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La Grande SecouSSe
par Françoise Thom*
1989 et la politique étrangère de la France
sauf Ronald Reagan, comme on l’a vu ce matin, ne
s’attendait à l’effondrement du régime communiste. Mais pour la plupart des
Occidentaux, la fin de la guerre froide et la libération de l’Europe de l’Est ont
été une heureuse surprise. Pas pour les dirigeants français de l’époque. Ceux-ci trouvaient en effet leur compte dans le monde bipolaire qui préservait la division de
l’Allemagne tandis que la compétition entre les deux superpuissances leur donnait un
sentiment d’importance auquel leur poids réel dans les relations internationales ne
leur permettait pas de prétendre.
Je vais donc examiner la réaction des dirigeants français face à Gorbatchev et
l’évolution de la position de la France face à celle de l’URSS.
L’annonce des réformes gorbatchéviennes est plutôt bien reçue à Paris par la
classe politique et plus précisément par les dirigeants socialistes de l’époque. Aux yeux
du président Mitterrand, pétri d’une certaine tradition russophile française (je cite
Hubert Védrine) : « La perspective d’une URSS ralliée au socialisme à visage humain
avait tout pour plaire […] L’hégémonisme américain était une autre raison en 1985
de retrouver à l’Est de l’Europe un contrepoids, un partenaire fréquentable (c’était un
point important que l’URSS devînt fréquentable !), forte et équilibrante ».
Les considérations idéologiques sont donc importantes pour un Président élu en
1981 sur un programme de rupture avec le capitalisme et dont le grand dessein est de
construire une communauté européenne à vocation socialiste. Je cite encore Hubert
Védrine : « Une vraie modernisation de l’URSS, à condition qu’elle aille loin, lèverait la
contradiction entre socialisme et liberté qui crucifie depuis le début du (XXe) siècle, la
gauche ». L’intérêt de la perestroïka durant ses premières années est là. On peut dire
que longtemps, les dirigeants français se sont aveuglés sur les conséquences prévisibles
A
*
UCUN LEADER OCCIDENTAL,
Professeur d’histoire contemporaine, Université Paris-Sorbonne.
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de la perestroïka gorbatchévienne. Le but de la diplomatie française était la construction d’une Europe de l’Ouest intégrée, de tendance socialiste, dominée par le couple
franco-allemand, lui-même dominé par la France. Le slogan favori de la diplomatie
française d’alors – « Surmonter Yalta » – voulait surtout dire « Débarrasser l’Europe
occidentale de l’influence délétère du libéralisme anglo-saxon », y compris dans
l’audio-visuel. J’ai lu les archives Gorbatchev et je m’appuie sur elles pour cette intervention. Les Français étaient littéralement obsédés en 1988 par le projet d’associer
l’URSS à la création d’une télévision européenne, qui serait donc dirigée contre l’influence anglo-saxonne. Anti-américaine, en un mot. Cette conception mitterrandienne n’était pas incompatible au fond avec le projet de « Maison commune européenne » de Gorbatchev, fondé sur un socialisme rénové, même si au début, d’ailleurs,
les dirigeants français ont soupçonné Moscou d’avoir lancé ce projet de Maison
commune européenne en vue de torpiller les projets d’union politique et monétaire
des douze et si, pour cette raison, ils avaient été quand même assez méfiants.
Cependant, le président Mitterrand, en 1987 encore, déclarait que l’Europe de
Yalta, qui durait depuis 43 ans, allait exister encore 25 ans. Au contraire, le chancelier
Kohl était déjà conscient que quelque chose était en train de bouger à l’Est. En 1987, il
déclare ainsi à Mitterrand : « Si Gorbatchev reste, il aura l’idée d’appeler à une
neutralisation de l’Allemagne ». On a donc déjà en Allemagne le sentiment que la
question allemande va être rouverte alors que Mitterrand est fermement convaincu,
lui, que les changements introduits par Gorbatchev n’apporteront pas de bouleversements géopolitiques.
Pour le président Mitterrand et ses proches, la crise de l’URSS a cependant été très
tôt envisagée sous l’angle de ses retombées sur la question allemande. C’est même la
question essentielle aux yeux des dirigeants français, la question idéologique passant
au second plan face à cette préoccupation.
