TRAVAIL DE MATURITÉ *** Les Trachiniennes, Hercule sur l'Oeta : un mythe, deux tragédies, deux réalités ? Comparaison d'une histoire écrite à la romaine et à la grecque *** Sophie Maillefer, 3M3 Octobre 2014 * Gymnase Auguste Piccard Maître responsable : M. Éric Chevalley Table des matières Chapitre I : Introduction.................................................................................................................3 Chapitre II : Présentation théorique : la tragédie antique........................................................4 1. Les Trachiniennes, Sophocle et la tragédie grecque classique..............................................4 2. Hercule sur l'Oeta, Sénèque et la tragédie latine...................................................................6 Chapitre III : L'histoire....................................................................................................................8 1. La trame......................................................................................................................................8 2. Le prologue................................................................................................................................9 Chapitre IV : Figures présentes....................................................................................................11 1. Les personnages......................................................................................................................11 1.1 Hercule...............................................................................................................................11 1.2 Déjanire..............................................................................................................................17 1.3 Hyllos/Hyllus...................................................................................................................21 1.4 La Nourrice.......................................................................................................................23 1.5 Lichas.................................................................................................................................25 1.6 Iole......................................................................................................................................26 1.7 Le Messager.......................................................................................................................27 1.8 Philoctète...........................................................................................................................27 1.9 Le Vieillard........................................................................................................................28 1.10 Alcmène...........................................................................................................................29 2. Le choeur..................................................................................................................................29 2.1 Particularités et remarques.............................................................................................30 2.2 Les chants..........................................................................................................................33 Chapitre V : Analyses de thèmes.................................................................................................37 1. Apothéose stoïcienne et infuence philosophique..............................................................38 2. Le pouvoir de l'amour............................................................................................................41 Chapitre VI : Conclusion...............................................................................................................45 Bibliographie...................................................................................................................................47 1. Sources .....................................................................................................................................47 2. Ouvrages consultés ................................................................................................................47 3. Articles.....................................................................................................................................48 4. Sources des images................................................................................................................48 ➢ Image de la page de titre : Héraclès tuant avec sa massue le centaure Nessos qui retient Déjanire, la femme d’Héraclès, qu’il a tenté d’enlever. Poterie attique à fgures rouges, environ 480-470 av. J.-C., British Museum. 1 Chapitre I : Introduction Tout le monde le sait, presque tout le monde le dit : la tragédie a vécu son apogée à l'époque et au lieu mêmes de sa création, le cinquième siècle av. J.-C. à Athènes, atteignant sa pleine puissance littéraire dans un modèle de perfection inimitable. Les Romains pourtant, quelques siècles plus tard, vont imiter et reprendre ces monuments grecs, fdèles à leur « culture de l'assimilation » qui ne les empêchait pas d'admirer profondément les auteurs des originaux. Il ne nous reste qu'un petit nombre de ces pièces latines peu connues du grand public. Aujourd'hui, beaucoup ne voient en ces tragédies romaines que de pâles imitations admiratives et peu intéressantes des splendides textes grecs qui sont leur matériau de départ. Or, il ne faut pas minimiser l'apport de ces pièces au genre théâtral, même si beaucoup ont négligé ces quelques oeuvres, jugées lourdes et malhabiles à côté des pièces grecques. Chaque auteur, chaque texte a quelque chose à monter, à enseigner, mais un certain recul est nécessaire lorsqu'on les étudie pour laisser tomber les nombreux apriori que l'on a encore à l'heure actuelle, mais qui n'étaient de loin pas la norme à d'autres époques : de nombreux auteurs et intellectuels se sont penchés sur les oeuvres théâtrales romaines, notamment sur les tragédies de Sénèque, qui ont entre autres infuencé le théâtre classique français du XVIIème siècle, notamment Corneille et Racine. D'abord ignorante de cette vision négative, j'ai eu pour projet un peu abstrait pour ce Travail de Maturité de comparer deux pièces issues de chacune de ces cultures que j'ai étudiées pendant respectivement trois et six ans. Dès la lecture que j'ai faite de certains livres sur le théâtre antique, je me suis rendue compte de cette dépréciation. Mais pourquoi tant de mépris à l'égard des tragédies romaines ? Ont-elles vraiment tant de choses à envier à celles écrites par les Grecs ? Les apriori sont-ils légitimement fondés ? Ce sont ces quelques questions plutôt vastes qui m'ont conduite à mener une réfexion plus focalisée sur cette problématique de l'idée que l'on se fait du théâtre romain et des particularités propres au théâtre de chaque culture par laquelle ce genre a été façonné. Un grand travail de réhabilitation de la valeur du théâtre latin a été fait par Florence Dupont, une chercheuse qui s'est consacrée à son étude 1. Pour cela, elle replace en premier lieu les oeuvres dans leur contexte et les éclaire à la lumière de celui-ci. La comparaison, quelle qu'elle soit, intervient après. Pour ma part, ma démarche a consisté en une comparaison éclairée à la lumière du contexte. D'où le sous-titre de ce travail : Comparaison d'une histoire écrite à la romaine et à la grecque. Il porte sur deux pièces que j'ai choisies par curiosité ; je ne les avais jamais lues auparavant. Elles ont un sujet identique et s'intitulent respectivement Les Trachiniennes et Hercule sur l'Oeta. Le titre de ce travail contient et explicite ma démarche : un mythe, deux tragédies, deux réalités ? En effet, je suis partie du mythe commun et du genre tragique propre à chacune des deux cultures et époques – milieu du V ème siècle av. J.-C. et premier siècle apr. J.-C. –, pour esquisser une explication des différences des deux pièces et ainsi tenter de déterminer une part de la réalité culturelle et sociale propre aux Grecs et aux Romains. Les oeuvres littéraires sont marquées par ces deux réalités, et mon travail, à ma propre échelle, tend à démontrer qu'elles sont bien différentes. Je me suis aussi fxé comme objectif de ne pas trop perdre de vue qu'il s'agit bel et bien d'oeuvres littéraires et je fais donc aussi de l'analyse de texte pure. Le style ainsi que quelques thèmes et pistes des deux pièces sont aussi développés dans ce qui suit. La tragédie reste un art, un art du spectacle d'ailleurs, et pas uniquement un art littéraire. 1 Je me suis penchée sur ses livres avec beaucoup d'intérêt et ils ont apporté la plus grande part des informations sur les règles du théâtre latin. Voir la bibliographie en fn de travail. 2 Lorsqu'on lit une tragédie antique, on se retrouve en fait confronté à ce que l'on pourrait assimiler à la moitié seulement de chaque oeuvre, puisque l'on ignore une grande part des effets que pouvait produire sur le public la mise en scène des Grecs comme des Romains. Je ne me concentre donc pas sur l'édifcation de théories à ce sujet, mais il est important de garder ce fait en tête pour doter toute analyse d'un peu de recul et tenter de saisir un bref instant l'ampleur de ce qui nous manque et de ce que nous ignorons sur cet art complexe et complet qu'est le théâtre. Afn de ne pas oublier cette dimension artistique des pièces, j'ai ajouté à ce travail, qui a nécessité une certaine rigueur méthodologique, quelques passages qui expriment mon avis personnel ainsi qu'un paragraphe sur les sentiments que j'ai pu éprouver à la lecture des pièces et lors de la démarche analytique qui a suivi. Mon appréciation personnelle des oeuvres a changé au cours de ce travail, comme vous le verrez dans le chapitre de conclusion où se trouve ces quelques remarques. Comme on le dit parfois, « l'oeuvre se termine dans l'oeil du spectateur » et même si cet « oeil » n'est ici qu'un regard subjectif porté sur une oeuvre dont on a perdu la partie la plus visuelle, ce passage a toute sa légitimité puisqu'il fait tout de même véritablement partie d'une comparaison. Chapitre II : Présentation théorique : la tragédie antique Pour étudier les deux pièces dont il est question dans ce travail, il est nécessaire, comme je l'ai dit plus haut dans l'introduction, de comprendre le genre littéraire dont elles sont issues. C'est le but de la brève présentation qui suit, qui parle aussi des quelques particularités de chaque époque et de chaque auteur. 1. Les Trachiniennes, Sophocle et la tragédie grecque classique Illustration 1 : Sophocle Buste en marbre du poète, copie d'un original grec perdu datant du IV ème siècle av. J.-C., British Museum. Sophocle, né en 4972 et mort en 4053 av. J.-C., est, avec Eschyle et Euripide, l'un des trois grands poètes tragiques grecs que nous connaissons. Il vécut notamment l'époque de la victoire de Salamine (480), et donc de la suprématie d'Athènes, ainsi qu'au temps de la guerre du Péloponnèse (qui débuta en 431), à la période du déclin de la cité. De lui, il ne nous reste, sur les cent vingt-trois qu'on lui attribue, que sept pièces complètes, dont Les Trachiniennes, ainsi que quelques fragments. C'est fort peu pour cet auteur de renom, connu et admiré dans l'Antiquité déjà et même de son vivant. On ne sait exactement de quand date Les Trachiniennes, mais on présente en général cette pièce comme datant d'entre 450 et 440. Son auteur vécut la plus grande part de sa vie dans l'épicentre de l'histoire de la tragédie grecque, Athènes. En effet, ce genre littéraire a fait son apparition dans cette cité et s'est développé à cet endroit sur une période incroyablement courte. En quatre-vingts ans (c'est-à-dire environ de 480 à 400), l'essentiel des oeuvres du genre avaient été rédigées. 2 Ou 496. 3 Ou 406. 3 La tragédie est destinée à susciter des émotions fortes chez le spectateur et à le toucher en tant qu'humain, et ceci dans le but de « purifer », de « purger » son âme de ses passions en lui permettant de libérer ses émotions négatives (angoisse, etc.) et d'évacuer ses pulsions. On appelle cette « purifcation » la catharsis. Pour cela, elle met en scène de violents confits familiaux ou moraux et des situations complexes qui montrent la diffculté de la vie en communauté dans la cité grecque elle-même. Elle présente par contre des lieux éloignés et des époques lointaines même pour un Athénien du V ème siècle, afn de permettre au spectateur de prendre du recul par rapport à ce qui lui est montré. La tragédie a aussi pour but d'interroger le spectateur en représentant les problèmes que rencontrent les héros. Elle est dotée d'une structure particulière et est fondée sur l'opposition entre parties chantées, ce qui est l'apanage du choeur, et parties parlées, réservées à l'action et aux personnages. Au fl de l'évolution du genre, les passages chantés perdront graduellement l'importance primordiale qui leur était accordée à ses débuts. Infuencée par le rapport étroit que faisaient les Grecs entre la cité et les dieux, c'est-à-dire le politique et le religieux, la tragédie est un genre littéraire très structuré. Aristote a le premier défni et théorisé ce genre en donnant un nom aux différentes parties qui composent la tragédie dans son traité intitulé La Poétique, datant environ de 335 avant J.-C. A l'heure actuelle, notre appréciation de la tragédie se base encore sur cet ouvrage. On observe ainsi les contrastes entre le prologue (parlé), l'entrée du choeur (chantée), puis entre les épisodes (parlés) entrecoupés d'interventions du choeur (chantées). On trouve aussi parfois des lamentations ou des supplications chantées par des personnages de l'action, seuls (monodies) ou à deux (duos), des dialogues chantés entre le choeur et un personnage ou encore des dialogues parlés entre le chef du choeur, appelé le coryphée, et un personnage. Le rôle du choeur est important. Il était même à l'origine le point central de la tragédie. Chez Sophocle, l'action a pris le pas sur le choeur mais celui-ci joue tout de même un rôle non négligeable dans la pièce par l'émotion qu'il provoque chez les spectateurs4. Le choeur n'est pas placé sur la scène, mais sur l'orchestra, une aire qui lui était réservée, où l'on trouvait aussi danseurs et musiciens. Il est ainsi physiquement mis à l'écart de l'action. Sa mise en retrait n'est pas dénuée de logique : le choeur était constitué de quinze personnes incapables d'agir à proprement parler dans le cours des événements ; il est par défnition impuissant. Il est par contre concerné directement par les personnages et leurs actes et peut chanter la bravoure de certains, se lamenter avec d'autres, donner des conseils aux héros ou annoncer un événement funeste. Ainsi, il se place du point de vue du mythe présenté sur la scène. Son rôle ne s'arrête cependant pas là : en se basant sur le droit et la morale, il juge ce qui se déroule sur scène et relaie l'avis collectif, l'opinion générale des citoyens de la cité5. De cette manière on peut entrapercevoir la perception que les Grecs avaient de la vie publique et l'importance de celle-ci aux yeux de ces derniers. On trouve aussi toujours une place pour les dieux dans une tragédie. Ceux-ci sont montrés plus ou moins explicitement et dominent plus ou moins le monde et la destinée des vivants selon les auteurs. Chez Sophocle, les dieux sont toujours présents. Bien séparés des humains, dont le monde semble contraster avec celui des divinités, ils sont en général très lointains pour le héros, et leurs messages, oracles, signes ou prédictions sont peu clairs et très diffciles à interpréter correctement. Ces messages des dieux sont d'ailleurs souvent au coeur des tragédies de Sophocle. Lisibles souvent de plusieurs façons, imprécis, ouverts, ils font naître l'espoir chez le héros et lui laissent la possibilité et le temps d'agir à sa façon, selon son vouloir et son libre-arbitre. C'est cette liberté feinte des héros par rapport à leur 4 GRIMAL, Pierre, 1991. Le théâtre antique, p. 44-45 et TRÉDÉ-BOULMER, Monique, 2001. La littérature grecque d’Homère à Aristote, p. 60. 5 DUPONT, Florence, 1988. Le théâtre latin, p. 59. 4 destin qui les mène souvent au désastre : à vouloir échapper à un malheur, ils fnissent par tomber dans le piège qui leur était destiné, comme si la volonté elle-même de fuir le désastre n'avait fait que les mener à lui. Qui dit tragédie dit héros, qui sont déjà un peu évoqués dans les lignes qui précèdent. Ce sont souvent des héros d'origine mythologique ou épique puisque le sujet des tragédies grecques est majoritairement emprunté aux mythes ou aux épopées. Généralement au nombre de trois (en fait ils peuvent être plus nombreux mais tous les protagonistes de la pièce doivent pouvoir être joués par trois acteurs), ils sont les personnages principaux de la tragédie. Le coup du destin va tomber sur eux et des confits vont apparaître entre eux. Ils se retrouveront face à des dilemmes. Les héros de Sophocle sont divers et souvent plongés seuls dans leurs problèmes ou leur douleur. Afn de pourvoir toucher le spectateur ou le lecteur, ils sont bien sûr très humains, comme c'est d'ailleurs le cas dans toutes les tragédies. C'est avec les héros que celui-ci souffre, pour eux qu'il compatit et grâce à eux qu'il réféchit aux questions mises en évidence par la tragédie. 2. Hercule sur l'Oeta, Sénèque et la tragédie latine Lucius Annaeus Seneca, dit Sénèque, est un philosophe stoïcien, homme d'état et dramaturge romain. On situe sa naissance entre l'an 2 av. J.-C. et l'an 4 apr. J.-C. à Cordoue. Il mourut en 65 apr. J.-C. Neuf tragédies nous sont parvenues en son nom, mais elles posent de nombreux problèmes, d'abord au niveau même de leur réelle attribution. Les spécialistes sont majoritairement d'accord sur le fait qu'il n'a pas écrit la pièce intitulée Octavie. On l'attribue plutôt à un auteur qui aurait imité le style de Sénèque et que l'on désigne sous le nom de « pseudo-Sénèque ». Certains6 doutent aussi de manière identique à propos d'Hercule sur l'Oeta. Cependant les discussions sont vives et le débat n'est pas clos. De plus, on trouve aussi des gens qui renoncent à la discussion. Ils affrmant que l'intérêt n'est pas dans la détermination de l'auteur de la pièce mais, laissant planer un doute que personne ne peut nier, plutôt dans l'apport de la pièce en tant qu'oeuvre littéraire attribuée à Sénèque. Celle-ci serait par là assimilable dans le style et dans la pensée à ses autres écrits car le « pseudoSénèque » qui l'aurait rédigé semble avoir pris le plus grand soin de rendre sa pièce proche des autres oeuvres de l'écrivain. Illustration 2 : Sénèque Buste en marbre de Sénèque, sculpture anonyme du XVIIème siècle, Musée du Prado, Madrid. On pourrait s'étonner de la présence de deux pièces traitant du même sujet dans l'Antiquité, surtout compte tenu du fait que les Romains connaissaient et aimaient particulièrement les oeuvres grecques. Mais il faut savoir que les Romains, dès 240 av. J.-C. ont traduit et transposé des pièces grecques, avant d'introduire de plus en plus d'éléments qui leur étaient propres. Malheureusement, il ne reste actuellement que très peu de fragments des tragiques de l'époque archaïque tels que Livius Andronicus, Naevius, Ennius (sans doute le plus grand poète de cette période, né en 249 et mort en 169 av. J.-C.), Pacuvius et Accius (ou Attius, qui vécut jusqu'au début du 1er siècle)7. 6 On trouve parmi eux par exemple le professeur F.-R. Chaumartin, de l'Université de Paris XII ou encore A. J. Boyle, auteur de nombreuses publications sur le théâtre romain en général et sur les pièces de Sénèque en particulier. 7 GRIMAL, Pierre, 1991. Le théâtre antique, pp. 92-101. 5 A Rome, l'appréciation de la tragédie est toute différente de ce que l'on a vu plus haut pour Athènes. Les Romains aimaient particulièrement le spectacle théâtral et accordaient une grande importance à l'éloquence, qui était présente dans la rhétorique, fondamentale pour eux dans les domaines politique et juridique. On trouve donc une présence accrue de cette composante, particulièrement chez Sénèque, ainsi que de nombreuses maximes de sagesse qui visent à instruire et à éduquer le spectateur, presque à donner des leçons de morale. De cela provient l'idée très répandue, mais pas acceptée par tous les spécialistes (Florence Dupont par exemple conteste cette idée) que les tragédies de Sénèque n'était pas destinées à être jouées, mais récitées. Cependant, il faut aussi prendre en considération le fait que le public romain baignait dans cette culture de l'éloquence ; il est donc naturel que celle-ci infuence le genre tragique. De plus, l'action des pièces n'est pas négligée : elles devaient donc être jouées pour atteindre leur pleine puissance tragique. La tragédie romaine8 s'articule autour d'un « furieux », dominé par le « furor », une sorte de folie meurtrière. Celle-ci est issue du « dolor9 », qui poussera ce personnage à commettre un crime inhumain, le « scelus nefas ». Le protagoniste va ainsi défer les lois des hommes. Dans Hercule sur l'Oeta, ce crime est l'empoisonnement par Déjanire de la tunique de son mari (ainsi que, comme on va le voir, le suicide d'Hercule par le feu). Il est supposé être d'une nature étrange (dans la pièce qui nous occupe il a été suscité par la ruse et est un philtre magique) et revêt parfois une sorte de symbolisme. Le furieux va à un moment donné glorifer ce crime, mettant en avant des valeurs allant à l'inverse de l'humanité. On aboutit ainsi à l'horreur terrible d'un crime qui échappe à la justice humaine. Le théâtre romain montre donc des actions qui s'opposent aux valeurs défendues par la société humaine10. Les autres personnages de la pièce font partie de l'entourage du furieux ou de ses victimes. A partir de là s'articulent de nombreux monologues : celui du furieux qui souffre, celui de la folie du furieux, de la préparation de son acte, de la réaction à son acte et de la douleur de la victime. On trouve bien sûr aussi des dialogues : ils structurent les monologues entre eux et amènent variété et interactions directes entre les personnages. De plus, on observe des monologues de présentation de certains personnages principaux ainsi que des récits faits par d'autres personnages (par exemple par un messager) 11. Le choeur, hérité de la tragédie grecque, a maintenant une place sur scène. Il n'a par contre toujours pas d'infuence sur l'action qui s'y déroule. Il fait offce de séparation entre les différents épisodes et, comme à Athènes, suscite des émotions chez les spectateurs par la beauté de ses chants et la subtilité et la justesse de ses propos. Il n'a par contre plus ce rôle si important de représentation de la collectivité, mais exprime toute la distance qu'il y a entre ceux qui agissent sur scène, qui relèvent du mythe, et ceux qui les regardent, les simples mortels. Ainsi, il rappelle les règles en vigueur dans chacun des deux mondes, qui sont très différentes12. De manière général, il ne faut pas oublier l'importance de l'infuence de la culture romaine (et par là italique et étrusque) dans la tragédie latine. On trouve de nombreuses traces de ces cultures dans la présence de sacrifces sanglants très romains, de crimes violents qui 8 Dans ce travail, les expressions « tragédie romaine » ou « théâtre romain » sont utilisées comme des équivalents de « tragédie latine » et « théâtre latin » ; de la même manière, on a pu voir dans la partie qui précède que l'adjectif « athénien » s'était presque confondu avec l'adjectif « grec », suivant un amalgame pratiqué par la tradition et le langage courant. 