La physique de l’Homme chez Regius Suivi de En quoi le traité de l’Homme de Descartes peut-il être lu comme un texte ­matérialiste ? Abonnez-vous à INFO-PUL La physique de l’Homme chez Regius Suivi de En quoi le traité de l’Homme de Descartes peut-il être lu comme un texte ­matérialiste ? Ancienne élève de l’ENS de Fontenay-Saint-Cloud, agrégée et docteur en Philosophie, Delphine ­Kolesnik-Antoine est depuis 2006 Maître de conférences à l’ENS de Lyon. Elle y enseigne l’histoire de la Philosophie de l’Âge Classique. Ses travaux portent sur le cartésianisme et ses différentes réceptions dans l’histoire des idées, jusqu’à la période contemporaine. Elle a notamment publié L’homme cartésien. La « force qu’a l’âme de mouvoir le corps ». Descartes, Malebranche (Presses universitaires de Rennes, 2009). ISBN 978-2-7637-9326-9 Abonnez-vous à INFO-PUL Chaire d’étude des fondements philosophiques de la justice et de la société démocratique La physique de l’Homme chez Regius Delphine Kolesnik-Antoine Les récentes études sur l’épais dossier de la querelle d’Utrecht ont mis au jour le caractère tumultueux des relations entre Descartes et celui qu’il a pourtant considéré comme son disciple, jusqu’à la brouille définitive. La première contribution de ce volume aborde cette relation à partir de l’œuvre de Regius et à la lumière de l’interrogation suivante : sur quel type de théorie de la connaissance Regius se fonde-t-il pour rédiger une physique à laquelle ne manquerait plus ce qui manque aux Principes de la philosophie de Descartes ? La seconde contribution montre en quoi et pourquoi les textes divers (de Clerselier, Schuyl, La Forge) qui accompagnent l’édition posthume du traité de l’Homme, visent à endiguer toute tentation de lire cet ouvrage comme un manifeste matérialiste. Elle interroge donc le texte de Descartes à partir de l’histoire de sa réception, pour en tirer enseignement sur Descartes luimême. Delphine Kolesnik-Antoine La physique de l’Homme chez Regius Suivi de En quoi le traité de l’Homme de Descartes peut-il être lu comme un texte matérialiste ? La physique de l’Homme chez Regius suivi de En quoi le Traité de L’Homme de Descartes peut-il être lu comme un texte matérialiste ? Collection Mercure du Nord/Verbatim Se concentrant sur le discours oral, cette collection, un sousensemble de Mercure du Nord, transcrit mot à mot, verbatim, les conférences sur les grands problèmes de l’heure qu’éclairent d’éminents conférenciers en lettres et en sciences humaines. Le lecteur retrouvera ainsi, rapportés sous forme de texte écrit, les débats auxquels il s’intéresse et qui se répercutent à travers le monde philosophique, social et politique. Autres titres parus dans la collection Marc Angenot, Maï-Linh Eddi et Paule-Monique Vernes, La tolérance est-elle une vertu politique ? 2006. Clément Lemelin, L’accessibilité aux études supérieures, 2006. Michel Troper, Le gouvernement des juges, 2006. Shauna Van Praagh, Hijab et kirpan. Une histoire de cape et d’épée, 2006. Michel Guérin, La seconde mort de Socrate, 2007. Mireille Delmas-Marty, L’Adieu aux Barbares, 2007. Hubert Bost, Bayle et la « normalité » religieuse, 2007. Ethel Groffier-Klibansky, Le statut juridique des minorités sous l’Ancien Régime, 2007. Bertrand Binoche, Sade ou l’institutionnalisation de l’écart, 2007. Marc Angenot, En quoi sommes-nous encore pieux ? 2008. Jules Duchastel, Mondialisation, citoyenneté et démocratie. La modernité politique en question, 2008. Paule-Monique Vernes, L’illusion cosmopolitique, 2008. Michel Jébrak, Société du savoir, néoténie et université, 2008. Marcel Dorigny, Anti-esclavagisme, abolitionnisme et abolitions, 2008. François Ost, Le droit comme traduction, 2009. Dorval Brunelle, L’autre société civile, les mouvements sociaux et la lutte pour les droits fondamentaux, 2009. Delphine Kolesnik-antoine la physique de l’homme chez Regius suivi de En quoi le Traité de L’Homme de Descartes peut-il être lu comme un texte matérialiste ? Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et de la Société de développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise de son Programme d’aide au développement de l’industrie de l’édition (PADIÉ) pour nos activités d’édition. Maquette de couverture : Mariette Montambault ISBN 978-2-7637-9326-9 pdf ISBN 9782763793276 © Les Presses de l’Université Laval 2010 Tous droits réservés. Imprimé au Canada Dépôt légal 4e trimestre 2010 Les Presses de l’Université Laval Pavillon Maurice-Pollack, bureau 3103 2305, rue de l’Université, Québec (Québec) G1V 0A6 www.pulaval.com La physique de l’homme chez Regius suivi de En quoi le Traité de L’Homme de Descartes peut-il être lu comme un texte matérialiste ? Ces deux conférences ont été prononcées au département de philosophie de l’UQAM, sous les auspices de la Chaire Unesco de philosophie politique et juridique au Canada, en Automne 2009, dans le cadre de la collaboration instituée depuis deux ans entre l’École Normale supérieure de Lyon et le département de philosophie de l’UQAM. sommaire Les récentes études sur l’épais dossier de la querelle d’Utrecht ont mis au jour le caractère tumultueux des relations entre Descartes et celui qu’il a pourtant, jusqu’à la brouille définitive entérinée par la préface à l’édition française des Principes de la philosophie, considéré comme son disciple. La première contribution de ce volume aborde cette relation à partir de l’œuvre de Regius et à la lumière de l’interrogation suivante : sur quel type de théorie de la connaissance Regius se fonde-t-il pour rédiger une physique à laquelle ne manquerait plus ce qui manque