Comptabilité INCOHÉRENCES DE LA JUSTE VALEUR DANS LE MODÈLE COMPTABLE (1) fiant les objectifs assignés au système comptable ? Dominique BONSERGENT (2) Conseiller auprès du directeur financier de Total L es développements en cours au niveau international ont-ils encore quelque chose à voir avec la comptabilité ? C’est une question saugrenue pour un néophyte, mais qui se pose pourtant à un nombre croissant de “préparateurs” comptables. Les novations conceptuelles récentes des IFRS ont en effet de quoi alimenter toutes les interrogations possibles sur l’avenir du métier de ceux qui sont directement en charge de produire et de justifier les comptes. On leur fait valoir, entre autres, l’émergence d’un nouveau concept de juste valeur, l’obsolescence supposée du coût historique, les inconvénients d’un modèle qui serait devenu mixte, un concept de résultat global devant se substituer à celui du résultat net, une préférence pour la détermination du cash-flow en méthode directe au lieu de la méthode actuelle indirecte et, pour finir, la nécessité de substituer à un modèle fondé sur des règles un nouveau modèle reposant sur des principes. La principale source de référence dont ils disposent pour se faire une opinion est un document conjoint de l’IASB et du FASB de 2005 (Revisiting the Concepts) affirmant la supériorité conceptuelle de l’approche comptable par le bilan sur celle par le résultat, et inspiré d’une étude académique du Pr. J. Hicks de 1946. Assistons-nous à une évolution normale d’adaptation au contexte économique ou bien à un bouleversement plus radical modi- Résumé de l’article La juste valeur est-elle si juste que cela ? Pour un comptable praticien, l’accolade du mot “valeur” au mot “juste” sonne un peu faux car la justesse est, dans son métier, signifiante d’objectivité maximale. Il s’interroge donc naturellement sur la mise en pratique de ce nouveau concept comptable, alors qu’en même temps la communauté financière perd ses repères sur les valeurs financières et prend ses distances avec ses outils de modélisation. L’examen des principes sous-jacents revendiqué par le normalisateur international et leur confrontation à la théorie financière n’ont pas de quoi le rassurer. Sans préjuger du fond, il sera vital pour la qualité de l’information comptable que le “préparateur”, principal responsable des comptes, adhère aux évolutions en cours. 1. FONDEMENTS ACTUELS DES CONCEPTS COMPTABLES Plutôt que de tenter de participer à un débat académique relancé sur des propositions datées du milieu du siècle dernier, la présente réflexion se propose de l’éclairer par l’examen de la pratique et des implications de la théorie financière dans la grande entreprise actuelle. Cet examen montre, en premier lieu, que la pratique est bien conforme à l’objectif toujours d’actualité de la “comptabilité d’engagement”, traduction imparfaite mais officielle dans les IFRS de “l’accrual accounting” des Anglo-saxons. La comptabilité d’engagement repose en priorité sur les flux financiers, qui sont les seules transactions absolument objectives et qu’il faut enrichir par des éléments calculés (les “accruals”), écritures non monétaires destinées à augmenter la pertinence d’un dispositif qui ne serait, en leur absence, qu’une comptabilité de caisse. S’il fallait donner une prééminence à un composant quelconque du modèle, elle devrait l’être plutôt au tableau des flux de trésorerie, sans positionnement de supériorité a priori du bilan ou du résultat. Et, en pratique, chaque utilisateur privilégie les états qui l’intéressent, grâce à un principe de comptabilité en partie double et à des systèmes modernes intégrés qui lui garantissent un ensemble cohérent et pertinent. 