9 « Dolor » signife « douleur ». Le « furor » est donc issu d'une offense ou d'une situation dramatique qui suscite une telle douleur qu'il rend le « furieux » presque fou et le pousse au crime. Pour plus de détails, il faut se référer au livre de Florence Dupont qui traite de ce sujet, L’acteur-roi ou Le théâtre dans la Rome antique. 10 DUPONT, Florence, 2003. L’acteur-roi ou Le théâtre dans la Rome antique, p. 190-194. 11 Op. cit. 12 DUPONT, Florence, 1988. Le théâtre latin, p. 59. 6 ont lieu sur la scène même, de consultation d'augures à la romaine, etc. Chapitre III : L'histoire 1. La trame La légende d'Héraclès/Hercule a donné le sujet des deux pièces étudiées dans ce travail. L'origine de cette partie des aventures de ce héros bien connu vient de deux légendes, l'une étolienne, l'autre thessalienne 13. Sophocle a conservé presque totalement la trame de celles-ci, à quelques détails près. Sénèque, de son côté, devait avoir connaissance de la pièce de Sophocle, mais il est très diffcile de déterminer s'il en a véritablement tenu compte lors de la rédaction de sa propre version ; en tous cas, le sujet est le même, la différence principale entre les deux oeuvres étant qu'Hercule sur l'Oeta s'achève par l'apothéose d'Hercule, événement qui n'est pas présent chez Sophocle. D'ailleurs, la pièce de Sénèque est plus longue que celle de ce dernier : 1996 vers contre 1278. L'histoire issue des deux légendes et montrée par les deux pièces se présente comme suit : Déjanire, flle d'Oenée, roi de Pleuron, épouse Hercule après que celui-ci a combattu le dernier prétendant de la jeune flle, un feuve d'Etolie nommé Achéloos/Achéloüs. Alors qu'Hercule la ramène chez lui, il voit sa route coupée par l'Evénos, un autre feuve, dont Nessos/Nessus, un centaure, est le passeur. Celui-ci fait traverser Déjanire sur sa croupe, mais tente d'abuser d'elle une fois arrivée au milieu du feuve (Sénèque dit que Nessus désirait enlever Déjanire pour l'épouser). Hercule le tue alors avec son arc. Cependant, avant de mourir, le centaure a le temps de confer à la jeune épouse qu'en recueillant un peu de son sperme et quelques gouttes du sang qui coule de sa blessure et en les mélangeant à de l'huile, elle sera en mesure de préparer un philtre magique. Si son mari l'abandonne pour une autre femme, elle devra en frotter la tunique de celui-ci : elle conservera ainsi son amour à jamais. Il lui recommande par ailleurs de ne jamais exposer ce philtre à la lumière du soleil. Plus tard, alors que son mari est absent depuis longtemps de son foyer, Déjanire reçoit la nouvelle de son proche retour. On lui amène en même temps que ce message le butin qu'il rapporte d'une expédition contre la cité d'Eurytos/Eurytus, roi d'Oechalie, qu'Hercule a ravagée parce que le souverain refusait de lui donner la main de sa flle, Iole, dont le héros est tombé amoureux. Son épouse découvre tout cela et décide de faire usage du philtre de Nessus. Elle en enduit une belle tunique neuve qu'elle envoie à son mari pour qu'il la porte pour sacrifer aux dieux. Or, après avoir envoyé le vêtement par l'intermédiaire de Lichas, le héraut d'Hercule, Déjanire commence à douter des intentions du centaure. Elle décide alors d'exposer à la lumière la touffe de laine qu'elle a utilisée pour imbiber le tissus du baume magique. Il se consume et disparaît. Déjanire craint d'avoir commis l'irréparable. En effet, c'était malheureusement une tromperie et Hercule est empoisonné par la tunique qu'elle lui a envoyée. Pris de souffrances atroces, il revient tout de même chez lui. Déjanire se suicide peu avant cela, dès qu'elle découvre son erreur ; elle ne reverra en fait plus son mari avant sa mort. Hercule décide de se faire construire un bûcher au sommet du mont Oeta, où il meurt. Fils de Zeus et donc demi-dieu à la gloire reconnue par tous grâce à la renommée de ses exploits, il sera divinisé et montera au ciel en même temps que la fumée de son bûcher pour trouver sa place parmi les dieux. Dans la version de Sophocle, ce n'est pas de sperme qu'est composé le baume magique, mais du sang de Nessos mêlé à celui de l'hydre de Lerne, dont Héraclès a enduit ses 13 Voir la notice à la traduction des Belles Lettres de 1967 des oeuvres complètes de Sophocle, page 3. 7 fèches. L'auteur a aussi fait un grand saut dans le temps entre les deux parties de l'histoire : en effet, il place le mariage d'Héraclès au début de l'accomplissement de ses Travaux. Déjanire devient donc la spectatrice rongée par l'inquiétude des dangereux exploits du héros. Au début de la pièce, elle attend désespérément le retour de son mari dans sa demeure, située à Trachis. Le léger changement de la trame de l'histoire à propos de ce mariage (Héraclès selon une légende répandue aurait épousé en premières noces Mégare, qu'il a tuée ainsi que ses enfants dans un accès de folie furieuse 14 et ne combat le feuve Achéloos qu'à la fn de ses Travaux) rend la place de Déjanire plus importante dans la vie du héros et donne à ses réactions fortes un ancrage qui paraît plus vraisemblable au spectateur, et donc un potentiel dramatique plus grand. Chez Sénèque, le philtre est tout simplement un peu de sang de la blessure de Nessus, recueilli dans un de ses sabots. Il omet ainsi le sperme des légendes. Dans sa pièce, l'action en elle-même débute après le prologue, alors que Déjanire est déjà au courant de l'amour de son mari pour Iole. Elle sait aussi que cet amour a été la cause du saccage de la ville de la jeune flle. Toute la suite des événements consacrés à Déjanire va consister en sa colère, son désespoir et son dilemme, ainsi qu'en ses dialogues avec sa nourrice et son fls Hyllus. Dans Les Trachiniennes au contraire, on trouve toute une partie qui concerne la découverte de la vérité par la reine, ce qui introduit de la subtilité et entraîne des ruptures dans les émotions ressenties par le spectateur. On n'est pas, comme chez Sénèque, catapulté directement dans un univers de douleur et de fureur extrême, car l'articulation du texte ne se fait pas de la même manière : dans la tragédie latine, c'est cette douleur, ce « dolor » et cette fureur, ce « furor », qui font la trame de la pièce. En se plaçant donc par rapport au genre entier de la tragédie à Rome, il semble plus naturel que cette partie ne soit pas présente, car elle est bien trop éloignée du sujet que traitent les tragédies, trop factuelle et sans lien direct avec un quelconque drame, puisque celui-ci n'a pas encore été révélé. 2. Le prologue Le prologue, « la partie de la tragédie formant un tout qui précède l'arrivée du choeur » selon la défnition d'Aristote15, c'est-à-dire le début d'une pièce de théâtre antique avant le premier chant du choeur, est très important pour comprendre ce qui va être le sujet et les enjeux de la pièce. En effet, celui-ci expose la situation des personnages, l'intrigue générale et annonce les thèmes qui seront développés par la suite. Or, il est intéressant de constater que ce sont des personnages différents qui le disent dans Les Trachiniennes et Hercule sur l'Oeta. Cela marque déjà une orientation de point de vue quant au drame qui sera présenté. Dans Les Trachiniennes16, Déjanire explique tout d'abord sa situation diffcile d'épouse : elle est constamment inquiète pour son époux Héraclès qui parcourt le monde, exposé à mille dangers. Elle dit les origines de son mariage et raconte comment, alors que le feuve Achéloos avait jeté son dévolu sur elle, le fls de Zeus l'a combattu, la délivrant de sa triste situation et faisant d'elle son épouse. Pendant les années qui ont suivi, elle ne l'a vu que peu, puisqu'il parcourait sans cesse le monde, accomplissant travaux sur travaux. Elle restait à la maison, élevant ses enfants et se rongeant les sangs pour son mari qui, au moment où débute la pièce, a disparu depuis plus d'un an. Juste avant le premier chant du choeur, elle envoie son fls Hyllos à la recherche d'Héraclès sur le conseil de sa nourrice. Dans Hercule sur l'Oeta17, l'histoire est introduite par Hercule qui implore Jupiter de lui 14 Ceci est d'ailleurs le sujet d'une tragédie d'Euripide, intitulée La folie d'Héraclès, ainsi que d'une autre de Sénèque, Hercule furieux. 15 ARISTOTE, La Poétique, 12, 52b 19 pour le texte original. La Poétique, 1980. Texte, traduction, notes par Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot, p. 75 pour la traduction française citée ici. 16 Le prologue s'étend du vers 1 au vers 93. 17 Le prologue s'étend du vers 1 au vers 103. 8 accorder une place au ciel parmi les dieux et de le reconnaître en tant que tel. Il fait pour cela une véritable argumentation et vante ses exploits, sa naissance, sa valeur, sa gloire, son obéissance... Il se revendique comme gardien et protecteur du ciel et de la terre. On apprend juste avant le premier chant qu'il revient victorieux d'une expédition contre le roi Eurytus et qu'il s'apprête à sacrifer des troupeaux à Jupiter. Cette différence dans l'exposition du prologue peut être vue en tant que telle : on insistera peut-être plus dans Les Trachiniennes sur Déjanire par exemple. Il est cependant utile de la considérer par rapport au texte tout entier, car elle nous amène à un point plus intéressant de comparaison entre les deux pièces. Dans la version de Sénèque, on peut parler de double drame, de double crime, puisque l'un est celui de Déjanire, la femme bafouée, de sa douleur et sa colère et de l'erreur criminelle qui en est issue, et l'autre celui d'Hercule, le héros au service du monde, vaincu par un être physiquement plus faible que lui et qui pour abréger ses souffrances va décider de se suicider sur un bûcher géant, ce qui est un acte terrible18. Or, il semble étrange, par rapport au résumé de l'histoire que l'on a vu un peu plus haut, de trouver dans Hercule sur l'Oeta un long passage où Hercule réclame une place parmi les dieux ; cela semble avoir peu de rapport avec la trame générale. Si on reprend toutefois cette trame dans les grandes lignes et qu'on la calque sur le texte, on observe tout d'abord ce prologue, centré sur Hercule et son problème, qui est d'obtenir une place au ciel ; puis on trouve la partie, cette fois bel et bien connue, centrée sur Déjanire, sa douleur et son crime, qui s'étend jusqu'à sa mort ; enfn on retrouve Hercule jusqu'à sa montée vers les dieux. Cet épisode fait d'ailleurs écho au prologue : grâce à Déjanire, ou plutôt à cause de sa jalousie, que lui-même a engendrée en lui envoyant Iole, il a obtenu ce qu'il désirait. Ainsi on obtient un enchaînement de parties focalisées sur les différents personnages. Il se présente ainsi : Hercule (1-103) –> Déjanire (104-1130) –> Hercule (1131-1996)19 C'est un véritable emboîtement d'événements dramatiques entraînant la mort de trois personnages et le malheur de quatre autres qui fait l'histoire de cette pièce. Sénèque, au contraire de Sophocle, comme on va le voir, a pu considérer que, chaque action d'Hercule et de Déjanire engendrant la suite des événements, il fallait présenter le déroulement entier des faits qui aboutissent au deux crimes, en insistant tout autant sur Hercule et son désir le plus cher que sur Déjanire et sa colère. Dans Les Trachiniennes l'enchaînement est plus simple. La pièce, centrée d'abord dans le prologue sur Déjanire, se focalise sur Héraclès dès la mort de celle-ci et s'arrête dès que le héros obtient la promesse de son fls que les ordres qu'il lui a donné concernant la mise en place du bûcher seront exécutés. Le schéma peut donc se représenter ainsi : Déjanire (1-970) –> Héraclès (971-1978)20 Ce schéma moins complexe ne porte en aucun cas préjudice à l'intérêt de l'oeuvre. Plus simple, il permet une grande marge de manœuvre pour l'auteur et une plus grande subtilité tout au long du texte, car il nécessite moins de transitions au niveau de la focalisation sur les personnages. Il permet ainsi de développer chaque événement et chaque caractère de manière à la fois plus large et plus précise, donnant ainsi une richesse de contenu supplémentaire à une trame générale qui pourrait sembler restreinte. 18 Pour les Romains, le suicide n'est pas forcément un crime, il est même vu avec respect quand celui qui met fn à ses jours se sauve d'une situation diffcile, voire impossible à gérer. Cependant, l'acte de se tuer reste tragique en lui-même, et le suicide d'Hercule, héros à la plénitude de se force, demi-dieu fls de Jupiter, est assimilable à un « scelus nefas » par ce qu'il a de terrible et d'horrible et par le caractère surnaturel et surhumain de sa mort : c'en devient une sorte de suicide atroce et mythique. 19 Il faudrait, pour être plus précis, faire un tri ou éliminer du compte les parties du choeur. Ici, les chiffres ne servent qu'à établir un ordre de grandeur et à donner le numéro de vers du début d'une « partie » du texte. Le but n'est pas dans la précision. 20 Même remarque ici que dans la note qui précède. 9 Chapitre IV : Figures présentes 1. Les personnages Les personnages sont bien évidemment des fgures importantes dans l'étude d'une oeuvre, et des points de comparaison intéressants dans le cas qui nous occupe. Ils peuvent être aussi le moyen de nous rendre compte d'un phénomène dans l'écriture ou la pensée de l'auteur. Ils n'ont pas tous le même statut, particulièrement dans une pièce de théâtre antique où il y a peu de personnages. Le théâtre est par ailleurs un genre littéraire très codifé, ce qui infuence bien sûr aussi l’apparition, l'évolution et le rôle des différentes fgures présentes lors de l'action. L'étude de chaque personnage dans une perspective de comparaison se fait donc de manière différente selon le rôle et l'importance du protagoniste en question. On peut étudier les différences de comportement et de caractère, les différences de fonction, discuter de la présence ou de l'absence de tel ou tel personnage, ainsi qu'en étudier l'importance. C'est ce que je vais tenter de faire dans ce chapitre. Tout d'abord, voici la liste des personnages de chacune des deux pièces (à l'exception des choeurs dont il sera question un peu plus loin) : Les Trachiniennes Hercule sur l'Oeta Héraclès (fls de Zeus et d'Alcmène) Hercule (fls de Jupiter et d'Alcmène) Déjanire (sa femme) Déjanire (sa femme) Hyllos (leur fls) Hyllus (leur fls) La Nourrice (de Déjanire) La Nourrice (de Déjanire) Lichas (compagnon d'Héraclès) Lichas (muet) Iole (muette) Iole (flle du roi Eurytus, aimée d'Hercule) Un Messager Philoctète (compagnon et héritier d'Hercule) Un Vieillard Alcmène (mère d'Hercule) Sur ce tableau, quelques correspondances ont déjà été effectuées entre les personnages porteurs du même nom. On peut donc aisément séparer toutes ces fgures en deux groupes : celles qui trouvent leur pendant direct dans l'autre texte et celles qui semblent être particulières à l'une ou l'autre des deux pièces. Pour certains d'entres eux, on peut aussi établir des recoupements avec l'un ou l'autre des personnages. 1.1 Hercule Hercule est dans les deux pièces le personnage central de l'histoire. Même si, dans Les Trachiniennes, il ne dit sa première véritable réplique qu'au vers 983, conformément au schéma présenté ci-dessus21, il est le personnage sur lequel toute l'intrigue repose. Dès le vers 19 de la pièce, on en parle explicitement. Cependant on a vu que dans Hercule sur l'Oeta, il parle dès le premier vers, exprimant une intention qu'il n'a pas dans Les Trachiniennes : il veut absolument obtenir une place au ciel, alors que ce fait n'est pas mentionné dans la pièce grecque, sans doute parce que cela ne fait pas partie de ce que Sophocle veut présenter du drame. Chez Sénèque on lui infige un malheur de plus, celui de voir son voeu exaucé bien plus vite et de façon bien plus cruelle et humiliante qu'il ne le souhaitait. Il y a donc plus d'ironie tragique22 dans le sort d'Hercule dans Hercule sur 21 Chapitre III, point 2, p. 9. 22 L'ironie tragique est provoquée par le décalage qu'on trouve entre les ambitions, les espoirs et les envies 10 l'Oeta que dans Les Trachiniennes. Hercule a cependant un caractère semblable dans les deux pièces. C'est un héros, et il agit comme tel. La façon de la montrer est toutefois différente selon les auteurs. L'auteur d'Hercule sur l'Oeta va plus loin dans l'ironie de la fn de celui-ci mais il décrit et rappelle aussi beaucoup plus sa vie héroïque passée. Malgré la place accordée à Déjanire et à son cruel confit intérieur, c'est lui le sujet, lui dont on chante les exploits et la fn tragique mais édifante. Un héros comme Hercule se doit d'avoir un certain nombre de traits de caractère typiques, et certaines réactions de celui-ci au moment de son empoisonnement sont identiques dans Les Trachiniennes et Hercule sur l'Oeta, comme nous allons le voir en nous penchant sur le texte. En fait, seule une petite part des répliques du demi-dieu de la pièce latine peut être utilisée en comparaison directe : beaucoup d'entre elles ne trouvent pas leur pendant dans Les Trachiniennes. En effet, en plus du prologue, le récit de la mort à proprement parler d'Hercule n'est présent que chez Sénèque, tout comme les dialogues qu'il a avec sa mère Alcmène. Le premier élément notable dont il est question dans la première tirade d'Héraclès est, dans Les Trachiniennes, l'honneur : « Quel objet d'opprobre as-tu fait, as-tu fait de moi ?23 », dit-il en s'adressant à son père vers 996. Cette notion d'honneur est très importante pour un héros grec, c'est de cela, pour ainsi dire, dont il se nourrit. Sa réputation se répand grâce à ses actions belles et héroïques ; une mort infamante entraînerait sa déchéance et le condamnerait sans doute à tomber dans l'oubli, ce qui est la pire chose qui puisse arriver à un héros, surtout s'il a une envergure telle que la sienne de son vivant. Plus loin, au vers 1062, Héraclès se plaint de s'être fait tuer par une femme, être faible par excellence, ce qui est le plus grand déshonneur pour un héros ; il n'est pas mort les armes à la main comme il se devait : C'est une femme, au corps de femme, sans rien d'un mâle, qui m'aura ainsi abattu, et seule, sans même un poignard... Dans Hercule sur l'Oeta, cela est présent aussi : entre les vers 1176 et 1178, Hercule dit : Ma fn me fait honte Je termine ignoblement mes jours Une femme fut l'auteur de la mort d'Hercule24 Puis il dit qu'il aurait préféré mourir sous les coups d'une déesse ou d'une Amazone, cela aurait été plus honorable. De plus, « [il est] l'ennemi de Junon 25 et une mortelle [l'a] vaincu, du héros et ce qui va réellement lui arriver au cours du déroulement des événements. Quoi qu'il fasse, le personnage ne peut échapper à son destin. 23 Toutes les citations des Trachiniennes renvoient à l'édition des Belles Lettres des oeuvres complètes de Sophocle, texte établi par Alphonse Dain et traduit par Paul Mazon. Les revois au vers font référence au texte de cette édition tout comme les renvois à la page. Ici, p. 50. 24 Toutes les citations d'Hercule sur l'Oeta sont tirées de l'édition du Théâtre complet de Sénèque traduit par Florence Dupont. Les renvois à la page y font référence, comme ici, p. 695 ; les renvois au vers font référence au texte de l'édition des Belles Lettres établi par Léon Herrmann. 