La physique de l`Homme chez Regius

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La physique de l’Homme chez Regius
Suivi de En quoi le traité de l’Homme
de Descartes peut-il être lu comme un texte
­matérialiste ?
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La physique
de l’Homme
chez Regius
Suivi de
En quoi le traité
de l’Homme
de Descartes
peut-il être lu
comme un texte
­matérialiste ?

Ancienne élève de l’ENS de Fontenay-Saint-Cloud,
agrégée et docteur en Philosophie, Delphine
­Kolesnik-Antoine est depuis 2006 Maître de conférences à l’ENS de Lyon. Elle y enseigne l’histoire de la
Philosophie de l’Âge Classique. Ses travaux portent
sur le cartésianisme et ses différentes réceptions
dans l’histoire des idées, jusqu’à la période contemporaine. Elle a notamment publié L’homme cartésien.
La « force qu’a l’âme de mouvoir le corps ». Descartes,
Malebranche (Presses universitaires de Rennes,
2009).
ISBN 978-2-7637-9326-9
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Chaire d’étude des fondements philosophiques
de la justice et de la société démocratique
La physique de l’Homme chez Regius
Delphine
Kolesnik-Antoine
Les récentes études sur l’épais dossier de la querelle d’Utrecht ont mis
au jour le caractère tumultueux des relations entre Descartes et celui
qu’il a pourtant considéré comme son disciple, jusqu’à la brouille définitive. La première contribution de ce volume aborde cette relation à
partir de l’œuvre de Regius et à la lumière de l’interrogation suivante :
sur quel type de théorie de la connaissance Regius se fonde-t-il pour
rédiger une physique à laquelle ne manquerait plus ce qui manque aux
Principes de la philosophie de Descartes ? La seconde contribution
montre en quoi et pourquoi les textes divers (de Clerselier, Schuyl, La
Forge) qui accompagnent l’édition posthume du traité de l’Homme,
visent à endiguer toute tentation de lire cet ouvrage comme un manifeste matérialiste. Elle interroge donc le texte de Descartes à partir de
l’histoire de sa réception, pour en tirer enseignement sur Descartes luimême.
Delphine Kolesnik-Antoine
La physique de l’Homme
chez Regius
Suivi de
En quoi le traité de l’Homme
de Descartes peut-il être lu
comme un texte matérialiste ?
La physique de l’Homme chez Regius
suivi de
En quoi le Traité de L’Homme
de Descartes peut-il être lu comme
un texte matérialiste ?
Collection Mercure du Nord/Verbatim
Se concentrant sur le discours oral, cette collection, un sousensemble de Mercure du Nord, transcrit mot à mot, verbatim,
les conférences sur les grands problèmes de l’heure qu’éclairent
d’éminents conférenciers en lettres et en sciences humaines.
Le lecteur retrouvera ainsi, rapportés sous forme de texte écrit,
les débats auxquels il s’intéresse et qui se répercutent à travers le
monde philosophique, social et politique.
Autres titres parus dans la collection
Marc Angenot, Maï-Linh Eddi et Paule-Monique Vernes, La tolérance
est-elle une vertu politique ? 2006.
Clément Lemelin, L’accessibilité aux études supérieures, 2006.
Michel Troper, Le gouvernement des juges, 2006.
Shauna Van Praagh, Hijab et kirpan. Une histoire de cape et d’épée, 2006.
Michel Guérin, La seconde mort de Socrate, 2007.
Mireille Delmas-Marty, L’Adieu aux Barbares, 2007.
Hubert Bost, Bayle et la « normalité » religieuse, 2007.
Ethel Groffier-Klibansky, Le statut juridique des minorités sous l’Ancien
Régime, 2007.
Bertrand Binoche, Sade ou l’institutionnalisation de l’écart, 2007.
Marc Angenot, En quoi sommes-nous encore pieux ? 2008.
Jules Duchastel, Mondialisation, citoyenneté et démocratie. La modernité
politique en question, 2008.
Paule-Monique Vernes, L’illusion cosmopolitique, 2008.
Michel Jébrak, Société du savoir, néoténie et université, 2008.
Marcel Dorigny, Anti-esclavagisme, abolitionnisme et abolitions, 2008.
François Ost, Le droit comme traduction, 2009.
Dorval Brunelle, L’autre société civile, les mouvements sociaux et la lutte
pour les droits fondamentaux, 2009.
Delphine Kolesnik-antoine
la physique de l’homme
chez Regius
suivi de
En quoi le Traité de L’Homme
de Descartes peut-il être lu
comme un texte matérialiste ?
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du Canada et de la Société de développement des entreprises culturelles
du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de
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Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par
l’entremise de son Programme d’aide au développement de l’industrie de
l’édition (PADIÉ) pour nos activités d’édition.
Maquette de couverture : Mariette Montambault
ISBN 978-2-7637-9326-9
pdf ISBN 9782763793276
© Les Presses de l’Université Laval 2010
Tous droits réservés. Imprimé au Canada
Dépôt légal 4e trimestre 2010
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La physique de l’homme chez Regius
suivi de
En quoi le Traité de L’Homme
de Descartes peut-il être lu
comme un texte matérialiste ?

Ces deux conférences ont été prononcées au
département de philosophie de l’UQAM, sous les
auspices de la Chaire Unesco de philosophie politique
et juridique au Canada, en Automne 2009, dans le
cadre de la collaboration instituée depuis deux ans entre
l’École Normale supérieure de Lyon et le département de
philosophie de l’UQAM.
sommaire
Les récentes études sur l’épais dossier de la querelle
d’Utrecht ont mis au jour le caractère tumultueux des relations
entre Descartes et celui qu’il a pourtant, jusqu’à la brouille
définitive entérinée par la préface à l’édition française des
Principes de la philosophie, considéré comme son disciple.