Dès 1985, Mitterrand avertit Gorbatchev : « Je ne peux pas souhaiter la reconstitution d’un pôle dominant au centre de l’Europe. » Les dirigeants français s’inquiètent
d’abord d’un renforcement de la RFA grâce à l’ouverture de l’Europe de l’Est. « Que faire
de l’Europe avec l’Est, se demande Jacques Attali le 11 juillet 1988. Nous n’avons aucune
raison de laisser les Allemands y mener seuls une politique dynamique. » Donc, les
Allemands, sensibles à ces inquiétudes françaises offraient à la France une Ostpolitik
commune franco-allemande, mais ces offres vont susciter la méfiance à Paris :
l’Allemagne ne voulait-elle pas exploiter les bonnes relations franco-polonaises traditionnelles à son profit ? Paris décide donc de mettre en œuvre une Ostpolitik à la française qui se traduira par une série de voyages du Président français en Europe de l’Est.
Durant cette période de 1988, Mitterrand était toujours persuadé que les Soviétiques ne
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consentiraient jamais à la
réunification de l’Allemagne
et il ne craignait pas le
rapprochement germanosoviétique qui, à ses yeux ne
pouvait que rendre
l’Allemagne moins atlantiste
et donc jouer un rôle, positif
à ses yeux .
Voici ce qu’il déclare en
octobre 1988 : « Le rappro8 décembre 1987, Ronald Reagan et Mikhaïl Gorbatchev
signent l’Intermediate-Range Nuclear Forces Treaty.
chement entre l’URSS et la
R FA ne représente guère
d’inconvénients majeurs et présente quelques avantages : en Allemagne, le nationalisme passe par le neutralisme pour éviter la dépendance à l’égard des États-Unis. »
Après avoir rencontré le Président français le 25 novembre 1988, Gorbatchev fait
une analyse très pertinente devant le politburo. Je le cite : « Mitterrand n’essaie pas de
nous éloigner de la RFA ou de l’Italie. Tout cela nous donne une plus grande marge de
manœuvre sur le continent européen. Il voit que les Américains nous cherchent noise
en Europe de l’Est. Il nous dit en substance : ensemble, unissons l’Europe. On sent
qu’il a une dent contre les États-Unis. Les Français collaborent étroitement avec Kohl,
mais le chauvinisme français est toujours là. Nous pouvons désormais dissuader Bush
de vouloir faire pression sur la Russie ». Au fond, à la veille du grand discours de
Gorbatchev de novembre 1988 où il va abandonner explicitement l’idéologie léniniste en politique étrangère, c’était une politique très traditionnelle que menait le
secrétaire général, et qui consistait comme d’habitude à utiliser les alliés européens
pour faire pression sur Washington.
À partir du moment où se dessine la perspective d’une réunification de
l’Allemagne, les dirigeants français vont faire preuve d’une surprenante persévérance
dans le Wishful thinking. Le 20 mai 1989, Bush et Mitterrand discutent pour la
première fois l’hypothèse d’une réunification allemande. C’est le moment où les
États-Unis, ayant analysé la situation en URSS, prennent la décision de soutenir à fond
le chancelier Kohl et l’Allemagne. C’est le moment du discours de Mayence, qui
marque une très importante évolution américaine. Mitterrand dit donc à Bush qu’il
ne croit pas à la réunification de l’Allemagne car « les Soviétiques s’y opposeront, y
compris par la force. Ce serait pour eux un casus belli ». En juillet 1989 il dit à Bush
que jamais l’URSS n’acceptera de relâcher son contrôle sur la Pologne : « cela la coupe-
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rait de l’Allemagne de l’Est, à laquelle elle tient beaucoup – et nous aussi : il n’est pas
dans l’intérêt de l’Occident que la Pologne s’oppose à l’Union soviétique et à la RDA ».