25 Hercule est poursuivi tout au long de sa vie par Junon (Héra pour les Grecs), car il est issus d'un adultère entre Jupiter (Zeus), le mari de la déesse et la mortelle Alcmène. Junon poursuit aussi ses autres rejetons illégitimes (Dionysos, Epaphos, Arcas) et leur mère (Sémélé, Io et Callisto en l’occurrence, ou encore Léto). Junon est donc la redoutable belle-mère d'Hercule, jalouse de ne pas être la mère d'un héros au si grand rayonnement. D'ailleurs à la suite de la citation qui précède, Hercule raille sa marâtre, ironisant sur sa colère qui n'a jamais pu le vaincre alors que Déjanire, une simple mortelle, l'a fait facilement : La haine d'une mortelle a été plus forte que la tienne Jusqu'ici tu devais accepter qu'Hercule te fut supérieur Maintenant nous sommes deux à te dépasser Les dieux devraient avoir honte de leurs petites colères ridicules Hercule sur l'Oeta, vv. 1189-1191, p. 696 11 l'humiliation n'en est que plus grande ». Eperdu, il affrme plus loin que « la mort [l']évitait parce [qu'il] devais fnir dans l'ignominie », ce qui semble totalement exagéré même si on se projette dans le monde des Romains et la vision qu'ils en avaient. On voit donc ici un peu de l'exagération démesurée qu'on trouve souvent dans Hercule sur l'Oeta et qui est absente chez Sophocle. Cette tendance à l'exagération est malgré tout un trait de caractère d'Hercule. Dans cette citation, on trouve par ailleurs un peu de cette ironie tragique dont j'ai déjà parlé plus haut, avec la fgure du héros victime de plus faible que lui. De façon générale Sénèque insiste donc sur la violence des actions et des propos de ses personnages. On peut voir cela comme un moyen de purger le spectateur de ses passions (la « catharsis », comme le pratiquaient les Athéniens (cf. chapitre II, paragraphe 1), mais, on le verra par la suite, ce n'est pas ainsi que procède Sophocle) ou comme la simple expression de la forme de théâtre qu'affectionnaient particulièrement les Romains, renforcée par la volonté et le plaisir de l'auteur. Cette forme de théâtre à la romaine a pu être infuencée d'une part par le fait qu'on utilisait beaucoup la rhétorique et l'expression orale à Rome dans les activités juridiques et politiques, d'où la présence de ces longs monologues qui nous ont un temps fait croire qu'en particulier Hercule sur l'Oeta n'était pas une pièce destinée à être jouée. D'autre part, à Rome, on affectionnait les jeux du cirque, spectacle divertissant violent entre tous. Même si les jeux n'étaient pas appréciés par tous ou même parfois considérés comme barbares ou sans intérêts par certains, leur pratique dénote une culture qui présente une certaine accoutumance et un certain plaisir pour la violence (du moins à nos yeux), ce qui n'est pas négligeable dans le cadre de la rédaction d'un texte (forcément infuencé par le contexte historique et culturel), notamment une pièce de théâtre, qui est destinée à être jouée et vue par un large public. On trouve peut-être ici, sinon une explication, une piste qui tendrait à expliquer l'écriture de Sénèque ainsi que l'articulation du théâtre latin lui-même, puisqu'on a vu qu'il allait jusqu'à s'articuler autour d'un scelus nefas, un « crime inhumain ». Dans Hercule sur l'Oeta, Hercule pleure, alors qu'il n'avait jamais pleuré de souffrance auparavant. « C'était mon honneur », dit-il au vers 1267, page 701. Un peu avant cela, aux vers 1245 à 1246, il disait : « Ma force est morte avant moi. Comment donnerais-je à Jupiter le nom de père ? Je suis un pauvre hère ». Les lamentations d'Hercule s'étendent sur de longs vers, permettant à l'auteur de glorifer le héros encore plus. Celui-ci rappelle ses exploits et conclut par : « tant de fois j'eus l'occasion de mourir en héros 26 ». La question de l'honneur perdu est en fait encore plus développée que dans Les Trachiniennes. Hercule va jusqu'à vouloir voir en face le poison sournois qui le tue et va presque jusqu'à le défer en combat singulier27. Il fnit par dire : Je pleure Je gémis Voilà le spectacle que j'offre à la terre Souverain du ciel Et ce qui me fais le plus mal Voilà le spectacle que j'offre à ma marâtre28 C'est ainsi qu'on voit l'empoisonnement d'Hercule dans toute la honte qu'il lui infige, sans compter les terribles descriptions qui sont faites de l'horreur des effets du poison sur ses chairs. Tout cela servira plus tard car, au moment de sa mort sur le bûcher, cette déchéance sera transformée en gloire universelle grâce à son courage et à sa divinisation. Ainsi le héros, tombé tragiquement au plus bas, peut remonter encore plus haut que tout ce que lui avait permis ses exploits. Ainsi, on peut représenter les événements de la pièce 26 V. 1205-1206, p. 697. 27 V. 1250-1264, pp. 700-701. 28 V. 1275-1277, p. 702. 12 qui arrivent à Hercule sous forme de deux pics, l'un négatif, l'autre positif : le grand héros tombe tout d'abord très bas lorsque, réduit à mourir honteusement, il lutte contre la maladie ; puis, il remonte très haut, bien plus haut qu'il ne l'a jamais été puisqu'il trouve une place parmi les dieux. On peut se permettre d'échafauder deux théories sur la présence de tout cela dans la pièce latine et pas chez Sophocle. Tout d'abord, l'absence de la scène où l'âme d'Hercule monte au ciel, qui lui permet de rétablir l'honneur qu'il a perdu, a peut-être empêché l'auteur grec de faire, comme chez Sénèque, une très longue description de la cruelle douleur physique et psychique du héros. En effet, la remontée en fèche de l'honneur d'Hercule par sa mort surhumaine permet à Sénèque de le monter vaincu, pitoyable, laid, ratatiné, ridiculisé. Sophocle n'a pas usé de cette possibilité-là dans la trame de sa pièce. Il présente donc le poison comme terrible (dans un passage d'une rare violence mis dans la bouche d'Hyllos) mais conserve un peu de dignité à son héros. On peut aussi imaginer que les Romains avaient d'une certaine manière plus ancré le phénomène de la divinisation dans leur culture que les Grecs. Ces derniers attachaient bien sûr une toute aussi grande importance au culte du héros, mais on ne trouve pas trace à Athènes de divinisation de dirigeants tels que les tyrans (la démocratie ou l'oligarchie ne permettant guère de telles choses). Chez les Romains, au contraire, cette pratique était plus répandue pour les empereurs. De plus, ils vénéraient tout particulièrement Hercule, dont on a retrouvé trace d'un temple en son honneur à Rome. On aurait donc une plus grande tendance à mettre en avant le processus de divinisation chez eux. Le rappel des hauts faits d'Hercule, très important da n s Hercule sur l'Oeta, trouve seulement correspondance dans un petit nombre de répliques qu'il dit lui-même dans Les Trachiniennes. Le passage le plus notable est entre les vers 1089 et 1102, quand Héraclès s'adresse à ses bras et rappelle qui ils ont tué et vaincu. Sinon cela se limite à quelques allusions, comme aux vers 1010 à 1014 quand il dit : « Mais de quel sang êtes-vous donc, vous ingrats entre tous les Grecs, vous dont je me suis tué à purger, malheureux, les mers et les forêts […] ». Sophocle est sans doute parti du principe que, l'histoire étant connue de tout le monde, l'intérêt de la pièce ne résidait pas dans un récit des Travaux d'Héraclès ni un chant en l'honneur du héros, mais en le drame qui se joue dans l'intrigue de la pièce. Un autre élément qui est commun au héros des deux pièces, en plus de l'honneur perdu, est la conscience du terrible impact qu'aura la mort d'Hercule sur le monde. C'est cette fois le premier élément présent dans la première tirade (en dehors du prologue bien entendu) du héros dans Hercule sur l'Oeta. Jupiter maintenant surveille bien le ciel Attention aux Géants Gyas pourrait lancer quelque montagne thessalienne Encelade jongler avec l'Orthrys Bientôt Pluton va ouvrir les portes du cachot sombre Où est enchaîné son père Il va le libérer et le laisser remonter au ciel29 C'est là qu'on réalise l'importance des exploits du héros puisqu'ils garantissent en quelque sorte la protection voire la sauvegarde du monde des hommes et l'équilibre avec les forces des monstres, tels les Géants par exemple. Cet élément est beaucoup plus développé dans la pièce latine ; cela permet encore une fois de rappeler les exploits passés d'Hercule ainsi que de dire que sa simple présence dans le monde intimide les monstres qui voudraient s'en prendre au royaume des hommes et même à celui des dieux, comme si la mort du héros annonçait la fn du monde 30 ! On montre en fait la mort d'Hercule comme inutile, un 29 V. 1138-1143, p. 693. 30 Op. cit. ; v. 1147-1150 et 1160, p. 694. 13 véritable gaspillage31. Cela en augmente l'effet tragique. Dans Les Trachiniennes, ce point a nettement moins d'importance mais il est présent aussi. Il est mis en évidence par le coryphée 32, qui se lamente : « O pauvre Grèce, quel deuil je lui vois mener, du jour qu'elle sera privée de ce héros ! » Cela se limite à cette exclamation discrète mais qui porte tout son sens. C'est un terrible malheur, une terrible perte pour la Grèce entière : on doit beaucoup au héros et à ses actions passées, mais aussi à sa présence actuelle sur terre. Sans lui, le monde est de nouveau à la merci des monstres. Une longue explication ne semble pas nécessaire à Sophocle pour faire comprendre cela à son public. Sénèque, de son côté, fait ressentir cette perte dans toute son étendue, alors que Sophocle se concentre sur le drame familial pour faire ressortir des émotions, pas sur le drame universel du monde. On a là une différence de positionnement par rapport au récit. Hercule, malgré son courage, sa force et sa résistance, va plusieurs fois réclamer la mort, et même faire appel à son père, ainsi qu'à son fls. Ce sont en général simples moyens d'exprimer à quel point sa douleur est forte et à quel point il n'en peut plus (« N'y aura-t-il donc personne qui consente à venir trancher d'un coup vigoureux la tête d'un misérable ? Pitié !33 »). Comme on le verra plus loin lors du chapitre sur Hyllos, celui-ci est sollicité par son père dans Les Trachiniennes pour le tuer, mais il refuse. Il implore par ailleurs dans la pièce plusieurs autres dieux de faire de même. Dans Hercule sur l'Oeta, on trouve entre les vers 1290 et 133634 une sorte de gradation où Hercule supplie d'abord son père de le tuer, puis Junon, sa marâtre, et enfn les différents peuples et gens du monde. Mais personne ne vient à son secours. Sur ce point, même si les dieux sont invoqués, l'ordre dans lequel ils le sont et le contenu des supplications ne sont pas tout à fait les mêmes, les deux versions se rejoignent tout à fait. On a vu lorsqu'il semblait vouloir combattre le poison ouvertement ainsi que dans le rappel de ses exploits, qui consistent pour la plupart en tours de forces et combats de monstres, qu'Hercule est un guerrier. Il semble donc naturel de le voir réclamer sa vengeance, peut-être même dans l'espoir de rétablir un peu de son honneur : même s'il est abattu par le poison, il peut se battre. C'est ce qu'il va vouloir faire, il désire punir Déjanire35, dont il sait qu'elle est à l'origine de son empoisonnement puisque c'est elle qui lui a envoyé la tunique fatale. Dans Hercule sur l'Oeta, il va réagir ainsi à l'annonce de la mort de celle-ci par l'intermédiaire d'Hyllus : En se suicidant elle m'a encore trahi Elle devait mourir de ma main Victime de la colère d'Hercule [...] Je voulais m'acharner sur son corps Mutiler son cadavre Elle est morte Pourquoi échapperait-elle à ma rage ? Qu'on la jette en pâture aux animaux de la forêt36 Dans Les Trachiniennes, cette annonce se fait en deux temps : Et sous le bras de qui ? Le merveilleux oracle que ces sinistres mots ! 31 V. 1170-1173 et 1175-1176, p. 695. 32 Il s'agit du chef du choeur, qui peut dialoguer avec les personnages (dans ce cas il ne chante pas) et intervenir en s'adressant plus ou moins explicitement au public, comme c'est le cas ici. Nous pouvons noter ici l'emplois du pronom « il » : le choeur, tout comme les acteurs, n'est composé que d'hommes. Il n'y avait pas d'actrices, ni à Athènes ni à Rome. Le théâtre était réservé aux hommes, aussi bien dans le jeu que dans l'écriture ou la mise en scène. De même les femmes n'assistaient pas aux représentations. 33 Les Trachiniennes, v. 1015-1017, p. 51. 34 P. 703-706. 35 Les Trachiniennes, v. 1033-1040, p. 52 ; v. 1066-1069, p. 53 ; v. 1107-1111, p. 54. Hercule sur l'Oeta, v. 14481451, p. 716 ; v. 1453-1455, p. 717. 36 V. 1459-1463, p. 717. 14 Hyllos lui annonce ensuite qu'elle s'est suicidée : Ah ! Misère, au lieu de mourir, comme il se devait, de ma main ! Ici, malgré une réaction à peu près semblable de la part d'Hercule (il se réjouis de la mort de Déjanire mais est privé du plaisir de la vengeance), on remarque une différence dans l'écriture des deux auteurs. Si Sophocle fait preuve de subtilité et de délicatesse en utilisant une fgure de style (ici une antithèse avec « merveilleux » et « sinistres ») pour exprimer la cruauté des paroles d'Héraclès, Sénèque prends le parti d'utiliser des mots crus pour exprimer cette violence, pas de foriture chez lui, mais cela peut donner une impression de surcharge puisque l'auteur est dans cette perspective tout au long du texte, surtout lorsqu'on la compare à la simplicité et à la variété de Sophocle. Le style d'écriture des deux auteurs s'oppose donc clairement ici. A la suite de l'annonce de la mort de Déjanire, Hercule apprend qui est le véritable coupable, à savoir le centaure Nessus. Cette annonce marque une rupture dans l'action, qui annonce, dans Les Trachiniennes, la fn de la pièce, et de même maque, dans Hercule sur l'Oeta, la fn d'Hercule, puisque juste à la suite de cela le héros dira sa dernière réplique directe en tant que mortel. Ses paroles, par la suite, seront rapportées par Philoctète ou dites alors qu'il est au ciel. Sa mère, sur scène à ce moment, ne le verra pas. Les deux réactions sont très différentes, mais cela peut s'expliquer. Dans Les Trachiniennes, Héraclès se lamente une dernière fois avec vigueur : Ah ! malheur ! c'en est fait de moi ! misérable, je suis perdu, perdu ; il n'est plus de soleil pour moi ! Hélas ! je comprends maintenant à quel point de malheur me voici arrivé. Oui, mon fls, tu n'as plus de père37. Dans Hercule sur l'Oeta, c'est défaitiste, puis (par la suite) résolu, que va se montrer Hercule : Mon combat est terminé C'est fni Ma vie s'est entièrement dépliée Ce jour est le dernier38 Il faut ici tout d'abord expliquer la raison de ce revirement. Dans les deux cas, Hercule va cesser de se battre, car – il l'explique tout de suite après cela – on lui a prédit que sa fn sera le fait d'un mort, d'un « hôte des enfers » dans Les Trachiniennes, d'un « mort [qu'il] aura vaincu » dans Hercule sur l'Oeta. C'est bien ce qu'est Nessus. La dissemblance des réactions peut s'expliquer d'une part par le cadre donné par le ton des répliques qui précèdent et d'autre part par la suite et fn, qui est comme on l'a dit si différente d'une pièce à l'autre. En effet, tout d'abord il faut prendre en compte la vivacité et la longueur des répliques d'Hercule en réaction à sa situation dans Hercule sur l'Oeta. Ces quatre très brefs vers, au contenu si radical, sont surprenants. Dans Les Trachiniennes, la vive réaction est dictée par le point où en est l'action : presque à la fn, il s'agit donc de montrer un dernier sursaut avant les ultimes recommandations du supplicié et son départ pour le bûcher et ce qui semble être sa fn. C'est d'ailleurs l'impression que devait en garder le spectateur car, s'il ne connaît pas l'histoire – mais on peut supposer que la grande majorité la connaissait – il est diffcile de deviner que le demi-dieu va être divinisé. Ce peut être un jeu de Sophocle qui joue avec ce point-là. Au spectateur de se souvenir que cette fn en est une, mais aussi un début. Héraclès ne fnit pas parmi les ombres, non loin du feuve de l'oubli... Un dernier point mérite que l'on s'y arrête : le lourd passé d'Hercule : dans un accès de 37 V. 1143-1146, p. 56. 38 V. 1472-1473, p. 718. 15 folie passagère, il a tué sa première femme Mégare39. Or, il est à noter que parfois, un rapprochement est fait entre son empoisonnement et cette folie passée, à petites touches parfois infmes mais qui permettent de tisser des liens avec d'autres oeuvres qui racontent cet événement. Dans Hercule sur l'Oeta, Hyllus raconte le moment où son père a été saisi par la douleur du poison et comment il a tué Lichas à cause de cela. Il dit à propos d'Hercule : « Ceux qui sont là pensent qu'il est repris de son ancienne folie 40 » et rapporte un peu plus loin les paroles de son père juste avant la première crise de la maladie : Attendez Ce n'est pas un accès de démence Je n'ai pas perdu la raison La maladie qui me ravage Est bien plus qu'une folie furieuse J'ai envie de me taillader le corps41 Plus loin, Alcmène dit à propos de son fls : Sa douleur s'est transformée en fureur Seule la folie est plus forte qu'Hercule42 Dans Les Trachiniennes, on trouve plus discrètement au vers 784 le mot « folie » associé au mot « mort » et à Héraclès et au vers 1033, encore une fois le mot « ma fureur » que dit Héraclès en parlant de lui-même et enfn dans les paroles du Vieillard : « l'atroce souffrance qui, de ton père, a fait un furieux43 ». Le fait qu'il y a autant de références si explicites à cet événement tragique dans la pièce de Sénèque est très probablement dû à l'existence d'une pièce qu'il a écrite sur ce sujet-là même, Hercule furieux. Sophocle est moins concerné par ce drame extérieur à celui qu'il veut montrer. Pour résumer dans les grandes lignes ce que l'on a vu grâce à l'étude du personnage d'Hercule, on peut dire ceci : on peut observer une similitude entre le caractère du héros qui est montré, et une divergence au niveau de l'utilisation qui est faite du personnage dans le « récit ». Chez Sophocle la douleur d’Héraclès renforce le crime de Déjanire, chez Sénèque elle permet de magnifer encore plus le héros. Une autre grande différence, on l'a vu, est le style dramaturgique des deux auteurs. 1.2 Déjanire Le personnage de Déjanire est tout aussi intéressant que celui d'Hercule. Instrument involontaire de la vengeance de Junon, c'est elle qui commet le crime qui fait exister l'intrigue. On peut étudier ce personnage selon deux angles intéressants : selon son caractère et selon son infuence sur le spectateur dans la partie qui lui est consacrée et qui, dans les deux pièces, est une partie où les contrastes et les rebondissements sont très nombreux. C'est le drame personnel de Déjanire qui permet ces réactions en chaîne si variées. En effet, l'épisode tragique qui lui est consacré laisse une grande liberté aux deux auteurs dans les réactions qu'ils attribueront à la reine face à celui-ci. C'est sur ce point que nous allons nous pencher en premier. Dans Les Trachiniennes, la reine passe par plusieurs émotions fortes successives, un moyen pour Sophocle de faire ressentir le bouleversement de celle-ci au public. Ainsi on part d'une situation initiale de crainte générale pour son époux (« Je suis presque certaine qu'il 39 On trouve même aux vers 1451 et 1453, page 717, une allusion explicite d'Hercule à sa femme assassinée ; dans un accès de rage, Déjanire, page 640, dit que sa folie est « […] comment Hercule se débarrasse de ses épouses/c'est sa façon de divorcer ». 40 V. 806-807, p. 669. 41 V. 823-825, p. 670. 42 V. 1407, p. 712. 43 V. 975, p. 49. 16 lui est arrivé malheur44 ») et on assiste tour à tour à : ‣ ‣ ‣ ‣ ‣ de la joie, quand elle apprend le retour de son mari victorieux (« La clarté qui jaillit d'une telle nouvelle […] nous éblouit maintenant 45 » – remarquons que ce sera la seule partie où une émotion positive dominera) ; de l'affiction et du désespoir lorsqu'elle découvre son sentiment pour Iole (« Hélas ! infortunée […]46 » ; de la froideur et de la lucidité et de l'espoir quand elle élabore son plan (Mais s'indigner, je le répète, n'est pas ce qui convient à femme raisonnable. C'est le moyen que j'ai de me soulager, de me libérer, que je veux, amies, vous faire connaître.47 ») ; de la crainte après qu'elle a assisté à la disparition de la touffe de laine (« femmes, que j'ai peur d'être allée trop loin en agissant comme je viens de faire48 ») ; incompréhension et atterrement lorsqu'on lui raconte l'empoisonnement de son mari (« Que dis-tu mon fls ? qui t'a appris des choses telles que tu puisses prétendre que j'ai commis un crime si affreux ?49 ») C'est à ce moment que le dramaturge grec lui fait quitter la scène et on saura plus tard qu'elle s'est donné la mort. Cette sortie défnitive se fait alors que le public attend une réaction de sa part suite à l'annonce de la mort de son mari. Les spectateurs devaient donc être particulièrement silencieux et attentifs à ce stade de l'histoire, car ils attendent cette réponse de Déjanire qui ne vient pas, et ne viendra jamais. Ou plutôt si, sa réponse est la mort, comme la Nourrice nous l'apprendra plus loin. Cela crée une rupture entre les deux parties de la pièce, nette et qui devait être plutôt impressionnante à voir au théâtre – bien plus, en fait, qu'à la simple lecture de la pièce, qui nous prive du jeu des acteurs. Par cela on peut à nouveau voir le talent de metteur en scène de Sophocle, qui écrit bel et bien pour la scène et le spectacle théâtral, ce qu'il faut constamment avoir à l'esprit lorsque l'on étudie que le texte. Dans Hercule sur l'Oeta, l'intérêt du personnage réside surtout dans ses réactions et ses discours. Au début Déjanire a totalement perdu la maîtrise d'elle-même, elle court en tout sens, implore Junon de frapper Hercule par l'intermédiaire de ses propres mains (« Je serai l'arme de ta haine […], conduis ma main 50 »), elle dit sa douleur, son désarroi et sa colère (« Tu m'as préféré une captive51 »), puis, à partir du moment où elle énonce clairement qu'elle veut assassiner Hercule, sa colère s'apaise soudainement (« Mon courage faiblit/Ma colère est tombée […] Ma pitoyable douleur, tu mets fn à ma folie 52 »). Par la suite, on assiste à un dialogue entre la reine et la Nourrice (cf. plus loin paragraphe 1.4 de ce même chapitre), dans lequel la première confrme sa résolution de tuer son mari face aux objections sensées de la seconde, au nom de son honneur et de la vengeance. Après cela, Déjanire ravive sa colère en évoquant la façon d'Hercule de se comporter avec les femmes et en particulier avec Mégare, sa précédente épouse 53. C'est là que la magie intervient brusquement ; se met alors en place l'idée du baume de Nessus. Après l'envoi de la tunique et la disparition de la touffe de laine, Déjanire est à nouveau désespérée et 44 45 46 47 48 49 50 V. 43, p. 15. Cette citation, ainsi que celles de l'énumération qui suit, sont données à titre d'exemple. V. 204, p. 21. V. 375, p. 27. V. 552-554, p. 34. V. 663-664, p. 38. V. 744-745, p. 41. V. 270 et 273, p. 628. Ici aussi, comme pour la liste des émotions données pour Les Trachiniennes, les citations sont données à titre d'exemple. 