La première contribution de ce volume aborde cette relation
à partir de l’œuvre de Regius et à la lumière de l’interrogation
suivante : sur quel type de théorie de la connaissance Regius se
fonde-t-il pour rédiger une physique à laquelle ne manquerait
plus ce qui manque aux Principes de la philosophie de Descartes ?
Ou : jusqu’où et comment peut-on appliquer la méthode définie
par Descartes dans les Principes à l’étude du composé humain ?
Elle se fonde pour cela sur les textes de la maturité, retravaillés
par Regius après la mort de Descartes.
Le traité de L’Homme, rédigé au début des années 1630,
n’a été publié qu’en 1664, soit une quinzaine d’années après la
mort de Descartes. La seconde contribution montre en quoi
et pourquoi la préface de Claude Clerselier, la traduction de la
préface à l’édition latine de Florent Schuyl et les Remarques de
Louis de la Forge, qui accompagnent cette édition posthume,
visent à endiguer toute tentation de lire L’Homme comme un
manifeste matérialiste. Elle interroge donc le texte de Descartes
à partir de l’histoire de sa réception, pour en tirer enseignement
sur Descartes lui-même.
8
LA physique de l’Homme chez Regius

L’
histoire des relations entre Descartes et Regius
est traditionnellement présentée, via le prisme
des écrits de Descartes et de la biographie d’Adrien
Baillet, comme celle du « fidèle copiste » en physique
(Notœ in programma, 1647) renégat en métaphysique, à
un Maître d’abord tolérant mais qui, après avoir constaté
les errances du disciple « de droite et de gauche », en
est venu à retourner contre ce dernier les accusations
d’hypocrisie dont il avait d’abord cherché à le préserver,
face aux attaques de Voetius.
Les travaux décisifs de l’école hollandaise, tout
particulièrement de Théo Verbeek et d’Erik-Jan Bos, ont
mis au jour le caractère déformant de cette réfraction,
et ont entrepris de rendre en quelque sorte justice à
Regius en revenant aux différents états de ses textes,
depuis les premières thèses de physiologie jusqu’aux
Fundamenta Physices, datés de 1646 mais suivis de deux
autres éditions approfondies et corrigées, parues en 1654
et en 1661 sous le titre de Philosophia naturalis. Nous en
connaissons également une traduction française, datée
de 1686, attribuée à un certain Claude Rouxel et connue
9
delphine kolesnik-antoine
uniquement dans les bibliothèques d’Amsterdam et de
Strasbourg.
Les travaux de Catherine Wilson et de Desmond
M. Clarke posent de nouveaux et importants jalons dans
notre compréhension de l’œuvre de Regius.
C. Wilson présente les écrits du médecin hollandais
comme des « révélateurs » de la vérité sur le projet cartésien
(sur ce qu’elle appelle le « belief » de Descartes) et comme
des attestations de ce que, pour Descartes lui-même, la
métaphysique ne constituerait qu’un « interlude », un « jeu
d’esprit » fonctionnel mais non fondationnel, uniquement
destiné à sécuriser l’histoire de sa propre réception1.
Elle s’appuie pour cela,
– du côté de Regius, sur la fameuse lettre du 23 juillet
1645, dans laquelle Regius fait état du témoignage de
« beaucoup de gens d’esprit et d’honneur » persuadés que
Descartes aurait, « dans les fondements de [son] âme,
des sentiments contraires à ceux qui paraissent en public
sous [son] nom », et qu’il aurait « beaucoup discrédité [sa]
philosophie, en publiant [sa] métaphysique ».
– du côté de Descartes, elle souligne l’importance
de textes comme l’Entretien avec Burman (AT V, 165).
Descartes y explique qu’il ne faut pas consacrer trop
1. « Descartes and the Corporeal Mind. Some implication of
the Regius affair », in Descartes’ Natural Philosophy. Edited by
S. Gaukroger, John Schuster et John Sutton, Routledge, London and
NY, 2000, p. 659-679.
10
la physique de l’homme chez regius
d’efforts à la méditation des questions métaphysiques, sous
peine de s’éloigner des choses physiques et observables et
de mettre l’âme dans l’incapacité de les observer ; et que ce
sont les études physiques qui importent pour le peuple car
elles apportent les plus grands bénéfices pour la vie.
Dans le prolongement des analyses de Descartes’s
Theory of Mind, tout particulièrement des chapitres 7
et 8 (Oxford-New-York, OUP, 2003, repr. 2005), une
contribution très récente de Desmond Clarke2 montre
ainsi comment Regius en vient à dénouer ce qu’il considère
comme aporétique chez Descartes, en proposant une
interprétation du dualisme en termes d’un dualisme de la
connaissance et non des substances.

C’est (très modestement) dans la lignée de ces travaux
que je souhaite me situer dans cette contribution, non pour
questionner le rapport entre physique et métaphysique chez
Descartes et Regius (l’étendue de cette relation mériterait
une attention toute spécifique) mais pour interroger chez ce
dernier l’application de la philosophie naturelle à l’étude du
2. Notamment dans « The Physics and Metaphysics of the Mind.
Descartes and Regius » in Mind, Method and Morality. Essays on
Honour of Anthony Kenny. Edited by J. Cottingham & P. Hacker,
OUP, 2010. Ces travaux sont décisifs pour le renouvellement de
l’interprétation de l’oeuvre de Regius et de sa relation avec celle de
Descartes.
11
delphine kolesnik-antoine
composé humain. Je me fonderai pour cela sur la pensée de
la maturité, c’est-à-dire sur le dernier état de la Philosophia
naturalis, que je citerai par commodité dans sa version
française. Les textes auxquels j’aurai recours constituent
pour la plupart des ajouts ou des corrections de Regius par
rapport à la première version des Fundamenta Physices qu’il
avait soumise à Descartes, et font suite à la condamnation
publique de Regius, par Descartes, dans la lettre-préface
aux Principes de la Philosophie. Ils concernent parfois des
questions de physique, mais surtout la connaissance que
l’homme peut prendre de la nature de son âme (le livre
V contient le dernier état de la critique du cogito et de
l’innéisme) et la question des passions (chapitre XI de ce
livre V), ajoutée après la lecture du traité des Passions de
l’âme paru en 1649.
