Essai historique sur la ville de Grenoble

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Essai historique
sur la ville de
Grenoble
Repris de l’introduction de
l’inventaire sommaire des archives
communales antérieures à 1790.
Rédigé par M. Auguste
Prudhomme, Archiviste du
département. 1886
L
'imagination féconde des chroniqueurs du moyen âge assignait à la ville de Grenoble
une légendaire antiquité. Suivant Aymar Rivail, qui reconnaît ingénument ne pouvoir
en fournir la preuve, c'est au troyen Francus, fils d'Hector, qu'il faudrait en attribuer la
fondation.
Si nous demandons à des textes positifs la solution de ce premier problème, nous sommes
contraints d'être plus modeste. Les anciens géographes, Strabon, Ptolémée et Pline l'Ancien
n'ont pas prononcé le nom de Cularo, et c'est à une lettre de Plancus à Cicéron1 que nous
devons de savoir qu'un demi-siècle avant J.-C., la future capitale du Dauphiné était un
oppidum gaulois situé sur la rive droite de l'Isère, qui séparait le territoire des Allobroges de
celui des Voconces.
Après la conquête romaine, l'humble bourgade resserrée entre la rivière et la montagne ne
tarda pas à s'étendre sur la rive gauche de l'Isère ; elle devint une station de la grande voie qui
reliait l'Italie à Vienne par le mont Genèvre ; avant d'être érigée en civitas, elle fournit à
Vienne des décurions, des questeurs, des triumvirs et des flammes; un bureau de douane y fut
établi pour la perception de l'impôt, nommé le Quarantième des Gaules2 ; enfin, peu à peu,
aux divinités indigètes de l'Allobrogie et du Vocontium, succédèrent, sur les autels de Cularo,
Mars, Mercure, Maia, Vulcain et les autres dieux du Panthéon romain.
L'importance de ce point stratégique ne pouvait échapper à l'attention des généraux romains
qui y passaient fréquemment en conduisant des troupes dans la Narbonnaise : dès lors, Cularo
fut ce qu'il est resté depuis, une place forte de premier ordre dont la garnison avait pour
mission de maintenir dans l'obéissance les peuplades voisines encore mal assimilées et les
chefs militaires trop souvent tentés de se tailler un royaume dans les débris de l'empire.
Vers la fin du Me siècle, l'empereur Maximien fit reconstruire son enceinte de murailles,
flanquée de nombreuses tours et ouverte par deux portes monumentales : la porte Viennoise, à
laquelle il donna son nom d'Herculeus, et la porte Romaine qu'il fit appeler Jovia, en
l'honneur de Dioclétien son collègue.
Un siècle plus tard, le « viens » devenu cité romaine dépouillait son nom barbare de Cularo
pour prendre celui de « Gratianopolis » qu'il emprunta à l'empereur Gratien. A la suite de
quels événements eut lieu ce changement? Les textes ne nous l'apprennent pas : on sait
seulement qu'en 379, l'empereur Gratien, revenant d'Illyrie, passait dans le voisinage de la
province viennoise, et que, deux ans plus tard, Domnin, qui occupe la première place sur la
liste de nos évêques, assistant au concile d'Aquilée, y prenait le titre d' « episcopus
Gratianopolitanus ». Les auteurs du Ve siècle qui parlent incidemment de notre ville, saint
Augustin dans sa Cité de Dieu, le pape saint Léon dans une bulle du 5 mai 450, Sidoine
Appollinaire dans une lettre à Placidus, évêque de Grenoble, adoptent tous la nouvelle
appellation qui, se transformant à travers les âges, est devenue Grenoble3.
D'après la « Notifia provinciarum et civitatum Galliae », document contemporain du règne de
l'empereur Honorius (395-423), l'ancien « vicus » de Cularo, devenu la « civitas Gratianopolitana », faisait partie de la province de Vienne. Depuis la fin du IVe siècle, le
Christianisme y avait été introduit et un évêché avait été fondé qui adoptait pour ses limites
celles de la « civitas » romaine.
'Telle était la situation de notre ville lorsque Romulus Augustule laissa tomber de ses mains
débiles le sceptre trop lourd dont les barbares se disputèrent les débris.