51 V. 304, p. 631. 52 V. 307-308, p. 631. 53 V. 431, p. 640. 17 rongée par l'inquiétude (« Voici une femme terrorisée/Le visage grimaçant de peur/On dirait une Bacchante en proie à la folie dionysiaque/C'est la reine/Elle court comme une perdue54 »). Enfn, lorsqu'Hyllus apparaît, elle énonce, au contraire de la Déjanire des Trachiniennes, sa volonté de mettre fn à ses jours et s'encourage elle-même en ce sens. (« Courage/Tu ne sais pas choisir l'arme de ta mort 55 ») Elle quitte alors la scène. C'est Hyllus qui annoncera sa mort à partir du vers 1419. On voit donc ici que le traitement du personnage de Déjanire se fait différemment : chez Sophocle, on trouve ces contrastes entre les différentes émotions qu'elle éprouve, émotions ressenties par le spectateur, qui souffre en même temps que la reine en l'entendant parler, en la voyant jouer. C'est donc par cela que Sophocle tente de produire la catharsis, cette purgation de l'âme. Chez Sénèque, le langage est plus explicite : son moyen d'expression est purement la parole ; c'est la parole qui exprime l'émotion et qui la domine, alors que pour le tragédien grec c'est la raison qui domine l'émotion et l'acte qui l'exprime. La première rencontre avec Déjanire se fait donc respectivement au prologue pour Les Trachiniennes et au vers 233 pour Hercule sur l'Oeta, après le premier chant du choeur. Durant cette entrée en matière, dans la pièce grecque, Déjanire fait le récit de sa vie, qu'elle présente déjà comme malheureuse avant même les événements tragiques qui vont suivre et un peu plus loin, vers 176-177, la reine dit même qu'elle craint de perdre son mari, ce qui est ironique quand on pense à la suite des événements. Dans la pièce latine, l'angle choisi est complètement différent : on tombe en pleine action dramatique et cruelle, Déjanire vient d'assister à l'arrivée des captives et de découvrir que son mari aime Iole. Par opposition, dans l'autre pièce, quand Déjanire en vient à cette découverte, elle gardera un relatif calme, un certain sang froid qui correspond tout à fait aux valeurs grecques de retenue et de tempérance. Le contraste entre les deux Déjanire est donc ici très fort. En effet, si la Déjanire des Trachiniennes semble concorder ou tenter de correspondre aux valeurs grecques de sagesse, de mesure et de tempérance 56, la Déjanire d'Hercule sur l'Oeta est décrite comme « se dress[ant] comme une furie », « jet[ant] des regards de fauve », rougissant, pâlissant et gémissant 57. Elle est en proie au « dolor » et au « furor ». Ainsi, l'action tragique s'ouvre selon la conception romaine de la tragédie. C'est par là que l'on voit qu'Hercule sur l'Oeta n'est pas la simple « copie d'un original grec », comme on peut parfois lire sur les statues, dans les musées. La tragédie romaine vit, tout autant que la tragédie grecque et est tout aussi digne d'être étudiée. Il faut par contre avoir conscience, tout comme on a conscience des clés du drame athéniens, des clés de la construction et de la représentation du drame à la romaine. On peut supposer que dans la pièce grecque, Déjanire garde contenance par honneur : elle ne veut pas s'effondrer devant Lichas. Dans la pièce latine par contre, elle tient compte de son honneur dans ses raisonnements, qu'elle exprime à voix haute, ce qui est conforme à ce que j'ai affrmé un peu plus haut. Elle dit par exemple à la page 633 alors qu'elle argumente avec la Nourrice : « Je mourrai/Mais je mourrai l'épouse d'Hercule/Je resterai unie à sa gloire58 » ; elle se voit comme une « femme répudiée » dont « la couche [sera] 54 C'est ainsi que la décrit le choeur, vers 700 à 705, page 660. 55 V. 866, p. 673. 56 Par exemple, elle dit elle-même : « […] tu parleras à femme indulgente et qui sait bien que la nature humaine ne se complaît pas éternellement aux mêmes objets » , v. 438-440, p. 30 ; « […] s'indigner, je le répète, n'est pas ce qui convient à femme raisonnable », v. 552-553, p. 34 ; elle va jusqu'à garder un grand sang-froid devant Lichas (alors qu'elle vient d'apprendre que son mari a ravagé une ville et n'a pas regagné la maison familiale pour le simple désir d'une autre femme et que maintenant il s'apprête à l'installer dans sa maison !) et à lui annoncer qu'elle va préparer des cadeaux en réponse à ceux qu'il a amenés avec lui. 57 V. 233-255, pp. 626-627. 58 V. 332-335. 18 occupée par une putain59 », et plus loin, page 638, affrme qu'« il est facile de quitter la couche d'un roi/Quitter celle d'Hercule c'est déchoir 60 ». On voit ici encore une marque de l'amour de Sénèque pour les grandes phrases et celui de Sophocle pour la fnesse du spectacle, réunies dans une même thématique : l'honneur de Déjanire, qui est donc bien présent dans les deux versions. L'auteur latin dépeint Déjanire avec beaucoup de détails de son caractère et tend un peu à vouloir tout expliquer à son sujet. Il lui attribue un grand désir de vengeance, au mépris même de la mort : Si tel est son bon plaisir Sa femme ira rejoindre les ombres Oui j'irai Mais j'irai vengée61 Il la dote d'une grande perspicacité. Elle a conscience de la gravité de son acte sur le monde et de son échec personnel : La violence pourra renaître Sans personne pour la combattre […] J'ai tracé la route du crime En vous volant votre protecteur62 J'avais l'esprit trop crédule Nessus était trop habile Je voulais le séparer de sa maîtresse Grâce aux ruses du Centaure C'est de moi que je l'ai séparé63 Il lui fait aussi dire : Ce sera un très grand crime Le plus grand je l'avoue Mais c'est celui que m'ordonne ma douleur64 On voit ici cette même conscience de la femme d'Hercule de la gravité de son crime. Mais l'intérêt de cette citation réside surtout dans le fait qu'elle recèle beaucoup de notions en relation avec le théâtre latin de manière plus générale. On évoque ici un crime. C'est le « scelus nefas », le crime inhumain de la tragédie latine. Ici, il n'est pas forcément glorifé, comme on l'avait dit au chapitre de présentation (voir chapitre II, partie 2), mais il n'est pas nié, pas décrié. Dans une sorte de folie implacable et crue, Déjanire avoue que ce qu'elle va commettre est horrible. C'est ce que l'on décrit comme le « furor ». La douleur dont il est question, c'est le « dolor » lui-même. Déjanire rentre donc tout à fait dans le cadre du théâtre romain et est même donc la clé de l'articulation de la pièce latine. A partir de là, Sénèque peut développer son récit, en tirer l'empoisonnement d'Hercule, si proche du scelus nefas, le tragique suicide par le feu, et son propre drame. Sénèque utilise d'ailleurs de nombreuses fois le vocabulaire renvoyant à cela, cette fois en lien avec Déjanire, tout comme il l'a fait pour Hercule, rappelant son crime, son « dolor » et son « furor » passés, sujets d'une autre tragédie : « la douleur d'une épouse », « folie meurtrière », « la douleur ne se mesure pas », « amour furieux », etc. On est tout à fait ici dans la vision latine de la tragédie, furieuse, criminelle et douloureuse, tout à fait différente de la conception grecque. 59 60 61 62 63 64 Idem. V. 405-406. V. 340, p. 634. V. 870-880, p. 674. V. 965-967, p. 682. V. 330-331, p. 633. 19 Cette Déjanire s'oppose tout à fait à la Déjanire des Trachiniennes : celle-ci n'évoque qu'une seule fois l'éventualité de se tuer créant donc, si l'histoire est inconnue du spectateur ou du lecteur, une surprise et, si l'histoire est conne, rendant le contraste encore plus fort entre la rupture et le changement brutal que cela fait dans l'intrigue et les connaissances préalables du spectateur au sujet de l'histoire. La reine dit donc seulement ceci : Or, je suis décidée, si Héraclès succombe, à mourir avec lui du même coup. Vivre en femme décriée est un sort intolérable, lorsque l'on tient avant tout à montrer que l'on a du coeur65. Ici Déjanire est encore une fois beaucoup plus calme que son homologue chez Sénèque. Elle est décidée, et pas irréféchie ou bouleversée au point de ne plus savoir à qui s'adresser. Elle incarne une sorte d'idéal « à la grecque » et subit l'enchaînement des événements les uns après les autres. Quand sa situation devient désespérée, à l'annonce de la proche fn de son époux bien-aimé, elle se tue, conformément à ses propos. Son parcours est celui d'une femme fautive mais noble, qui a souffert mais qui reste droite. C'est pour cette raison que sa détresse n'est ressentie que plus vivement par le public, qui souffre avec elle tout au long des moments diffciles qu'elle vit. En conclusion de ce que l'on a vu avec Déjanire, on peut dire que dans la pièce de Sophocle, c'est par ses réactions et ses actes que l'on peut juger du caractère de Déjanire ; chez Sénèque, c'est par l'étude de ses raisonnements que l'on peut saisir son caractère. On voit par cela encore une fois cette différence entre les deux auteurs : Sophocle agit plus en dramaturge : il nous montre de l'action, du spectacle, suscitant des émotions vives de la part de son public ; Sénèque se centre plus sur le caractère de ses personnages et nous les dépeint en long et en large avec le plus grand soin, montrant la douleur, la fureur et ce qui en découle, montrant ainsi une seconde appréciation du théâtre dans l'Antiquité classique. 1.3 Hyllos/Hyllus Hyllus est un jeune homme, encore inexpérimenté dans la vie. Pour lui, les événements qui se déroulent dans la pièce sont une épreuve et un drame. Il n'est, dans aucune des deux pièces, une force agissante. C'est un personnage qui est victime de tout ce qui se déroule autour de lui. Il fnit par perdre et sa mère et son père et inspire la pitié du spectateur. Il est en fait le lien entre Déjanire et Hercule : il est leur fls et apparaît dans chacune des parties qui leur sont consacrées, relatant à chacun d'entre eux ce dont il a été témoin à propos de l'autre de ses parents. Ainsi, il amorce la fn de l'histoire en provoquant la résolution, puis les dernières recommandations d'Hercule, car c'est en défendant sa mère et en désignant le vrai coupable de l'histoire qu'il fait prendre conscience à son père que c'est la fn de son existence terrestre. De plus, c'est le narrateur de l'épisode de la fn de Lichas, causée par la douleur et la colère d'Hercule. Dans Les Trachiniennes, sa mère l'envoie dans le prologue à la recherche de son père, justifant ainsi complètement son retour auprès d'elle et faisant le lien entre le prologue et la suite de l'action. Ses réactions diffèrent par contre fortement d'une pièce à l'autre. Tout d'abord, dans Hercule sur l'Oeta, il tient des paroles très violentes, tout comme dans Les Trachiniennes, à l'encontre de sa mère. Il sait qu'elle est à l'origine de l'empoisonnement de son père. Ensuite, il demande à celle-ci, devant son désarroi et sa douleur, de se pardonner à ellemême66. Il est ainsi plus humain que dans la pièce grecque, mais aussi plus déchiré, plus torturé, car, après qu'il a refusé de tuer sa mère alors qu'elle le lui demandait, il la voit s'enfuir dans le but de se suicider et dit : 65 V. 719-722, p. 40. 66 « Ma mère/Je t'en prie/Assez/Pardonne-toi/Ce fut un accident/Une erreur n'est pas un crime », v. 983, p.683. 20 Triste amour sacré de mes parents Si tu empêches ta mère de se tuer Tu es coupable envers ton père Si tu la laisses mourir Tu auras failli envers ta mère Des deux côtés je suis menacé d'impiété67 Ce mot, « impiété » est très important. En effet, c'est la piété qui lie Hyllus à sa famille et, de manière générale, un fls à la famille antique. Or, de fait, puisque sa mère est morte, Hyllus fait preuve d'impiété envers elle. Il subit de plus l'ironie tragique de son suicide : elle passe à l'acte pendant qu'il fait le choix, juste après l'extrait qui précède, de l'empêcher de commettre le « crime68 » de se tuer elle-même. Dans Les Trachiniennes, Hyllos fait aussi preuve d'impiété, mais celle-ci, cette fois, n'est pas forcée par le destin de la tragédie. Tout un dialogue, à la fn de la pièce, est consacré aux dernières volontés d'Héraclès, que son fls ne veut pas respecter et tente par tous les moyens d'échapper. Le grand héros veut qu'il le fasse brûler sur un bûcher au sommet du mont Oeta et qu'il épouse en justes noces Iole, qui porte son enfant. Hyllos devra élever ce demi-frère comme son propre fls. Mais il objecte à tout cela car, dit-il, son père le convie à « devenir [s]on meurtrier, [s]on assassin69 » ; au sujet de son mariage, il dit : Et qui, en face d'une flle qui, seule, a été la cause que ma mère est morte et que tu es, toi, en l'état que voilà, qui donc, à moins qu'un dieu vengeur n'en ait fait un fou, qui se résoudrait à agir ainsi ? J'aimerais mieux mourir, mon père, qu'habiter désormais avec qui je hais plus que tout70. Finalement, Héraclès devra véritablement menacer son fls de malédiction pour qu'il fasse ce qu'il lui demande. Ceci aura raison des réticences d'Hyllos, mais celui-ci dit : « Je t'obéirai donc […] mais ce sera en dénonçant aux dieux l'acte comme tien. Je ne saurais être coupable en obéissant à mon père 71. » Il y a donc un confit au niveau de la notion d'impiété puisqu'Héraclès dit : « Il n'y a point d'impiété à obéir à satisfaire mon désir 72. » En fait, Hyllos voit un confit entre ce que lui demande son père et la loi des dieux, alors qu'Héraclès place la piété en quelque sorte en tant que loi fondamentale des dieux euxmêmes. Cela aboutit à encore plus de peine pour Hyllos, forcé à aller à l'encontre de sa pensée et de ses envies. Le public assiste donc à un dernier malheur, qui sera infigé à Hyllos. Dans Hercule sur l'Oeta, Hyllus reste silencieux à l'annonce des ultimes volontés de son père, évitant ainsi de briser la tension de cet instant fatal. Il faut par contre noter qu'Hercule ne lui demande pas de venir allumer son bûcher. Ce sera le rôle de Philoctète (voir ce même chapitre, partie 1.8), qui est dépeint comme l'héritier du grand héros. Hyllus a beau être son fls, il n'est jamais décrit comme tel. Il est par ailleurs accusé de lâcheté par sa mère qui le supplie de le tuer, comme le montre les deux extraits du tableau suivant, qui présente aussi deux traductions différentes et les partis pris par les traducteurs : 67 V. 1024-1030, p. 687. 68 C'est le terme employé par Hyllus. On a vu plus loin que le suicide n'était pas vu comme un crime, du moins pas en lui-même. Hyllus, ici, le voit ainsi, sans doute parce qu'il trouve que les raisons qui poussent sa mère à se tuer ne sont pas les bonnes. D'ailleurs, le suicide en lui-même, s'il n'est pas un crime, reste tragique, pour Hyllus et pour le public. 69 V. 1206-1207, p. 58. 70 V. 1233-1237, p. 59. 71 V. 1249-1251, p. 59. 72 V. 1246, p. 59. 21 Tu détournes les yeux Quid ora fectis ? Hoc erit Pourquoi détournes-tu les Pourquoi ? pietas scelus. yeux ? Ce crime sera un acte de Ce meurtre sera un acte de Ignaue, dubitas ?73 piété. Lâche, tu résistes ? piété et d'amour Tu es lâche Tu hésites Tu es le fls d'Hercule et tu as Natus Alcidae times ?75 peur74 Fils d'Alcide, tu as peur ?76 On a vu aussi qu'Hyllus était menacé d’impiété envers ses parents. Dans les deux pièces, il est donc tiraillé dans plusieurs directions avec le constant poids qui lui est imposé de se comporter en homme juste, respectueux de la volonté de ses parents et la loi des dieux. Il se doit d'être le digne fls d'Hercule et fait son possible pour être à la hauteur. Mais tout ce qu'il tentera de faire – ou ne fera pas – n'aboutit à rien de concret. Il n'empêchera pas sa mère de se tuer, son père de mourir et de lui imposer sa volonté sur une part de la suite de son destin. Dans la pièce de Sophocle, il est pour cette raison en quelque sorte le garant de la véracité de ce qui s'est déroulé de terrible dans sa maison. Il est celui qui sera en mesure de relater à d'autre ce qui s'est passé. En effet il reste sur scène en compagnie du choeur, qui lui aussi a été témoin de tout cela. Cependant le choeur, s'il est le témoin par excellence lorsque dure la pièce, après celle-ci n'existe plus. Il est constitué de « jeunes flles de Trachis ». C'est vague, il n'y a pas de réelle identifcation personnelle qui permet de laisser un véritable témoignage. Hyllos est là pour cela. Fils d'Héraclès et de Déjanire, il peut dire la vérité, et sera cru par son auditoire. En fait, il permet de tirer un fl vers l'avenir, au-delà de la tragédie : l'action théâtrale s'est terminée, mais ce n'est pas la fn de tout, pas la fn de l'histoire. 1.4 La Nourrice La nourrice de Déjanire a un rôle et une importance qui varient fortement d'une pièce à l'autre : dans Les Trachiniennes, son rôle se cantonne à souffer à Déjanire d'envoyer son fls à la recherche de son mari et à raconter la mort de Déjanire et les lamentations d'Hyllos. Dans Hercule sur l'Oeta, elle tente de dissuader la reine de commettre un crime. Elle apparaît dans plusieurs scènes et, même si ses paroles n'ont guère d'infuence sur celle-ci puisqu'elle ne modife pas sa résolution fnale, elle permet à Déjanire d'exprimer les raisons qui l'ont poussée à envisager différentes possibilités – dont celle de tuer Hercule – et ce qui l'a fait aboutir à la décision de se tuer. La Nourrice fait tout d'abord l'ouverture de l'action puisque, après le prologue et le premier chant du choeur, c'est elle qui prononce les mots qui nous présentent la situation du début de la pièce, au moment où commence l'action. Elle s'adresse à ce moment aux spectateurs et fait une description de Déjanire et de sa réaction à l'entrée des captives dans sa maison. A partir de là se développe l'entier de l'intrigue de la pièce. Par la suite, elle va tenter de raisonner Déjanire, et ce par de nombreux arguments, tous pertinents mais plus ou moins habiles, que la reine va déjouer les uns après les autres. Elle tentera ainsi d'avancer qu'Hercule n'aime peut-être plus Iole, maintenant qu'elle n'est plus qu'une orpheline esclave ; elle prendra pour exemples d'autres conquêtes éphémères du héros ; lui dira qu'elle doit préserver la vie de son époux à cause de ses enfants pour la dissuader de le tuer. Enfn, elle lui souffera l'usage de la magie pour le lui ramener. C'est à partir de 73 V. 986-987, p. 684. 74 Ici la traduction de Florence Dupont, qui a choisi de traduire les questions en affrmations, ce qui donne plus de poids à celles-ci et d'abandonner complètement le terme d'Alcide, peu clair pour le lectorat. 75 V. 996, p. 685. 76 Ici la traduction plus littérale de Léon Herrmann pour les Belles Lettres. 22 là que Déjanire aura l'idée d'utiliser le sang de Nessus. Après la découverte de son erreur, Déjanire voudra se tuer, et sa nourrice lui dira que mourir équivaudrait à s'accuser. Elle évoquera le soleil, la vie qu'elle quitterait et ses enfants qu'elle abandonnerait. Elle va même jusqu'à prendre l'exemple d'Hercule, qui après sa folie passagère qui le ft tuer sa famille, s'est repenti et purifé de son crime. Enfn, elle la supplie, au nom de son grand âge et du fait qu'elle l'a nourrie comme sa propre flle, de « renonce[r] à cette affreuse décision », « à cette vilaine mort »77. Le rôle de la Nourrice permet sans doute à Sénèque d'exposer une partie de ses idées en matière de philosophie de vie : en la faisant s'opposer à Déjanire par l'argumentation, elle lui offre la possibilité de construire les réponses très strictes au niveau moral de Déjanire. Elle montre ainsi une grande volonté de vertu et de moralité, est impitoyable avec ellemême malgré toute sa colère envers les autres et ne refuse pas la mort pour laver son crime même si, comme le dit la Nourrice « un homme n'est coupable que s'il a voulu le crime dont on l'accuse (haut est nocens quicumque non sponte est nocens) 78 ». Ainsi on trouve des phrases du type : « L'homme qui a surmonté sa peur de la mort ne craint plus personne (Contempsit omnes ille qui mortem prius) 79 » ; « Un homme qui prétend se justifer d'un crime en accusant la malchance et s'innocente ainsi lui-même aurait mérité de commettre ce crime (Quicumque fato ignoscit et parcit sibi/errare meruit [...])80 » ; « Seule la mort innocente les hommes coupables par erreur (Mors innocentes sola deceptos facit)81 » ; « Un coupable ne peut casser lui-même la sentence qui le condamne (Nemo nocens sibi ipse poenas abrogat)82 » ou encore : Parfois la mort est un châtiment Souvent c'est un cadeau Mais plus souvent encore c'est une grâce83 Ces phrases, presque des dictons de morale, sont toutes prononcées par Déjanire. Elles ne pourraient pas fgurer dans la pièce sans un personnage pour les « provoquer » pour ainsi dire. Cela semblerait incongru. Elles trouvent leur place dans un dialogue comportant un certain sang froid et une certaine réfexion, donc pas dans des monologues exprimant douleur ou colère. Sénèque a donc dû donner de l'importance à un personnage qui est un peu extérieur au drame, mais qui a suffsamment de liens avec Déjanire pour tenter de retenir son geste : la Nourrice. Ainsi a-t-il pu développer une partie de sa morale très dure, ce qui contribue à faire dire de la pièce qu'elle est trop philosophique et qu'il n'y a pas assez d'action pour être jouée. Cependant, on trouve aussi des phrases de ce type dans Les Trachiniennes, ce qui va à l'encontre de cette théorie. Elles sont par contre mieux intégrées dans le texte et donnent plus l'impression de faire partie des dialogues, ce qui contribue à donner un effet de lié, d'homogénéité à l'oeuvre de Sophocle. Sénèque a peut-être été moins habile sur ce point. On trouve par exemple : « Mais s'indigner, je le répète, n'est pas ce qui convient à femme raisonnable » ; « […] ne me découvrez pas ; les actes les moins honorables, lorsqu'ils sont accomplis dans l'ombre, du moins ne déshonorent pas. » ; « […] je voudrais conseiller à 77 V. 927-928, p. 679. 