La question que nous poserons est la suivante : sur
quel type de théorie de la connaissance Regius se fonde-t-il
pour rédiger une physique à laquelle ne manquerait plus ce
qui manque aux Principes de la philosophie de Descartes ?
Ou : jusqu’où et comment peut-on appliquer la
méthode définie par Descartes dans les Principes de la
philosophie à l’étude du composé humain ?
12
la physique de l’homme chez regius
Je ne pourrai pas ici développer toutes les implications
de cette question3. Je proposerai trois directions pour
répondre :
1/ un premier temps qui portera sur les questions de
physiologie ;
2/ un deuxième qui s’attachera à la connaissance de la
nature de l’âme ;
3/ un troisième qui ouvrira sur la problématique des
passions.
I/ LA PHYSIOLOGIE COMME BRANCHE
DE LA DISCIPLINE S’ATTACHANT A LA
CONNAISSANCE DES CHOSES NATURELLES
La Philosophie naturelle s’ouvre logiquement sur
une définition de son objet. Au livre I, chapitre I, p. 1 :
la philosophie naturelle « à qui l’on donne d’ordinaire
le nom de Physique et de Physiologie, est [ainsi définie
comme] la connaissance des choses naturelles » ; les
« choses naturelles » désignent « les êtres qui sont doués
de nature », dont l’existence est « très vraisemblable par la
certitude probable que nous en avons par l’entendement, par
les sens, par la mémoire, et par l’imagination […], mais elle
est absolument indubitable par la révélation divine »4.
3. Ces points seront développés dans notre future édition critique de
la traduction française de la Philosophia naturalis, à paraitre en 2011
chez Classiques Garnier.
4. Sauf précision contraire, c’est nous qui soulignons en italiques.
13
delphine kolesnik-antoine
Nous reviendrons plus loin sur ce rôle de la révélation
divine. Notons pour l’instant que la raison naturelle, dans
les questions physiques, nous permet d’atteindre à une
« certitude probable », que rien ne nous autorise à identifier
à la certitude morale mais que Regius s’attache en tout cas
à isoler nettement de la certitude métaphysique ou « plus
que morale » qui venait dans les Principes soutenir la
physique.
Ce point décisif peut s’illustrer de deux manières :
1/ par un exemple d’abord : celui de la reformulation
tardive de la théorie de la contraction musculaire ; 2/ par
une réflexion plus générale que le statut de l’invisible et
le recours aux hypothèses dans la philosophie naturelle,
ensuite.
A. Enjeux de la reformulation de la théorie de la contraction
musculaire
On peut résumer les critiques adressées par Descartes
à l’encontre de la thèse de Regius sous la forme de deux
thèses :
1/ Regius a « répugné aux règles des mécaniques » en
manquant le rôle des valvules et en soutenant la possibilité,
pour les esprits animaux, de rétrograder par le même
chemin que celui qu’ils ont emprunté pour entrer dans le
muscle ;
2/ et s’il n’a rien écrit qui ne soit « pris de » Descartes
et ne se révèle pourtant « contre » lui, c’est parce qu’il n’a
14
la physique de l’homme chez regius
pas fondé en métaphysique sa physique, plus précisément
parce qu’il s’est mépris sur la nature de l’âme.
Quelle réponse Regius apporte-t-il à ces critiques
publiques5 ?
1/ D’une part, Regius n’a pas manqué le fait des
valvules, qui sont clairement figurées sur les planches
jointes aux Fundamenta Physices puis dans la Philosophia
naturalis (ces valvules existent même dans les plantes !) ;
2/ D’autre part, il n’a pas non plus manqué leur rôle.
Les passages où il souligne l’impossibilité, pour les esprits
animaux, de rétrograder via ces valvules, sont même plus
nombreux que ceux où il soutient l’inverse.
3/ Enfin, loin de corriger ces derniers suite aux
attaques de Descartes, il ajoute une figure et une explication
confortant ses premières affirmations. En travaillant sur la
structure des pores contre lesquels se situent les valvules,
Regius constate ainsi qu’ils sont
d’une telle figure que du côté, où la valvule bouche, ils sont fort
larges, au lieu que de l’autre, s’étrécissant peu à peu, ils vont
aboutir dans un autre nerf. Et c’est pour cette raison que les
esprits peuvent passer facilement par le côté le plus large dans
le nerf opposé ; au lieu que de l’autre côté, qui est plus étroit, ils
n’y peuvent point du tout passer, ou du moins très difficilement
(livre IV, chap. XVII, p. 406 Rouxel)6.
5. Une fois encore, nous n’entendons pas ici questionner la pertinence
de ces critiques cartésiennes, mais seulement en étudier les enjeux
dans le texte de Regius.
6. Cf. aussi chapitre X p. 340 : « […] il est bien vrai qu’il arrive
15
delphine kolesnik-antoine
La supposition nouvelle de l’existence de ces pores
sert donc à expliquer à la fois que les esprits animaux aient
beaucoup de difficulté à les traverser et que néanmoins cela
ne leur soit pas impossible. Un certain reflux des esprits
animaux est envisageable, non parce que Regius n’aurait
pas compris le rôle assigné aux valvules, mais au contraire
parce qu’il a travaillé sur la spécificité de leur structure.
