Recherches internationales, n° 103, avril-juin 2015, pp. 15-29
GeorGes Corm *
LONU ET LE DIFFICILE
GOUVERNEMENT DU
MONDE
*     –     (1998-2000)
Le système des Nations unies et de ses diverses institutions
sœurs (Banque mondiale, Fonds monétaire international,
Organisation mondiale du commerce, etc.) est-il en train
de faillir et de trahir sa mission de base, tout comme avant lui la Société
des Nations durant lentre-deux-guerres mondiales ? Ce système est-il
réformable ? Comment et dans quelles conditions ? La réponse à ces
trois questions clés dépend évidemment du jugement que lon peut
se faire sur la marche des aaires du monde, aussi bien sur le plan du
développement économique et social équilibré et juste de lhumanité
et celui de la sécurité collective. Lélite restreinte qui gouverne le monde
dune main de fer estime quant à elle que tout va pour le mieux, car
les progrès technologiques et scientiques accélérés permeront de
trouver toujours des solutions aux problèmes les plus criants, tels que
celui du dérèglement climatique ou celui de la persistance de la pauvreté.
Beaucoup sont fascinés par le modèle impérial américain auquel ils
ne voient pas dalternative possible. Dautres plus pessimistes et en
fait plus lucides ont sonné depuis plusieurs décennies lalarme sur les
méfaits de la globalisation économique et la concentration excessive de
pouvoir aux mains dune petite élite gérante du système international.
Peut-on remédier à labsenCe de GouvernanCe
à lintérieur du système des nations unies ?
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GeorGes Corm
Dossier
Un diagnostic rapide de la situation économique
mondiale
Les progrès fulgurants réalisés dans les diérentes branches des
sciences et techniques ne doivent pas cacher les mauvais usages qui
peuvent en être faits. Il en est ainsi du développement sans précédent
des industries et du commerce darmements. Le désarmement qui
avait été un des grands thèmes des années 1970 a pratiquement
disparu de lagenda international. Le trac des armes na jamais été
aussi orissant. Il est désormais le fait non seulement de grandes
puissances, mais aussi de puissances moyennes. Il donne lieu à
lexistence dintermédiaires derrière lesquels sabritent les États. Ces
intermédiaires construisent des fortunes colossales quils utilisent
pour nancer des groupes et partis politiques. Pourtant la réduction
de la course aux armements permerait de dégager facilement les
ressources nécessaires et indispensables pour améliorer le sort des
couches les plus pauvres de lhumanité.
Le progrès technique est aussi trop souvent mis au service dune
économie de consommation et de gaspillage sans précédent dans
lhistoire de lhumanité. Économie qui contribue grandement aux
désordres climatiques, à la pollution de la planète et à des gaspillages
honteux de ses ressources naturelles, plutôt que de dégager les
ressources nécessaires à la mise en œuvre dune économie plus
humaine axée sur la satisfaction des besoins fondamentaux des
couches déshéritées de lhumanité.
Le progrès technique sert aussi trop souvent de moyen
denrichissement rapide des rmes multinationales et de certaines
élites économiques qui détiennent une grande partie des leviers de
léconomie mondiale et des principales économies nationales et
régionales. Il est loin dêtre mis au service de lhomme.
Toutes ces dérives ont plusieurs sources, dont le développement
eréné de la consommation de masse qui entraîne des gaspillages
et un usage immodéré des ressources naturelles de la planète. Dans
les années 1970, le Club de Rome avait déjà dénoncé cet état des
choses dans un rapport célèbre publié en 1972 qui avait alors
contribué à léveil de la conscience environnementale. Il faudra
cependant aendre deux décennies avant que les Nations unies ne se
saisissent de la question environnementale à travers la convocation
du sommet de Rio en 1992. Toutefois, le néolibéralisme économique
triomphant à partir des années 1980 sera une autre cause essentielle
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LOnu et Le difficiLe gOuvernement du mOnde
Dossier
des dérives du système économique dominant qui, désormais, est
en train de ravager la planète. Cest le néolibéralisme qui a entraîné
une accélération très rapide de la globalisation économique, laquelle
a provoqué une concentration de pouvoirs hors norme aux mains
des dirigeants des rmes multinationales, des banquiers, des médias
internationaux. Lalliance de ces trois catégories dentités avec les
pouvoirs politiques nationaux, régionaux et internationaux aboutit
à dessaisir les sociétés de la maîtrise de leur destin, à les fragmenter
et les désarticuler au détriment de la cohésion sociale et politique
des territoires et terroirs.
La corr uption est devenue partout un système de gouvernement ;
elle sest aussi globalisée. Les demandes de transparence et
surveillance, mais aussi la fabrication dindex divers (corruption,
démocratie, compétitivité, globalisation, etc.) cachent mal le fait que
la généralisation de la corruption engendre partout des oligarchies
nancières, riches à milliards de dollars, gagnés assurément à travers
les systèmes de corruption. Ces derniers asservissent le monde des
médias, la société civile, souvent le monde politique, et inuencent
même la vie académique.
Face à toutes ces dérives, le système des Nations unies apparaît
impuissant, en dépit des nombreuses institutions spécialisées dont
il est doté, qui ont pour tâche dassurer un développement équilibré
et juste de léconomie mondiale et des économies nationales.