Ainsi, met-il Bush en garde contre cette politique très active que les États-Unis
lançaient en Europe de l’Est à ce moment-là. Pourtant, malgré ces déclarations, l’inquiétude monte chez les dirigeants français : en juillet 1989, Michel Rocard met en
garde Gorbatchev : « De même que nous devons agir avec précaution à l’égard des
pays d’Europe centrale en tenant compte de leurs liens avec l’URSS, de même l’URSS
doit faire preuve de prudence dans la question allemande, en évitant de rompre les
liens traditionnels. Autrement, l’Europe peut éclater. Ni vous ni nous n’y avons
intérêt… L’incertitude à propos de la question allemande nous inquiète. Les tentatives de découpler l’Allemagne des trois puissances nucléaires seraient extrêmement
dangereuses ». En cela, l’attitude de François Mitterrand et des socialistes français est
très proche de celle de Margaret Thatcher. Le 1er septembre, Mitterrand essaie de
réconcilier le premier Ministre britannique qui s’alarme de la faiblesse de Gorbatchev
et lui dit que « jamais Gorbatchev n’acceptera une Allemagne unie dans l’Otan et que
jamais les Américains n’accepteront que la RFA sorte de l’Alliance. Alors ne nous
inquiétons pas. Disons que la réunification se fera quand les Allemands le décideront
mais en sachant que les deux grands nous en protégeront ». Mais quelques jours plus
tard, le 10 septembre 1989, Mitterrand commence à s’impatienter. Evoquant le
« désordre » dans le Pacte de Varsovie, il demande : « Combien de temps Gorbatchev
va-t-il tolérer cela ? Entre ce que Gorbatchev déclare et ce qu’il fait, le fossé se creuse.
À croire que son pouvoir est bien moindre que ce qu’il dit ». Les dirigeants français
commencent alors à s’apercevoir que Gorbatchev aussi est victime du Wishful thinking et qu’il surestime ses possibilités. Mitterrand est bien conscient que « la France
ne serait pas en mesure de s’opposer à la réunification si celle-ci se faisait » et il s’accroche encore à l’espoir que Moscou y fera obstacle. Mais, malheureusement pour lui,
le 16 octobre, il apprend que Gorbatchev venait de faire savoir à la RFA que l’armée
soviétique n’interviendrait pas en cas de troubles. Mitterrand ne se résigne pourtant
pas : « Pour les Soviétiques le tabou, c’est l’appartenance au Pacte de Varsovie », dit-il
devant le Conseil des ministres du 18 octobre. C’est pendant cette période que Paris
revient à cette chimère de la diplomatie française : l’alliance franco-russe. Jacques
Attali proposa ainsi en ce mois d’octobre à Zagladine, l’expert auprès du Comité
central pour les affaires françaises, de recréer l’alliance franco-russe, y compris dans
sa dimension militaire, sous le camouflage de forces armées chargées de lutter contre
les catastrophes naturelles. Ce n’était pas des propos en l’air et on le trouve dans les
archives Gorbatchev, puisqu’un mois plus tard, le 29 novembre, François Mitterrand
avertit Gentscher : « Ou l’unité allemande se fait après l’unité européenne, ou vous
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trouverez contre vous la triple alliance France-Angleterre-Russie et cela se terminera
par une guerre ». On le voit : c’est une position très dure, mais les Français étaient,
comme très souvent, emportés par leur Wishful thinking, notamment concernant
l’URSS. Ils ne comprenaient pas que Gorbatchev était lui-même sur une tout autre
longueur d’onde : pour lui, l’essentiel (et cela a toujours été ainsi dans la politique
étrangère soviétique), ce sont les relations germano-soviétiques. Les relations avec
Paris ne sont que des moyens de faire pression sur les uns ou les autres pour faire
progresser d’autres dossiers plus fondamentaux, c’est-à-dire les relations avec les
États-Unis et avec l’Allemagne. L’Union soviétique avait moins une politique européenne qu’une politique allemande. Pour Gorbatchev, l’essentiel est de garder de
bonnes relations avec Bonn. Le 3 novembre 1989, il déclare au politburo :
« L’Occident ne veut pas de la réunification de l’Allemagne mais souhaite que ce soit
l’URSS qui y fasse barrage. Ils vont nous pousser à la confrontation avec l’Allemagne
pour éviter un accord entre les Soviétiques et les Allemands ». Comme on peut le
constater, il n’était pas du tout sur la même longueur d’onde que les dirigeants français et les Soviétiques ironisaient d’ailleurs notamment auprès des Américains,
concernant les efforts de la diplomatie française. Le 24 novembre, Attali entreprend à
nouveau Zagladine : « Notre tâche commune est de faire obstruction au processus de
réunification de l’Allemagne », lui dit-il. Le 6 décembre, il revient à la charge, toujours
devant Zagladine : « Le refus catégorique de l’URSS de s’immiscer dans les affaires
intérieures des pays frères, notamment dans le cas de la RDA, a interloqué les autorités
françaises. Elles se sont demandé si cela ne signifiait pas que l’URSS ne s’était pas déjà
rendue à l’idée de la réunification allemande et qu’elle n’entreprendrait rien pour s’y
opposer. Cette perspective a plongé les autorités françaises dans une peur proche de
la panique. La France est résolument opposée à la réunification de l’Allemagne,
même si elle comprend que celle-ci finira par arriver ». Cette réunification était donc,
comme le dit aussi Attali à Zagladine, un « cauchemar » pour les dirigeants français.