Cette précision physiologique souligne un aspect
fondamental de la démarche de Regius, que l’on pourrait
définir comme une radicalisation ou une amplification du
projet cartésien en physique : il faut porter aussi loin que possible
l’explication mécanique du corps humain7. Aussi loin que
possible, c’est-à-dire jusqu’à rationaliser tous les effets que
nous constatons dans la machine, en évitant tout recours
à des causes inutiles et superflues. La reconnaissance de la
possibilité, pour certains esprits animaux, de rétrograder,
peut servir à rendre raison de ces mouvements qui se
voient dans la machine lorsqu’elle est en proie à une
hésitation (L’Homme, AT XI, 195), sans qu’il soit besoin
de recourir au fonctionnement des valvules « contre la
quelquefois que quelqu’une des valvules ne ferme pas exactement tout
le conduit ; mais néanmoins elles le font pour la plupart » ; et chap.
XII p. 351. Regius y utilise l’exemple de la nasse du pêcheur, « où les
poissons entrent aisément, [mais] ne se peuvent tirer ensuite que très
difficilement ».
7. « parler à fond », « traiter à fond », sont des expressions qui
reviennent souvent dans la Philosophie naturelle
16
la physique de l’homme chez regius
règle ordinaire »8 dont Regius admet par ailleurs, depuis
la lettre de Descartes de décembre 1641, qu’il caractérise la
convulsion ou le spasme.
En étendant à ce type de mouvements l’explication
que Descartes réservait au fonctionnement normal et
coutumier de la machine, l’hypothèse de Regius apporte
une réponse ferme aux railleries de Schoock qui, au
chapitre 2 de la 9e section de l’Admirable méthode, dénonçait
la prétention de la mécanique à désigner à elle seule toute
la physique. Elle confirme les acquis de l’article 203 de la
IVe partie des Principes, qui pose la nécessité, pour rendre
raison de l’invisible, de recourir aux mêmes principes que
ceux que l’esprit mobilise pour rendre raison du visible.
Prenons l’exemple de ce passage du livre V, chapitre X de la
Philosophie naturelle (il sera quasiment repris textuellement
par Louis de La Forge dans ses Remarques sur L’Homme en
1664) :
[…] nous mettons des valvules et des pores dans les muscles et
dans les fibres des nerfs ; parce que, cela posé, on conçoit très
clairement la manière dont se fait le mouvement naturel et
volontaire ; au lieu que si on le nie ; la manière, dont se font ces
mouvements, est absolument incompréhensible.
Et il ne sert de rien d’objecter que toutes ces choses sont
imperceptibles à nos yeux. Car nous posons avec raison quantité
de choses, qui sont invisibles, comme les esprits animaux, l’âme
8. Cf. The Correspondence between Descartes and Henricus Regius, ed.
Erik-Jan Bos, Zeno, 2002, p. 81.
17
delphine kolesnik-antoine
de l’homme et plusieurs autres ; lesquelles néanmoins notre
raison et notre imagination nous obligent d’admettre ».
Cependant, on constate sur ce point une évolution
importante de Regius, qui le distingue radicalement de
Descartes et n’est sans doute pas étrangère aux critiques
de Voetius et de Schoock.
B. Le statut de l’invisible dans la connaissance des corps
naturels
Reprenons en effet les arguments du chapitre VI
de la section III de l’Admirable méthode (p. 289-292 de
l’édition de Théo Verbeek). Schoock commence par citer
longuement les cours de physique de Regius :
Cette matière est divisée en parties insensibles et sensibles ; elles
sont insensibles lorsqu’elles échappent aux sens, soit par leur
petitesse, soit par la rapidité de leurs mouvements. Elles ne sont
donc point des atomes, mais au contraire indéfiniment divisibles.
Elles ne sont pas non plus toujours de la même grandeur, ni de la
même figure, mais il faut affirmer d’elles ce qu’il faut affirmer à cet
égard des autres choses. Bien que d’autres philosophes n’attachent
guère d’importance à ces particules, nous croyons au contraire
qu’un grand nombre de mystères naturels en dépendent. Sans
elles, on ne peut rendre compte ni de l’aigreur, ni de la douceur, ni
de la subtilité, ni de la densité, ni d’une infinité d’autres qualités ;
une fois qu’on a posé ces particules, on a au contraire, de toutes les
choses, une explication intelligible.
Schoock développe ensuite le principal argument de
sa critique :
18
la physique de l’homme chez regius
ces parties sont insensibles var elles échappent aux sens ; mais si
elles échappent aux sens, comment peut-on dire d’elles qu’elles
existent et qu’on les trouve dans les choses ? Quel argument peut
me convaincre qu’elles existent ? ». Il est impossible de « pontifier
sur la figure ou la grandeur d’une chose qui ne tombe point sous
les sens. Qui le ferait pourrait aussi bien, tout en restant chez lui,
mesurer l’enfer au moyen d’un cordeau et le dessiner au crayon ?
Or les derniers états du texte de Regius intègrent
parfaitement ces objections, en émettant des réserves plus
explicites sur la nature de cet insensible lorsqu’il reste en attente
de confirmation expérimentale d’une part, en explicitant
à son propos la notion de certitude probable dont nous
sommes partis d’autre part.
À la suite d’une reprise quasi littérale du passage des
cours de physiologie cités par Schoock, Regius ajoute ainsi
ces développements significatifs sur l’atome, dont il avait
commencé par nier l’existence :
[…] bien qu’il semble pour l’ordinaire que les corps insensibles
puissent être divisés, il y en a cependant dont les petites parties
sont tellement en repos, qu’elles ne peuvent être séparées
par aucun mouvement qui soit dans la nature, et ainsi il y a
véritablement des atomes, ou des parties naturellement indivisibles :
ce qui pourtant n’implique aucune contradiction (livre I, chapitre
III, p. 9).
Et à propos des « petites parties insensibles »
composant les animaux, il précise (livre IV chapitre III
p. 289 et chapitre VI p. 323) que leur liaison et leur tissu
« n’ont pas encore été assez bien connues jusqu’ici ; c’est
19
delphine kolesnik-antoine
pourquoi nous n’en avons pas encore de connaissance assez
exacte » et que nous ne pouvons pas en « parler à fond ».