27 La question de fond est donc bien sur les concepts : quel est l’objectif des “accruals” que sont les amortissements, provisions, charges à payer et autres ajustements tels que la valeur de marché ? Les partisans du résultat considèrent que les écritures non monétaires ont pour objet de refléter les transactions dans la période dans laquelle elles se sont produites (principe de réalisation). Les partisans du bilan pensent qu’elles permettent de refléter la valeur des actifs et passifs de l’entreprise (principe de valeur). Or le cadre conceptuel d’origine des IFRS, comme de nombreux autres, donne raison aux deux (chapitres “Accrual Basis, et Recognition of the Elements of Financial Statements”). L’existence de ces deux concepts unificateurs fait la force du modèle, pour le temps qu’il leur reste à vivre, car leur disparition est programmée dans la réforme en cours. Pour tenter de réconcilier les parties avant que l’irréparable ne se produise, la théo- 1. Remerciements à Mrs. E. Boris (PWC), E. Jacquemin (DLT) et O. PoupartLafarge (CNC) pour leurs critiques constructives sur des versions antérieures. Les vues exprimées restent celles de l’auteur, à titre personnel. 2. Dominique Bonsergent, conseiller auprès du directeur financier de Total, anciennement responsable des comptes du groupe, est administrateur de l’APDC et d’Acteo, et co-auteur avec Laurent Batsch du Que Sais-je ? « Les 100 mots de la comptabilité » aux PUF. Il est diplômé d’HEC et d’expertise comptable R.F.C. 427 Décembre 2009 Réflexion rie financière élémentaire, qui gouverne le comportement de l’investisseur sans remise en cause apparente, peut être un arbitre utile. Les techniques d’actualisation financière, qui sont à la base du concept de valeur actionnariale, sont bien connues des évaluateurs qui procèdent à des calculs de valeur actuelle nette pour aider à la décision d’investissements, mais elles le sont moins du monde comptable, parce qu’elles n’y sont pas toujours explicites dans les normes et qu’elles y sont moins utiles au quotidien. en 100 + 15 % de 100 qui montre que ce flux de trésorerie de 115 couvre un montant de 100 de remboursement du capital (l’amortissement) et une rémunération de ce capital de 15 (le résultat). Le résultat est de 15 % de 100, soit le taux d’actualisation appliqué au capital employé. L’objet principal de ce document est de montrer qu’on les retrouve pourtant depuis toujours derrière tous les principes comptables, même dans les méthodes les plus classiques comme la méthode du coût amorti, et que cela conforte la solidité du modèle. Que, partant de là, la juste valeur n’apporte aucune novation conceptuelle et n’est ni plus moderne ni plus actuelle que les méthodes existantes. Et qu’enfin, opposant arbitrairement modèles anciens soi-disant historiques et modèles modernes soi-disant prospectifs, elle introduit une confusion telle qu’il vaudrait mieux probablement l’abandonner. La méthode du coût amorti a pour hypothèse que le flux probable est, a minima, le plan de remboursement du capital, soit par contrat (cas d’un prêt financier à échéance fixe) soit par hypothèse industrielle (l’outil industriel va produire des flux réguliers pendant 10 années et est amorti linéairement sur dix ans). C’est la méthode inspirée du TRI et décrite dans l’exemple ci-dessus. Le taux d’actualisation n’est pas connu, mais se reconstitue à partir du résultat, différence entre le cash-flow généré et l’amortissement. C’est le fameux ROCE, ratio de rentabilité du capital employé tant prisé des investisseurs parce qu’il représente l’estimation de la moyenne du TRI des investissements de l’entité. Conceptuellement, les actifs comptabilisés au coût amorti sont valorisés en cash-flows futurs actualisés à leur TRI. C’est donc la méthode comptable de base des immobilisations industrielles, qui donne les résultats les plus “probables” pour ces actifs. Pour les actifs financiers à amortissement et rendement contractuels, la démonstration est encore plus immédiate : le coût amorti est le nominal restant à rembourser, exactement égal aux flux de remboursement actualisés au taux du contrat. Pour ces raisons, la méthode du coût amorti est la seule qui permette de tracer en comptabilité le rendement d’un actif et le coût d’un financement. 