aux Principes de la philosophie de Descartes ? Ou : jusqu’où et comment peut-on appliquer la méthode définie par Descartes dans les Principes à l’étude du composé humain ? Elle se fonde pour cela sur les textes de la maturité, retravaillés par Regius après la mort de Descartes. Le traité de L’Homme, rédigé au début des années 1630, n’a été publié qu’en 1664, soit une quinzaine d’années après la mort de Descartes. La seconde contribution montre en quoi et pourquoi la préface de Claude Clerselier, la traduction de la préface à l’édition latine de Florent Schuyl et les Remarques de Louis de la Forge, qui accompagnent cette édition posthume, visent à endiguer toute tentation de lire L’Homme comme un manifeste matérialiste. Elle interroge donc le texte de Descartes à partir de l’histoire de sa réception, pour en tirer enseignement sur Descartes lui-même. 8 LA physique de l’Homme chez Regius L’ histoire des relations entre Descartes et Regius est traditionnellement présentée, via le prisme des écrits de Descartes et de la biographie d’Adrien Baillet, comme celle du « fidèle copiste » en physique (Notœ in programma, 1647) renégat en métaphysique, à un Maître d’abord tolérant mais qui, après avoir constaté les errances du disciple « de droite et de gauche », en est venu à retourner contre ce dernier les accusations d’hypocrisie dont il avait d’abord cherché à le préserver, face aux attaques de Voetius. Les travaux décisifs de l’école hollandaise, tout particulièrement de Théo Verbeek et d’Erik-Jan Bos, ont mis au jour le caractère déformant de cette réfraction, et ont entrepris de rendre en quelque sorte justice à Regius en revenant aux différents états de ses textes, depuis les premières thèses de physiologie jusqu’aux Fundamenta Physices, datés de 1646 mais suivis de deux autres éditions approfondies et corrigées, parues en 1654 et en 1661 sous le titre de Philosophia naturalis. Nous en connaissons également une traduction française, datée de 1686, attribuée à un certain Claude Rouxel et connue 9 delphine kolesnik-antoine uniquement dans les bibliothèques d’Amsterdam et de Strasbourg. Les travaux de Catherine Wilson et de Desmond M. Clarke posent de nouveaux et importants jalons dans notre compréhension de l’œuvre de Regius. C. Wilson présente les écrits du médecin hollandais comme des « révélateurs » de la vérité sur le projet cartésien (sur ce qu’elle appelle le « belief » de Descartes) et comme des attestations de ce que, pour Descartes lui-même, la métaphysique ne constituerait qu’un « interlude », un « jeu d’esprit » fonctionnel mais non fondationnel, uniquement destiné à sécuriser l’histoire de sa propre réception1. Elle s’appuie pour cela, – du côté de Regius, sur la fameuse lettre du 23 juillet 1645, dans laquelle Regius fait état du témoignage de « beaucoup de gens d’esprit et d’honneur » persuadés que Descartes aurait, « dans les fondements de [son] âme, des sentiments contraires à ceux qui paraissent en public sous [son] nom », et qu’il aurait « beaucoup discrédité [sa] philosophie, en publiant [sa] métaphysique ». – du côté de Descartes, elle souligne l’importance de textes comme l’Entretien avec Burman (AT V, 165). Descartes y explique qu’il ne faut pas consacrer trop 1. « Descartes and the Corporeal Mind. Some implication of the Regius affair », in Descartes’ Natural Philosophy. Edited by S. Gaukroger, John Schuster et John Sutton, Routledge, London and NY, 2000, p. 659-679. 10 la physique de l’homme chez regius d’efforts à la méditation des questions métaphysiques, sous peine de s’éloigner des choses physiques et observables et de mettre l’âme dans l’incapacité de les observer ; et que ce sont les études physiques qui importent pour le peuple car elles apportent les plus grands bénéfices pour la vie. Dans le prolongement des analyses de Descartes’s Theory of Mind, tout particulièrement des chapitres 7 et 8 (Oxford-New-York, OUP, 2003, repr. 2005), une contribution très récente de Desmond Clarke2 montre ainsi comment Regius en vient à dénouer ce qu’il considère comme aporétique chez Descartes, en proposant une interprétation du dualisme en termes d’un dualisme de la connaissance et non des substances. C’est (très modestement) dans la lignée de ces travaux que je souhaite me situer dans cette contribution, non pour questionner le rapport entre physique et métaphysique chez Descartes et Regius (l’étendue de cette relation mériterait une attention toute spécifique) mais pour interroger chez ce dernier l’application de la philosophie naturelle à l’étude du 2. Notamment dans « The Physics and Metaphysics of the Mind. Descartes and Regius » in Mind, Method and Morality. Essays on Honour of Anthony Kenny. Edited by J. Cottingham & P. Hacker, OUP, 2010. Ces travaux sont décisifs pour le renouvellement de l’interprétation de l’oeuvre de Regius et de sa relation avec celle de Descartes. 11 delphine kolesnik-antoine composé humain. Je me fonderai pour cela sur la pensée de la maturité, c’est-à-dire sur le dernier état de la Philosophia naturalis, que je citerai par commodité dans sa version française. Les textes auxquels j’aurai recours constituent pour la plupart des ajouts ou des corrections de Regius par rapport à la première version des Fundamenta Physices qu’il avait soumise à Descartes, et font suite à la condamnation publique de Regius, par Descartes, dans la lettre-préface aux Principes de la Philosophie. Ils concernent parfois des questions de physique, mais surtout la connaissance que l’homme peut prendre de la nature de son âme (le livre V contient le dernier état de la critique du cogito et de l’innéisme) et la question des passions (chapitre XI de ce livre V), ajoutée après la lecture du traité des Passions de l’âme paru en 1649. La question que nous poserons est la suivante : sur quel type de théorie de la connaissance Regius se fonde-t-il pour rédiger une physique à laquelle ne manquerait plus ce qui manque aux Principes de la philosophie de Descartes ? Ou : jusqu’où et comment peut-on appliquer la méthode définie par Descartes dans les Principes de la philosophie à l’étude du composé humain ? 