maisons de la plage du
Pont. Les îles de Cézembre et du Davier. Les chemins
de Rothéneuf. Les bars du Chateaubriand et de l’Uni-
vers. Le barrage de la Rance. Les falaises. Le Rusty club
et la Chaumière. Saint-Servan, Dinard. L’hydroglisseur
pour Jersey. Ma grand-mère qui marche les mains au
dos vers Rochebonne, avec son petit chien qui sent la
noisette derrière les oreilles. Je la regarde. Elle ne sait
pas. D’une certaine manière je veille sur elle pendant
mes étés sans nuit, de Saint-Malo à Saint-Briac, élar-
gissant ma photo, y invitant d’autres visages comme au-
tant de promesses amoureuses.
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