Dans ce partage de l'empire, la province viennoise échut aux Burgondes, qui, depuis le milieu
du e siècle, y avaient été établis comme auxiliaires par le patrice Aétius. Ce grand fait
historique dut s'opérer presque pacifiquement et sans protestation des populations galloCICÉRON. Epistoloe ad familiares, X, 23. — Cf. A. MACÉ. Mémoire sur quelques points controversés de
la géographie des pays qui ont constitué le Dauphine et la Savoie. — (Bull. de l'Académie Delphinale, 2e
1
série, H, 386.
2
DESJARDINS. Géographie de la Gaule Romaine, III, pp. 308 et 424.
CHAMPOLLION-FIGEAC: Antiquités de Grenoble ou Histoire ancienne de cette ville d'après ses
monuments. --Grenoble, 1807, in-40.
3
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romaines dont les propriétés et les lois furent respectées par les nouveaux maîtres, qui
s'établirent à côté d'elles, dans les vastes domaines dépendant du fisc impérial.
Loin de vouloir imposer leurs institutions et leurs lois, les Burgondes firent rédiger deux
codes de lois destinés à régler les rapports des deux peuples entre eux et à fixer les droits et
les devoirs des sujets du nouvel empire : le premier, connu sous le nom de loi Gombette, était
applicable aux barbares; le second, qui a conservé le nom inexact de Responsa Papiani, sous
lequel il fut publié pour la première fois, était la loi des Gallo-Romains. L'un et l'autre
consacrèrent l'égalité des deux races, tout en maintenant les anciennes différences de
conditions entre hommes libres et esclaves dans les deux peuples réunis.
Seul, le clergé ne devait pas voir avec joie l'arrivée de ces barbares dont les doctrines ariennes
inquiétaient sa foi. S'il faut en croire une pieuse légende, l'évêque de Grenoble Cérat leur
aurait fait, sous la forme de controverses religieuses, une assez vive opposition : plus habiles
au maniement de l'épée qu'aux discussions théologiques, les chefs burgondes ripostèrent en
chassant de sa ville épiscopale le trop zélé prélat, qui dut aller mourir en exil à Sirnorrhe, près
d'Auch, où ses reliques devinrent un objet de vénération4.
Mieux inspirés, les Francs s'appuyèrent sur le clergé Gallo-Romain qui leur prêta un utile
concours ; aussi, lorsqu’ en 53l, après de sanglantes batailles, ils s'emparèrent des États des
Burgondes, ils furent accueillis sans opposition par les populations chrétiennes de la région.
Depuis la chute de l'empire, rien n'avait été changé dans les divisions administratives de
l'ancienne province viennoise. Sans en comprendre l'importance, les Francs, comme les
Burgondes, les avaient respectées parce qu'elles avaient été adoptées par l'autorité
ecclésiastique. Toutefois, dans chaque « civitas » ils avaient placé un représentant du pouvoir
central, le Comte, dont le nom, emprunté à la hiérarchie romaine, sera donné, vers la fin de la
deuxième race, à la circonscription qu'il est chargé d'administrer.
Après la défaite des Burgondes, Grenoble échut à Clotaire er pour passer, à la suite du partage
de 561, dans les États de Gontran. Vers cette époque, il faillit être la proie d'une invasion
lombarde qui, après avoir ravagé le Graisivaudan, était venue mettre le siège devant ses murs :
le général bourguignon Mummolus, récemment élevé par Gontran à la dignité de patrice,
accourut à son secours et extermina les envahisseurs.
Après ce grand fait, l'obscurité la plus complète enveloppe l'histoire de notre ville pendant le
vile et le Ville siècle; nous franchirons donc rapidement cette période, ne pouvant, en
l'absence de preuves, nous faire l'écho de légendes créées plusieurs siècles plus tard sur le
martyre de saint Ferjus et le passage de Charlemagne à Grenoble, où il aurait fait bâtir l'église
Saint-Vincent. Bornons-nous à indiquer quel fut le sort du « pagus » de Grenoble dans les
différents partages qui, durant le cours du Ie siècle, remanièrent si fréquemment la carte de la
Gaule.
En vertu du traité conclu à Verdun, en 843, entre les trois fils de Louis le Débonnaire,
Grenoble fit partie du nouveau royaume attribué à l'empereur Lothaire I er. A sa mort, en 855,
il échut à Charles, roi de Provence, l'un de ses trois fils : ce dernier étant mort en 863, la partie
de ses États, dans laquelle était compris le Viennois, fut attribuée à son frère l'empereur
Lothaire II, roi de Lorraine, qui mourut lui-même en 869 sans enfants légitimes. A cette
époque, le roi de France Charles le Chauve s'en empara au mépris des droits de l'empereur
Louis II et malgré l'héroïque défense de la ville de Vienne devant laquelle il dut mettre le
siège. Pour maintenir sa domination dans la région, il confia l'administration des provinces de
Lyon et de Vienne à son beau-frère le comte Boson, frère de sa seconde femme Richilde.