12 la physique de l’homme chez regius Je ne pourrai pas ici développer toutes les implications de cette question3. Je proposerai trois directions pour répondre : 1/ un premier temps qui portera sur les questions de physiologie ; 2/ un deuxième qui s’attachera à la connaissance de la nature de l’âme ; 3/ un troisième qui ouvrira sur la problématique des passions. I/ LA PHYSIOLOGIE COMME BRANCHE DE LA DISCIPLINE S’ATTACHANT A LA CONNAISSANCE DES CHOSES NATURELLES La Philosophie naturelle s’ouvre logiquement sur une définition de son objet. Au livre I, chapitre I, p. 1 : la philosophie naturelle « à qui l’on donne d’ordinaire le nom de Physique et de Physiologie, est [ainsi définie comme] la connaissance des choses naturelles » ; les « choses naturelles » désignent « les êtres qui sont doués de nature », dont l’existence est « très vraisemblable par la certitude probable que nous en avons par l’entendement, par les sens, par la mémoire, et par l’imagination […], mais elle est absolument indubitable par la révélation divine »4. 3. Ces points seront développés dans notre future édition critique de la traduction française de la Philosophia naturalis, à paraitre en 2011 chez Classiques Garnier. 4. Sauf précision contraire, c’est nous qui soulignons en italiques. 13 delphine kolesnik-antoine Nous reviendrons plus loin sur ce rôle de la révélation divine. Notons pour l’instant que la raison naturelle, dans les questions physiques, nous permet d’atteindre à une « certitude probable », que rien ne nous autorise à identifier à la certitude morale mais que Regius s’attache en tout cas à isoler nettement de la certitude métaphysique ou « plus que morale » qui venait dans les Principes soutenir la physique. Ce point décisif peut s’illustrer de deux manières : 1/ par un exemple d’abord : celui de la reformulation tardive de la théorie de la contraction musculaire ; 2/ par une réflexion plus générale que le statut de l’invisible et le recours aux hypothèses dans la philosophie naturelle, ensuite. A. Enjeux de la reformulation de la théorie de la contraction musculaire On peut résumer les critiques adressées par Descartes à l’encontre de la thèse de Regius sous la forme de deux thèses : 1/ Regius a « répugné aux règles des mécaniques » en manquant le rôle des valvules et en soutenant la possibilité, pour les esprits animaux, de rétrograder par le même chemin que celui qu’ils ont emprunté pour entrer dans le muscle ; 2/ et s’il n’a rien écrit qui ne soit « pris de » Descartes et ne se révèle pourtant « contre » lui, c’est parce qu’il n’a 14 la physique de l’homme chez regius pas fondé en métaphysique sa physique, plus précisément parce qu’il s’est mépris sur la nature de l’âme. Quelle réponse Regius apporte-t-il à ces critiques publiques5 ? 1/ D’une part, Regius n’a pas manqué le fait des valvules, qui sont clairement figurées sur les planches jointes aux Fundamenta Physices puis dans la Philosophia naturalis (ces valvules existent même dans les plantes !) ; 2/ D’autre part, il n’a pas non plus manqué leur rôle. Les passages où il souligne l’impossibilité, pour les esprits animaux, de rétrograder via ces valvules, sont même plus nombreux que ceux où il soutient l’inverse. 3/ Enfin, loin de corriger ces derniers suite aux attaques de Descartes, il ajoute une figure et une explication confortant ses premières affirmations. En travaillant sur la structure des pores contre lesquels se situent les valvules, Regius constate ainsi qu’ils sont d’une telle figure que du côté, où la valvule bouche, ils sont fort larges, au lieu que de l’autre, s’étrécissant peu à peu, ils vont aboutir dans un autre nerf. Et c’est pour cette raison que les esprits peuvent passer facilement par le côté le plus large dans le nerf opposé ; au lieu que de l’autre côté, qui est plus étroit, ils n’y peuvent point du tout passer, ou du moins très difficilement (livre IV, chap. XVII, p. 406 Rouxel)6. 5. Une fois encore, nous n’entendons pas ici questionner la pertinence de ces critiques cartésiennes, mais seulement en étudier les enjeux dans le texte de Regius. 6. Cf. aussi chapitre X p. 340 : « […] il est bien vrai qu’il arrive 15 delphine kolesnik-antoine La supposition nouvelle de l’existence de ces pores sert donc à expliquer à la fois que les esprits animaux aient beaucoup de difficulté à les traverser et que néanmoins cela ne leur soit pas impossible. Un certain reflux des esprits animaux est envisageable, non parce que Regius n’aurait pas compris le rôle assigné aux valvules, mais au contraire parce qu’il a travaillé sur la spécificité de leur structure. Cette précision physiologique souligne un aspect fondamental de la démarche de Regius, que l’on pourrait définir comme une radicalisation ou une amplification du projet cartésien en physique : il faut porter aussi loin que possible l’explication mécanique du corps humain7. Aussi loin que possible, c’est-à-dire jusqu’à rationaliser tous les effets que nous constatons dans la machine, en évitant tout recours à des causes inutiles et superflues. La reconnaissance de la possibilité, pour certains esprits animaux, de rétrograder, peut servir à rendre raison de ces mouvements qui se voient dans la machine lorsqu’elle est en proie à une hésitation (L’Homme, AT XI, 195), sans qu’il soit besoin de recourir au fonctionnement des valvules « contre la quelquefois que quelqu’une des valvules ne ferme pas exactement tout le conduit ; mais néanmoins elles le font pour la plupart » ; et chap. XII p. 351. Regius y utilise l’exemple de la nasse du pêcheur, « où les poissons entrent aisément, [mais] ne se peuvent tirer ensuite que très difficilement ». 