Vous avez tous entendu parler du voyage de Mitterrand à Kiev le 6 décembre
1989. Mitterrand y rencontre Gorbatchev. Il était alors furieux, sous le coup du
discours de Kohl du 28 novembre devant le Bundestag, discours dans lequel il annonçait son programme de réunification par étapes de l’Allemagne. Ce discours, Kohl
l’avait prononcé sans prévenir personne, ni ses alliés européens ni les Soviétiques ; et
ce qui stupéfie Gorbatchev, c’est que Kohl n’ait pas consulté l’URSS – ce qui montre à
quel point les relations germano-soviétiques étaient déjà étroites. Gorbatchev est
indigné de l’attitude cavalière de Kohl. Mitterrand veut alors profiter de ces bonnes
dispositions en plaidant pour le maintien des blocs et de l’ordre européen existant. Il
demande donc avec insistance à Gorbatchev ce qu’il compte faire. Mais là encore, il
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est déçu. Gorbatchev lui répond : « Nous sommes convaincus qu’il ne faut pas interférer de l’extérieur et aller contre la volonté des peuples ». Mitterrand comprend que
l’URSS ne fera rien. Il dit à Thatcher le 8 décembre : « Gorbatchev n’a pas plus de
moyens que nous. Il ne peut plus psychologiquement, avancer ses divisions ».
Il ne restait alors plus qu’un seul espoir au Président français. « Jamais la Prusse
– c’est-à-dire la RDA – n’acceptera de passer sous le contrôle de la Bavière, c’est-à-dire
la RFA. Vous allez voir, ces Prussiens vont tenir tête aux Bavarois. Ils ne se laisseront
pas avaler par eux ». C’est ce qu’il répète devant ses proches et qui est noté par Attali
dans ses très précieux Verbatim. C’est là qu’il faut chercher les motivations de son
voyage en RDA du 20 au 22 décembre 1989. Il parle à ses interlocuteurs est-allemands
et leur dit, espérant par là galvaniser leur volonté de résistance, qu’ils peuvent
compter sur la solidarité de la France avec la RDA. Il va jusqu’à faire l’éloge de l’antifascisme, l’idéologie est-allemande officielle : « Ce que vous appelez antifascisme est
aussi une certaine défense de la paix, c’est le refus d’une idéologie imposée par la
force. Les idéologies sont saines. Il faut bien avoir des idées ». Il signe le 21 décembre
un accord de coopération économique avec la RDA pour cinq ans.
Malheureusement pour les dirigeants français, ils
n’ont pas trouvé de soutien à leur politique à Moscou !
En fait, la tactique de Gorbatchev consistait à les
encourager à monter au créneau car l’obstruction de la
France et de la Grande-Bretagne pouvait renforcer ses
positions dans les négociations délicates qu’il menait
avec Bonn et Washington. Mais il ne voyait pas la
réunification allemande comme on la percevait à
Londres et à Paris. Une remarque faite par lui à Baker,
le secrétaire d’État américain, le 8 février 1990, est révéJames Baker,
latrice. Voici ce que dit Gorbatchev à Baker : « Pour
secrétaire d’État américain
vous comme pour nous, il n’y a rien de terrifiant dans
la réunification de l’Allemagne. Pour la France et pour
l’Angleterre, la question est de savoir qui aura le plus de poids en Europe. Pour nous,
c’est plus facile : nous sommes un grand pays et nous pesons d’un grand poids. »
Le président Mitterrand finit par comprendre le jeu de Moscou, et il va effectuer
un revirement à l’égard de la réunification allemande, qu’on peut situer au moment
de la visite de Kohl à Moscou le 10 février 1990. Ce jour-là, Gorbatchev déclare officiellement que la réunification était l’affaire des Allemands et qu’il acceptait le principe des négociations 2+4, c’est-à-dire les deux Allemagnes et les quatre grandes puissances pour décider du sort de l’Allemagne. Mitterrand était furieux : « Qu’est-ce qui
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prend à Gorbatchev ? Il me dit qu’il sera ferme et il cède sur tout ! ». Plus tard, il
reviendra à plusieurs reprises sur sa déconvenue avec Gorbatchev. Le 25 mai, il dit
devant ses proches : « Gorbatchev me demandera de résister encore à la réunification
allemande. Je le ferais avec plaisir si je pensais qu’il tiendrait, mais pourquoi me
fâcher avec Kohl si Gorbatchev me lâche trois jours après ? Je serais totalement isolé ».