A la mort de Charles le Chauve (6 octobre 877), son fils Louis le Bègue lui succéda ; mais au
bout de dix-huit mois, une maladie de langueur emportait ce faible prince et plaçait la
couronne de France sur la tête de deux enfants dont l'aîné n'avait pas seize ans.
Les provinces du sud-est de la Gaule, que tourmentaient depuis longtemps déjà des idées
d'indépendance, profitèrent de l'anarchie qui suivit la mort de Louis le Bègue pour se séparer
solennellement du royaume de France. Le 15 octobre 879, vingt-trois prélats, parmi lesquels
4
REVILLOUD. L'Arianisme à Grenoble. — Extrait de la Revue des Alpes, Ire année, Ncs 39. — Cf.
AUVERGNE. Dissertation sur le culte de saint Cérat, 6e évêque de Grenoble, ibid. No 37.
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se trouvait Bernaire, évêque de Grenoble, et un certain nombre de seigneurs, se réunirent au
palais de Mantaille, situé à quelques lieux de Vienne, sur les bords du Rhône. Après avoir
constaté que, depuis la mort du dernier roi, les évêques, les grands et la population, privés de
tout protecteur, étaient livrés sans défense à la merci d'ennemis qui ne demandaient que la
dévastation et le pillage, l'assemblée déclara élire pour roi l'ancien ministre de Charles le
Chauve et de Louis le Bègue, le comte Boson, gouverneur de Vienne, que son mariage avec
Hermengarde, fille de l'empereur Louis II, semblait prédestiner au trône.
Le nouveau royaume comprenait la Provence, le Dauphiné, la Savoie, le Lyonnais, la
Franche-Comté, le diocèse de Lausanne, dans la Suisse romande, les diocèses d'Autun, de
Mâcon et de Chalon-sur-Saône dans la basse Bourgogne, les diocèses de Viviers et d'Uzès sur
la rive droite du Rhône, et tout ce qui appartenait sur cette même rive aux diocèses de Vienne,
de Valence, d'Avignon et d'Arles.
Parmi les fonctionnaires de la royauté carolingienne qui se groupèrent, à Mantaille, autour du
nouveau roi, devait se trouver ce comte Guigne qui paraît être la souche de la première race
de nos dauphins et qui figure en 889, à l'assemblée de Varennes, à côté d'Isaac, évêque de
Grenoble, et en 913, à Vienne, où il a fait une fondation pieuse dans l'église de cette ville.
Nous touchons à une période de nos annales qui a exercé longtemps la sagacité des historiens
dauphinois et sur laquelle la lumière ne paraît pas suffisamment faite : les Sarrasins ont-ils
occupé Grenoble pendant une assez longue période et en ont-ils été chassés par l'évêque Isarn,
qui conquit ainsi à la pointe de l'épée la souveraineté des terres qui devaient former plus tard
la mense épiscopale ?
Le seul document invoqué en faveur de cette opinion est le célèbre préambule de la charte
XVI du cartulaire de saint Hugues5 ; or, si ce cartulaire ne saurait, dans son ensemble, être
argué de faux, l'examen attentif du préambule en question fait naître de nombreuses
objections.
Le cadre très restreint de cet aperçu historique ne nous permet pas de traiter cette question
avec les développements qu'elle comporte et que nous nous réservons de lui donner dans une
Histoire de Grenoble à laquelle nous travaillons depuis plusieurs années ; nous nous
bornerons à indiquer sommairement l'opinion que nous avons adoptée sur les traces d'un des
érudits dauphinois les plus justement estimés6 .
Après la constitution du deuxième royaume de Bourgogne, les officiers désignés sous les
noms de « primates » et de « sub- primates » dans les actes du concile de Mantaille,
conservèrent dans l'ancienne « civitas » romaine, devenue successivement le « pagus » puis le
« comitatus », une autorité qu'ils ne tardèrent pas à rendre héréditaire dans leurs familles. La
reconnaissance du nouveau roi et de ses successeurs agrandit encore les riches domaines dont
ils étaient propriétaires. Il en fut ainsi à Grenoble, où nous voyons, au Xe siècle, certains
membres de la famille du comte consentir en faveur de l'abbaye de Cluny des donations qui
témoignent d'une grande puissance territoriale.