7. « parler à fond », « traiter à fond », sont des expressions qui reviennent souvent dans la Philosophie naturelle 16 la physique de l’homme chez regius règle ordinaire »8 dont Regius admet par ailleurs, depuis la lettre de Descartes de décembre 1641, qu’il caractérise la convulsion ou le spasme. En étendant à ce type de mouvements l’explication que Descartes réservait au fonctionnement normal et coutumier de la machine, l’hypothèse de Regius apporte une réponse ferme aux railleries de Schoock qui, au chapitre 2 de la 9e section de l’Admirable méthode, dénonçait la prétention de la mécanique à désigner à elle seule toute la physique. Elle confirme les acquis de l’article 203 de la IVe partie des Principes, qui pose la nécessité, pour rendre raison de l’invisible, de recourir aux mêmes principes que ceux que l’esprit mobilise pour rendre raison du visible. Prenons l’exemple de ce passage du livre V, chapitre X de la Philosophie naturelle (il sera quasiment repris textuellement par Louis de La Forge dans ses Remarques sur L’Homme en 1664) : […] nous mettons des valvules et des pores dans les muscles et dans les fibres des nerfs ; parce que, cela posé, on conçoit très clairement la manière dont se fait le mouvement naturel et volontaire ; au lieu que si on le nie ; la manière, dont se font ces mouvements, est absolument incompréhensible. Et il ne sert de rien d’objecter que toutes ces choses sont imperceptibles à nos yeux. Car nous posons avec raison quantité de choses, qui sont invisibles, comme les esprits animaux, l’âme 8. Cf. The Correspondence between Descartes and Henricus Regius, ed. Erik-Jan Bos, Zeno, 2002, p. 81. 17 delphine kolesnik-antoine de l’homme et plusieurs autres ; lesquelles néanmoins notre raison et notre imagination nous obligent d’admettre ». Cependant, on constate sur ce point une évolution importante de Regius, qui le distingue radicalement de Descartes et n’est sans doute pas étrangère aux critiques de Voetius et de Schoock. B. Le statut de l’invisible dans la connaissance des corps naturels Reprenons en effet les arguments du chapitre VI de la section III de l’Admirable méthode (p. 289-292 de l’édition de Théo Verbeek). Schoock commence par citer longuement les cours de physique de Regius : Cette matière est divisée en parties insensibles et sensibles ; elles sont insensibles lorsqu’elles échappent aux sens, soit par leur petitesse, soit par la rapidité de leurs mouvements. Elles ne sont donc point des atomes, mais au contraire indéfiniment divisibles. Elles ne sont pas non plus toujours de la même grandeur, ni de la même figure, mais il faut affirmer d’elles ce qu’il faut affirmer à cet égard des autres choses. Bien que d’autres philosophes n’attachent guère d’importance à ces particules, nous croyons au contraire qu’un grand nombre de mystères naturels en dépendent. Sans elles, on ne peut rendre compte ni de l’aigreur, ni de la douceur, ni de la subtilité, ni de la densité, ni d’une infinité d’autres qualités ; une fois qu’on a posé ces particules, on a au contraire, de toutes les choses, une explication intelligible. Schoock développe ensuite le principal argument de sa critique : 18 la physique de l’homme chez regius ces parties sont insensibles var elles échappent aux sens ; mais si elles échappent aux sens, comment peut-on dire d’elles qu’elles existent et qu’on les trouve dans les choses ? Quel argument peut me convaincre qu’elles existent ? ». Il est impossible de « pontifier sur la figure ou la grandeur d’une chose qui ne tombe point sous les sens. Qui le ferait pourrait aussi bien, tout en restant chez lui, mesurer l’enfer au moyen d’un cordeau et le dessiner au crayon ? Or les derniers états du texte de Regius intègrent parfaitement ces objections, en émettant des réserves plus explicites sur la nature de cet insensible lorsqu’il reste en attente de confirmation expérimentale d’une part, en explicitant à son propos la notion de certitude probable dont nous sommes partis d’autre part. À la suite d’une reprise quasi littérale du passage des cours de physiologie cités par Schoock, Regius ajoute ainsi ces développements significatifs sur l’atome, dont il avait commencé par nier l’existence : […] bien qu’il semble pour l’ordinaire que les corps insensibles puissent être divisés, il y en a cependant dont les petites parties sont tellement en repos, qu’elles ne peuvent être séparées par aucun mouvement qui soit dans la nature, et ainsi il y a véritablement des atomes, ou des parties naturellement indivisibles : ce qui pourtant n’implique aucune contradiction (livre I, chapitre III, p. 9). Et à propos des « petites parties insensibles » composant les animaux, il précise (livre IV chapitre III p. 289 et chapitre VI p. 323) que leur liaison et leur tissu « n’ont pas encore été assez bien connues jusqu’ici ; c’est 19 delphine kolesnik-antoine pourquoi nous n’en avons pas encore de connaissance assez exacte » et que nous ne pouvons pas en « parler à fond ». Regius transpose donc sur l’insensible en général l’argumentation que Descartes réservait