Quelques jours plus tard, il revient sur ce thème : « Avec moi, Gorbatchev fait le flambard, mais après, il cède tout aux Américains pour quelques dollars. Heureusement
que je ne l’ai pas pris au mot et je n’ai pas pris position contre la présence de
l’Allemagne dans l’Otan ». Autrement dit, Gorbatchev avait essayé d’utiliser la France
pour parvenir à ses fins. Son but était évidemment d’obtenir une Allemagne réunifiée
mais une Allemagne hors de l’Otan, une Allemagne neutralisée. Déjà échaudé,
François Mitterrand n’avait pas marché.
Désormais, Mitterrand jouerait la carte du rapprochement et de l’intégration
européenne accélérée. Il allait miser sur le statut dénucléarisé de l’Allemagne réunifiée et de l’Union économique et monétaire. C’est pourquoi, d’ailleurs, en
Allemagne, on a eu l’impression que l’abandon du deutschemark était le prix à payer
pour la réunification.
La plupart des Occidentaux souhaitaient la fin de la guerre froide et des régimes
communistes européens. En revanche, aucune puissance occidentale ne souhaitait
l’effondrement de l’URSS. Pas même les États-Unis. C’est très clair quand on lit les
témoins de cette époque. Les Américains souhaitaient l’indépendance des États baltes
mais ils ne souhaitaient nullement l’éclatement de l’URSS. Ils considéraient qu’une
fédération soviétique rénovée, démocratisée, était à tout prendre une meilleure solution, ne serait-ce que du point de vue de la sécurité de l’arsenal nucléaire, une de leurs
préoccupations majeures, notamment pour le président Bush. Pour les Français, la
perspective de l’éclatement de l’URSS était même une véritable catastrophe, après ce
qu’on a vu de leurs conceptions stratégiques. Mitterrand a commencé à mettre
Gorbatchev en garde très tôt. Par exemple, le 24 novembre 1988, il lui dit : « La
centralisation excessive est dangereuse mais on peut en dire autant de la décentralisation excessive. ». C’est le moment où les Fronts populaires commencent seulement à
prendre leur envol. Le mouvement n’est pas encore allé très loin. C’est donc la crainte
du chaos qui explique l’attitude des dirigeants occidentaux, français notamment. Il y
a un risque de désordre dans l’empire soviétique, dit en substance Mitterrand en
juillet 1989. « Ce désordre n’est probablement pas préférable pour nous à l’ordre qui
régnait jusqu’ici ». Il y a donc la peur de l’anarchie et de tout ce que cela peut
entraîner. Et surtout, les Français en étaient toujours à leurs rêves d’alliance de revers,
et c’est pourquoi ils craignaient tout particulièrement l’éclatement de l’URSS. Ils
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© Andreas Strasbourg
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voyaient l’URSS comme un contrepoids aux États-Unis et à l’Allemagne. Ils n’auront
donc pas de mots trop durs pour stigmatiser les Baltes. « Les Lituaniens – je cite le
président Mitterrand – vont tout faire rater. Ils n’ont presque jamais été indépendants
et quand ils l’ont été, c’est sous une dictature. Lamentables gens ! Je comprendrais si
Gorbatchev était obligé de réagir par la force. ». C’est en ces termes que Mitterrand
commente la Déclaration d’indépendance du Parlement de Lituanie le 11 mars 1990.
Et le 26 mars, il ajoute : « Ce Landsbergis est un
fou. La Lituanie n’a aucune réalité. C’est la fin des
rêves indépendantistes. Vous allez voir : à l’Ouest
tout le monde va grogner mais personne ne
bougera le petit doigt pour défendre ces peuples ».