Regius transpose donc sur l’insensible en général
l’argumentation que Descartes réservait pour sa part aux
questions d’embryogenèse. Il s’agit à la fois de postuler le
nécessaire fonctionnement de l’insensible en des termes
identiques à celui du sensible (c’est-à-dire à partir des
diversités du mouvement local de la matière subtile), et de
souligner l’état lacunaire de notre connaissance, c’est-àdire de l’expérience que nous pouvons faire de ces réalités.
C’est ce deuxième aspect qui justifie la qualification du
type de certitude auquel nous parvenons en physique
comme seulement « probable » et endigue les critiques de
l’Admirable méthode.
La dimension, que nous qualifierons pour le moment
de « sceptique », de cette théorie de la connaissance, est
développée dans la conclusion de la Philosophie naturelle,
qui constitue à elle seule une réécriture du projet des
Principes de la philosophie :
[…] lorsqu’on cherche dans la Physique la solution de quelque
problème, il faut premièrement trouver une cause qui soit
intelligible, et qui nous fasse clairement et commodément
concevoir l’effet qu’on a observé dans la question proposée.
Ensuite il faut rechercher bien soigneusement s’il n’y a point
quelque autre cause, autant ou plus commode que celle-ci : car
alors il faudrait préférer la seconde à la première. Mais s’il n’est
pas possible d’en trouver d’autre, il faut acquiescer à la solution
qu’on a trouvée, jusqu’à ce qu’on en ait trouvé une aussi bonne, ou
20
la physique de l’homme chez regius
une meilleure. Et c’est la route que nous croyons avoir tenue,
dans l’explication que nous avons faite du monde (p. 563-564).
Parce que les sens nous permettent uniquement
d’apercevoir « la vraisemblance » (p. 445), et qu’il n’est
pour l’homme incarné d’autre moyen de chercher le vrai
que celui des sens, l’épistémologie de Regius entraîne la
redéfinition du champ d’application de la raison naturelle à
partir de ce critère sensoriel et le renvoi, dans le champ de la
révélation donc hors de la philosophie9, de la certitude plus
que morale ou métaphysique. C’est à la lumière de cette
redéfinition des limites de la connaissance humaine qu’il
convient de relire, selon nous, les développements sur la
nature de l’âme.
II. LA CONNAISSANCE DE
LA NATURE DE L’ÂME
A. L’essentialité du mode
Il faut d’abord souligner que dès la première page de
la Philosophie naturelle, l’âme de l’homme est incluse parmi
les choses naturelles dont la physique ou la physiologie
peuvent rendre compte. La « nature » dans les choses
désigne en effet un « principe intérieur et corporel » ; et ce
principe désigne « non seulement le corps même, mais aussi
tout principe intérieur qui appartient en quelque façon au
9. Cf. E.J. Bos, « Les limites de la philosophie selon Regius, », in
Qu’est-ce qu’être cartésien ?, tome I, dir. D. Kolesnik-Antoine, ENS
Éditions, à paraitre fin 2010.
21
delphine kolesnik-antoine
corps. Ainsi l’âme de l’homme est un principe intérieur et
corporel ; parce qu’elle ne peut produire les sensations, les idées
de l’imagination, et plusieurs autres choses que par le moyen
du corps».
Dans la lignée des développements du livre I des
Principes de la philosophie, le chapitre IV du livre I de
la Philosophie naturelle insiste ensuite sur le primat de
la modalité, comme principe de diversification de la
substance. Mais contrairement aux Principes (qui mettent
au premier plan l’essentialité de l’attribut principal – l’idée
étant reprise dans les Notae in programma –), la Philosophie
naturelle développe la thèse d’une forme d’essentialité des
modes :
[…] tous les modes des êtres ont quelque chose de réel, ou de
positif, et renferment tous l’essence de leur genre, puisque
diversifiant la matière qui leur sert de sujet, ils la rendent
capable d’agir, comme nous voyons par expérience : c’est
pourquoi on ne doit faire aucune difficulté de les mettre au
nombre des êtres.
La philosophie naturelle, qui comprend l’étude de
la nature de l’âme en tant que principe de production de
sensations, ne pourra donc jamais avoir accès qu’à ces
particularisations ou à ces principes de diversification d’une
essence dont la connaissance est renvoyée à la révélation.
Le début du chapitre I du livre V est très clair sur ce
point :
22
la physique de l’homme chez regius
Les actions de la pensée sont celles dont l’esprit a connaissance.
Ainsi le sentiment, la réminiscence, l’imagination, et toute
opération semblable, dont l’homme a connaissance, sont des
actes de la pensée.
Or tous ces actes de la pensée, qui ne viennent point de la révélation,
sont proprement des sensations, ou bien en sont des suites […]. Ainsi
il apparaît manifestement que les sens sont le principe de toute
connaissance, et des autres actions de la pensée ; et qu’ainsi le
principe de toute connaissance, ou la première chose connue, n’est
pas je pense ; moins encore je pense, donc je suis. Car ce ne sont
que des conceptions générales, qui ont pris leur origine de
quelqu’un de nos sens (p. 427).
De quoi avons-nous alors besoin pour produire, par
la seule raison naturelle, une connaissance de l’âme qui
puisse acquérir le titre de certitude probable ?
B. La connaissance de l’âme
Il faut répondre à l’argument cartésien selon lequel la
possibilité de penser adéquatement l’âme indépendamment
du corps, et inversement, impliquerait la contrariété des
deux natures.