78 V. 886, p. 675. A noter dans la phrase latine l'effet de répétition de « est nocens », diffcilement transposable en français sans alourdir la formulation. 79 V. 443, p. 642. Dans cette phrase, on voit toute la diffculté de rendre une phrase latine de six mots. Pour la traduire, il a fallu en utiliser le double, tout comme dans celle des Belles Lettres, qui est moins jolie que celle proposée par F. Dupont, mais qui garde la notion du « prius » : « On ne craint personne quand on a commencé par ne pas craindre la mort ». 80 V. 887-888, p. 675. Encore plus que pour la phrase qui précède, on voit ici que le latin est une langue « condensée ». 81 V. 890, p. 675. 82 V. 899, p. 677. 83 « [...] interim poena est mori,/sed saepe donum ; pluribus veniae fuit. » V. 930-931, p. 680 23 chacun de se méfer de tout zèle dont le succès n'est pas certain. » Dans toutes ces phrases, aussi prononcées par Déjanire, on trouve un connecteur ou une formulation (que j'ai mis ici en gras) qui la lie au texte. Il serait aisé, mais moins agréable, d'en faire des maximes générales. Dans Les Trachiniennes, pour en revenir au rôle de la Nourrice dont nous nous étions un peu éloignés, ces phrases font partie d'un dialogue avec le Coryphée, dont la fonction et les paroles peuvent parfois être rapprochées de celles de la Nourrice d'Hercule sur l'Oeta. En effet, c'est le Coryphée qui dialogue avec Déjanire, qui parle avec elle du philtre magique de Nessos et à qui elle raconte comment il est entré en sa possession. Selon moi, on trouve deux parties d'explication à cela. Tout d'abord, l'importance du choeur en Grèce antique était beaucoup plus grande qu'à Rome six siècles plus tard. Or, le coryphée fait partie du choeur et le déclin de son rôle est sans doute lié à celui de l'organe théâtral dont il fait partie. Par ailleurs, les Grecs des différentes cités attachaient une grande importance à la citoyenneté84. La Nourrice des Trachiniennes est une esclave ; les jeunes Trachiniennes qui constituent le choeur, compagnes de la reine, sont probablement des femmes libres. Le rôle de la Nourrice doit donc se limiter à celui d'une esclave, comme cela est bien montré dans le texte85. A Rome, dont la politique était de manière générale bien plus libre et tolérante, cela n'avait d'une part pas la même importance. Au premier siècle apr. J.-C. d'autre part, la place de la nourrice dans la famille n'était pas négligeable, puisqu'elle allaitait et participait à l'éducation des enfants en bas âge, même si on ne peut guère affrmer que le statut des esclaves avait beaucoup évolué. La nourrice pouvait par ailleurs tout à fait être une affranchie, ce qui la place donc plus haut dans l'échelle sociale. Notons aussi que le stoïcisme, l'école philosophique dont fait partie Sénèque, connaît dans son époque impériale trois grands penseurs : Sénèque lui-même, Epictète, un esclave, et MarcAurèle, un empereur. Même si Sénèque n'a pas connu les deux hommes, cela montre bien à quel point l'adhésion à un courant de pensée qui accueillera dans ses rangs un homme qui n'est pas né libre a la possibilité de, peut-être, infuencer dans le sens de la remise en cause relative de certains critères sociaux, dont celui qui attribue à la nourrice une piètre intelligence et un tout petit rôle. 1.5 Lichas Lichas, compagnon et héraut d'Hercule, a un rôle dont l'importance varie beaucoup d'une version à l'autre. Le Lichas d'Hercule sur l'Oeta ne parle pas. Il vient, au vers 567, chercher la tunique que Déjanire destine à son époux. Dans Les Trachiniennes, il intervient trente fois. C'est lui qui amène les captives à la reine. Il ment à ce moment-là car il dit ignorer le nom et la naissance d'Iole, alors qu'il clamait au-dehors l'amour d'Héraclès pour la jeune Oechalienne. Il est opposé au Messager, qui dira la vérité à Déjanire et l'aidera à la faire avouer à Lichas. Ce passage n'est pas présent, comme on le sait, dans l'autre pièce. Si à priori il semble n'avoir que peu d'intérêt sur le plan de l'analyse, il est cependant tout à fait intéressant pour l'intrigue. Il ajoute un passage de courtes répliques, où les personnages s'interpellent vivement, ce qui donne du rythme et de l'action. Lichas meurt, dans les deux pièces, sous les coups d'Hercule, qui le croit responsable de son empoisonnement. Sa mort est racontée par le fls du grand héros à sa mère pour lui montrer les conséquences de son acte. Ainsi, dans la plus terrible description des 84 On le voit même dans la pièce par différentes allusions, courtes mais explicites, où le mot ξένος (« étranger ») s'oppose à ἀστὸς (« habitant, citoyen originaire d'Athènes ») :« Et de qui tiens-tu la nouvelle ? D'un étranger (« ξένων ») ou bien d'un citoyen (« ἀστῶν ») ? », v. 187, p. 20 ; « Des centaines d e citoyens (« ἀστῶν ») », v. 423, p. 29. On trouve aussi cette phrase qui accentue encore cette notion : « Pour un homme libre être appelé menteur ne constitue pas un titre de gloire », v. 453-454, p. 31. 85 « […] s'il n'est pas anormal qu'on fasse la leçon à des hommes libres en leur offrant des opinions d'esclave […] », v. 52-53, p. 16 ; « Cette femme n'est qu'une esclave, elle n'en a pas moins parlé aussi bien qu'une femme libre. », v. 63, p. 16. 24 Trachiniennes, il est dit : « [Héraclès] saisit Lichas par le pied, à l'endroit où joue l'articulation, il le lance sur un rocher qui émerge de la mer et fait jaillir la blanche moelle à travers les cheveux, cervelle et sang se répandant ensemble 86 ». La violence décrite ici ne se retrouve nulle part ailleurs dans la pièce. Elle témoigne de la vigueur du poison qui transforme Héraclès en monstre terrible dans la folie furieuse que lui inspire sa douleur. Il est véritablement décrit comme possédé par cette violence incontrôlable. La gravité des actes de Déjanire n'en paraît que plus grande et la mort du héros que plus naturelle après tout cela. Dans Hercule sur l'Oeta, Lichas est décapité par Hercule (qui trouve encore la force de parler – ce qui montre bien l'importance de la parole dans la pièce de Sénèque – et dit avec ironie sa honte qu'on aille raconter que Lichas a vaincu l'auteur des Travaux) et son corps jeté à la mer. 1.6 Iole Le rôle de Iole, l'aimée d'Hercule, flle d'Eurytus, roi d'Oechalie, et rivale de Déjanire, est un très petit rôle mais d'une importance capitale. Sans elle, pas d'histoire, pas de drame. Le baume magique de Nessus serait resté inemployé. Elle est celle qui déclenche le malheur, qui accélère le tragique enchaînement des événements. En fait, cela aurait tout aussi bien pu être une autre jeune flle, portant un autre nom, car c'est l'amour particulier que le grand héros lui porte qui va causer tout ce qui suit. D'ailleurs, Déjanire dit bien dans la pièce grecque qu'« Héraclès […] a eu bien d'autres femmes 87 » et dans l'autre version la nourrice dit bien que « c'est une habitude chez Hercule, il tombe amoureux de ses captives88 ». Cependant ici Déjanire se sent menacée : Hercule lui envoie sa captive pour qu'elle soit installée dans sa propre maison, donc durablement ; elle n'est pas une jeune flle séduite ou violée puis abandonnée sur la route du héros, comme il l'a fait avec tant d'autres. Sans doute lui donnera-t-elle, comble du déshonneur pour Déjanire, des enfants, qui seront les demi-frères et soeurs des siens. Cela, la reine ne peut pas le supporter. Cependant, dans Les Trachiniennes, Iole attire tout d'abord la pitié de la femme d'Hercule dans une scène où on trouve un peu d'ironie tragique lorsqu'elle lui demande si elle est « une vierge ? ou déjà une mère ?89 » Elle ne sait pas encore que celle qu'elle a en face d'elle a partagé la couche de son mari, ce qui la poussera au crime. Dépouillée de ses bijoux et de sa fortune, il ne reste à Iole que sa beauté. C'est en fait ce qui fait le lien entre les deux femmes. Le rapprochement est fait par le choeur, qui raconte le combat entre Héraclès et son ancien prétendant, qu'elle a regardé avec anxiété, attendant l'issue du combat pour savoir quel serait son destin. Si elle n'avait pas été belle, rien de tout cela ne serait arrivé, elle n'aurait pas eu un terrible feuve comme prétendant et nul sang n'aurait été versé. C'est peut-être cela qui, dans la pièce, empêche Déjanire de haïr la jeune flle : elle se reconnaît plus jeune en elle. Elle n'est pas plus maîtresse de son destin qu'elle ne l'était, et elle a perdu ses parents, son palais, sa liberté de jeune flle et sa patrie à cause du désir qu'Héraclès avait pour elle. Dans Hercule sur l'Oeta, l'auteur insiste sur la beauté d'Iole qui ne fait pas le lien entre les deux femmes, mais qui les sépare : Iole est une jeune flle, fraîche et en feur, Déjanire est plus vieille et a déjà eu de nombreuses maternités. C'est d'une part ce décalage qui va détourner Hercule d'elle, ainsi que peut-être l'attrait de l'inconnu et du malheur : Iole est orpheline et captive, Déjanire l'attend depuis tant de temps dans son parlais au milieu de ses esclaves... Ainsi, les deux femmes, si on a pu voir leur ressemblances, semblent être opposées. Cependant ce ne sera pas vers elle que Déjanire tournera sa vengeance, comme 86 87 88 89 V. 778-782, p. 42. V. 459-460, p. 31. V. 362, p. 635. V. 307-308, p. 25. 25 on l'a vu. Ici encore la jeune flle est vue pour ce qu'elle est, une femme impuissante et sans prise sur son destin. Ce n'est pas à Iole que la reine s'en prendra, mais à l'amour. On voit que le lien entre Iole et la reine est vu de manière différente dans les deux pièces, mais que celles-ci aboutissent à la même résolution de Déjanire. Le rôle d'Iole, si l'on veut faire une comparaison, ne peut qu'être étudié à la lumière des actions de celle-ci. En effet, elle n'est que peu présente et aucune étude de caractère n'est possible, si ce n'est de noter que Déjanire fait la remarque dans Les Trachiniennes qu'elle est la seule à garder contenance et qu'elle ne répond pas aux questions de la reine sur sa parenté et ses origines. Dans Hercule sur l'Oeta par contre, la parole lui est allouée au cours du premier chant du choeur qui, juste après le prologue, nous plonge dans l'histoire avant l'action à proprement parler. Iole prend la parole après les lamentations des autres jeunes flles oechaliennes sur leur malheur et la destruction de leur ville, elle chante et pleure sur la mort de son père et de son frère et dit qu'elle doit ce malheur à sa beauté et au refus de son père de la donner à Hercule. 1.7 Le Messager Ce personnage des Trachiniennes apparaît au vers 180 et achève la dernière de ses vingtdeux répliques au vers 433. C'est un vieil homme originaire de Trachis 90. Il vient annoncer à Déjanire que son mari et en vie, qu'il va revenir sous peu et que les trophées de sa victoire le précèdent. Il dit à ce sujet à la reine : « Il fallait que je fusse le premier à te l'annoncer, pour en avoir par toi quelque proft et pour m'acquérir ta faveur 91. » On voit que le personnage n'est pas désintéressé ; il s'agit peut-être pour l'auteur d'une représentation générale des gens du peuple – la sienne, celle qui était commune à tous ou une caricature – ou simplement d'une façon de justifer sa présence sur scène puisqu'il sera très utile par la suite. En effet, le Messager verra que Lichas, le compagnon d'Héraclès qui se présente avec les captives, ment à la reine au sujet de l'identité de Iole et tient un discours différent en face d'elle qu'au dehors. Le Messager aidera donc la reine à lui faire avouer la vérité, ce qui est en fait son rôle dans la pièce. Ce personnage permet de montrer de manière subtile la réaction de Déjanire face à la vérité. Chez Sénèque, au contraire, tout est déjà connu dès le début de l'action. Pour Sophocle, le drame de Déjanire commence dans son ignorance des faits ; il débute en fait dès le retour d'Héraclès et des rumeurs qui s'en viennent même avant lui. Le Messager sert donc au drame, mais il est comme un outil qui est utile à sa construction, à son édifcation. Il ne fait pas partie du noeud de l'action dramatique. 1.8 Philoctète « C'est l'héritier d'Hercule », dit le choeur à propos de Philoctète au vers 1606 d'Hercule sur l'Oeta. Ce personnage n'est pas présent dans la pièce de Sophocle, alors qu'il aurait pu l'intégrer à la dernière scène, même comme personnage muet. Il aurait par exemple pu recevoir l'arc du héros, comme c'est le cas dans la légende et dans la pièce latine. Il semble cependant avoir choisi de limiter le nombre de ses personnages, pas seulement pour des raison de règle théâtrale (normalement, tous les personnages doivent pouvoir être joués par trois acteurs différents seulement), car il aurait été possible d'ajouter Philoctète, mais selon moi parce qu'il a choisi de représenter ce pan de l'histoire d'Héraclès comme un drame familial. Les personnages en dehors du cercle pur de la famille (Héraclès, Déjanire, Hyllos) ou de leurs proches (Lichas, auquel j'ajouterai la Nourrice) n'ont pas de véritable nom, mais portent un titre général qui ne les identife que par leur nature (le Messager, le Vieillard) ou sont muets (Iole). Le personnage de Philoctète n'aurait rien apporté de ce 90 Didascalie et v. 185, p. 20. 91 V. 190-191, p. 21. 26 point de vue-là. De plus, on peut supposer que tout le monde savait que les armes d'Héraclès revenaient au jeune homme, qu'elles seraient selon une légende nécessaires pour la victoire contre Troie, que ce serait Ulysse qui irait les chercher... C'est une preuve de la richesse, de la souplesse et de la perméabilité des mythes grecs : ils se mélangent, s'entremêlent, se contredisent et peuvent être détournés, modifés ou passés sous silence par les différents poètes et dramaturges. Il n'y avait pas de canon ou de texte offciel, chacun pouvait y ajouter sa touche personnelle sans remettre en cause ou dénaturer quoi que ce soit. Dans la pièce de Sénèque au contraire, Philoctète est un personnage qui, s'il n'est pas directement impliqué dans l'intrigue, permet d'avoir le récit de la mort d'Hercule, scène de toute façon terriblement diffcile à représenter directement sur scène. Racontée par Philoctète, elle revêt une autre dimension, plus mythique et universelle. Philoctète a été le témoin d'une sorte de miracle et nous le fait partager, à nous les spectateurs, qui n'avons pas vécu cela. Il ne faut pas oublier que ce n'est pas une simple mort, mais le bûcher du fls de Jupiter, qui va trouver sa place parmi les dieux du ciel. On peut aussi faire un certain nombre de parallèles entre Philoctète et Hyllus, le fls d'Hercule. Celui-ci n'hérite pas des armes de son père, comme on aurait pu l'imaginer. Dans Les Trachiniennes non plus. Vraisemblablement plus jeune que Philoctète, il fait totalement partie du drame familial qui fait le sujet de celles-ci. C'est pourquoi, dans Les Trachiniennes, Héraclès demande à son fls de construire le bûcher et de l'allumer. Dans Hercule sur l'Oeta, cette demande est adressée à Philoctète. Il y a donc là un changement de rôle effectué par Sénèque. De plus, le jeune homme, au contraire d'Hyllos dans la pièce grecque, va certes hésiter à accomplir le geste qui achèvera de tuer Hercule mais l'exécutera tout de même. Hyllos, de son côté, refusera de le faire et le dit explicitement. Ce sera à d'autres de s'en charger. Ce refus est l'un des points importants de la fn de la pièce. Dans l'autre version, Philoctète ne manque pas de piété face aux paroles d'un mourant, son aîné, roi et compagnon. Son hésitation ajoute de l'émotion à la scène et semble naturelle, même à ses yeux, lorsqu'il la raconte fdèlement. En fait, Philoctète a dans Hercule sur l'Oeta les qualités qui manquent à Hyllos dans Les Trachiniennes. 1.9 Le Vieillard Le Vieillard arrive avec Hyllos aux côtés d'Héraclès lorsque celui-ci apparaît pour la première fois sur scène. Il donne des conseils pour soigner le père du jeune homme et est donc vraisemblablement un médecin. Il dit par exemple : « Garde-toi bien de réveiller l'homme enchaîné par le sommeil. Ne va pas provoquer ni ressusciter un mal aux retours terribles, je t'en prie, mon enfant92 ». De par sa présence et les recommandations de ses quatre répliques, il met en avant la jeunesse et l'inexpérience d'Hyllos (on voit qu'il l'appelle « mon enfant », alors qu'Hyllos, s'il reste très jeune, est sans doute déjà plus qu'un enfant) face au malheur et à la maladie ; ce dernier aurait selon lui dû rester calme et ne pas se lamenter de manière à éviter de réveiller son père. Dans Hercule sur l'Oeta, ce rôle, sans doute peu utile aux yeux de Sénèque, a été supprimé, au proft des lamentation d'Hercule à son arrivée sur scène, seul et non sur une civière comme le montrait son prédécesseur. En fait, Sophocle a imaginé une entrée sur scène logique en regard du mal terrible qui ronge le héros. Sénèque n'a pas été aussi explicite et semble donc avoir laissé ce choix au metteur en scène. Ceci a pu contribuer à l'idée que l'on se fait souvent de la pièce latine : elle était destinée à être récitée plutôt que jouée, alors que l'on peut tout à fait imaginer une entrée plausible pour le grand demi-dieu sans médecin parlant à ses côtés. Dans la dernière de ses quatre répliques, le Vieillard dit à Hyllos que la tâche de soigner 92 V. 978-980, pp. 49-50. 27 son père est au-dessus de ses forces et que lui, Hyllos, est le plus à même de maintenir son père lorsqu'il se tord de douleur. En disant cela, il lui annonce qu'il ne peut rien faire pour son père et que lui, le jeune Hyllos, devra faire de son mieux. Il lui impose une certaine responsabilité, un peu comme s'il signifait qu'étant maintenant un homme dont le père est malade et la mère morte, il doit apprendre à assumer son malheur. Je pense d'ailleurs que le fait que le Vieillard ne dise plus rien à partir de ce point corrobore cette interprétation et que, couplé à l'explication au sujet de la mise en scène, il justife la présence de ce personnage, qui sans cela n'aurait eu que peu de pertinence à fgurer dans la pièce. 1.10 Alcmène Le personnage d'Alcmène fgure dans Hercule sur l'Oeta uniquement. C'est une vieille femme déjà qui, avec son drame personnel – celui de voir périr dans la douleur et la honte son fls qu'elle aime tant – renforce le tragique de la mort d'Hercule et de la pièce entière. A son arrivée sur scène93, elle reconnaît à peine Hercule, tant il est changé, rétréci, défguré par le poison. A partir du vers 1350, elle lui pose des questions courtes et précises qui rappellent au spectateur où l'on se trouve dans le cours de l'histoire et lui permettent de s'y retrouver un peu dans les nombreux monologues auxquels il a assistés. Les réponses courtes de son fls, assorties aux questions, entraînent une rupture dans le rythme du récit, contribuant à faire de ce très court épisode94 une sorte de pause, ou en tout cas une rupture nette digne d'être mentionnée. Le fait qu'Alcmène soit présente dans la pièce latine pourrait être dû à l'infuence de la culture romaine et à l'importance de la famille à Rome, où la mère jouait un rôle prépondérant dans l'éducation des enfants. Je pense surtout que le rôle d'Alcmène dans le pièce en elle-même est important parce qu'il met en avant le côté humain d'Hercule ainsi que le fait que lorsqu'il dialogue avec elle, il est bien du côté des mortels et non auprès des dieux. Quand par contre sa propre mère ne peut plus le voir, comme c'est le cas à la fn, il est passé de l'autre côté, il est parmi les dieux, sa part humaine totalement consumée. C'est la présence de cette mère qui met en avant et fait prendre conscience au spectateur qu'il est indubitablement monté au ciel et, de mortel, est passé au stade d'immortel. Dans Les Trachiniennes, Héraclès veut appeler sa mère pour lui transmettre ses dernières volontés mais on lui répond qu'elle est à Tirynthe avec certains de ses propres enfants 95. C'est la seule référence à elle que l'on trouve. Si on poursuit l'idée avancée au paragraphe précédent, elle n'est en fait pas nécessaire puisque le passage d'Héraclès dans le monde des dieux ne fgure pas ; ni celui-ci ni le drame d'Alcmène ne sont les sujets de la pièce. 2. Le choeur Comme nous l'avons vu plus haut dans l'introduction théorique, le choeur n'a pas d'infuence sur l'action, mais fait offce de séparation entre les différents épisodes. Il chante la bravoure des personnages, se lamente, donne des conseils et annonce un événement funeste ou heureux, suscitant des émotions chez les spectateurs par la beauté, la subtilité et la justesse de ses chants. Dans la tragédie grecque, il a la particularité de juger ce qui se déroule sur scène et de relayer l'avis collectif des citoyens de la cité. Dans la tragédie latine, il rappelle les règles, très différentes, qui sont en vigueur dans le monde mythologique de ceux qui se agissent sur la scène et dans le monde des mortels, qui les regardent agir96. 93 V. 1337, p. 706. 94 Il s'étend jusqu'au vers 1360, ce qui est en effet très bref, mais le contraste avec les si longues tirades habituelles le rend impossible à manquer. 95 V. 1148, p. 56. 96 DUPONT, Florence, 1988. Le théâtre latin, p. 59. 