les savoirs populaires. Toutes ces investigations se rejoignent sur un point : une érudition
confondante, répondant au souci de redessiner largement le spectre des innovations
théoriques surgies à cette époque, sans exclusives et, ce faisant, de rendre justice à des
questionnements laissés au bord de la route, dont la plupart ont été largement occultés
par quelques auteurs phare de l’histoire des idées. Cette exigence est doublée d’une
ouverture aux courants de pensée non germaniques, essentiellement français. Mais qui se
soucie aujourd’hui des travaux des Dubos, Espiard ou Castilhon, comme de ceux des Ith,
Flögel ou Steeb ? Lucas Marco Gisi est un de ceux-là.
10 Sa thèse, Einbildungskraft und Mythologie, entend rendre compte de la naissance de
l’anthropologie historique au XVIIIe siècle, moins sous les traits d’une discipline de l’esprit
poussée par une visée téléologique, que comme un « projet » faisant travailler tous
azimuts une Denkfigur : l’analogie entre ontogenèse et phylogenèse. Cette mise en regard
de l’évolution de l’individu par rapport à celle de l’humanité se déclinera dans le détail
d’une suite discrète de disciplines : du côté de l’ontogenèse, la pédagogie, la psychologie
et l’anthropologie ; de celui de la phylogenèse, l’histoire des civilisations et des religions,
puis l’ethnologie et l’historiographie. Cette démarche permet ainsi de redéployer sur un
plan horizontal l’axe des différents stades de l’évolution, le fétichisme des peuples
primitifs faisant écho à l’enfance de l’individu, le monothéisme à la raison chez l’adulte, la
mythologie des peuples barbares à celle de l’âge classique. Au centre de ce schéma, se
détache la Mythologie, dans ses rapports à l’Einbildungskraft, l’imagination, en « position
charnière », comme point d’incandescence de cette pensée. En un mot, l’historicisme de l’
Aufklärung tiendrait fondamentalement à la mise en place de ce dispositif. Ce que tend à
démontrer Gisi, est bien cet alliage de l’anthropologie et de l’histoire culturelle, nié par
les héritiers du kantisme sur la base de l’opposition nature/culture.
11 Après avoir identifié l’objet de sa recherche (chapitre I), Lucas Gisi réinstalle la question
du progrès au cœur de la dispute entre les Anciens et les Modernes, de part et d’autre du
Rhin. Une querelle dont il affirme la prééminence par rapport aux modèles
d’interprétation du développement culturel et de l’histoire des civilisations. Quand, d’un
côté, brille un Fontenelle, attaché au parallèle entre les âges de l’homme et ceux du
monde, de l’autre, des penseurs zurichois (Bodmer et Breitinger) entrent en conflit ouvert
avec Gottsched sur l’éducation du goût, et l’invention d’une nouvelle théorie esthétique.
Pour Gottsched, s’impose l’idée d’une uniformité de la nature de l’homme, contre la
théorie des climats, conduisant à l’émergence progressive de l’entendement et de la
culture (chapitre II). Reprenant alors les cadres de l’espace et du temps, l’auteur met en
phase les populations primitives et antiques et nos cultures préhistoriques, la théorie des
climats étant de nouveau sollicitée pour justifier les différences culturelles. Au XVIIIe
siècle, ce parallèle trouvera sa légitimation respectivement dans les œuvres de Lafitau et
celles de Fontenelle (chapitre III). La genèse des croyances et de la mythologie fait l’objet
du chapitre IV. Au cours des siècles, leur évolution aurait mis en évidence non seulement
la construction d’un savoir de clercs, mais de surcroît la dimension psychologique de l’
Einbildungskraft, « de l’imagination comme source des représentations religieuses »,
autrement dit de « l’historicisation de la mythologie comme expression de la pensée d’un
stade de l’histoire culturelle » (p. 151). Ce modèle évolutionniste vient au passage
exhausser le rôle de la mythologie comme expression du mode de pensée de l’enfance.
Mais le XVIIIe siècle est aussi l’époque durant laquelle les sociétés exotiques commencent à
fournir à l’Europe des élites, des sources nouvelles de réflexion, grâce aux récits de
voyage. Notamment les expéditions au Kamtchatka – dont les observations sur la
Comptes rendus
L’Homme, 200 | 2011
4