L’argumentation de Regius s’articule autour de la
redéfinition de la modalité produite dans le livre I de la
Philosophie naturelle. Si les modes sont bien essentiels
à la substance, ils ne sont pas essentiels à son attribut
principal ; et si l’attribut principal n’est pas essentiel à la
substance, alors il n’exclut pas ipso facto, au sein de cette
substance, tout attribut qui ne serait pas compris dans
son idée. Ce qui est détruit dans la logique de Regius,
23
delphine kolesnik-antoine
c’est donc la notion d’attribut principal, exclusif d’un autre
attribut principal. Et ce qui importe, c’est le mode plus que
l’attribut et l’attribut plus que la substance :
[…] nous concevons que le mouvement et la figure ne renferment
aucune étendue, mais que le corps mû et figuré est étendu en
longueur, largeur et profondeur, et que les modes du mouvement
et de la figure subsistent en lui, sans aucune étendue ; parce
que l’étendue ne leur est pas contraire. De même aussi puisque
l’étendue n’est pas contraire à la pensée, celle-ci peut se trouver
dans un même sujet simple, et ainsi modifier le corps étendu ;
bien que l’une de ces choses ne soit pas renfermée dans l’idée
de l’autre.
Si l’esprit peut être pris pour un attribut ou pour
un mode10 de la substance corporelle, et si la philosophie
naturelle ne peut nous faire accéder qu’à des distinctions
modales et non réelles, il en résulte que l’essence même de la
chose envisagée (l’âme ici) peut être conçue comme contingente
(p. 433).
Ce qui compte, ce n’est donc pas de rechercher une
quelconque connaissance de la nature ou de l’essence de
l’âme, mais de se demander de quoi nous avons besoin pour
rendre raison des opérations de cette dernière.
10. Il faut souligner que la qualification de l’âme comme mode du
corps n’apparaît pas dans les Fundamenta Physices. Sa suppression
fait partie des concessions que Regius accepta de faire à Descartes.
On la trouve dans le Programme ou le Placard de 1647, puis dans la
Philosophia naturalis.
24
la physique de l’homme chez regius
Or à cette fin précisément, aucun recours aux idées
innées ou à un quelconque intellect pur n’est requis. Regius
applique ainsi aux idées innées de Descartes (idée de Dieu y
compris) le raisonnement que ce dernier réservait aux formes
substantielles11.
Reprenons le texte des réponses de Descartes aux
première et seconde thèses de Voetius : jusqu’ici nous
n’avons pas « absolument rejeté » les formes substantielles,
nous avons juste déclaré que nous n’en avions « pas
besoin pour rendre raison des choses naturelles » ;
« nous croyons que nos sentiments sont particulièrement
recommandables, en ce qu’ils sont indépendants de ces
êtres supposés incertains [et dont on ignore la nature], et
parce que la seule raison qui les fait admettre aux autres
est qu’ils les croient nécessaires pour expliquer la cause des
effets naturels, nous ne ferons pas difficulté d’avouer que
nous les rejetons entièrement ». Et plus loin : « nous ne
nions pas les qualités actives, nous disons seulement qu’il
ne faut pas leur attribuer une entité plus grande qu’une
entité de mode, car on ne peut le faire sans les concevoir
comme [véritables] substances ».
De ce caractère inintelligible et non explicatif des
formes substantielles, Regius a pris acte dès 1641. On
le retrouve à de nombreuses reprises dans la Philosophie
11. Ce point est particulièrement bien souligné dans l’article que la
Stanford Encyclopedia of Philosophy consacre à Regius (l’article est de
Desmond Clarke).
25
delphine kolesnik-antoine
naturelle. Appliqué à l’âme, cela donne : « L’esprit, ou la
faculté de penser qui est dans l’homme, n’a pas besoin, pour
penser, d’aucunes idées, notions, ou axiomes qui aient été
créés immédiatement avec elle, tels que nous les observons
après les perceptions et la mémoire que nous avons eues des
objets et après les jugements que nous en avons faits : mais
pourvu que les organes du corps, auquel l’âme est unie,
soient bien disposés, elle est capable elle seule de produire
toutes les pensées tant premières, que postérieures, sans
aucun secours qu’elle ait apporté avec elle dans le moment
de la création » (livre V, chap. I, p. 447-448).
En un sens, Regius répond exactement à la remarque
que lui faisait Descartes, dans sa lettre de février 1642 :
[…] tout le monde siffle les formes substantielles ; et l’on dit
tout haut que si le reste de notre philosophie était expliqué comme
cet article, chacun l’embrasserait.
Mais on voit du même coup se confirmer la différence de
point de vue des deux auteurs, que Descartes soulignait
parfaitement dès juin 1642, à propos de l’idée de Dieu :
il faut remarquer qu’il ne s’agit point de l’essence de l’idée
selon laquelle elle est seulement un mode existant dans l’âme (ce
mode n’étant pas plus parfait que l’homme), mais qu’il s’agit
de la perfection objective, que les principes de métaphysique
enseignent devoir être contenus formellement ou éminemment
dans sa cause.
Afin d’achever cette étude des idées comme modes
existants dans l’âme, il reste à voir comment la nouvelle
26
la physique de l’homme chez regius
théorie de la connaissance de Regius trouve à s’appliquer
à ce qui ressortissait chez Descartes de la troisième
notion primitive et impliquait un ordre original de
dénombrement : la question des passions.