Un diagnostic non moins sombre de la
multiplication des violences
La multiplication des conflits armés et des violences,
notamment dans la zone Méditerranée/Moyen-Orient et Europe
centrale (lUkraine, après le démantèlement sanglant de la
Yougoslavie), caractérise la vie internationale depuis leondrement
du bloc soviétique. Le monde multipolaire pacique dont beaucoup
ont rêvé est loin de se réaliser. LOtan qui aurait dû disparaître sest au
contraire renforcée en englobant toujours plus de nouveaux membres
en Europe. En Extrême-Orient, les tensions sino-japonaises sont
fortes, notamment à propos de la propriété de certains îlots en
mer de Chine, cependant que la réunication des deux Corée est
toujours aussi lointaine. Dans le continent indien, la situation de
lAfghanistan est plus que jamais explosive et la violence terroriste
ravage toujours non seulement ce pays, mais aussi certaines régions
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Dossier
frontalières du Pakistan. La division du Cachemire entre le Pakistan
et lInde reste un abcès de xation entre ces deux pays.
Léclatement de la Yougoslavie sest fait dans un bain de sang et
lactuelle et dangereuse crise ukrainienne a révélé le retour aux pires
atmosphères de la Guerre froide entre la Russie et les États membres
de lOtan. De plus, guerres et génocides ont frappé diérents États
africains et le terrorisme à prétention religieuse ravage, non seulement le
Nigeria et les pays du Sahel, mais la Syrie, la Libye, la Somalie, lIrak. Des
puissances membres de lOtan interviennent sans retenue aucune dans
beaucoup de ces pays tourmentés, parfois sous couvert de résolutions
du Conseil de sécurité, comme dans le cas le plus récent du Yémen.
Quant à la continuation de loccupation de certains des
territoires arabes occupés en 1967 par lÉtat dIsraël et en particulier la
colonisation de la Cisjordanie, de la partie arabe de la ville de Jérusalem
et des hauteurs de la partie syrienne du Golan, les Nations unies sont
restées impotentes face à la perpétuation dune telle situation contraire
à tous les principes du droit international et du droit humanitaire.
Enn, trop souvent le bilan des moyens mis en œuvre pour
mere en pratique le noble principe de linstauration dune
justice pénale internationale est plus que décevant. Trop souvent,
la composition et le travail des tribunaux créés reètent les désirs
politiques des États puissants de punir celles des parties au conit qui
se sont opposées à la volonté de la « communauté internationale »,
cest-à-dire les États-Unis et les puissances européennes. Une extension
totalement irrationnelle de cee justice a été la création dun tribunal
spécial sur le Liban pour identier et juger les auteurs de laentat
qui a coûté la vie en 2005 à lex-Premier ministre saoudo-libanais du
Liban, Rac Hariri. La justice pénale internationale, en eet, est faite
pour juger des génocides, crimes contre lhumanité, crimes de guerre
et non des assassinats politiques. Très peu de temps après lassassinat
de Hariri, Mme Bhuo, ex-Premier ministre du Pakistan est tuée dans
un aentat elle aussi, sans que la justice internationale sen émeuve :
preuve additionnelle des deux poids deux mesures pratiqués et de
lopportunisme imposé au système des Nations unies.
Cet opportunisme du système onusien est rendu possible par
les pouvoirs exorbitants et sans aucun contrepoids, aribués au
cinq membres permanents du Conseil de sécurité (France, Grande
Bretagne, Russie, Chine et États-Unis), les véritables dictateurs de
lordre ou des désordres internationaux. Ces cinq membres sont les
vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale. Ce choix navait pas
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Dossier
été innocent, annonçant que les intérêts de ces grandes puissances
seraient dominants dans la gestion des aaires du monde. De plus,
le pouvoir du Conseil est en fait hors norme, puisque le chapitre VII
de la Charte des Nations unies lui permet le recours à la force, alors
que toute la philosophie du système est celle dassurer la paix du
monde par des moyens paciques.
Après leondrement de lURSS et sous le règne désordonné
de Boris Eltsine, le Conseil de sécurité deviendra plus opérationnel,
mais avec des décisions qui favorisent le plus souvent lextension
de lhyperpuissance américaine dans le monde et notamment au
Moyen-Orient. Certes, linvasion de lIrak en 2003 par la coalition
militaire occidentale menée par les États-Unis et quelques alliés
des États arabes na pu être autorisée par le Conseil de sécurité,
en raison de lopposition française, mais une fois linvasion
achevée, le Conseil a entériné et légalisé les dispositions prises
par la puissance occupante.
Dans ce domaine, rappelons la pratique déplorable du
Conseil de sécurité dimposition de sanctions économiques
ravageuses à lencontre dÉtats mis au banc des accusés (à tort ou
à raison), tels que la Libye, lIrak, la Serbie, la Syrie et dautres. Ces
sanctions ont abouti en eet, non point à punir les chefs dÉtat
et responsables politiques, mais les populations civiles dont les
sourances ont été considérablement augmentées. Dans le cas des
sanctions contre lIrak, prises à la suite de linvasion de Koweït par cet
État en 1990, ce sont les couches les plus pauvres de la population,
notamment les femmes, les enfants et les vieillards, qui ont été
durement aectés. Les sanctions ont abouti à une paupérisation
générale de la société irakienne et à la réduction de lespérance
de vie, cependant que la contrebande ou les tracs réalisés par le
système « pétrole contre nourriture » ont enrichi des privilégiés
du régime et même des personnalités dautres pays. On pourrait
dans ce cas évoquer un « crime contre lhumanité », commis par
le Conseil de sécurité.
Un rappel utile : le programme avorté de réforme
de l’ordre économique international des pays
non alignés (Groupe des 77)
En réalité, sur le plan politique, le système onusien a été
largement instrumentalisé par les grandes puissances occidentales
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