2. LA THÉORIE FINANCIÈRE ÉLÉMENTAIRE DANS LA COMPTABILITÉ 28 Le domaine dont il est question ici est celui de l’investissement à risque en milieu capitaliste qui diffère de celui des activités à but non lucratif ou des collectivités publiques. En milieu capitaliste, la mobilisation de capital à risque et la valeur temps de l’argent imposent à l’investisseur d’obtenir une rémunération des montants placés proportionnelle au risque pris. Le modèle économique et financier de référence utilisé pour valoriser des investissements est celui de l’actualisation financière, dans lequel un flux d’investissement initial doit correspondre à des flux futurs de trésorerie, calculés en valeur actuelle à un taux représentatif du risque. Deux approches sont généralement employées. La première est celle où le taux utilisé fait correspondre exactement l’investissement aux flux actualisés. Par exemple, un investissement de 100 euros effectué sur un an doit rapporter 115 euros si le taux exigé en fonction du risque est de 15 %. Ce taux est le taux interne de rentabilité de l’investissement (TRI). La seconde consiste à actualiser les flux à un taux prédéterminé, par exemple le coût du capital de l’entité et à comparer le montant obtenu au montant de l‘investissement. La différence donne la valeur actuelle nette (VAN) de l’investissement. Admettons dans l’exemple cité plus haut, un coût financier du capital de 8 % extrapolé à partir du marché. La valeur actuelle de l’investissement est le cash-flow de 115 actualisé à 8 % soit 107 et sa VAN, après déduction de l’investissement, de 107 moins 100 soit 7. Le projet crée de la valeur pour 7. On montre alors que ces deux approches ont leurs parfaits équivalents en comptabilité dans les trois méthodes de référence utilisées, coût amorti, valeur de marché et valeur d’utilité. 3. L’ACTUALISATION FINANCIÈRE DANS LES TROIS MÉTHODES COMPTABLES DE RÉFÉRENCE EXISTANTS COÛT AMORTI La traduction comptable de la formule d’actualisation évoquée précédemment s’exprime en développant le flux généré de 115 R.F.C. 427 Décembre 2009 Le résultat est déterminé par la différence entre le flux d’exploitation de 115 et une charge calculée (accrual) appelée amortissement de 100. Le bilan se construit ensuite en déduisant l’amortissement de l’investissement de départ. VALEUR DE MARCHÉ Tous les actifs et passifs d’une entité ne sont cependant pas susceptibles de faire l’objet d’un plan de remboursement du capital. En particulier, les instruments financiers dérivés n’ont pas de capital employé du tout. L’alternative, quand ils sont cotés sur un marché liquide et peuvent être immédiatement réalisés, est de se référer au marché qui fournit directement la valeur de cash-flows futurs la plus probable quand ceux-ci sont gérés à des fins de trading. La valeur au bilan est cette valeur et le résultat se calcule par différence de deux valeurs entre l’ouverture et la clôture. Abstract Is fair value really fair? For accounting professionals, the “value” and “fair” duo rings somewhat off-key as, in the profession, the notion of fairness means maximum objectivity. Implementation of this new accounting concept is naturally questionable, particularly at a time when the financial world is losing confidence in commonly held notions of financial value and distancing itself from the use of traditional models. Analysis of the underlying principles promoted by international standardsetting bodies that challenge financial theory provides little comfort. To ensure high quality financial information, it is essential that in the future, professionals who “prepare” accounting disclosures respect “changes-in-progress” without questioning their content. Comptabilité Mais si on applique cette méthode à l’exemple du paragraphe précédent, en supposant que le marché s’enthousiasme exagérément pour le projet, que l’actif cote 120 euros la première année et que l’entité le conserve à son échéance, elle va dégager un profit de 20 (120 moins 100) immédiatement, suivi par une perte de 5 (120 moins 115). L’application de la méthode conduirait à anticiper un résultat la première année, qui ne sera jamais réalisé. Cette méthode est donc inadaptée au cas d’un investissement productif dont la destinée est de rester dans l’entreprise. VALEUR D’UTILITÉ (OU VALEUR ACTUELLE ET AUTRES MODÉLISATIONS) Avec la