De son côté, l'évêque de Grenoble avait vu le patrimoine de son église s'accroître, grâce aux •
largesses royales et à la générosité des fidèles qui, à cette époque de vive foi, croyaient
assurer le salut de leur âme en léguant à Dieu une partie de leurs biens. Mais ni l'évêque ni le
comte n'avaient sur leurs possessions territoriales des droits de souveraineté qui appartenaient
aux rois de Bourgogne, successeurs de Boson.
Ce point admis, il est possible, vraisemblable même, que, pendant cette période, les Sarrasins
qui occupaient la Provence, s'avançant à travers les montagnes de l'Embrunais et du
Gapençais, aient à diverses reprises fait des incursions dans le Graisivaudan; mais rien
n'autorise à croire qu'ils y aient établi des garnisons et que le « pagus » de Grenoble ait jamais
été soustrait à la domination des rois de Bourgogne.
En 1032, le dernier de ces princes, Rodolphe III, mourut sans enfants, laissant ses États à
l'empereur Conrad le Salique. Celui-ci était trop loin et trop absorbé par la répression de
révoltes continuelles, pour pouvoir maintenir dans l'obéissance les grands fonctionnaires de
5
MARION. Cartulaire de l'Eglise de Grenoble, p. 93.
A. DE TERREBASSE. Notice historique et critique sur l'origine de la première race des Dauphins de
Viennois, Vienne, 1875, in-8°.
6
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son nouveau royaume, que la faiblesse des derniers successeurs de Boson avait rendus
redoutables. Aussi, tout en reconnaissant la suzeraineté de l'empereur, le comte Guigne réunit
ses hommes d'armes, fortifia ses châteaux et se proclama le légitime seigneur des terres qu'il
administrait, quelques jours auparavant, au nom du roi de Bourgogne.
De son côté, l'évêque de Grenoble se conféra, de sa propre autorité, les droits régaliens sur les
domaines que la piété des souverains et des fidèles avait donnés à son église.
En 1038, cette dislocation du royaume de Bourgogne était un fait accompli : les comtes de
Graisivaudan, de Valentinois et de Maurienne, et une foule de moindres seigneurs s'étaient
partagé ses dépouilles. La plupart consentirent à reconnaître la suzeraineté de l'empereur, à
condition qu'il légitimerait leur usurpation.
Telle dut être l'origine des pouvoirs du comte et de l'évêque de Grenoble. Il n'y a donc pas lieu
de s'étonner des querelles qui, dès la fin du XIe siècle, divisèrent les deux seigneurs de notre
ville. Le comte, qui se considérait comme l'ayant droit de ses anciens souverains, prétendait
recouvrer les terres, contamines et églises dépendant du domaine de la couronne et que les
évêques de Grenoble avaient usurpées. A des réclamations de ce genre qui leur furent
présentées, les évêques voisins répondaient en présentant des chartes d'immunités obtenues de
la faiblesse du roi Rodolphe III ou de l'empereur Conrad ; moins habiles ou moins heureux,
les évêques de Grenoble n'avaient pas su se ménager ce moyen de défense.
C'est pour suppléer à cette absence de titre que saint Hugues fit rédiger son cartulaire et qu'il y
inséra le fameux préambule qui explique par la conquête le pouvoir temporel des évêques de
Grenoble. Cette assertion paraît avoir exaspéré le comte qui répondit en expulsant le prélat de
sa ville épiscopale.
Un traité intervint, en 1099, par lequel le comte Guigne, peut-être un peu ému par les censures
fulminées dans les conciles généraux contre les détenteurs de biens ecclésiastiques, consentit
à remettre à saint Hugues les églises que celui-ci revendiquait ; mais, en faisant cette
concession, il affirmait une dernière fois que les domaines librement cédés à l'évêque lui
appartenaient « en vertu de son droit comtal »7
En 1161, un diplôme impérial, récompensant l'évêque de Grenoble Geffroy de son adhésion à
l'obédience de l'antipape Victor, lui confirmait ou plutôt lui concédait les droits régaliens sur
ses terres de Grenoble et de Saint-Donat : dès lors, le pouvoir temporel de l'évêque était
légalement constitué.
