première pour se mettre au service des techniques et des systèmes idéologiques « à
travers la statistique et l’abstraction économique » (p. 241). Intellectuelle engagée pour la
cause des femmes et des plus faibles, l’anthropologue africaniste rappelle qu’« une des
raisons pour lesquelles l’action en faveur des droits égaux des hommes et des femmes doit
être maintenue est que l’exclusion brutale des femmes est la matrice de toutes les
autres » (p. 255). Dans le cadre d’un bilan de son action à la présidence du Conseil national
de lutte contre le sida, elle souligne là encore le poids de cette différenciation sur les
pratiques, telles que « la croyance africaine au retour du mal à l’envoyeur et à la guérison
possible par la copulation avec des fillettes vierges et impubères », explicable, entre
autres, par la perception des femmes comme formant « un collectif interchangeable,
permutable » (p. 285) et responsable à l’égard de la vie et de la mort, par opposition aux
hommes, qui seuls sont pensés comme des individus. Si « nous ne pouvons pas faire que
nous ne soyons plus sexués […] nous pouvons envisager la sexuation de manière
différente » (id.). Dans l’entretien avec Philippe Lazar qui clôt le chapitre, Françoise
Héritier aborde les « diasporiques » ; à rebours de toute crispation identitaire, les cultures
se construisent de « syncrétismes qui sont la résultante de leurs confrontations avec
d’autres cultures » (p. 304).
6 C’est dire l’intérêt du regard des sciences humaines et sociales pour éclairer notre société,
des sciences cependant en péril, comme le stipule l’auteure dans les entretiens
constituant le chapitre V. Cette situation, due à une vision utilitariste de la science, est
aggravée par la perception de ces sciences comme dangereuses car mettant « en évidence
des éléments que le pouvoir n’a pas nécessairement intérêt à voir porter sur la place
publique » (p. 320). Pourtant, « comprendre la réalité humaine n’est pas une activité
moins importante ou moins utile que percer les secrets de l’Univers » (p. 321). Rappelant
qu’un certain nombre des traits d’immobilisme imputés à la recherche tiennent, non pas
à son contenu, mais à des règles bureaucratiques exogènes, Françoise Héritier revendique
une distinction, dans la dotation de l’État, « entre le peu qui est vraiment accordé à la
recherche fondamentale et la part énorme qui est affectée à la recherche militaire et à la
recherche dans les grands organismes du type CEA, etc. » (p. 323). Elle souligne par
ailleurs le caractère asséchant d’un objectif de productivité à court terme, alors qu’« une
découverte apparemment anodine peut, au fil du temps, prendre de l’importance, jusqu’à
devenir absolument centrale dans le devenir industriel d’une société » (p. 324). L’actuel
souci de pilotage de la recherche par les pouvoirs publics, sa contractualisation et sa
privatisation, contre-performants, contribuent à l’étiolement et à la disparition de pans
entiers de la recherche ; « on perd ainsi tout l’investissement qui avait été consacré par
l’État à des formations longues, on gaspille l’énergie que des gens avaient consacrée à se
former, dans des conditions parfois difficiles » (p. 329). La démarche « repose sur l’idée
fausse qui consiste à croire que parce qu’on met l’accent sur un domaine de recherche, on
va faire des découvertes et résoudre les problèmes spécifiques à ce domaine. Toute
l’expérience antérieure montre que c’est faux » (id.), la lutte contre le cancer aux États-
Unis constituant un exemple parmi de nombreux autres. Le chapitre se conclut sur les
risques de l’ignorance, gouvernée par la peur, dans une société où on fait appel aux
scientifiques en tant qu’experts et où « la science est convoquée de plus en plus à la
“vulgarisation” du savoir et même au divertissement » (p. 335) ; « nous sommes loin de
“sociétés du savoir”, si l’on entend par ce mot l’intellection de connaissances dans des
domaines particuliers, non pour fournir au coup par coup des réponses à des questions
urgentes mais pour parvenir à la compréhension d’une totalité dans une discipline
savante ou un domaine de réflexion interdisciplinaire » (p. 331).
Comptes rendus
L’Homme, 198-199 | 2011
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