valeur d’utilité, nous atteignons les limites du monde comptable. Jusqu’à présent, la comptabilité dispose d’une base de valorisation probable conforme à son objectif d’objectivité maximale (remboursement du capital ou flux de sortie sur un marché). Mais en cas d’incertitude sur ces éléments, il faut, sauf à ne rien faire et donc conserver le coût d’entrée, trouver une valeur probable alternative de flux futurs estimés. Ce peut-être, parmi les modèles disponibles, l’application comptable de la VAN. Si l’entité charge ses évaluateurs de son calcul, ceux-ci feront par exemple une hypothèse de taux d’actualisation au coût du capital, mettons 8 %. En poursuivant l’exemple précédent dans lequel l’actualisation des 115 à 8 % donnait 107, le résultat dégagé est, avant même que l’investissement n’ait produit, de 7 (107 moins 100) soit la création de valeur, le solde de 8 (115 moins 107) étant pris l’année suivante et ne servant qu’à compenser le coût du capital (8 % de 100). Il apparaît que cette méthode anticipe les résultats avec un alea non négligeable et présente un fort aspect de subjectivité. La VAN, comme beaucoup de modélisations financières, mesure la création de valeur potentielle à un stade initial du processus, très en amont de sa concrétisation effective. Utile pour donner une valeur à des actifs à des fins de transaction, elle ne trouve sa place en comptabilité qu’entourée de toutes les précautions nécessaires. En résumé, l’examen du modèle comptable confirme qu’il est bien à la fois un modèle de flux existants et de flux futurs. D’une part, il mesure les flux réels, ceux du capital effectivement employé. D’autre part, tous les actifs et passifs y sont valorisés au bilan suivant des scénarios de flux futurs actualisés avec des hypothèses spécifiques prenant en compte le risque impliqué, même en coût amorti. L’objectivité maximale est en effet assurée par l’application d’hypothèses, notamment de taux d’actualisation, qui sont celles propres à chaque actif et passif. C’est ce qui, au fond, distingue ce modèle des modèles de valorisation, dans lesquels les hypothèses sont extraites de données externes et donc empreintes d’une beaucoup plus forte subjectivité. Si l’on devait opposer des modèles, il faudrait opposer modèles de reporting et modèles de valorisation plutôt que modèles fondés sur le bilan et modèles fondés sur le résultat. Tous les développements qui précèdent sont dans l’esprit des concepts de maintien du capital évoqués succinctement dans le cadre conceptuel originel des IFRS (chapitres 102 et suivants, Concepts of Capital and Capital Maintenance) mais non développés faute de besoin ressenti à l’époque. Ils partagent notamment l’idée qu’un flux d’exploitation est du résultat à condition que le capital soit maintenu, ou amorti quand il est consommé. Ainsi le concept d’amortissement est aussi essentiel à la finance qu’à la comptabilité et l’on peut comprendre l’émoi provoqué par sa disparition envisagée pour les instruments financiers. Il faudra un jour analyser l’histoire pour comprendre pourquoi les travaux n’ont pas été poursuivis dans la même voie et ont brutalement bifurqué dans une direction radicalement différente de “juste valorisation”. 4. DES NOVATIONS COMPTABLES SUJETTES À CAUTION En attendant, si les préparateurs “revisitaient” eux aussi les concepts et les mettaient à l’épreuve de la théorie et de la pratique financière qu’ils vivent au quotidien, ils seraient en droit de contester toutes les novations évoquées au début. Premièrement, la “juste valeur”, qui tente de regrouper sous un même chapeau conceptuel la valeur de marché et la valeur d’utilité, n’arrive pas à convaincre parce qu’elle associe arbitrairement deux approches ayant un degré de certitude très différent. Or, dans certains cas, le coût amorti et la valeur de marché sont plus proches conceptuellement par leur objectivité que la valeur de marché ne l’est de la valeur de modélisation. Si l’on prend l’exemple d’un prêt ou d’une dette à échéancier connu portant intérêt à taux variable, il y a forte convergence de valeurs entre la méthode du coût