De son côté, le comte Guigne V obtenait de Frédéric Barberousse la confirmation de tous les
privilèges que ses prédécesseurs tenaient de l'Empire ; l'empereur y ajoutait le don d'une mine
d'argent à Rame et la concession du droit de battre monnaie à Cézanne (1155). C'était la
consécration des droits régaliens que s'était jadis attribués Guigne le Vieux et la légitimation
de son usurpation.
Les relations de la ville de Grenoble avec ses deux seigneurs étaient réglées par de bonnes
coutumes qui lui furent confirmées dans un accord intervenu entre l'évêque saint Hugues et le
comte Guigne III, le 5 septembre 1116. Son successeur Guigne IV (1125-1142) fut le premier
qui prit le titre bizarre de dauphin, dont la signification est encore aujourd'hui un problème
insoluble.
La première race de nos dauphins s'éteignit dans la personne de Guigne V, fils du précédent,
qui mourut en 1162, ne laissant pour héritière de ses États qu'une fille nommée Beatrix. Cette
jeune princesse épousa d'abord Albéric Taillefert, comte de Saint-Gilles, fils de Raymond V,
comte de Toulouse et neveu, par sa mère Constance, du roi de- France Louis VII. Ce prince
étant mort, en 1183, sans enfants, Beatrix apporta le Dauphiné en dot à Hugues III, duc de
Bourgogne, et en eut un fils, André, souche de la dernière race des dauphins.
Sous le règne de ce prince, Grenoble faillit disparaître, emporté par une terrible inondation.
Dans la nuit du 14 au 15 septembre 1219, les eaux du lac de Saint-Laurent (Bourg -d'Oisans),
rompant leurs clignes, se jetèrent dans le lit de la Romanche, renversèrent, à Claix, le pont du
Drac et se précipitèrent sur la ville, en ce moment plongée dans un profond sommeil.
Brusquement réveillés par le fracas des flots qui jetaient contre les maisons les débris des
7
1 À. DE TERREBASSE. Ibid., p.
113.
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campagnes ravagées, les habitants se réfugièrent sur les toits, au sommet des tours et dans le
clocher de la cathédrale. D'autres, moins bien inspirés, se précipitaient sur le pont pour gagner
la montagne; malheureusement la porte de la tour qui occupait le centre du pont était fermée ;
avant qu'on eût pu l'ouvrir, les flots avaient franchi les parapets et emporté les fugitifs.
Quand les eaux du lac se furent écoulées, l'Isère, que l'inondation avait refoulée dans les
campagnes en amont de Grenoble, reprit son cours avec une telle impétuosité qu'elle engloutit
le pont construit par saint Hugues et qui faisait communiquer entre elles les deux parties de la
ville.8
La situation de Grenoble, au confluent de l'Isère et du Drac, devait l'exposer au retour
périodique de ce terrible fléau. En fait, du XIIIe au XIXe siècle, les historiens ne comptent pas
moins de trente-deux inondations. Aussi, pendant cette période, la constante préoccupation
des conseils consulaires fut-elle de se défendre contre les eaux en construisant des digues et
de relever les ruines causées par les débordements de ces deux redoutables voisins.
Quelques années après le fameux déluge de 1219, fut commencée la construction de l'église
Saint-André, où le dauphin André transféra, en 1227, le chapitre qu'il venait de fonder à
Champagnier, près Vizille. Le dauphin assura à cette église une riche dotation, et, lorsqu'il
mourut, en 1237, il demanda à y être enseveli.
Nous avons dit plus haut que, depuis le XIe siècle, un accord intervenu entre les deux
coseigneurs de la ville avait consacré l'existence des bonnes coutumes accordées à leurs sujets
par les prédécesseurs de l'évêque et du comte. Aucun document ne nous a conservé la teneur
de ces coutumes, qui peut-être même n'avaient pas été rédigées et se transmettaient par la
tradition. Elles n'en étaient pas moins respectées par les deux parties, comme le prouve la
confirmation qu'en firent le duc Hugues III, mari de la dauphine Béatrix, en 1184, le dauphin
André et l'évêque Soffrey, en 1225.