III. LES PASSIONS
A. Passions et sensations
Dans les Principes de la philosophie (IV, 196), le sens
interne définissant la passion ne jouit pas d’un traitement
privilégié par rapport aux autres sens. Il s’agit seulement
pour Descartes de rendre raison des principales diversités
des sens à partir du mouvement local des esprits animaux
dans les nerfs correspondant à chaque sens. Ce point de
vue physicien est également celui de L’Homme (AT XI, 164167 et 193-194) et de certains textes de la correspondance,
notamment de la lettre à Newcastle d’octobre 1645. Les
lettres à Elisabeth du 6 octobre et du 3 novembre 1645
et de mai 1646, et la lettre à Chanut du 1er février 1647,
mettent au jour les difficultés que Descartes rencontre
à dénombrer les passions à partir de leurs seules causes
physiologiques (non seulement les mouvements généraux du
sang et le rôle décisif joué par certains organes : le cœur, le
foie et la rate, mais plus profondément encore les variétés de
ces mouvements des esprits animaux). Les deux dernières
lettres font intervenir le critère psycho-physiologique et
historique de l’embryogenèse et des associations qui s’y
construisent et conduisent Descartes, dans l’article 52 des
27
delphine kolesnik-antoine
Passions de l’âme, à la solution suivante12 : pour appliquer
la méthode théorisée dans les Principes de la philosophie
au domaine propre à la troisième notion primitive, ce ne
sont pas des critères physiologiques qu’il faut mobiliser,
mais bien les principaux effets produits en l’âme qu’il
faut répertorier. Le critère du dénombrement, autrement
dit, passe de l’extérieur à l’intérieur de l’âme13 et congédie
comme caduque la volonté de déchiffrer exhaustivement
les causes physiologiques des passions primitives.
Qu’en est-il chez Regius ? L’application de la méthode
physique à l’étude de ce phénomène singulier que sont les
passions implique-t-elle chez lui que le dénombrement renonce
partiellement au déchiffrement ?
Un premier point est clair : la passion ne saurait chez
Regius constituer autre chose qu’une sensation. Les premières
passions ou les passions principales seront donc celles qui,
12. Sur ce point, cf. particulièrement F. de Buzon, « Descartes et les
passions. Sur la rationalisation des phénomènes affectifs », in « La
logique des émotions », Organon, n°36, dir. E. Cassan, J-M. Chevalier,
R. Zaborowski, 2007, p. 137-153 ; et J.M. Beyssade, « La classification
cartésienne des passions », in Études sur Descartes. L’histoire d’un
esprit, Paris, Seuil, 2001, 323-335, repr. de la Revue internationale de
philosophie, 1983/3, p. 278-287.
13. Il ne s’agit bien-sûr pas de l’âme seule mais de ce « sens intérieur »
propre à la troisième notion primitive dont Denis Kambouchner
a si clairement mis au jour les caractéristiques et les enjeux (cf.
« Les passions comme « sens intérieur » », in Descartes. La philosophie
morale. Paris, Hermann, 2008, p. 77-114).
28
la physique de l’homme chez regius
dans le traité de L’Homme notamment, servaient pour
Descartes de métonymie aux passions : la volupté, plus
particulièrement encore le chatouillement, et la douleur.
Elles se caractérisent par deux mouvements contraires des
esprits animaux (là encore, les mêmes que dans L’Homme)
et par leur aptitude à faire une plus grande « impression »
sur l’esprit de l’homme que les autres passions.
On pourrait résumer le parcours de Regius de la façon
suivante : s’il est impossible de mettre parfaitement au
jour les principes physiologiques permettant de déchiffrer
convenablement toutes les passions (l’insensible échappant
par définition à l’expérience), et s’il est vrai que c’est bien
d’un ressenti de l’âme qu’il faut rendre raison dans la
passion, alors c’est dans la force de ce ressenti qu’il faut
chercher le principe adéquat du dénombrement. Le critère
de classification reste bien interne à l’âme, mais à une âme
toujours réceptive, dont toutes les facultés se trouvent agies
par l’impression du mouvement local des esprits animaux
dans le sixième nerf à l’origine de la passion. Quand la
volupté et la douleur, passions de la perception, agissent sur
le jugement, elles produisent la joie et la tristesse ; quand
elles agissent sur la volonté, elles produisent l’amour et la
haine, et quand par le mouvement volontaire lui-même
elles nous incitent à fuir ou à poursuivre des objets, elles
entraînent l’allégresse et la langueur.
Il est tout à fait significatif, de ce point de vue, que
l’admiration ne se trouve nommée qu’en passant et parmi
29
delphine kolesnik-antoine
une longue liste d’autres passions et que la générosité
se définisse au travers d’une série d’expériences ou de
situations singulières et non comme une qualité intrinsèque
de l’âme14.
CONCLUSION
1/ Un premier point ressort de ce parcours : la
particularité de Regius n’est pas tant de forger des
instruments intellectuels nouveaux (la philosophie
cartésienne en est un) que de les transporter pour les faire
fonctionner dans d’autres champs et sur d’autres objets,
ici, sur le composé humain. Cela explique l’impression
de Descartes au début d’avoir un disciple, puis sa prise
de distance ; et sans doute le fait qu’au début également,
Regius ne pense pas « trahir » le cartésianisme mais au
contraire le développer.
2/ On pourrait par ailleurs soutenir que chez Regius,
l’appel à la révélation est destiné à endiguer le risque de
scepticisme soulevé par la négation de l’idée innée de
Dieu et par le balaiement consécutif de tout recours à la
véracité divine. À l’inverse cependant, le rappel constant
du nécessaire enracinement sensoriel de toutes nos idées
14. « la générosité est un remède excellent pour éviter, ou bien pour
dompter les passions déréglées. Car qui est l’homme qui se fâchera
fort pour une injure ; qui s’affligera de quelque perte ; qui se réjouira
d’un gain ; qui se glorifiera des honneurs ; ou bien qui se laissera
abattre par le déshonneur, lorsqu’il méprise toutes ces choses » (p.
541)
30
la physique de l’homme chez regius
ici-bas permet de répondre aux accusations de Schoock
sur le statut de l’invisible. Si « on chasse plus facilement
des sangliers sur la mer qu’on trouve des preuves en
ses écrits » (Admirable méthode, p. 213), en rester aux
données sensorielles et à elles-seules érige inversement le
vraisemblable au rang de seul « probable ».