28 Pour la tragédie grecque comme latine, la différence entre les parties chantées et parlées se fait en étudiant le rythme et la longueur des vers employés dans chaque partie. C'est une étude complexe à mener, car il existe de nombreuses règles de métrique, que le poète peut plus ou moins contourner ou moduler. En effet, la poésie grecque tout entière – l'emploi de vers ne se limite pas à la tragédie –, de même que la poésie latine qui l'imita, est fondée sur un système de versifcation à mètres quantitatifs, ce qui signife qu'elle possède un rythme particulier basé sur une alternance entre des syllabes longues et brèves. Chaque vers est divisé en un nombre précis de mesures, appelés mètres, qui sont composés d'un ou de plusieurs pieds, qui sont eux-mêmes des alternances entre quantités vocaliques courtes ou longues. Ce système est étranger au lecteur de poésie française, celle-ci étant basée uniquement sur un système syllabaire, plus simple et comportant nettement moins de règles. Cette opposition entre les deux systèmes ne favorise guère une traduction fdèle à l'esprit poétique. Il existe de nombreux modèles de pieds, qui peuvent être dissyllabiques (comme le spondée, deux syllabes longues ; l'iambe, une brève, une longue ou le trochée, une longue une brève), trisyllabiques (comme le dactyle, composé d'une longue et de deux brèves, très fréquemment utilisé dans la poésie épique), ou encore tétrasyllabiques. Rassemblés en différents mètres et systèmes de mètres, les pieds sont la base de ces principes de fonctionnement poétique. La différence principale entre la métrique grecque et la métrique latine est dans les nombreuses règles de scansion propres à chacune des deux langues. Dans la tragédie grecque, les parties parlées sont la plupart du temps en trimètres iambiques97, c'est-à-dire que chaque vers est composé de trois mètres composés de deux iambes. Les parties lyriques (chantées) peuvent être écrites en vers variés. Sénèque utilise le sénaire iambique dans les dialogues parlés, un modèle de vers latin basé sur le trimètre iambique, hérité de la métrique grecque. Il est lui aussi composé de six iambes, comme son nom l'indique. On sait ainsi que le choeur chantait, car les mètres utilisés se prêtaient tout à fait à cela. Le trimètre iambique, par contre, était plus proche du rythme naturel. Les chants du choeur étaient accompagnés de musique. Le choeur ne se limitait pas au chant, il pratiquait aussi une danse, dont on suppose qu'elle devait s'effectuer pratiquement sur place 98. 2.1 Particularités et remarques Dans Les Trachiniennes et dans Hercule sur l'Oeta, on fait face à deux spécifcités au niveau du choeur. On se rend compte donc que, s'il est facile d'énoncer de grandes théories générales, on trouve toujours un certain nombre d’exceptions, même dans un genre qui peut sembler aussi fgé que la tragédie, et ce même à Athènes et pas seulement, comme on pourrait le croire, à Rome. La première particularité, dans les Trachiniennes, est relativement peu importante au niveau de la quantité de texte qu'elle implique. Le choeur est composé de jeunes flles de Trachis, les Trachiniennes, ont donné leur nom à la pièce. Le Coryphée est bien présent et dialogue souvent avec les personnages. Or, on trouve un passage où le choeur dialogue avec lui-même, ce que l'on a déterminé comme étant une interaction entre le Chef du premier « demi-choeur » et le Chef du second « demi-choeur ». Ce passage se trouve à la suite du cinquième chant du choeur99 et se présente ainsi : 97 Parfois aussi en tétramètres trochaïques. GRIMAL, Pierre, 1991. Le théâtre antique, p. 43. 98 Sauf pour l'entrée du choeur qui se faisait en chantant, que l'on nomme (d'après Aristote) la parodos. Ce chant se faisait en marchant. GRIMAL, Pierre, 1991. Le théâtre antique, p. 45. 99 C'est-à-dire aux vers 863 à 865, page 45. 29 ΗΜΙΧΟΡΙΟΝ Αî : Πότερον ἐγὼ μάταιος, ἢ κλύω τινὸς οἴκτου δι´ οἴκων ἀρτίως ὁρμωμένου; Τί φημί; CHEF DU PREMIER DEMI-CHEUR : Suis-je donc un sot ? N'est-ce pas une plainte que je viens à l'instant d'entendre monter à travers ces murs ? Que dis-je ? ΗΜΙΧΟΡΙΟΝ Βî : Ἠχεῖ τις οὐκ ἄσημον, ἀλλὰ δυστυχῆ κωκυτὸν εἴσω, καί τι καινίζει στέγη. CHEF DU SECOND DEMI-CHEUR : Il s'agit d'une voix dont le sens est trop clair . Un douloureux gémissement s'élève là dans la maison : un malheur imprévu est tombé sur ce toit. ΧΟΡΟΣ : Ξύνες δὲ τήνδ´ ὡς ἀήθης καὶ συνωφρυωμένη χωρεῖ πρὸς ἡμᾶς γραῖα σημαίνουσά τι. LE CORYPHÉE : Vois donc l'air étrange et préoccupé de la vieille qui vient là à nous, porteuse de quelque nouvelle. On a donc bel et bien trois personnages différents qui à ce moment représentent le choeur selon les éditeurs. En effet, comme cela est signalé en note dans l'édition du texte des Belles Lettres, ce découpage n'est pas issus des manuscrits, mais est moderne. Cependant, on aurait pu imaginer sans que cela perde trop de sa pertinence un texte édité sans cette indication particulière. Cela se présenterait ainsi : Suis-je donc un sot ? N'est-ce pas une plainte que je viens à l'instant d'entendre monter à travers ces murs ? Que dis-je ? Il s'agit d'une voix dont le sens est trop clair. Un douloureux gémissement s'élève là dans la maison : un malheur imprévu est tombé sur ce toit. Le choeur s'interrogerait sur le bruit qu'il vient d'entendre puis comprendrait de lui-même ce dont il s'agit. D'ailleurs, personne ne connaît la nature exacte de ce son ; de même qu'un découpage du choeur a été effectué, la traduction moderne ajoute un certain nombre de didascalies. Celle qui précède ce passage indique : « On entend gémir derrière la porte ». Pour indiquer cela, on s'est simplement basé sur les paroles qui suivent. Par ce petit extrait, on entrevoit donc un peu de la diffculté de l'édition d'une telle oeuvre, qui représente beaucoup de choix à effectuer, depuis l'établissement du texte sur lequel on se basera à partir des manuscrits – qui se contredisent ou sont parfois lacunaires –, à l'ajout de différentes indications telles que les didascalies en passant par la traduction elle-même, qui reste diffcile mais d'une importance capitale. Qu'on place sa préférence dans le premier ou le second cas présenté plus haut, le but de Sophocle dans ce passage semble avoir été celui d'un effet de rupture : on a une interrogation, une question puis la terrible réponse qui va suivre, car il s'agit la mort de Déjanire qui va être révélée par la Nourrice. Ici encore Sophocle montre toute son habileté théâtrale et poétique. Par son sens du détail, il affne et enrichit son texte, premier support pour l'appréciation de son oeuvre – et le seul pour nous, puisque nous sommes incapables de recréer la pièce telle qu'elle était jouée et appréciée à l'époque de sa création. Dans Hercule sur l'Oeta, la particularité principale ne réside pas dans un problème lié à l'établissement du texte, mais dans l'existence de deux choeurs distincts. En effet, le premier chant du choeur n'est pas, comme dans Les Trachiniennes et dans le reste de la pièce, attribué à des jeunes flles de Trachis, mais aux captives qu'amène Lichas. Ce passage est chanté par les Oechaliennes capturées par Hercule lors de son ravage de la ville pour l'amour d'Iole et la haine de son père. Il sert d'exposition d'une part de l'intrigue, puisque celle-ci n'a pas pu être présentée dans le prologue, qui était uniquement consacré à Hercule. Or, un tel passage est important car, même si le public connaissait l'histoire, il est nécessaire que la tragédie forme un tout cohérent. Dans le cas de cette pièce de surcroît, le prologue expose le drame de l'un des personnage seulement ; le plus grand et le plus important certes, mais cette entrée en matière ne permet pas la mise en place de 30 l'intrigue, ce qui est précisément le rôle de ce premier choeur. Un dernier point est à noter au sujet des choeurs : chaque pièce est close non pas par l'un des personnages de l'action, mais par le choeur ou l'un de ses représentants. Le verbe clore est important, car c'est effectivement ce qui est fait. Le Coryphée dans la pièce de Sophocle ferme véritablement la pièce, qui s'était ouverte sur les paroles de Déjanire. La tragédie est comme une porte s'ouvrant sur un monde (mythologique et soumis à de nombreuses règles) par laquelle regarde les spectateurs. Ainsi, le Coryphée est le témoin de l'action terrible qui s'est déroulée sous leurs yeux, qui confrme la véracité de ce qui s'est passé : Toi non plus, jeune flle, ne reste pas là, loin de ta maison. Tu as vu des morts étranges, terribles, et des infortunes multiples, inouïes, et, dans tout cela, rien où ne soit Zeus !100 Ainsi, faisant suite aux paroles d'Hyllos, le Coryphée s'adresse à chacune de celles qui composent le choeur, attestant du fait qu'elles ont vu ce qui s'est déroulé ainsi que de la présence, au-dessus de tout, du roi des dieux, lui aussi témoin, mais encore plus acteur indirect : il est diffcile de déterminer si c'est lui qui a « tiré les fcelles » du drame ou s'il l'a simplement laissé se dérouler sans intervenir. Du moins est-il là, supérieur et mystérieux pour les hommes. On observe donc ici trois niveaux : les mortels spectateurs, les mortels du drame et les dieux, surplombant le tout. Ceci renvoie peut-être aussi à la nature d'Héraclès : en confrmant la présence de Zeus – qui rarement abandonne ses enfants –, on donne une touche d'espoir en renvoyant à la part divine d'Héraclès, qui montera au ciel, parmi les dieux. Dans un certain sens, on donne une touche d'espoir à la pièce, en rappelant la suite du mythe, qui devait être connue de tous. Dans Hercule sur l'Oeta, la fn se présente sous la forme de ce court passage chanté par le choeur : La vertu ne meurt jamais La gloire ne s'abîme pas dans le Styx et dans l'ombre Vivez héroïquement Et la mort cruelle ne vous engloutira pas dans le feuve de l'oubli Quand viendra votre heure dernière Après avoir consumé le dernier jour de votre vie La gloire vous ouvrira un chemin jusqu'aux dieux du ciel Mais toi le sauveur du monde Le vainqueur des monstres Sois-nous favorable Jette un dernier regard sur notre terre Si tu vois un fauve terroriser les peuples Avec son mufe hideux Sa gueule terrifante Foudroie-le Tu lanceras la foudre avec plus de force Que ton père lui-même101 On voit tout d'abord ici une conclusion générale (« La vertu […] dieux du ciel »), qui loue une vie glorieuse, de courage et de vertu, qui rend immortel, et ceci visiblement pour tous, dans les mémoires individuelles et collectives. Cela était très en accord avec la pensée antique de valeur et de vertu récompensées par l'honneur et la gloire, qui assurait une mort qui ne soit pas infamante, permettant ainsi de garder une certaine place sur terre après cette obligation inéluctable qu'est la mort. C'est en fait une façon de clore ce qu'Hercule a recherché en accord avec sa naissance, qui est présenté ici appliqué aux simples mortels. 100 V. 1275-1278, p. 60. 101 V. 1983, p. 752-753. 31 La seconde partie (« Mais toi […] lui-même ») est réservée à Hercule en particulier. C'est en fait une prière envers une divinité. Hercule est appelé « le sauveur du monde » et on lui demande sa protection. Ici, on ne voit pas la fgure du sage que les stoïciens ont vu en lui, mais bien le dieu protecteur que l'on vénéra le plus dans l'Antiquité. La pièce s'achève sur des mots qui louent le grand héros devenu dieu : il lancera la foudre avec plus de force que le roi des dieux lui-même ! Pour terminer, il est intéressant de noter que la traduction des vers 1985-1986 « nec Lethaeos seaua per amnes/uos fata trahent […] » est présentée ainsi par F. Dupont : « Et la mort cruelle ne vous engloutira pas dans le feuve de l'oubli » et dans les Belles Lettres comme cela : « et jamais les destins cruels ne vous entraîneront dans les ondes du Léthé ». On remarque bien vite que la seconde traduction est bien plus proche du texte que la première puisqu'elle garde entre autre le terme « Léthé ». Cependant, à l'heure actuelle, peu gens en dehors des passionnés de mythologie, les latinistes et les hellénistes et éventuellement quelques cruciverbistes chevronnés savent qu'il s'agit là du feuve de l'oubli aux enfers. On comprend donc aisément le parti pris pour chaque traduction : la première se veut accessible à un plus large public que la seconde, qui reste proche du texte. 2.2 Les chants Il existe différentes parties qu'on peut appeler des chants ou confondre avec des chants. La première distinction à faire est celle entre tout ce qui est lié au choeur et ce qui est lié aux personnages. Ces derniers, bien sûr, parlent la plupart du temps (ou plus exactement scandent) mais il peut leur arriver de chanter. Dans Les Trachiniennes, on trouve un dialogue chanté entre le choeur et la Nourrice lorsque celle-ci annonce la mort de Déjanire et un chant de lamentation d'Hercule qui ne supporte plus la douleur que lui infige la poison. Toutes les autres parties chantées que l'on trouve dans les deux pièces sont liées au choeur. Il est par contre plus simple dans la pièce grecque de faire la distinction entre les interventions du choeur (car celui-ci a aussi des parties parlées et chantées !). En effet, c'est toujours le Coryphée qui parle au nom du choeur, par exemple dans les dialogues avec Déjanire. Les autres parties sont clairement attribuées au choeur et sont donc forcément chantées. Dans Hercule sur l'Oeta, toutes les interventions des choeurs sont chantées, que se soit en dialogue avec Hercule (qui, lui, parle) ou en réaction à la lamentation d'Iole, sauf quand, au vers 715, le choeur demande à Déjanire ce qui lui est arrivé. C'est sans doute par mimétisme avec le reste que le vers est resté le même : un seul vers écrit avec un mètre différent semblerait bizarre et romprait la cohésion de l'ensemble. Ce chapitre s'intéresse aux véritables chants des choeurs qui structurent les pièces et non pas à leurs diverses interventions. Il était cependant intéressant d'expliquer tout cela pour être plus clair et éviter toute confusion. Dans Les Trachiniennes, on trouve six chants du choeur. Dans le premier 102, le choeur demande au soleil où se trouve Héraclès. Il dit que la roue tourne, et que bientôt l'espoir reviendra dans la maison de Déjanire. Dans ce chant, c'est l'espoir qui domine. Dans le deuxième103, la joie prend le dessus : on a annoncé la probable arrivée prochaine du héros et la maison, presque comme pour un nouveau mariage, se prépare à l'arrivée de l'époux. Dans le troisième104, le terrible pouvoir de l'amour est évoqué : le choeur raconte l'histoire du mariage de Déjanire et la querelle de ses prétendants. On trouve ici une note résignée ; pour Déjanire, tout cela a été diffcile. Passive, elle a attendu que se règle son destin, 102 V. 94-140, pp.18-19. 103 V. 205-224, pp. 21-22. 104 V. 498-530, pp. 32-33. 32 tributaire de la force de ceux qui combattent pour elle et de Cypris 105. Les jeunes flles du choeur montrent ainsi la force de l'amour et la position de l'épouse ou de la future épousée, qui n'est pas maîtresse de son destin. Le quatrième chant 106 annonce le retour d'Héraclès et souhaite avec ardeur qu'il revienne plein de désir amoureux pour sa femme une fois le baume appliqué. On observe une rupture avec les autres chants dans ceux qui suivent, car, dans le cinquième chant107, le drame s'étant réalisé, les choreutes ont peur et déplorent le mal qui ronge maintenant Héraclès. On accuse Cypris d'être la cause de ce désastre. Le dernier chant108 est une lamentation : le choeur chante sa diffculté à supporter le fait qu'il ne peut que subir les maux et attendre les éventuels développements de ce qui est en train de se passer. Ainsi, on peut établir un structure générale des six chants : on trouve, dans l'ordre, deux chants entièrement positifs alors que le drame s'amorce, deux en demi-teinte lorsque le drame se déploie et deux de lamentation et de déploration quand le drame est à son apogée, juste avant l'arrivée du personnage sur lequel on va constater les effets de celui-ci. En effet, à partir de ce point, Héraclès arrive sur une civière et le choeur n'interviendra plus. Voici le chant deux109 des Trachiniennes : Ἀνολολύξεται δόμος ἐφεστίοι– σιν ἀλαλαῖς ὁ μελλόνυμ– φος, ἐν δὲ κοινὸς ἀρσένων ἴτω κλαγγὰ τὸν εὐφαρέτραν Ἀπόλλω προστάταν· ὁμοῦ δὲ παιᾶνα, παιᾶν´ ἀνάγετ´, ὦ παρθένοι, βοᾶτε τὰν ὁμόσπορον Ἄρτεμιν Ὀρτυγίαν, ἐλαφαβόλον, ἀμφίπυρον, γείτονάς τε Νύμφας. Ἀείρομ´ οὐδ´ ἀπώσομαι τὸν αὐλόν, ὦ τύραννε τᾶς ἐμᾶς φρενός. Ἰδού μ´ ἀναταράσσει 〈εὐοῖ〉 εὐοῖ μ´ ὁ κισσὸς ἄρτι βακχίαν ὑποστρέφων ἅμιλλαν. Ἰὼ ἰὼ Παιάν· ἴδ´, ὦ φίλα γύναι. τάδ´ ἀντίπρῳρα δή σοι βλέπειν πάρεστ´ ἐναργῆ. Oui, elle éclatera en clameurs de triomphe autour de son foyer, la maison qui attend l'époux. Allons ! qu'avec assemblée ensemble les voix des garçons montent vers le ciel, chantant le dieu qui porte le carquois, Apollon Protecteur, alors qu'en même temps, vous autres, jeunes flles, entonnant le péan – le péan ! – vous chanterez sa sœur, Artémis d'Ortygie, la déesse qui chasse les biches et qui tient deux torches en main, avec les Nymphes, ses voisines. Je me sens soulevée de terre et ne veux pas me dérober à l'appel de ta fûte, ô maître de mon âme. Vois, ton lierre me met en branle – évohé ! évohé ! – Et déjà peu à peu rappelle en moi l'émulation bachique. Iô, iô, Péan ! Ah ! vois donc, ma chère, le spectacle qui, devant toi, s'offre là, en clair, à tes yeux. On voit par cet exemple les principales caractéristiques des chants de Sophocle. Ils sont courts110, très beaux, brillants par leur facilité à transmettre un sentiment et à le faire ressentir au lecteur (évidemment au spectateur normalement). Cependant, pour saisir pleinement ce qu'un tel chant représente, il faut se l'imaginer chanté en rythme par une quinzaine de personnes qui effectuent une danse sur place, frappant sans doute des pieds et des mains et tournant sur elles-mêmes. 105 C'est l'un des épithète de la déesse Aphrodite, parfois utilisé seul. Il veut dire « la Chypriote », du nom des mers où elle est supposée être née. 106 V. 633-662, pp. 36-37. 107 V. 821-861, pp. 43-45. 108 V. 947-970, pp. 48-49. 109 V. 205-224, pp. 21-22. 110 En prenant bien sûr aussi en compte les autres chants de la pièces, qui sont en général plus longs que celui-ci, mais nettement moins que ceux de Sénèque entre autres. 33 De plus, on voit très bien que la dimension poétique, dans la traduction, n'est que peu présente en comparaison avec le texte original. D'abord, le chant n'est pas en vers, comme le reste du texte d'ailleurs, mais cette perte se ressent du fait de cette nature poétique des chants du choeur. La poésie est un art de sentiment et de sensations. Quoi de mieux pour émouvoir les spectateurs ? On peut aussi voir les nombreuses exclamations qui devaient ponctuer le chant, déjà vif, contribuant à le rendre plus rythmé. L'usage d'images rappelant la nature contribuent à donner cette impression de poésie, de même que l'appel à Dionysos – qui est le dieu le plus en lien avec la tragédie 111 – qui constitue en quelque sorte en l'apogée de ce court chant, qui devait donner une impression de joie et de fraîcheur après toutes les inquiétudes pesantes du début de la tragédie 112. Cette perte est évidemment dû à la traduction en elle-même, qui occasionne toujours, si ce ne sont des « pertes », du moins des « trahisons » de par les choix que doivent effectuer les traducteurs113. Pour ma part, je vois dans ce cas précis la traduction comme une retranscription, une interprétation faite selon un angle prédéterminé. En effet, dans ce cadre-ci, le but est de monter le texte et son contenu sémantique. La dimension poétique passe après. Le travail de transposition en français n'a pas été fait ici par des poètes, mais bien par des hellénistes, c'est donc surtout de cela dont il faut rester conscient lorsqu'on étudie un chant de Sophocle, de même qu'il faut rester, de manière générale, conscient de l'optique dans laquelle toute traduction a été faite et à quelle date elle l'a été, de façon à la situer dans le temps (notons que la traduction des Trachiniennes présentée ici est peu récente : elle date de 1962). D a n s Hercule sur l'Oeta, on ne trouve que quatre chants principaux mais ils sont sensiblement plus longs que dans Les Trachiniennes. L'idée éventuelle que veut développer Sénèque dans chaque chant a donc le loisir d'être déployée et exposée dans son entier. Beaucoup considèrent que ses choeurs n'ont rien d'exceptionnel et ils sont parfois considérés comme longs et ennuyeux. On peut cependant faire la remarque que, la pièce étant longue, il est normal que les chants le soient dans la même proportion. Comme on l'a vu, le premier chant 114 est composé d'Oechaliennes, qui forment le premier choeur. Celles-ci déplorent la destruction de leur patrie et décrivent un peu de ce qu'elles ont vu de la colère d'Hercule lors du saccage de leur ville. A la suite de cela on trouve la seule intervention d'Iole dans la pièce, qui dit son propre malheur. Dans le deuxième chant115, les jeunes Trachiniennes du second choeur pleurent sur Déjanire, la femme répudiée, rappellent les bons moments qu'elles ont jadis passés ensemble et chantent le bonheur d'une vie simple en évoquant l'existence d'une sorte de « prix de la grandeur ». « Sortir des sentiers de la médiocrité », disent-elles, « c'est risquer sans cesse la chute ». Elles utilisent l'exemple de Phaëton et d'Icare. Dans le chant suivant 116, la fn du monde est annoncée : ce sera l'effet de la mort d'Hercule sur le monde. L'histoire d'Orphée est utilisée 111 Des concours tragiques étaient organisés aux grandes Dionysies et on estime qu'une part de sa liturgie est à l'origine du genre tragique. 112 Ces sentiments positifs seront contrebalancés par ce qui suivra. En effet, il s'agit du dernier chant avant la révélation du drame de Déjanire. Dans un tel texte, qui après tout est très court (1278 vers), tout a un sens. Ici, une partie très positive annonce presque la venue d'un événement très négatif en réponse. Sophocle crée ainsi des contrastes et ironise sans doute quelque peu : un grand bonheur est toujours accompagné d'un grand malheur. Dans la tragédie, ce grand malheur devient immense et tout-puissant, inéluctable et insurmontable. 