amorti et celle de la valeur de marché car elles ne diffèrent que du risque de crédit ajouté par le marché. Au contraire, la valeur d’utilité qui repose sur des hypothèses propres à l’évaluateur, a toutes les chances de ne pas se retrouver dans la valeur de marché. Pourquoi la juste valeur s’introduit-elle dans le monde comptable au moment précis où la crise financière conduit la communauté financière à prendre du recul par rapport à la modélisation ? Et comment contester que, pour les investissements industriels décidés sur la base de leur TRI, le coût amorti soit aussi une forme de juste valeur à part entière puisqu’il représente la valeur actuelle du capital employé au taux d’actualisation du risque vu par le décideur ? Au-delà du concept sousjacent qui prête à critique, le terme même de juste valeur est trompeur, car il donne, en français, une présomption de solidité des chiffres qui n’a pas de fondement. 29 Deuxièmement, la critique du “coût historique” comme méthode dépassée, parce qu’orientée sur le passé, n’est pas fondée puisqu’il s’agit en fait du coût amorti et que cette méthode valorise les actifs et passifs à leur flux futurs actualisés à leur taux propre, taux du contrat ou TRI de l’outil industriel. En abandonnant cette terminologie malheureuse et en la remplaçant par coût amorti, on qualifierait correctement une méthode au moins autant prospective qu’historique. Troisièmement, le modèle comptable n’est pas devenu mixte par un phénomène de mélange de méthodes historiques et prospectives. C’est un modèle cohérent de flux réels et de flux probables qui deviendrait mixte si, accordant à la valeur d’utilité une place prépondérante contredisant l’objectivité maximale demandée aux comptes, on leur faisait perdre leur fonction d’états de reporting pour en faire progressivement des états de valorisation. Il devrait alors, à l’extrême de la logique, devenir un modèle en “full fair value”. Dans un tel modèle, pratiqué par les évaluateurs, le concept d’amortissement n’existe plus. Il devient impossible de mesurer le coût du capital et le ROCE des actifs. Le résultat n’est qu’un perpétuel changement de valeur, sans aucun rapprochement possible avec les flux de cash finalement obtenus. C’est un modèle qui se passe de normes et de comptables. R.F.C. 427 Décembre 2009 Réflexion Quatrièmement, le résultat global n’apparaît pas comme un concept supérieur au résultat net. Il n’y a conceptuellement en “accrual accounting” qu’un seul résultat, égal au flux d’exploitation ajusté des “accruals”. S’il existe dans les faits deux agrégats, qui ne diffèrent que du fait d’exceptions inévitables et justifiées au principe de probabilité des flux futurs, tels les écarts de conversion ou autres imputations directes en capitaux propres, c’est une question de désagrégation et de présentation ad hoc. Enfin, dernier élément de la liste des postulats sujets à caution et qui n’est pas qu’un détail de forme, la supériorité supposée de la méthode directe pour présenter les flux d’exploitation du tableau de flux de trésorerie est contredite par l’approche du modèle comptable par les flux et les “accruals”. Le résultat étant déterminé par différence entre un flux d’exploitation et des amortissements et autres charges calculées, la méthode indirecte, qui met en évidence le remboursement du capital et son rendement, est la plus pure conceptuellement. Il n’est donc même pas besoin d’évoquer les gigantesques problèmes soulevés par la mise en œuvre pratique de la méthode directe, bien qu’ils mobilisent en ce moment légitimement les praticiens. 30 Partant de toutes ces constatations, il n’y a qu’un pas à franchir pour considérer que l’abandon du concept de juste valeur en comptabilité et le maintien séparé de ses composants (donc sans amalgamer “mark to market” et “mark to model” dans un concept unique arbitraire) servirait la cause de la clarté du débat. Le modèle comptable, assis comme avant sur coût amorti, valeur de marché et valeur d’utilité utilisés de façon ad hoc suivant la fonction des actifs et passifs dans l’entreprise, ne serait privé d’aucun outil à sa disposition. 