pour sa part aux questions d’embryogenèse. Il s’agit à la fois de postuler le nécessaire fonctionnement de l’insensible en des termes identiques à celui du sensible (c’est-à-dire à partir des diversités du mouvement local de la matière subtile), et de souligner l’état lacunaire de notre connaissance, c’est-àdire de l’expérience que nous pouvons faire de ces réalités. C’est ce deuxième aspect qui justifie la qualification du type de certitude auquel nous parvenons en physique comme seulement « probable » et endigue les critiques de l’Admirable méthode. La dimension, que nous qualifierons pour le moment de « sceptique », de cette théorie de la connaissance, est développée dans la conclusion de la Philosophie naturelle, qui constitue à elle seule une réécriture du projet des Principes de la philosophie : […] lorsqu’on cherche dans la Physique la solution de quelque problème, il faut premièrement trouver une cause qui soit intelligible, et qui nous fasse clairement et commodément concevoir l’effet qu’on a observé dans la question proposée. Ensuite il faut rechercher bien soigneusement s’il n’y a point quelque autre cause, autant ou plus commode que celle-ci : car alors il faudrait préférer la seconde à la première. Mais s’il n’est pas possible d’en trouver d’autre, il faut acquiescer à la solution qu’on a trouvée, jusqu’à ce qu’on en ait trouvé une aussi bonne, ou 20 la physique de l’homme chez regius une meilleure. Et c’est la route que nous croyons avoir tenue, dans l’explication que nous avons faite du monde (p. 563-564). Parce que les sens nous permettent uniquement d’apercevoir « la vraisemblance » (p. 445), et qu’il n’est pour l’homme incarné d’autre moyen de chercher le vrai que celui des sens, l’épistémologie de Regius entraîne la redéfinition du champ d’application de la raison naturelle à partir de ce critère sensoriel et le renvoi, dans le champ de la révélation donc hors de la philosophie9, de la certitude plus que morale ou métaphysique. C’est à la lumière de cette redéfinition des limites de la connaissance humaine qu’il convient de relire, selon nous, les développements sur la nature de l’âme. II. LA CONNAISSANCE DE LA NATURE DE L’ÂME A. L’essentialité du mode Il faut d’abord souligner que dès la première page de la Philosophie naturelle, l’âme de l’homme est incluse parmi les choses naturelles dont la physique ou la physiologie peuvent rendre compte. La « nature » dans les choses désigne en effet un « principe intérieur et corporel » ; et ce principe désigne « non seulement le corps même, mais aussi tout principe intérieur qui appartient en quelque façon au 9. Cf. E.J. Bos, « Les limites de la philosophie selon Regius, », in Qu’est-ce qu’être cartésien ?, tome I, dir. D. Kolesnik-Antoine, ENS Éditions, à paraitre fin 2010. 21 delphine kolesnik-antoine corps. Ainsi l’âme de l’homme est un principe intérieur et corporel ; parce qu’elle ne peut produire les sensations, les idées de l’imagination, et plusieurs autres choses que par le moyen du corps». Dans la lignée des développements du livre I des Principes de la philosophie, le chapitre IV du livre I de la Philosophie naturelle insiste ensuite sur le primat de la modalité, comme principe de diversification de la substance. Mais contrairement aux Principes (qui mettent au premier plan l’essentialité de l’attribut principal – l’idée étant reprise dans les Notae in programma –), la Philosophie naturelle développe la thèse d’une forme d’essentialité des modes : […] tous les modes des êtres ont quelque chose de réel, ou de positif, et renferment tous l’essence de leur genre, puisque diversifiant la matière qui leur sert de sujet, ils la rendent capable d’agir, comme nous voyons par expérience : c’est pourquoi on ne doit faire aucune difficulté de les mettre au nombre des êtres. La philosophie naturelle, qui comprend l’étude de la nature de l’âme en tant que principe de production de sensations, ne pourra donc jamais avoir accès qu’à ces particularisations ou à ces principes de diversification d’une essence dont la connaissance est renvoyée à la révélation. Le début du chapitre I du livre V est très clair sur ce point : 22 la physique de l’homme chez regius Les actions de la pensée sont celles dont l’esprit a connaissance. Ainsi le sentiment, la réminiscence, l’imagination, et toute opération semblable, dont l’homme a connaissance, sont des actes de la pensée. Or tous ces actes de la pensée, qui ne viennent point de la révélation, sont proprement des sensations, ou bien en sont des suites […]. Ainsi il apparaît manifestement que les sens sont le principe de toute connaissance, et des autres actions de la pensée ; et qu’ainsi le principe de toute connaissance, ou la première chose connue, n’est pas je pense ; moins encore je pense, donc je suis. Car ce ne sont que des conceptions générales, qui ont pris leur origine de quelqu’un de nos sens (p. 427). De quoi avons-nous alors besoin pour produire, par la seule raison naturelle, une connaissance de l’âme qui puisse acquérir le titre de certitude probable ? B. La connaissance de l’âme Il faut répondre à l’argument cartésien selon lequel la possibilité de penser adéquatement l’âme indépendamment du corps, et inversement, impliquerait la contrariété des deux natures. L’argumentation de Regius s’articule autour de la redéfinition de la modalité produite dans le livre I de la Philosophie naturelle. Si les modes sont bien essentiels à la substance, ils ne sont pas essentiels à son attribut principal ; et si l’attribut principal n’est pas essentiel à la substance, alors il n’exclut pas ipso facto, au sein de