113 Comme on le dit si bien en Italie : « traduttore, traditore » , « traduire, c’est trahir » (littéralement : « traducteur, traître »). C'est certes extrême, mais cela contient une réalité : il est impossible de rendre dans son entière réalité une oeuvre littéraire par sa transposition dans une autre langue, et cela est encore plus vrai pour la poésie. Le travail de traduction lui ôtera ou ajoutera forcément nuances ou connotations éventuelles. 114 V. 104-172, pp. 617-622. 115 V. 583-705, pp. 653-660. 116 V. 1031-1130, pp. 688-692. 34 pour signifer que tout, absolument tout a une fn. Ce chant fait offce de transition entre le drame de Déjanire et le drame d'Hercule. Le quatrième et dernier chant117 traite de la mort d'Hercule ; c'est une lamentation en son honneur, qui décrit ce qui lui arrivera par la suite dans la mort. Si on les considèrent dans leur globalité, les chants d' Hercule sur l'Oeta traitent beaucoup de la mort, des enfers et de la fn inéluctable de choses, ce qui déjà tend à indiquer une certaine dimension philosophique de la pièce. Le chant trois peut être vu comme une grande exagération de la tragédie que représente pour le monde la mort d'Hercule, présentée sous le couvert de cette grande métaphore (car il est diffcile de la prendre au premier degré), mais il permet selon moi surtout à Sénèque d'aborder des thèmes qui lui tiennent à coeur comme la mort (« Tout ce qui a commencé un jour/Un jour pourra fnir »), les lois qui régissent le cosmos (« Il y a des lois pour les dieux/Aucun ne peut s'y dérober »), et la possibilité d'une fn du monde. Peut-être même y glisse-t-il quelques-unes de ses propres interrogations, mais cela reste très diffcile à dire. Cependant, des questionnements sur la manière selon laquelle la fn du monde se produira semble n'avoir que peu de rapport avec la tragédie : Quis mundum capiet locus ? Discedet uia Tartari fractis ut pateat polis ? An quod diuidit aethera a terris spatium sat est et mundi nimium malis ? Quis tantum capiet nefas fatum, quis superos locus ? Pontum, Tartara, sidera regna unus capiet tria ? Où tombera le monde ? Le Tartare va-t-il s'entrouvrir Pour engloutir les décombres des deux voûtes du ciel ? Entre la terre et le vide infni L'espace est-il assez grand Pour accueillir les restes affreux du cosmos ? N'est-il pas trop grand ? La fn des temps peut-elle trouver place dans l'espace ? Où seront les dieux ? Où seront la mer, le Tartare, les étoiles ? Où les trois empires du monde seront-ils réunis ?118 C'est dans cette dimension de questionnements d'ordre philosophique que les choeurs de Sénèque sont selon moi intéressants. Ceux de Sophocle sont marquants de par leur puissance évocatrice au niveau purement artistique. Ses choeurs devaient être magnifques à voir et à écouter. Ils sont aussi importants pour la compréhensions des thèmes généraux de la pièce, sans toutefois, comme je l'ai dit, avoir cette dimension philosophique propre à Sénèque. On réalise donc que le contenu des interventions du choeur a un rapport certain avec le contenu de la pièce et s'ancre parfaitement dans l'action qui s'y déroule. Cela contredit donc l'idée qui tend à affrmer le contraire qu'on peut parfois trouver dans la bouche d'un lecteur peu attentif. Ceci est valable pour la pièce de Sophocle. Pour celle de Sénèque, c'est moins le cas puisque, conformément aux remarques qu'on peut faire des choeurs dans le monde romain, ceux-ci faisaient offce de séparation entre les épisodes et sont donc moins liés au texte de l'action. On pourrait analyser chaque intervention des choeurs comme je l'ai fait pour chaque personnage, mais cela ne servirait pas à proprement parler dans ce travail, où j'ai choisi de traiter cela de manière différente : je n'ai pas fait des choeurs mon sujet principal d'étude puisqu'une fois les ressemblances entre chacune des pièces énoncées, il ne reste plus que les différences, pas forcément des plus enrichissantes à analyser, car je pense qu'il est trop facile de se laisser porter par subjectivité et de déprécier injustement une oeuvre au proft de l'autre en perdant de la crédibilité. Je ne m'étendrai donc pas plus sur les choeurs. 117 V. 1518-1606, pp. 721-726. 118 V. 1118-1127, pp. 691-692. 35 Chapitre V : Analyses de thèmes J'ai choisi, comme vu juste quelques lignes plus haut, de ne pas m'étendre trop sur les choeurs, et cela principalement parce que, si ceux-ci ne sont pas objets directs de ce chapitre intitulé « Analyses », ils n'en servent pas moins celles-ci. En effet, j'ai choisi de me centrer sur deux thèmes dont j'ai étudié les particularités pour fnaliser ce travail. Le premier thème concerne la pièce de Sénèque et lui est propre : il s'agit de l'infuence du stoïcisme sur la pièce romaine. En effet, dans ce présent travail, ce point important n'a pas encore été évoqué. Or la présence du stoïcisme dans Hercule sur l'Oeta, et dans les pièces de Sénèque en général, est très discuté. En effet, Sénèque est un philosophe rattaché à ce courant de pensée et ce dernier a immensément marqué son oeuvre, y compris la totalité de ses tragédies selon certains, principalement ou uniquement Hercule furieux e t Hercule sur l'Oeta selon d'autres. Le fait est que cette infuence est visible et il est intéressant d'aborder ce point capital pour saisir l'oeuvre de Sénèque avec plus de profondeur. Illustration 3 : Eros Eros en vol portant des rubans dans les deux mains, poterie attique à fgures rouges, environ 440-430 av. J.-C., British Museum. Le second thème, l'amour, est centré sur Les Trachiniennes. La pièce est parsemée de petites touches y faisant référence. Dans Hercule sur l'Oeta, l'amour n'est pas le thème principal, mais il est un peu développé, sans doute par mimétisme avec la pièce grecque. Ce que l'on peut relever dans cette pièce su sujet de cette thématique se situe entre les vers 353 et 580 seulement. De plus, les Grecs voyaient beaucoup plus l'amour comme une force naturelle, surhumaine et « surdivine » (puisqu'il se montre souvent plus fort que les dieux) que les Romains. Selon moi, il sufft d'observer les dieux de l'amour propres à chaque culture pour s'en rendre compte : de chaque côté on trouve bien sûr une déesse, Aphrodite et Vénus, qui ont les même attributs et attributions. Par contre, si on s'intéresse à Eros et à Cupidon et à leur représentation, on voit rapidement un décalage très marqué : Eros est avant tout une force et une divinité primordiale, né à l'aube des temps selon la Théogonie d'Hésiode ; Cupidon est fls de Vénus. Dans l'iconographie et la littérature Eros est un beau et redoutable jeune homme susceptible, alors que Cupidon est un bébé potelé et colérique. L'image parle d'elle-même. Illustration 4 : Cupidon Figure romaine en marbre de Cupidon dormant sur la peau de lion d’Hercule, la massue du héros à son côté, datant probablement du IIème siècle ap. J.-C., British Museum. 36 1. Apothéose stoïcienne et infuence philosophique Le stoïcisme est né en Grèce et a été enseigné pour la première fois à Athènes par Zénon de Cittium (env. 335-264 av. J.-C.). On le considère comme le fondateur du stoïcisme. On découpe le stoïcisme en plusieurs périodes. Ici, on ne retiendra que l'existence des stoïcismes dits « ancien » et « moyen » (fn du IVe au IIIe siècle et IIe- Ier siècle av. J.-C.) et du stoïcisme dit « impérial » (Ier-IIe siècle apr. J.-C.). On associe entre autres les noms de Zénon, Cléanthe et Chrysippe pour la période ancienne (ce sont les fondateurs) et de Panétius et Posidonius pour la période moyenne 119. Le stoïcisme impérial, dit aussi « nouveau », tire son nom du fait qu'il date de l'époque impériale romaine, dont on retient trois grands noms, que j'ai déjà mentionnés plus haut : Sénèque, Épictète et Marc-Aurèle. On a tendance à garder principalement en mémoire l'existence de la morale stoïcienne de l'époque impériale, en oubliant que le stoïcisme avait aussi une logique et une physique, qui étaient tout aussi importantes. C'est une philosophie complète avec une vision et une explication propre du monde, qui, à un moment donné, a insisté sur la morale, qui s'est développée, se transformant peu à peu en une vision de la vie avec des modèles et des règles à suivre120. Sénèque est donc un stoïcien. Il est l'auteur de nombreux traités qui exposent ses idées dont par exemple De la Constance du sage (De constantia sapientis, que l'on situe entre 47 et 62), De tranquillité de l'âme (De tranquillitate animi, entre 47 et 62), De la vie heureuse (De vita beata, 58), De la brièveté de la vie (De breuitate uitae, entre 49 et 55), De la colère (De ira, entre 41 et 49), ainsi que de lettres à haute teneur philosophique et morale, les Lettres à Lucilius. Tous ces textes livrent des enseignements et transmettent le point de vue de Sénèque. Or, celui-ci aimait écrire. En tant que tragédien, c'est un poète. On sait aussi qu'il fut le précepteur de Néron pendant de longues années. Alors, indépendamment de tout ce que l'on peut dire sur sa vie et son histoire personnelle, sa philosophie ou son rapport au pouvoir (qui est sujet à controverse), ne peut-on pas voir en lui un écrivain et enseignant qui cherche à éduquer le plus de personnes possible ? Et la tragédie permet cela ; d'une manière bien différente que par l’intermédiaire de traités, sûrement rébarbatifs aux yeux de la jeunesse. Puisque c'est un art du spectacle, elle atteindra les jeunes comme les vieux et possède de plus un certain rayonnement de masse. Par la tragédie donc, Sénèque pourrait avoir voulu enseigner une manière de vivre, ou du moins un système de valeurs, tout comme il l'a fait dans ses autres textes121. Les liens que l'on peut faire entre les tragédies et les traités de Sénèque tendent à corroborer cette volonté122, tout comme la présence des nombreux exemples utilisés, notamment dans les choeurs (où l'on cite Orphée, Icare, Phaëton...), comme on l'a vu dans le chapitre qui leur est consacré. Souvent créés à partir de fgures mythologiques, on employaient souvent les exempla à Rome. Ceux issus des mythes et des oeuvres littéraires qui les montrent servaient véritablement à l'éducation. De même, la présence des phrases de morale que j'ai déjà évoquées plus haut tend aussi à montrer cette envie d'enseignement. Le fait est qu'elles ne sont pas toutes en accord les unes avec les autres : elles se contredisent parfois. Cependant, cela appuie encore plus la thèse : pour trouver des gens susceptibles d'adhérer à une certaine morale, il faut d'abord fertiliser les esprits en faisant réféchir à la complexité du monde et surtout de l'âme humaine. Ceci donne donc lieu à la grande richesse des textes des tragédies de Sénèque. On peut d'ailleurs aussi voir les différentes exagérations et pertes de vraisemblance que l'on peut reprocher au théâtre de Sénèque comme issues de tout cela, servant notamment à développer jusque 119 HADOT, Ilsetraut. « SÉNEQUE (~4-65) », Encyclopædia Universalis. 120 Op. cit. 121 STALEY, Gregory Allan, 2010. Seneca and the idea of tragedy. 122 On peut par exemple faire un lien entre les terribles excès colériques qu'il décrit dans certaines de ses tragédies et le De ira. 37 dans les extrêmes le caractère vertueux de l'âme d'Hercule, ce qui engendre les contradictions dans la description qui est faite de son corps : ravagé, réduit à l'état de lambeaux humains, Hercule, lorsqu'il fait acte de vertu, retrouve toute sa grandeur et sa beauté physique. Qu'offre donc la tragédie de plus qu'un traité ? J'ai évoqué l'intérêt que les jeunes pouvaient y porter (ou du moins le désintérêt qu'ils seraient moins susceptibles d'éprouver) et le côté universel, de masse, qu'a la tragédie. Mais aussi, par les émotions qu'elle fait éprouver au spectateur, elle transmet non seulement les idées, mais les fxe dans son esprit, l'associant à un souvenir précis, fort et, on l'espère, positif. Car la tragédie est un art, et c'est précisément ce qui fait sa force ! De plus, elle permet, en plus de la citation de différents exemples (ce que permet aussi le traité), la création ou la modélisation d'un ou de plusieurs personnages, que l'on va suivre tout au long de la pièce et qui formeront des exemples bien plus concrets pour les spectateurs. On l'a vu, la tragédie porte, en plus d'une relative véracité, une certaine légitimité dans ce qu'elle montre. Alors, quoi de mieux pour présenter des idées ? Mais qu'en est-il alors de la trace de la morale stoïcienne en elle-même ? Hercule sur l'Oeta est-elle une pièce philosophique ? C'est là qu'intervient la mort d'Hercule et son apothéose, qui est citée en titre. C'est dans ces deux événements exceptionnels qu'est contenu la plupart de l'exposition des idées philosophique de Sénèque dans la pièce. Commençons par la mort d'Hercule. J'ai montré plus haut comment Sénèque la présentait, faisant de ce suicide un acte terrible, si terrible qu'il en est presque un scelus nefas. Sénèque, de par l'appui qu'il met sur cet événement, insiste fortement : sa nature est particulière, et son message l'est aussi. En effet, le stoïcien croit à une force suprême, une divinité qui règle le monde et la destinée inéluctable de tout ce qui vit. Il croit donc au déterminisme du destin et entend que chacun supporte le sien, avançant dans la vie le coeur détaché des choses matérielles et humaines, qui ne sont que des prêts sur notre chemin. De là vient la fgure parfaite du Sage, qui suit le destin qui lui est imposé mais réussit à le dominer. Pas à le combattre en l'évitant, mais à le dominer en l'acceptant et en infuant dessus sans le modifer. Cela semble un peu paradoxal, mais il sufft d'observer l'Hercule de la pièce pour que tout s'éclaire : il réalise qu'il va mourir, détruit peu à peu par le poison, et décide de se faire construire un bûcher pour mourir. En cela, il ne change pas son destin : mourir à ce moment-là de sa vie. Mais il prend tout en main, faisant ainsi beaucoup plus que d'accepter ce qui lui arrive. Il est par là le maître du monde, de son monde. En cette fgure de sage Hercule est un personnage stoïcien, et même le personnage stoïcien par excellence 123. C'est pour cela qu'il a une si grande importance dans cette philosophie. Celui qui veut atteindre la sagesse de manière moins violente doit, selon les stoïciens, mener une vie simple, détachée des plaisirs du luxe, de l'oisiveté et du pouvoir qui ne sont que perversions et obstacles à l'élévation de l'âme (et qui, d'ailleurs, ne peuvent nous être acquises pour une longue durée avec certitude). C'est exactement cela que prône le choeur dans le deuxième chant (évidemment de manière à servir au texte de la tragédie), développant cette idée à partir de l'histoire de la vie de Déjanire. C'est une belle occasion pour Sénèque de montrer tout cela à partir du tragique personnage de la reine. Il livre donc dans ce chant un véritable enseignement de morale à partir de tout cela : Les amis des rois meurent rarement de mort naturelle124 Il est rare de connaître le succès jusqu'à sa mort125 123 WUILLEUMIER, P. « La philosophie dans le théâtre de Sénèque ». In JACQUOT, Jean et ANTOINE, Gérald (éd.), 1965. Le théâtre tragique. 124 V. 640, p. 656. 125 V. 643, p. 657. 38 L'homme simple vit le coeur en paix126 La femme simple Ne sait pas qu'elle est heureuse Jusqu'au jour où elle voit la chute des princesses127 La Fortune se désintéresse des marins prudents Elle s'abat sur les grands navires Qui traversent les mers Leurs perroquets battent dans le vent A la fèche du mat128 Ici c'est donc bel et bien les puissants qui sont visés, car c'est le sujet de la pièce elle-même qui détermine à qui va s'adresser la morale : cette tragédie, comme toute pièce de ce genre, parle des puissants. D'ailleurs, selon les stoïciens, le monde est perverti de partout et de nombreux vices ont une terrible infuence sur les gens qui y vivent, particulièrement dans les classe élevées qui sont plus sujettes à des corruptions diverses. Dans leur esprit, « l'homme simple » n'a pas toutes ces passions. On retrouve donc ici l'idée de l'humilité et de la sagesse que chacun se devrait d'avoir. Ainsi, on vit plus heureux et le destin s'abat moins lourdement sur nous. On peut aussi remarquer, dans les dernières lignes citées, une métaphore pour signifer de rester humble dans la vie. Cette fgure de style permet une évocation claire et rapide, la création d'une image dans la tête du spectateur, et ce de manière belle qui sert à l'aspect poétique du texte. Elle permet donc de faire passer un message d'enseignement par une sorte d'exemple imagé. Sénèque dit croire en l'immortalité des âmes vertueuses, même si rien ne prouve l'immortalité de l'âme en elle-même. Or, dans Hercule sur l'Oeta cette idée est fortement développée : Hercule se sépare en deux, voire trois parties à sa mort : son corps, qui est transformé par crémation en cendres qui sont placées dans une urnes remise à Alcmène 129 et son âme qui monte au ciel pour se placer parmi les astres 130. A cela s'ajoute son « refet » ou son « ombre », qui aurait effectué le trajet que son âme aurait dû faire jusqu'aux enfers. Le refet serait un sorte de double de l'âme et du corps, sans substance et volatile. Sa présence n'est pas très explicite dans le texte, puisqu'elle est seulement évoquée par le choeur aux vers 1554 (« tu seras une ombre (umbra) aux bras décharnés ») et 1557 à 1559 (« Pourtant tu ne seras pas une ombre parmi les ombres (umbras)/Avec Eaque et les deux juges de Crète/Tu pèseras les actions des hommes/Et tu condamneras les tyrans »). Par le suite Hercule dira : Je ne suis pas sur les bords du Cocyte Les marais gémissants des Enfers ne se sont pas refermés sur moi Je ne suis pas monté sur la barque noire Je ne suis pas une ombre Seule la part mortelle de moi-même A été réduite en cendres Ma moitié paternelle a été rendue au ciel Ma moitié maternelle a été jetée au feu131 Ce passage est une sorte de résumé de ce qui s'est passé. Cela semble exclure l'idée des ombres, même s'il serait théoriquement possible qu'il ne mentionne pas une partie de luimême qui voyage vers les enfers, peut-être infamante pour le fls du grand Zeus. Ici, le texte n'est pas explicite et il est diffcile de trancher. Car après tout, c'est seulement l'âme d'Hercule qui affrme qu'elle n'est pas une ombre. Si le corps s'est séparé en trois, c'est 126 V. 652, p. 657. 127 V. 673-674, p. 658. 128 V. 697-699, p. 660. 129 V. 1762-1763, p. 738. 130 V. 1940 et 1977 131 V. 1963-1968, p. 751. 39 toujours vrai... Par tout cela, on voit bien que ces faits intéressants confrmeraient ou du moins ont un très grand lien avec l'idée d'immortalité de l'âme selon Sénèque 132. Pour le stoïcien cependant, et Sénèque ne se prive par de nous l'expliquer, tout, absolument tout ce que nous connaissons a ou aura une fn. Les moments heureux et malheureux de la vie, la vie (car même si l'âme survit, ce ne sera plus la vie) elle-même, jusqu'à l'univers ! C'est ce que pense le stoïcien et qu'explique Sénèque au chant trois du choeur133, comme nous l'avons vu plus haut. Par ces exemples, on a pu voir que de nombreux aspects du stoïcisme ont été développés dans la pièce par l'auteur latin qui l'a écrite. Jusqu'ici, j'ai pris le parti, et je le fais encore, de croire que Sénèque est vraiment l'auteur de cette pièce. On pourrait, je pense, facilement venir me critiquer, jugeant cette idée dépassée. Cependant, elle ne pourrait être l'oeuvre que d'un imitateur qui aurait étudié avec la plus grande attention les textes des Sénèque, si elle est retirée de la liste des écrits de celui-ci. Et, dans mon cas, le travail de recherche sur le stoïcisme reste le même. Qu'elle soit l'oeuvre d'un imitateur postérieur ou du grand auteur latin lui-même, son rattachement au stoïcisme de Sénèque semble évident. D'où le maintient de la légitimité de ce travail. 2. Le pouvoir de l'amour J'ai parlé au chapitre IV (1.1) de Nessus comme étant le « vrai » coupable de l'histoire. Mais est-ce bien le cas ? Sans l'amour, sans Amour, cette histoire n'aurait pas pu avoir lieu ; c'est lui qui noue les événements entre eux et seule la mort peut les dénouer. C'est ce dont nous allons nous rendre compte dans ce chapitre. Il faut bien noter que le thème de l'amour est lié à Déjanire et à son drame. Si Hercule est bien sûr l'objet de l'amour qu'elle lui porte, lui n'est que peu concerné par tout cela : il aime, mais pour lui, cela n'est pas un drame, ni au sens propre (par rapport à la tragédie) ni au sens fguré (pour lui dans l'histoire). Un point important qui confrme l'infuence de cette force mystérieuse et puissante qu'est le sentiment amoureux est le fait que dans cette histoire, tout s'enchaîne grâce à l'amour, principalement grâce au désir issu de la beauté (de Iole, de Déjanire) : le malheur que raconte cette tragédie est annoncé dès le mariage même d'Hercule et de Déjanire, car l'épisode avec Nessus, qui découle lui-même de l'attirance de celui-ci pour la jeune femme, procurera à celle-ci le soi-disant philtre d'amour. Et c'est par le désir qu'Hercule éprouve pour Iole que le drame se déclenchera. De manière générale, dans la pièce de Sophocle, on voit une certaine vision de l'amour tel qu'il devait être pour les Grecs : insurmontable, surpuissant, mais aussi changeant et dévastateur. Il vainc les dieux de même que le plus grand et le plus fort des héros grecs : « Car si la force d'Héraclès va triomphant partout ailleurs, c'est l'amour de cette flle ici qui triomphe de lui134 ». Le plus étonnant dans ce drame amoureux (il est diffcile de ne pas l'appeler ainsi au vu du nombre d'occurrences qui concerne l'amour) est selon moi que Déjanire ne semble pas amoureuse d'Héraclès au début de l'action des Trachiniennes. Sont évoqués, comme on l'a vu dans le chapitre sur le prologue, une grande majorité de sentiments tournant autour de la peur, comme l'anxiété et l'angoisse, ce qui donne une teinte négative à ce début. Même si Déjanire éprouve de la joie lorsqu'elle se sait délivrée des bras non-désirés d'Archéloos, jamais n'est dépeint le fait qu'elle aime Héraclès. Cela n'annonce donc absolument pas l'amour fou de la reine pour son mari et son si grand 132 CHAUMARTIN, François Régis, 1998. « Les pièces Hercule furieux e t Hercule sur l'Oeta sont-elles des tragédies stoïciennes ? ». In GARELLI-FRANÇOIS, Marie-Hélène (éd.), 1998. Rome et le tragique : colloque international : 26, 27, 28 mars 1998, CRATA : actes, p. 287. 