3/ Si Regius pose à bien des égards des jalons
conceptuels qui éclateront dans l’œuvre de Locke, on
peut ainsi considérer, tout autant, qu’il ouvre la voie au
iatro-mécanisme, qui ne répudiera pas nécessairement
comme faux mais congédiera comme hors de propos toute
considération méta-physique, c’est-à-dire excédant ce que
« l’union des yeux et des mains » est susceptible de mettre
au jour.
4/ Enfin, l’application du mécanisme à des domaines
exclus de sa juridiction par Descartes (notamment l’action
à distance des corps et la propagation in utero du péché
originel) ; la description de la condition humaine comme
incapable de penser ici-bas sans que ne se mêle à cette
pensée une passion petite ou grande ; et la critique de
l’innéisme entraînant ce que Martial Gueroult a nommé la
« déchéance du cogito » ; se retrouveront chez un philosophe
ordinairement répertorié comme « idéaliste », mais
dont les Lumières feront souvent un usage matérialiste :
Malebranche.

31
En quoi le traité de L’Homme
de Descartes peut-il être lu
comme un texte matérialiste ?
Variations sur l’édition de 16641

D
escartes est mort depuis une quinzaine d’années
lorsque L’Homme paraît en 1664. À l’exception
de la Recherche de la vérité par la lumière naturelle, des Règles
pour la direction de l’esprit et d’une série de lettres, qui
circulent cependant dans des cercles restreints, le reste de
l’œuvre est déjà dans le domaine public. Claude Clerselier
a édité, en 1657 et 1659, les deux premiers volumes du
triptyque consacré à la correspondance2 sur les questions
morales, physiques et médicales. Il a ainsi pu inscrire les
textes les plus systématiques dans l’histoire vivante de
1. Le texte présenté ici est extrait d’une première version de la préface
à l’édition critique du traité de L’Homme, à paraître chez Garnier
Flammarion fin 2010-début 2011. Je remercie Maxime Catroux,
directrice d’édition, de m’avoir permis de le publier aux Presses
Universitaires de Laval.
2. Le troisième paraîtra en 1667, après la mise à l’index du
cartésianisme en 1666. Concernant la stratégie de publication de
Clerselier, cf René Descartes. Tutte le lettere 1619-1650. A cura di
Giulia Belgioioso, con la collaborazione di Igor Agostini, Francesco
Marone, Franco A. Meschini, Massimiliano Savini e di Jean-Robert
Armogathe. Bompiani, 2005, Introduzione.
33
delphine kolesnik-antoine
leur discussion et parfois même, de leur édification. Les
échanges avec Elisabeth3, à qui Descartes dédie la version
française de ses Principes en 1647, font notamment suivre
à leur lecteur la patiente et aride gestation du traité des
Passions de l’âme (1649).
L’Homme est donc à la fois un des tout premiers textes
rédigés par Descartes (1632) et celui que le public lettré
découvre alors que le cartésianisme est déjà élaboré et
âprement discuté. Faire le choix d’éditer ce que Descartes
a conçu comme le chapitre XVIII du Monde, dans cette
version de 1664, c’est-à-dire accompagné de la traduction
française de la préface à l’édition latine de Florent Schuyl
(qui paraît en 1662), de la préface de Clerselier, des
importantes remarques du médecin Saumurois Louis
de la Forge et du texte tardif du Traité de la formation du
fœtus4, c’est parier que la lecture de L’Homme à la lumière
3. Même si cette dernière n’a pas donné son accord pour la publication
de ses propres lettres.
4. C’est Clerselier qui l’a ainsi nommé, en référence à la seconde
partie du traité. Ce texte, probablement rédigé dans les années
1647-1648, correspond à ce que nous connaissons aujourd’hui sous
le titre de Description du corps humain. Il propose de la physiologie
cartésienne un état plus avancé que celui de L’Homme, et invite donc
à réinscrire ce dernier dans l’histoire de son élaboration. Le publier
en même temps que L’Homme est une façon de souligner d’une part
que Descartes se tenait au fait des découvertes expérimentales de
son temps, et d’autre part que ces découvertes n’invalident en rien les
principes antérieurement posés.
34
en quoi le traité de l’homme ...
de l’histoire de sa réception a tout à nous apprendre sur le
texte de Descartes lui-même.
Elle souligne tout d’abord la singularité de certains
concepts, dont le sens ultérieur viendra parfois recouvrir
celui de L’Homme, et nous conduit à apprécier sous un
jour nouveau la fortune de ce texte, dans l’histoire de la
constitution de l’œuvre de Descartes et dans l’histoire
des idées. En travaillant particulièrement la définition
physiologique de l’idée proposée dans L’Homme, on
s’aperçoit ainsi que si Descartes l’a peu réinvestie, en tout
cas de façon explicite, dans la suite de son œuvre, c’est d’une
part parce qu’il a pédagogiquement privilégié le point de
vue des Méditations Métaphysiques (où l’idée désigne tout
ce qui est conçu immédiatement par l’esprit), et d’autre part
parce qu’il a eu à se défendre contre des adversaires (Regius,
Hobbes et Gassendi surtout) qui, pour critiquer l’innéisme
et l’immatérialité de l’âme, lui ont objecté une définition
de l’idée étroitement liée à celle de L’Homme. Tout se passe
ainsi comme si Descartes avait eu stratégiquement besoin
de réserver certaines thèses de L’Homme à un usage privé
afin qu’on n’en vienne pas à le rapprocher de ceux dont il
a par ailleurs tant fait, publiquement, pour se démarquer.
On comprend a contrario pourquoi Descartes a pu en
venir, dans l’histoire des idées, à désigner le premier
maillon d’une école matérialiste dont Marx, à la suite de
Renouvier5, dessine la généalogie dans La Sainte famille, de
5. Dans son article « Marx, Renouvier et l’histoire du matérialisme »,
35
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