cette substance, tout attribut qui ne serait pas compris dans son idée. Ce qui est détruit dans la logique de Regius, 23 delphine kolesnik-antoine c’est donc la notion d’attribut principal, exclusif d’un autre attribut principal. Et ce qui importe, c’est le mode plus que l’attribut et l’attribut plus que la substance : […] nous concevons que le mouvement et la figure ne renferment aucune étendue, mais que le corps mû et figuré est étendu en longueur, largeur et profondeur, et que les modes du mouvement et de la figure subsistent en lui, sans aucune étendue ; parce que l’étendue ne leur est pas contraire. De même aussi puisque l’étendue n’est pas contraire à la pensée, celle-ci peut se trouver dans un même sujet simple, et ainsi modifier le corps étendu ; bien que l’une de ces choses ne soit pas renfermée dans l’idée de l’autre. Si l’esprit peut être pris pour un attribut ou pour un mode10 de la substance corporelle, et si la philosophie naturelle ne peut nous faire accéder qu’à des distinctions modales et non réelles, il en résulte que l’essence même de la chose envisagée (l’âme ici) peut être conçue comme contingente (p. 433). Ce qui compte, ce n’est donc pas de rechercher une quelconque connaissance de la nature ou de l’essence de l’âme, mais de se demander de quoi nous avons besoin pour rendre raison des opérations de cette dernière. 10. Il faut souligner que la qualification de l’âme comme mode du corps n’apparaît pas dans les Fundamenta Physices. Sa suppression fait partie des concessions que Regius accepta de faire à Descartes. On la trouve dans le Programme ou le Placard de 1647, puis dans la Philosophia naturalis. 24 la physique de l’homme chez regius Or à cette fin précisément, aucun recours aux idées innées ou à un quelconque intellect pur n’est requis. Regius applique ainsi aux idées innées de Descartes (idée de Dieu y compris) le raisonnement que ce dernier réservait aux formes substantielles11. Reprenons le texte des réponses de Descartes aux première et seconde thèses de Voetius : jusqu’ici nous n’avons pas « absolument rejeté » les formes substantielles, nous avons juste déclaré que nous n’en avions « pas besoin pour rendre raison des choses naturelles » ; « nous croyons que nos sentiments sont particulièrement recommandables, en ce qu’ils sont indépendants de ces êtres supposés incertains [et dont on ignore la nature], et parce que la seule raison qui les fait admettre aux autres est qu’ils les croient nécessaires pour expliquer la cause des effets naturels, nous ne ferons pas difficulté d’avouer que nous les rejetons entièrement ». Et plus loin : « nous ne nions pas les qualités actives, nous disons seulement qu’il ne faut pas leur attribuer une entité plus grande qu’une entité de mode, car on ne peut le faire sans les concevoir comme [véritables] substances ». De ce caractère inintelligible et non explicatif des formes substantielles, Regius a pris acte dès 1641. On le retrouve à de nombreuses reprises dans la Philosophie 11. Ce point est particulièrement bien souligné dans l’article que la Stanford Encyclopedia of Philosophy consacre à Regius (l’article est de Desmond Clarke). 25 delphine kolesnik-antoine naturelle. Appliqué à l’âme, cela donne : « L’esprit, ou la faculté de penser qui est dans l’homme, n’a pas besoin, pour penser, d’aucunes idées, notions, ou axiomes qui aient été créés immédiatement avec elle, tels que nous les observons après les perceptions et la mémoire que nous avons eues des objets et après les jugements que nous en avons faits : mais pourvu que les organes du corps, auquel l’âme est unie, soient bien disposés, elle est capable elle seule de produire toutes les pensées tant premières, que postérieures, sans aucun secours qu’elle ait apporté avec elle dans le moment de la création » (livre V, chap. I, p. 447-448). En un sens, Regius répond exactement à la remarque que lui faisait Descartes, dans sa lettre de février 1642 : […] tout le monde siffle les formes substantielles ; et l’on dit tout haut que si le reste de notre philosophie était expliqué comme cet article, chacun l’embrasserait. Mais on voit du même coup se confirmer la différence de point de vue des deux auteurs, que Descartes soulignait parfaitement dès juin 1642, à propos de l’idée de Dieu : il faut remarquer qu’il ne s’agit point de l’essence de l’idée selon laquelle elle est seulement un mode existant dans l’âme (ce mode n’étant pas plus parfait que l’homme), mais qu’il s’agit de la perfection objective, que les principes de métaphysique enseignent devoir être contenus formellement ou éminemment dans sa cause. Afin d’achever cette étude des idées comme modes existants dans l’âme, il reste à voir comment la nouvelle 26 la physique de l’homme chez regius théorie de la connaissance de Regius trouve à s’appliquer à ce qui ressortissait chez Descartes de la troisième notion primitive et impliquait un ordre original de dénombrement : la question des passions. III. LES PASSIONS A. Passions et sensations Dans les Principes de la philosophie (IV, 196), le sens interne définissant la passion ne jouit pas d’un traitement privilégié par rapport aux autres sens. Il s’agit seulement pour Descartes de rendre raison des principales diversités des sens à partir du mouvement local des esprits animaux dans les nerfs correspondant à chaque sens. Ce point de vue physicien est également celui de L’Homme (AT XI, 164167 et 193-194) et de certains textes de la correspondance, notamment de la lettre à Newcastle d’octobre 1645. Les lettres à Elisabeth du 6 octobre et du 3 novembre 1645 et de mai 1646, et la lettre à Chanut du 