133 WUILLEUMIER, Pierre. « La philosophie dans le théâtre de Sénèque ». In JACQUOT, Jean et ANTOINE, Gérald (éd.), 1965. Le théâtre tragique, pp. 63-64. 134 V. 488-489, p. 32. 40 souci de préserver sa place et celle de ses enfants auprès de lui, comme si son amour à elle n'était issu que de cet élément. Alors, est-ce une simple omission parce que cet amour est évident pour tous ou simplement parce qu'il n'était pas le point que Sophocle voulait montrer dans ce passage ? Etait-ce de l'ironie tragique provoquée par l'auteur en comparaison avec la suite ? Si on voulait aller plus loin, on pourrait dire aussi que c'est une vision de l'amour féminin, qui ne serait basé que sur sa position auprès de son époux, ou une vision si marquante du mariage qu'il ne serait source que d'angoisse pour les jeunes flles. Il semble diffcile de trancher sans étudier d'autres textes de Sophocle, voire d'autres textes grecs de la même époque. Ce que nous pouvons par contre conclure de cela, si on ne se base que sur ce texte-ci, est que l'amour d'Héraclès, que ce soit pour sa femme la reine Déjanire ou pour la princesse Iole est un amour ardent, brûlant, soudain, qui est le moteur de grands actes guerriers135. L'amour de Déjanire semble lui se développer à partir de son mariage, comme si l'épouse était liée à partir de celui-ci par des liens amoureux, inexistants ou infmes auparavant. C'est dans les parties chorales des Trachiniennes que l'on voit à quel point le thème de l'amour est important. Ainsi dans le chant un, le choeur dit de Déjanire « qu'en son coeur amoureux [elle] n'arrive pas à endormir la passion inscrite en ses yeux 136 », ce qui est plutôt en contradiction avec ce que l'on a vu du récit de ses fançailles. Dans le chant deux, le choeur thématise la venue de l’époux : « Oui, elle éclatera en clameurs de triomphe la maison qui attend l'époux137 ». Notons ici l'ironie tragique terrible : la maison verra l'époux revenir sur une civière, un poison lui rongeant les chairs. Par la suite, c'est le choeur qui va dire véritablement ce dont Déjanire dit avoir conscience à Lichas et qui exprime le pouvoir si terrible que les Grecs semblent attribuer à l'amour : « Terrible est la puissance qui toujours à Cypris assure la victoire 138 », «[...] la déesse d'amour, Cypris, tient en ses mains la baguette d'arbitre 139 ». En cela, le choeur a raison, mais il se trompera (avec Déjanire) dans l'appréciation du philtre de Nessos. Au choeur trois, il dira : « baume tout-puissant de la séduction140 » pour l'évoquer. Il ne sait pas à quel point il se trompe : non seulement rien, absolument rien n'est plus fort que l'amour et en plus le baume du centaure est une traîtrise. Après cela, le choeur redevient le témoin lucide et aux paroles fables qu'il se doit d'être : à l'annonce de l'empoisonnement d'Héraclès, il se lamente et dit avec raison en parlant du désastre qui se déroule sous ses yeux que « Cypris […] n'a pas besoin d'ouvrir la bouche pour se révéler clairement comme l'auteur de tout cela141 ». C'est là que le thème de l'amour trouve un de ses points culminants. Dans cette pièce, et dans une dimension moindre dans celle de Sénèque, l'amour se pose comme pouvoir de destruction, opposé au pouvoir de création qu'il est de manière générale et comme force agissante, qui pousse à agir, comme moteur pour les actions des personnages. On le voit très bien rien que dans cette phrase : « La seule magie de l'amour lui aurait fait prendre les armes142 », où sont présents ces deux points. Ici, le Messager 135 Pour « obtenir » Déjanire il a combattu Achéloos. Tous deux se sont affrontés « par désir ardent d'une épouse » (v. 514). Pour avoir Iole il a assiégé sa ville puisque son père refusait de la lui donner pour en faire sa femme. 136 V. 103-106, pp. 17-18. 137 V. 205-207, p. 21. 138 V. 497, p. 32. 139 V. 515-516, p. 33. 140 V. 661-662, p. 38. 141 V. 860-861, p. 45. 142 V. 354-355, p. 27. Notons que la présence du conditionnel, qui semble réduire la portée de mon exemple, n'est dû qu'au fait que le Messager, prudent, reste mesuré par rapport à ce qu'il affrme. N'oublions pas qu'il annonce à sa reine que son mari est parti prendre des armes pour l'amour d'une autre, lui disant ce 41 raconte ce qu'il sait sur la prochaine venue d'Héraclès à la reine. Il pose la notion d'amour, explique que celui-ci guide le fls de Zeus et le mène à une action de destruction. De même il précise un peu plus loin : « C'est par amour pour cette flle qu'Héraclès s'en serait allé conquérir son pays, et ce n'est pas la Lydienne 143 qui en aurait causé la ruine, mais bien cette passion144 ». Ces paroles seront confrmées par Lichas, qui dira : « C'est un désir terrible de cette jeune flle qui a pénétré Héraclès ; c'est bien pour elle que ses armes ont dévasté, ruiné la cité de son père, Oechalie ». Comme on le voit, ce point est fortement appuyé par ces explications toutes semblables. Pour Déjanire, cependant, l'amour est bel et bien une « force agissante », mais cela mérite d'être affné. Car en réalité ce qui la poussera involontairement au crime se manifeste en premier lieu dans l'édifcation d'une rivalité dans son ménage lui-même, et pas dans son amour. Si elle avait pitié de Iole la vierge, elle ne supporte pas l'idée qu'elles soient « désormais deux sous la même couverture à attendre qu'un homme nous prenne dans ses bras145 ». C'est cela qui pose véritablement problème, car elle dit bien : « Héraclès, pour lui seul, a eu bien d'autres femmes ». Aucune d'entre elle ne l'a fait employer le baume de Nessos. Ici, Iole est une véritable menace pour son foyer. En ce sens, c'est donc quelque chose d'un peu différent de l'amour qui guide les actions de Déjanire au moment où elle se décide à agir, ce qui rejoint et explique un peu ce dont il était question au sujet de l'amour de Déjanire trois paragraphes plus haut. Déjanire est par ailleurs consciente qu'il ne sert à rien de s'opposer à l'amour, mais elle voudra quand même, dit-elle, « triompher de cette flle146 » grâce au baume. Elle fait tout de même preuve d'une grande lucidité, comme en témoigne ses paroles à partir du vers 436. Même si elle prononce ces mots dans le but de faire parler Lichas, tout ce qu'elle dit est très sage, ce qui accentue le tragique de cette scène et son ironie sous-jacente. Ainsi elle dit : « Qui veut tenir tête à l'Amour (ἐρως), qui prétend, comme un lutteur, en venir aux main avec lui témoigne de bien peu de sens. L'Amour commande aux dieux suivant son caprice, aussi bien qu'à moi […]147 » Et elle a ô combien raison, car tout fnit en désastre : l'amour crée des situations inextricables qui n'ont que la mort pour seule réponse. Ainsi, ce sentiment et cette force fait l'essence de ce drame : il le crée, le développe et l'achève. On peut donc résumer les nombreux ravages de l'amour sous forme d'une simple liste. Dans cette histoire, l'amour (ainsi que, ne l'oublions pas, le désir, car ils sont représentés chez les Grecs par une seule divinité au grand pouvoir, Eros. Celui-ci est l'Amour et le Désir, même si ce dernier est parfois symbolisé par une divinité indépendante nommée Himéros, mais on le sépare rarement de son compagnon Eros) affrme son pouvoir de destruction en étant à l'origine : ‣ ‣ ‣ ‣ d'un combat (Hercule et Archéloüs) de la destruction d'une ville (Oechalie) de la captivité de plusieurs jeunes flle (Iole et les autres Oechaliennes) de morts (Nessus, les victimes du saccage d'Oechalie, Déjanire avec son suicide, Hercule lui-même) Le thème de l'amour en lui-même trouve sa fn avec la mort de Déjanire. On peut dire qu'à ce moment il a terminé ses ravages et achevé le processus qui va mener Héraclès à la mort. que tout le monde sait sauf elle. 143 Il s'agit d'Omphale, une reine de Lydie, qui retenait Héraclès en esclavage sur l'ordre de Zeus suite à l’assassinat qu'il avait perpétré contre Iphitos, le fls d'Eurytos. C'est donc pour cela que ce dernier aurait refusé la main de sa flle à Héraclès. 144 V. 431-433, p. 30. Même remarque qu'à la note 127 sur le conditionnel. 145 V. 539-540, p. 33. 146 V. 584-585, p. 35. 147 V. 441-444, p. 30. 42 Il ne subsiste alors plus de lui que quelques faits qui découlent du drame amoureux ainsi que le désespoir des personnages et des spectateurs. Le mariage forcé d'Hyllos et d'Iole est par exemple encore en lien avec l'amour : il thématise celui qu'Héraclès porte toujours à la jeune flle. Par la promesse de l'épouser qu'il arrache à son fls, il garantit une vie meilleure à celle-ci : elle ne sera plus une captive et pourra donner un nom à l'enfant qu'elle porte du grand héros. Dans Hercule sur l'Oeta, Déjanire commence par donner les raisons qui font qu'Hercule aime Iole. Elle énonce sa beauté qui n'est en rien endommagée par le fait qu'elle est sans bijoux et sans beaux vêtements ainsi que « l'attrait du malheur » qu'elle exerce très probablement sur Hercule. Elle est orpheline et malheureuse, ce qui rend la compassion qu'on peut éprouver à son égard très forte. Déjanire dira : « C'est une habitude chez Hercule, il tombe amoureux de ses captives148 ». La Nourrice tentera de lui expliquer qu'il passait de femme en femme mais qu'il revenait toujours auprès de son épouse, mais la reine exprime tout le caractère irrévocable de la décision d'Hercule de faire venir Iole chez lui pour en faire sa seconde femme : « Les amants volages fnissent un jour par s'arrêter149 ». Elle s'est donc fait préférer une jeune flle, ce dont elle est parfaitement consciente. Par la suite, c'est surtout le désir en tant que force agissante qui est thématisé. Déjanire affrme au sujet d'Hercule : Il court après son désir Il va de flle en flle Pour les posséder toutes Celles qu'on lui refuse Il les enlève Dans sa folie il s'affronte à des peuples entiers Il ruine des cités pour s'emparer d'une femme Ce qu'on appelle son grand courage N'est qu'une irrépressible folie érotique […] Le désir est la seule raison de ses combats150 Ainsi, elle explicite véritablement l'amour qui pousse le grand héros à agir. On peut trouver du vrai en cela, mais elle n'a pas entièrement raison. On a vu en effet dans le prologue qu'Hercule désirait plus que tout au monde posséder une place parmi les dieux. On peut donc trouver dans cette pièce deux visions des actions du grand héros, qui portent peut-être chacune une part de vérité en elle. Un point est par ailleurs explicité dans la pièce romaine qui ne l'était pas chez Sophocle : Déjanire dit qu'elle aime son mari. « Nourrice je l'aime/Cet amour ne me quitte pas 151 ». Cela explique sans doute les sentiments ravageurs de Déjanire. Sénèque lui prête une colère plus ardente et une fureur évidente, mais aussi un amour bien plus explicite que Sophocle. Quand apparaît l'idée du philtre, le thème de l'amour connaît son apogée dans la pièce. Tout d'abord, Déjanire semble douter des effets de la magie sur son mari : Hercule sera peut-être le seule vainqueur de l'Amour Il s'en fera un trophée L'Amour sera le dernier et le plus grand des Travaux d'Hercule152 Mais après que le plan a été exécuté, sur les conseils de sa nourrice, elle adresse une prière à l'Amour et lui demande de prendre une de ses plus grosses fèches « car c'est Hercule qu'il faut rendre amoureux153 ». Par cela on voit que la force d'Hercule est vue comme si 148 V. 362, p. 635. 149 V. 378, p. 636. 150 V. 419- 427, pp. 639-640. 151 V. 450, p. 643. 152 V. 473-474, p. 645. 153 V. 547-548, p. 650. 43 terrible qu'elle serait capable de s'opposer à l'amour lui-même. Elle conclut son discours par des mots qui mettent en évidence l'orgueil que le dieu pourrait retirer s'il vainc Hercule lui-même : L'Amour est un dieu plus fort qu'une marâtre en colère Toi seul aura triomphé d'Hercule Toi seul tu l'auras vaincu154 Dans Hercule sur l'Oeta on peut donc voir que l'amour est une force agissante qui s'oppose à la force agissante qu'Hercule porterait en lui-même, comme si la part divine du héros lui assurait cette puissance-là. En tous les cas, on ne peut agir avec lui comme on le ferait avec un simple mortel. N'oublions pas qu'il est le fls du roi des dieux. L'amour de Déjanire est quant à lui plus explicite, mais les motivations sont les mêmes que dans Les Trachiniennes : elle ne veut pas qu'une autre prenne sa place. On peut aussi ajouter qu'elle se sent atteinte dans son honneur, car comme elle le dit : « Il est facile de quitter la couche d'un roi/Quitter celle d'Hercule c'est déchoir155 ». Ainsi on voit que l'amour est, dans les deux pièces, un thème qui n'est pas à négliger. Comme je l'ai dit cependant, il n'est pas le sujet d'Hercule sur l'Oeta du tout, il permet surtout de voir les raisonnements et les sentiments de Déjanire. Dans la pièce de Sophocle, il est plus présent et plus complexe et semble parfois diffcile à cerner. En tous les cas, il n'y a pas de doute : l'amour était un ressort littéraire important à cette époque-là déjà et, comme on vient de le voir, les dieux qui le représentent jouaient un grand rôle dans les textes eux-mêmes. Dans cette tragédie, c'est une force puissante qui plane au-dessus du monde, sans jamais être vraiment expliquée. Les dieux qui l'incarnent semblent surplomber le monde mais rien n'est vraiment clair pour les personnages. Ils paraissent à la fois seuls à décider de leurs actions et manipulés par des puissances qui leurs sont supérieures. Chapitre VI : Conclusion Ce travail avait pour sujet deux tragédies d'époque et de lieux de création bien distincts, il nous a plongés dans deux univers théâtraux distincts. C'est ainsi que les différences majeures entre le théâtre latin et le théâtre grec ont été esquissées à travers les remarques qui ont été faites sur le texte. On a ainsi pu voir que le théâtre était un genre très infuencé par le contexte culturel et social : des schémas se répètent, par exemple avec les personnages de Déjanire dans Les Trachiniennes, qui est un dérivé tragique de la « bonne épouse » à la grecque et de la Nourrice d'Hercule sur l'Oeta, qui a bénéfcié d'un traitement infuencé par les coutumes familiales dans la bonne société romaine. Ce personnage doit aussi son traitement favorable à, on l'a vu, la philosophie à laquelle adhère son auteur, qui a aussi son importance. De même, les liens éventuels que l'on peut faire avec différentes autres oeuvres (qui n'ont pas été le sujet de ce travail) contribuent à rendre le texte d'une tragédie riche. Ainsi, la mythologie et le genre épique peuvent être illustrés : il ne faut pas oublier que c'est de là que viennent les personnages que la tragédie emprunte et remet en contexte avec ses propres enjeux. De manière générale, on peut dire que la tragédie à Athènes et à Rome est bien différente, on l'a suffsamment mis en évidence plus haut. Chaque théâtre s'est développé avec ses propres buts et aboutissements, mais aussi règles et barrières, et celles de la tragédie latine sont bien différentes de celles, moins étrangères aux lecteurs, de la tragédie grecque. Pour pouvoir juger de quoi que ce soit dans un tel texte, elles doivent être connues. Je pense que c'est le principal enseignement que m'a livré toute la recherche que j'ai effectuée pour ce travail. De ce fait, je pense qu'on ne peut pas conclure à une différence de « valeur » entre 154 V. 561-562, p. 651. 155 V. 405- 406, p. 638. 44 tragédie romaine et tragédie grecque. Après l'analyse, d'ailleurs, on ne peut pas constater non plus que les textes latins soient de moindre valeur. Au niveau des thèmes présents dans Hercule sur l'Oeta, beaucoup étaient tout à fait intéressants et très développés. Un fait subsiste, bien sûr, et ne doit pas être oublié : parfois, dans l’appréciation de ce qui reste avant tout une oeuvre d'art, il faut simplement se laisser porter par ses sentiments. Il faut d'abord connaître les règles pour pouvoir jouer, mais pas forcément pour pouvoir apprécier le jeu de l'extérieur. Ainsi, la tragédie a atteint, selon moi, le but principal qu'elle s'était fxée dans l'Antiquité : pouvoir émouvoir le plus possible de gens. Car la tragédie (et le théâtre en général) a beau dans les faits être destinée à une élite, elle reste un langage universel et puissant. Elle est un moyen d'expression complet, mais qui nécessite avant tout les yeux et les oreilles de spectateurs et de lecteurs. Sans eux, elle n'a pas de sens. Mon expérience personnelle corrobore cela et rentre tout à fait dans cette thématique. J'ai lu les pièces avant même de me renseigner un peu sur les auteurs ou les genres littéraires, sans penser à l'analyse. Certes, je connaissais un peu la tragédie grecque, mais en tant que sujet d'étude, où l'on découpe en morceaux, observe avec une loupe, scanne, mesure, passe aux rayons X... Je n'en avais donc aucune vue globale. Mais la tragédie n'en a cure. Elle se lit très bien, comme n'importe quel bon roman, à ceci près qu'elle est un concentré pur d'émotions pointues qui marquent le lecteur. En tous les cas, elle se sufft à elle-même. Bien sûr, les sujets antiques nécessitent certaines connaissances, de la mythologie 156 notamment, mais certainement pas obligatoirement des tenants et aboutissants du genre dans son entier. Pour clore le travail de comparaison des deux pièces, il est intéressant de noter qu'à la première lecture, j'ai étrangement préféré Hercule sur l'Oeta a u x Trachiniennes qui, en comparaison avec le souffe chaud et puissant de la violence et de la surcharge du tragique qu'exhale la pièce latine, m'avait laissé une impression de perfection de style insaisissable et trop éloignée. Bien sûr, le texte d'Hercule sur l'Oeta est un peu long et on y trouve un certain nombre de redites, mais l'effet général m'a impressionnée. Par la suite, j'ai été déboussolée face aux nombreuses critiques de détracteurs du théâtre latin que j'ai découvertes, d'autant que, durant l'analyse, ma perception des textes a été confrmée, avec un grand plus pour le texte grec certes, mais cela ne sufft pas à faire des tragédies latines de simple imitations. Sophocle est en effet plus brillant que Sénèque dans son habileté au détail et à la « mise en scène » des personnages, le texte est tout simplement plus beau, plus subtil et plus concis, sans surcharge. Et pourtant j'ai encore cette image presque épique dans sa puissance et sa force d'Hercule sur l'Oeta. Je pense que cela est principalement dû à la façon de Sénèque de dépeindre les caractères dans leur plus entière complexité possible. En fait, son style conviendrait peut-être mieux à un roman, dans lequel il aurait pu s'étendre sur le portrait psychologique de chacun des personnages. En ce sens, c'est peut-être l'attrait d'une certaine modernité qui m'a plu chez lui, puisque la forme du roman n'existait pas à l'époque et est le genre le plus lu à l'heure actuelle. 156 En ce sens, on a vu qu'il était possible de trouver des moyens d'alléger les traductions pour les rendre plus claires pour le lecteur moderne et plus accessibles à chacun. Des traductions de ce genre, en plus grand nombre, ainsi que l'existence de petites éditions de poches des tragédies antiques contribuent à tenter de rendre la lecture de ce genre de textes moins marginales dans le lectorat francophone. 45 Bibliographie 1. Sources SENEQUE, 1967. Tragédies. Vol. 2. Texte établi et traduit par Léon Herrmann. Paris : Les Belles Lettres. SENEQUE, 1996. Théâtre complet. Traduction de Florence Dupont. Paris : Imprimerie nationale. SOPHOCLE, 1967. Sophocle. 2e tirage revu et augmenté. Texte établi par Alphonse Dain et traduit par Paul Mazon. Paris : Les Belles Lettres. 2. Ouvrages consultés ARISTOTE, 1980. La Poétique. Texte, traduction, notes par Roselyne Dupont-Roc et Jean Lallot. Paris : Seuil. Poétique. AUVRAY-ASSAYAS, Clara, 1989. Folie et douleur dans Hercule Furieux et Hercule sur l’Oeta : recherches sur l’expression esthétique de l’ascèse stoïcienne chez Sénèque. Frankfurt am Main ; Bern [etc.] : P. Lang. Studien zur klassischen Philologie, Bd. 36. 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Sources des images L'image de la page de titre et les illustrations 1, 3 et 4 sont disponibles à l'adresse cidessous [page consultée les 17 et 18 octobre 2014], avec des termes de recherche tirés des descriptions qui suivent. http://www.britishmuseum.org/research/collection_online/search.aspx ◊ Image de la page de titre : Pottery of Heracles killing Nessos, red-fgured hydria (water-jar), attic period, 480BC-470BC (circa). ◊ Illustration 1 : Marble statue, head from a statue of the dramatist Sophocles, mounted on a modern herm, roman period. ◊ Illustration 3 : Pottery of Eros with taenia in both hands, fying to right; he is a fullgrown youth with wavy hair falling to the shoulders, red-fgured pelike, attic period, 440BC-430BC. ◊ Illustration 4 : Marble fgure of Cupid sleeping on the lion-skin of Hercules, with Hercules' club beside him, roman period, 2ndC (probably). L'illustration 2 est disponible à l'adresse [page consultée le 17 octobre 2014] : https://fr.wikipedia.org/wiki/S%C3%A9n%C3%A8que 47