Il fait cette déclaration alors que la Lituanie était
soumise à un blocus économique de la part de
l’URSS. Cette attitude va faire que la France, plus
encore que les autres pays, va s’accrocher à
Gorbatchev, snober Eltsine jusqu’au bout parce
qu’il était le symbole de cet éclatement de l’URSS. Le
30 octobre 1991, Mitterrand déclare à Gorbatchev :
« La dislocation de l’URSS serait une catastrophe
historique, contraire à l’intérêt de la France » – il
Vytautas Landsbergis
parle un peu comme Poutine ! Il voit tout cela à
travers le prisme du danger allemand : « L’Allemagne sera toujours tentée par l’expansion à l’Est », explique-t-il à Gorbatchev. Et il ajoute : « La France ne favorisera
pas les forces centrifuges. Les vieux pays d’Europe en font autant. Jamais, en aucune
circonstance, la France n’encouragera la dislocation de l’URSS. À l’époque de Staline,
cette position n’était pas facile. Mais même à l’époque de Staline, la France et l’URSS
étaient des alliées. »
En conclusion, on peut dire que, pour la France mitterrandienne, l’effondrement
du bloc communiste ne pouvait pas tomber plus mal. La France voulait transposer à
la Communauté européenne des 12 son modèle d’État centralisé jacobin et socialisant. Au début de 1989, les perspectives semblaient prometteuses. Mais la libération
de l’Europe de l’Est, avec la perspective de l’élargissement de l’Union européenne,
risquait de tout compromettre et les dirigeants français ont voulu à tout prix
préserver leur dessein d’une Europe puissance socialisante, faisant échec au triomphe
planétaire du libéralisme anglo-saxon. C’est dans cet esprit que Mitterrand a lancé le
31 décembre 1989 son projet de « Confédération européenne » incluant l’URSS sous le
prétexte qu’il ne fallait pas donner aux pays d’Europe centrale et orientale l’impres-
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1989 ET LA POLITIQUE ÉTRANGÈRE DE LA FRANCE
© Hadi
Les deux exemplaires du traité d'unification
sion qu’ils étaient des assistés. En réalité, l’arrière-pensée de ce projet était toujours la
même. Mitterrand craignait qu’en l’absence de toute structure, l’Allemagne ait les
mains libres pour son Ostpolitik qui risquait de « déclencher entre nous une compétition mauvaise », dira-t-il au chancelier Kohl en février 1990. Il voulait bien sûr par
cette proposition alléger aussi le poids de la Hongrie, de la Pologne, etc. sur la
communauté européenne. L’échec de cette proposition était évidemment prévisible
puisque ces pays d’Europe centrale et orientale ne tenaient nullement à se retrouver
dans une structure qui excluait les États-Unis, mais incluait l’URSS.
On peut donc dire que les dirigeants français ont été les plus réticents à accepter la
disparition du statu quo de l’après-guerre, pour des raisons à la fois géopolitiques et
idéologiques. C’est justement à cause de la convergence de ces deux facteurs que la
position française est un peu à part – encore que, comme je l’ai dit, les Britanniques
partageaient tout à fait les appréhensions de la France devant la réunification de
l’Allemagne. Les dirigeants français craignaient que la France ne perde sa position
dominante dans le couple franco-allemand qui, dans leur esprit, devait diriger
l’Europe intégrée. Ils ont redouté aussi que le naufrage de l’utopie socialiste à l’Est ne
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porte un coup mortel à la Gauche européenne et surtout, les événements de 1989
signifiaient l’échec de la politique gaullienne de quête d’un contrepoids à l’Est face à
l’Allemagne et aux États-Unis. Au fond, c’est toute la politique étrangère française qui
était remise en cause. Ces événements montraient aussi que la Realpolitik des dirigeants français reposait en fait sur une vision tout à fait irréaliste de la situation en
Europe justement parce qu’elle mettait entre parenthèses le facteur idéologique et
faisait l’économie d’une réflexion sur la diplomatie soviétique passée qui avait constamment privilégié la relation avec l’Allemagne. Enfin, ce chapitre peu glorieux de la
politique française illustre aussi le mauvais usage que l’on peut faire de l’histoire,
lorsque des obsessions héritées du passé bloquent la compréhension de ce qui se
déroule sous nos yeux.
Françoise Thom
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