1er février 1647, mettent au jour les difficultés que Descartes rencontre à dénombrer les passions à partir de leurs seules causes physiologiques (non seulement les mouvements généraux du sang et le rôle décisif joué par certains organes : le cœur, le foie et la rate, mais plus profondément encore les variétés de ces mouvements des esprits animaux). Les deux dernières lettres font intervenir le critère psycho-physiologique et historique de l’embryogenèse et des associations qui s’y construisent et conduisent Descartes, dans l’article 52 des 27 delphine kolesnik-antoine Passions de l’âme, à la solution suivante12 : pour appliquer la méthode théorisée dans les Principes de la philosophie au domaine propre à la troisième notion primitive, ce ne sont pas des critères physiologiques qu’il faut mobiliser, mais bien les principaux effets produits en l’âme qu’il faut répertorier. Le critère du dénombrement, autrement dit, passe de l’extérieur à l’intérieur de l’âme13 et congédie comme caduque la volonté de déchiffrer exhaustivement les causes physiologiques des passions primitives. Qu’en est-il chez Regius ? L’application de la méthode physique à l’étude de ce phénomène singulier que sont les passions implique-t-elle chez lui que le dénombrement renonce partiellement au déchiffrement ? Un premier point est clair : la passion ne saurait chez Regius constituer autre chose qu’une sensation. Les premières passions ou les passions principales seront donc celles qui, 12. Sur ce point, cf. particulièrement F. de Buzon, « Descartes et les passions. Sur la rationalisation des phénomènes affectifs », in « La logique des émotions », Organon, n°36, dir. E. Cassan, J-M. Chevalier, R. Zaborowski, 2007, p. 137-153 ; et J.M. Beyssade, « La classification cartésienne des passions », in Études sur Descartes. L’histoire d’un esprit, Paris, Seuil, 2001, 323-335, repr. de la Revue internationale de philosophie, 1983/3, p. 278-287. 13. Il ne s’agit bien-sûr pas de l’âme seule mais de ce « sens intérieur » propre à la troisième notion primitive dont Denis Kambouchner a si clairement mis au jour les caractéristiques et les enjeux (cf. « Les passions comme « sens intérieur » », in Descartes. La philosophie morale. Paris, Hermann, 2008, p. 77-114). 28 la physique de l’homme chez regius dans le traité de L’Homme notamment, servaient pour Descartes de métonymie aux passions : la volupté, plus particulièrement encore le chatouillement, et la douleur. Elles se caractérisent par deux mouvements contraires des esprits animaux (là encore, les mêmes que dans L’Homme) et par leur aptitude à faire une plus grande « impression » sur l’esprit de l’homme que les autres passions. On pourrait résumer le parcours de Regius de la façon suivante : s’il est impossible de mettre parfaitement au jour les principes physiologiques permettant de déchiffrer convenablement toutes les passions (l’insensible échappant par définition à l’expérience), et s’il est vrai que c’est bien d’un ressenti de l’âme qu’il faut rendre raison dans la passion, alors c’est dans la force de ce ressenti qu’il faut chercher le principe adéquat du dénombrement. Le critère de classification reste bien interne à l’âme, mais à une âme toujours réceptive, dont toutes les facultés se trouvent agies par l’impression du mouvement local des esprits animaux dans le sixième nerf à l’origine de la passion. Quand la volupté et la douleur, passions de la perception, agissent sur le jugement, elles produisent la joie et la tristesse ; quand elles agissent sur la volonté, elles produisent l’amour et la haine, et quand par le mouvement volontaire lui-même elles nous incitent à fuir ou à poursuivre des objets, elles entraînent l’allégresse et la langueur. Il est tout à fait significatif, de ce point de vue, que l’admiration ne se trouve nommée qu’en passant et parmi 29 delphine kolesnik-antoine une longue liste d’autres passions et que la générosité se définisse au travers d’une série d’expériences ou de situations singulières et non comme une qualité intrinsèque de l’âme14. CONCLUSION 1/ Un premier point ressort de ce parcours : la particularité de Regius n’est pas tant de forger des instruments intellectuels nouveaux (la philosophie cartésienne en est un) que de les transporter pour les faire fonctionner dans d’autres champs et sur d’autres objets, ici, sur le composé humain. Cela explique l’impression de Descartes au début d’avoir un disciple, puis sa prise de distance ; et sans doute le fait qu’au début également, Regius ne pense pas « trahir » le cartésianisme mais au contraire le développer. 2/ On pourrait par ailleurs soutenir que chez Regius, l’appel à la révélation est destiné à endiguer le risque de scepticisme soulevé par la négation de l’idée innée de Dieu et par le balaiement consécutif de tout recours à la véracité divine. À l’inverse cependant, le rappel constant du nécessaire enracinement sensoriel de toutes nos idées 14. « la générosité est un remède excellent pour éviter, ou bien pour dompter les passions déréglées. Car qui est l’homme qui se fâchera fort pour une injure ; qui s’affligera de quelque perte ; qui se réjouira d’un gain ; qui se glorifiera des honneurs ; ou bien qui se laissera abattre par le déshonneur, lorsqu’il méprise toutes ces choses » (p. 541) 30 la physique de l’homme chez regius ici-bas permet de répondre aux accusations de Schoock sur le statut de l’invisible. Si « on chasse plus facilement des sangliers sur la mer qu’on trouve des preuves en ses écrits » (Admirable méthode, p. 213), en rester aux données sensorielles et à elles-seules érige inversement le vraisemblable au rang de seul « probable ». 