5. LES RISQUES CONCRETS IMPLIQUÉS PAR LES CHANGEMENTS CONCEPTUELS EN COURS Toute cette discussion n’est pas qu’académique. Dans la liste des nombreux risques concrets que fait encourir la confusion actuelle, on peut retenir deux exemples représentatifs des inquiétudes vécues par les préparateurs. Le premier concerne le contrôle interne. Dans une grande entreprise, les acteurs qui ont à gérer les actifs industriels, ceux qui font de l’optimisation du coût des matières premières ou du coût du capital et ceux qui font de la simulation stratégique ou budgétaire à base de modèles ont des méthodologies cloisonnées pour des raisons élémentaires de contrôle interne. Ils utilisent des méthodes qui leur sont propres sans avoir le droit de s’écarter vers les méthodes des autres quand elles les arrangent. Coût amorti pour les outils productifs, valeur de marché pour les activités de trading, valeur actuelle et autres modélisations pour les évaluateurs de projets. Autoriser les opérationnels à faire de la juste valeur quand la production n’est pas au rendez-vous ou autoriser les traders à faire du “mark to model” au lieu du “mark to market” quand le marché ne donne pas les résultats escomptés est la porte ouverte au désastre. La récente crise financière a parfaitement mis en évidence ce risque, qui pourrait menacer maintenant la mesure de performance dans le monde industriel. La deuxième illustration concerne le risque d’évolution rampante du modèle comptable vers un modèle mixte, prélude à d’autres évolutions plus radicales. L’exemple de l’IAS 36 me semble, à ce titre, représentatif. Cette norme prévoit, contrairement à la norme américaine, que les tests de dépréciations des actifs valorisés au coût amorti sont effectués avec des valeurs de R.F.C. 427 Décembre 2009 cash-flows actualisés. Or, comme nous l’avons vu précédemment, un actif valorisé avec un flux actualisé au coût du capital de 8 % produira, toutes choses égales par ailleurs, un résultat de 8 % du coût amorti à la date de dépréciation. Supposons, dans l’exemple du départ, qu’à la clôture des comptes de la première année les cash-flows attendus ne soient pas, du fait de la conjoncture, de 115, mais que la société pense récupérer seulement sa mise de 100. L’actualisation de 100 au coût du capital de 8 % donne une VAN de 93 et donc une perte par dépréciation de 7. Le résultat de la seconde année ne sera pas nul, mais un profit équivalent de 7, alors que l’actif n’a rien rapporté. On imagine les effets de la méthode avec l’application à la lettre de l’IAS 36 avec un taux d’actualisation égal au taux du risque spécifique à l’actif, soit dans l’exemple 15 %. La dépréciation et le résultat créé artificiellement en seconde année serait de 13 (100 moins 100 actualisé à 15 % de 100 soit 87). Heureusement il semble que ce ne soit pas la pratique générale. Quoi qu’il en soit, en IFRS, tous les actifs ayant été dépréciés ont une valeur de flux futurs substituée à un coût amorti et donc un rendement rajeuni proche du taux d’actualisation. D’où l’intérêt bien perçu par certains des “big baths” (grandes lessives comptables). Est-il souhaitable d’afficher une rentabilité théorique minimale et, si oui, pourquoi alors ne pas appliquer la méthode de la valeur actuelle au début de vie de l’actif (donc retenir la valeur d’utilité avec VAN à 8 % et non le coût amorti) et pourquoi accorder un traitement de faveur aux actifs à problèmes ? Et dans ce cas, si l’objectif est de garantir dès le départ un résultat égal au coût du capital, pourquoi ne va-t-on pas au bout de la logique en déduisant du résultat l’intégralité de ce coût, y compris celui des fonds propres qui en fait partie ? Mais cela reviendrait alors à appliquer la théorie de la création de valeur, dans laquelle le résultat n’est pas le résultat global mais l’EVA®, l’ ”economic value added”, dans laquelle l’effet d’actualisation des actifs est compensé par une charge financière d’un montant équivalent. Il ne semble pas que ce soit à l’ordre du jour ni même que la question, soumise avec insistance par les investisseurs dans le