En juin 1242, l'évêque Pierre et le dauphin Guigne VII consentirent à formuler dans un acte
solennel les droits des bourgeois de leur bonne ville de Grenoble. Nous en résumons les
dispositions essentielles : « Les bourgeois auront le droit de choisir parmi eux, pour les
défendre, quatre « rectores » élus pour un an; l'élection se fera directement par les bourgeois
ou par les délégués choisis par eux, en présence du procureur des coseigneurs et du châtelain ;
les recteurs élus devront jurer de défendre la personne et les droits de l'évêque et du comte ;
les bourgeois pourront se confédérer par serment pour la défense de leurs intérêts, sauf contre
l'évêque et le comte ; si l'un d'eux est attaqué, tous auront le droit de prendre les armes, de
courir sus à l'agresseur et, s'ils ne peuvent l'atteindre, de confisquer ses biens et même de les
ravager, si les recteurs le jugent bon; ils seront chargés, nuit et jour, de faire la police de la
ville, en armes ou sans armes, d'arrêter les vagabonds suspects et de les livrer au procureur et
au châtelain; enfin, ils pourront s'imposer pour la défense de la ville et pour le payement des
redevances dues aux seigneurs. »
Complétée en 1244, 1294, 1316, 1321 et 1326 et confirmée successivement par les évêques et
les dauphins, cette importante charte de franchises régla pendant tout le moyen âge les
relations de la ville avec ses seigneurs et constitua son code de droit administratif. A leur
avènement au pouvoir et avant de recevoir le serment de leurs nouveaux sujets, l'évêque et le
dauphin juraient solennellement de respecter leurs privilèges et libertés. Plus tard, les
gouverneurs qui représentèrent, à Grenoble, les dauphins de la maison de France, furent
astreints à la même formalité.
Guigue VII étant mort en 1270 et son fils Jean Ier, qui lui succéda sous la tutelle de Béatrix de
Savoie, sa mère, n'ayant vécu que quelques années, le Dauphiné passa, en vertu d'une
substitution insérée dans le testament de Guigue VII, aux mains de la princesse Anne, sa
soeur, qui l'apporta en dot à Humbert ler de la Tour, Chef de la troisième race de nos
dauphins.
Au commencement du XIVe siècle, Grenoble possédait quatre églises : Saint-Laurent, dont la
fondation remontait au Ve ou au VIe siècle, et qui avait été cédée en 1012 par Humbert
d'Albon, évêque de Grenoble, à l'abbaye bénédictine de Saint-Chaffre, en Auvergne; la
8
J.-J.-A. PILOT. Recherches sur les inondations dans la vallée de l'Isère jusqu'à nos jours. Grenoble 1857.
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cathédrale, construite probablement, du Xe au XIe siècle ; Saint-André, qui n'était pas achevée
en 1237, époque de la mort de son fondateur, le dauphin André, et, enfin, Saint-Jean, située
sur la place actuelle de Saint-André et qui fut démolie en 1562. On y trouvait, en outre, un
certain nombre de communautés religieuses, parmi lesquelles nous citerons les Frères
Mineurs, établis en 1220, et les Dominicains, que l'évêque Guillaume de Royn avait appelés
dans son diocèse en 1288, et auxquels il avait donné un emplacement pour se construire un
couvent sur-la place du Breuil, aujourd'hui place Grenette.
Nous passerons rapidement sur les règnes d'Humbert Ier, de Jean II et de Guigne VIII, qui ne
nous offrent aucun fait digne de remarque, pour arriver à Humbert II, dont les réformes
administratives furent surtout fécondes pour la prospérité de la ville de Grenoble.
En -1337, ce prince créait, à Saint-Marcellin, un conseil supérieur de justice qu'il nommait
Conseil Delphinal. Trois ans plus tard, et après d'assez longues négociations avec l'évêque de
Grenoble qui craignait, non sans raison, de voir établir dans sa ville épiscopale un agent aussi
redoutable, ce conseil, qui réunissait les attributions d'un Conseil d'État, d'un Parlement et
d'une Chambre des Comptes, était définitivement transféré à Grenoble par une ordonnance
du1er août 1340.
Dans l'intervalle, le dauphin, désireux de doter la capitale de ses États des institutions dont il
avait étudié le fonctionnement pendant son long séjour en Italie, avait fondé à Grenoble une
université où l'on enseignait le droit, la médecine et les arts. De nombreux privilèges étaient
accordés aux docteurs et aux étudiants de cette école, qui paraît néanmoins n'avoir eu qu'une
existence précaire et qui ne brilla d'un certain éclat qu'après sa réorganisation, au XVIe
Humbert II se montra prodigue pour les communautés religieuses : il donna aux Domini-cains
les revenus du péage de Grenoble pour fournir aux frais de la construction de leur chapelle, et
le château de Montfleury pour y installer des religieuses de leur ordre, transféra à Grenoble,
en 1344, le couvent de Clarisses qu'il avait fondé deux ans auparavant à Iseron, et accorda, en
1345, une rente de 210 florins d'or pour l'entretien de douze chapelains dans l'église SaintAndré.