3/ Si Regius pose à bien des égards des jalons conceptuels qui éclateront dans l’œuvre de Locke, on peut ainsi considérer, tout autant, qu’il ouvre la voie au iatro-mécanisme, qui ne répudiera pas nécessairement comme faux mais congédiera comme hors de propos toute considération méta-physique, c’est-à-dire excédant ce que « l’union des yeux et des mains » est susceptible de mettre au jour. 4/ Enfin, l’application du mécanisme à des domaines exclus de sa juridiction par Descartes (notamment l’action à distance des corps et la propagation in utero du péché originel) ; la description de la condition humaine comme incapable de penser ici-bas sans que ne se mêle à cette pensée une passion petite ou grande ; et la critique de l’innéisme entraînant ce que Martial Gueroult a nommé la « déchéance du cogito » ; se retrouveront chez un philosophe ordinairement répertorié comme « idéaliste », mais dont les Lumières feront souvent un usage matérialiste : Malebranche. 31 En quoi le traité de L’Homme de Descartes peut-il être lu comme un texte matérialiste ? Variations sur l’édition de 16641 D escartes est mort depuis une quinzaine d’années lorsque L’Homme paraît en 1664. À l’exception de la Recherche de la vérité par la lumière naturelle, des Règles pour la direction de l’esprit et d’une série de lettres, qui circulent cependant dans des cercles restreints, le reste de l’œuvre est déjà dans le domaine public. Claude Clerselier a édité, en 1657 et 1659, les deux premiers volumes du triptyque consacré à la correspondance2 sur les questions morales, physiques et médicales. Il a ainsi pu inscrire les textes les plus systématiques dans l’histoire vivante de 1. Le texte présenté ici est extrait d’une première version de la préface à l’édition critique du traité de L’Homme, à paraître chez Garnier Flammarion fin 2010-début 2011. Je remercie Maxime Catroux, directrice d’édition, de m’avoir permis de le publier aux Presses Universitaires de Laval. 2. Le troisième paraîtra en 1667, après la mise à l’index du cartésianisme en 1666. Concernant la stratégie de publication de Clerselier, cf René Descartes. Tutte le lettere 1619-1650. A cura di Giulia Belgioioso, con la collaborazione di Igor Agostini, Francesco Marone, Franco A. Meschini, Massimiliano Savini e di Jean-Robert Armogathe. Bompiani, 2005, Introduzione. 33 delphine kolesnik-antoine leur discussion et parfois même, de leur édification. Les échanges avec Elisabeth3, à qui Descartes dédie la version française de ses Principes en 1647, font notamment suivre à leur lecteur la patiente et aride gestation du traité des Passions de l’âme (1649). L’Homme est donc à la fois un des tout premiers textes rédigés par Descartes (1632) et celui que le public lettré découvre alors que le cartésianisme est déjà élaboré et âprement discuté. Faire le choix d’éditer ce que Descartes a conçu comme le chapitre XVIII du Monde, dans cette version de 1664, c’est-à-dire accompagné de la traduction française de la préface à l’édition latine de Florent Schuyl (qui paraît en 1662), de la préface de Clerselier, des importantes remarques du médecin Saumurois Louis de la Forge et du texte tardif du Traité de la formation du fœtus4, c’est parier que la lecture de L’Homme à la lumière 3. Même si cette dernière n’a pas donné son accord pour la publication de ses propres lettres. 4. C’est Clerselier qui l’a ainsi nommé, en référence à la seconde partie du traité. Ce texte, probablement rédigé dans les années 1647-1648, correspond à ce que nous connaissons aujourd’hui sous le titre de Description du corps humain. Il propose de la physiologie cartésienne un état plus avancé que celui de L’Homme, et invite donc à réinscrire ce dernier dans l’histoire de son élaboration. Le publier en même temps que L’Homme est une façon de souligner d’une part que Descartes se tenait au fait des découvertes expérimentales de son temps, et d’autre part que ces découvertes n’invalident en rien les principes antérieurement posés. 34 en quoi le traité de l’homme ... de l’histoire de sa réception a tout à nous apprendre sur le texte de Descartes lui-même. Elle souligne tout d’abord la singularité de certains concepts, dont le sens ultérieur viendra parfois recouvrir celui de L’Homme, et nous conduit à apprécier sous un jour nouveau la fortune de ce texte, dans l’histoire de la constitution de l’œuvre de Descartes et dans l’histoire des idées. En travaillant particulièrement la définition physiologique de l’idée proposée dans L’Homme, on s’aperçoit ainsi que si Descartes l’a peu réinvestie, en tout cas de façon explicite, dans la suite de son œuvre, c’est d’une part parce qu’il a pédagogiquement privilégié le point de vue des Méditations Métaphysiques (où l’idée désigne tout ce qui est conçu immédiatement par l’esprit), et d’autre part parce qu’il a eu à se défendre contre des adversaires (Regius, Hobbes et Gassendi surtout) qui, pour critiquer l’innéisme et l’immatérialité de l’âme, lui ont objecté une définition de l’idée étroitement liée à celle de L’Homme. Tout se passe ainsi comme si Descartes avait eu stratégiquement besoin de réserver certaines thèses de L’Homme à un usage privé afin qu’on n’en vienne pas à le rapprocher de ceux dont il a par ailleurs tant fait, publiquement, pour se démarquer. On comprend a contrario pourquoi Descartes a pu en venir, dans l’histoire des idées, à désigner le premier maillon d’une école matérialiste dont Marx, à la suite de Renouvier5, dessine la généalogie dans La Sainte famille, de 5. Dans son article « Marx, Renouvier et l’histoire du matérialisme », 35