milieu des années 90, ait été discutée. Ainsi, la confusion de deux méthodes, coût amorti et valeur actuelle, pour un même actif conduit à une incohérence et fausse la comparabilité des résultats. Conceptuellement, un actif valorisé au coût amorti doit être déprécié par réexamen du plan de remboursement du capital, qui est le concept sous-jacent, et donner lieu à amortissement exceptionnel égal au capital qui ne sera pas remboursé, donc sans actualisation. Dans l’exemple analysé au paragraphe précédent, le montant de la dépréciation devrait être nul parce que la société récupère sa mise de 100. S’il fallait faire avancer le débat sur la convergence des normes et trancher entre la méthode IFRS et la méthode US GAAP, le choix cohérent serait d’aller dans le sens d’un test de dépréciation reposant, pour les actifs en coût amorti, sur des flux futurs non actualisés. 6. CONCLUSION : L’ACCEPTATION INDISPENSABLE PAR LES PRÉPARATEURS Qu’en est-il, finalement, de la querelle entre une approche à base de règles qui serait opposée à une approche à base de principes (le “rule based” des normes US contre le “principle based” des normes IFRS) ? Que la longue histoire de la comptabilité nord-américaine ait conduit à un développement exagéré de règles destinées à combattre la fraude dans un univers forte- Comptabilité ment judiciarisé est matière à débat. Mais que des principes puissent suffire seuls à canaliser les comportements humains semble bien peu réaliste. Il s’agit donc d’un débat d’experts dont on comprend mal qu’il puisse être le principe fondateur d’un nouveau modèle. Admettons donc qu’il faille, en comptabilité comme dans la vie courante, un lien logique et un équilibre raisonnable entre principes et règles et que, si l’équilibre actuel n’est pas satisfaisant, on le réadapte. Mais, en procédant à une refondation à base de bilan en juste valeur prenant appui sur une substitution des principes aux règles, le normalisateur prend le risque que son modèle ne soit perçu que comme un échafaudage destiné à justifier a posteriori des normes à caractère dogmatique, à des fins particulières. Le modèle existant était jusqu’alors bien en ligne avec l’image donnée aux utilisateurs, celui d’un modèle d’objectivité maximale. Quand nous disons, dans le langage commun, que l’heure des comptes a sonné ou qu’il est temps de faire le bilan d’une opération, tout le monde comprend que nous sortons du monde des espoirs et des conjectures pour rentrer dans celui de la réalité des faits. Le débat reste entier de savoir quelle incertitude est tolérable dans les comptes sans changer cette perception. Les réformes en cours sont muettes sur l’objectif poursuivi en la matière et la juste valeur n’apporte pas plus de réponse que l’approche par le bilan. En conclusion et quelle que soit l’orientation retenue, il sera nécessaire de disposer de normes reconnues en priorité par ceux qui devront les appliquer, c’est-à-dire les comptables praticiens. Si ceux-ci sont relégués au simple rang de “préparateurs” alors qu’ils sont les premiers responsables concernés, et s’ils ont à mettre en œuvre des normes qu’ils ne comprennent pas ou qu’ils rejettent parce qu’ils les perçoivent contraires aux objectifs qui leur sont assignés dans la réalité quotidienne, la prochaine bulle à éclater pourrait bien être une bulle comptable. Dominique BONSERGENT Bibliographie A. Bezold (2009) : “The Subject Matter of Financial Reporting : The Conflicts between Cash Conversion Cycles and Fair Value Measurements of Income”, CEASA occasional paper, May, disponible sur : http://www4.gsb.columbia.edu/ceasa/research/papers/occasional_ papers FASB/IASB (2005) : “ Revisiting the Concepts”, May, disponible sur : http://fasb.org/project/communications_paper.pdf. FASB/IASB (2008a) : Exposure Draft : “An Improved Conceptual Framework for Financial Reporting”, chapters 1 & 2, May. J.R. Hicks (1946) : “Value and capital”, Oxford Press, chapter 14 : income). M. Bromwich, R. Macve, S. Sunder (2009) : “Hicksian Income in the Conceptual Framework”, July, an article submitted to Abacus. 31 R.F.C. 427 Décembre 2009