Il n'entre pas dans notre cadre de rapporter les diverses négociations à la suite desquelles le
dauphin, attristé par la mort de son fils unique et secrètement sollicité par d'habiles agents de
la cour de France, se détermina à céder ses États au petit-fils de Philippe VI. Avant de
remettre ses sujets à leur nouveau maître, il consacra dans un statut solennel les principes qui
devaient limiter les droits de l'un et les obligations des autres. Le 16 juillet 1349, le nouveau
dauphin Charles jurait entre les mains de Jean de Clissé, évêque de Grenoble, de respecter
cette charte fondamentale des libertés delphinales.
L'avènement des dauphins de la maison de France n'apportait aucun changement à la situation
de notre ville : un nouveau fonctionnaire, le gouverneur général du Dauphiné, y représentait le
dauphin, qui séjournait rarement dans ses États. Ce grand personnage, qui réunissait entre ses
mains les pouvoirs les plus étendus, était assisté, dans tous les actes de son administration, par
le Conseil delphinal qui témoigna, dans l'accomplissement de cette haute mission, d'un sens
politique profond et d'un dévouement inaltérable aux intérêts de la France. La justice était
rendue, en première instance, par un juge de la Cour commune nommé par les deux seigneurs,
et, en appel, par le juge mage des appellations et le Conseil Delphinal. L'administration
municipale était confiée à quatre consuls assistés d'un conseil dont les membres étaient élus
chaque année par le suffrage de tous les habitants.
Fidèles au serment qu'ils prêtaient avant d'entrer en charge, ces magistrats municipaux
veillaient avec un soin jaloux à la défense des immunités de la ville et ne laissaient échapper
aucune occasion de les accroître. C'est ainsi qu'ils obtinrent, en 1365, de l'empereur Charles
IV, avec la confirmation de leurs libertés, le précieux privilège d'être dispensés des droits de
péage, par terre et par eau, dans toute l'étendue de l'empire, importante concession qui devait
favoriser le développement du commerce grenoblois.
Quelques années plus tard, ce ne furent plus les privilèges de la ville, mais son existence
même que les consuls eurent à défendre.
Depuis le déluge de 1219, le Drac, abandonnant son ancien lit, s'était répandu dans les
campagnes voisines et, à chaque crue, venait battre les murailles de la ville. En 1377, il
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déborda avec une telle violence, balayant tout sur son passage et enlevant, aux portes même
de Grenoble, le pré de la Trésorerie, que les consuls résolurent de le rejeter dans son lit
primitif en lui creusant un canal à Claix, entre les deux rochers de Brion, à l'endroit où est
actuellement le pont construit par Lesdiguières. Pour réaliser ce coûteux projet, ils eurent à
lutter contre l'hostilité des communes que traversait le nouveau lit du Drac et qui ne voyaient
pas sans effroi l'arrivée de ce dangereux voisin. Par ses lettres datées du 7 août 1378, le roidauphin Charles V prescrivit au gouverneur de prêter main-forte aux habitants de Grenoble et
de faire exécuter d'urgence les travaux de canalisation.
En 1424, l'évêque Aymon de Chissé fondait l'hôpital de Grenoble. Ce n'est pas que, depuis
plusieurs siècles, de généreux bienfaiteurs n'eussent déjà, par de pieuses créations, assuré le
soulagement des pauvres : à Saint Hugues on devait l'hôpital de la Madeleine, transformé plus
tard en prieuré ; les religieux de Saint-Antoine avaient ouvert une maison hospitalière sur les
hauteurs de Chalemont ; enfin, en 1329, Jacques de Die avait fondé l'hôpital Saint-Jacques ;
mais tous ces établissements, mal dotés, étaient insuffisants pour recevoir les pauvres qui
affluaient à Grenoble. Désireux de porter remède à cette situation dont il avait souvent gémi
durant le cours de son long épiscopat, Aymon de Chissé consacra une grande partie de son
opulente fortune à la création d'un vaste hôpital destiné à accueillir toutes les misères et à leur
offrir temporairement un asile. Cet hôpital, situé dans la rue Chenoise, fut nommé par lui
l'Hôtel-Dieu et l'hôpital N.-D.
Un autre hôpital destiné spécialement aux pestiférés fut fondé, en 1485, par un gentilhomme
de la Chambre du Roi, nommé Grace d'Archelles. Pendant la peste qui sévit, cette année-là,
avec une terrible intensité, il n'avait pu voir, sans être touché, la misère des pestiférés expulsés
de leurs maisons et de la ville et réduits à aller mourir sans secours dans les campagnes
voisines. Un legs de 3, 000 florins permit au conseiller Rabot, son exécuteur testamentaire, de
leur assurer un abri dans une modeste maison nommée l'hôpital de l'Ile, parce qu'elle était
située à l'est de la ville, dans une sorte de presqu'île formée par une courbe de l'Isère, et qui est
encore aujourd'hui désignée sous le nom d'He-Verte.
En 1453, le dauphin Louis (depuis Louis XI) donna le nom de Parlement de Grenoble au
Conseil Delphinal qui, depuis sa création, s'était montré l'auxiliaire le plus actif et le plus
dévoué de la politique française en Dauphiné.
L'histoire de Grenoble, pendant la fin du XVe et la première moitié du XVIe siècle, est surtout
marquée par le retour périodique de ces trois fléaux également redoutés de la population : les
passages des gens de guerre se rendant en Italie, les débordements de l'Isère et du Drac, et la
peste. Les souverains, qui s'arrêtèrent souvent dans notre ville pendant cette période, Charles
VIII en 1494, Louis XII en 1502, 1507 et 1511, François Ier en 1516, n'apportèrent aucun
soulagement à la profonde misère du peuple.
Toutefois, malgré les charges accablantes que lui imposait la guerre, la ville de Grenoble
se montrait animée d'un ardent patriotisme. Dans la lutte centenaire de la France contre les
Anglais, elle ne se borna pas à adresser au Ciel d'ardentes prières pour le triomphe du jeune
dauphin Charles VII et le succès des armes de la Pucelle, elle fournit à leurs armées
d'héroïques soldats qui combattirent glorieusement à Verneuil et à Orléans. De même,
pendant les guerres d'Italie, si les échecs provoquaient une très vive émotion, les victoires
étaient célébrées par des processions, des feux de joie et des fêtes où se manifestait déjà le
goût du peuple grenoblois pour les représentations théâtrales. Les mystères de SaintChristophe, de la Passion, des Trois-Doms, de Saint-André, qui ont été depuis publiés,
confirment les indications de nos registres consulaires sur l'enthousiasme de nos pères pour
ces sortes de délassements.
Au commencement du XVIe siècle, le corps consulaire de Grenoble était animé d'un esprit de
tolérance bien rare à cette époque : le 11 décembre 1517, il refusait de prêter main-forte à
l'inquisiteur de la foi envoyé à Grenoble par le légat d'Avignon. Il n'y a donc pas lieu de
s'étonner que cette ville ait été l'une des premières à recevoir les doctrines de la Réforme. Dès
l'année 1522, le cordelier Pierre de Sébiville et le dominicain Maigret y développaient les plus
audacieuses propositions de Luther. Ému du succès de ces prédications, l'évêque de Grenoble,
le fougueux Laurent II Alleman, fit emprisonner Sébiville, malgré les protestations du Conseil
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consulaire, et réussit à lui arracher une rétractation de ses erreurs; mais ni les foudres
ecclésiastiques, ni les arrêts du Parlement ne purent arrêter les progrès de la nouvelle religion
qui compta bientôt de nombreux adeptes dans la ville.
Vers la même époque, Grenoble reçut solennellement dans ses murs le chevalier Bayard,
nommé lieutenant général du Dauphiné. Le vaillant capitaine s'occupa activement des intérêts
de la ville, et, détail piquant, lui offrit, en 1523, une maison pour y recevoir les filles
repenties.
Dès le XIe Siècle, Grenoble était le centre commercial de la région, et ses marchés et ses
foires, qui se tenaient sur la place du Breuil, aujourd'hui place Grenette, étaient très
fréquentés. En 1528, le gouverneur du Dauphiné lui attribua trois grandes foires d'une durée
de cinq à six jours : elles étaient fixées au 22 janvier (foire de Saint-Vincent), au 16 août
(foire de N.-D. de la Mi-Août) et au 4 décembre (foire de Sainte-Barbe).
Le l er août 1552, le comte de Saint-Pol, gouverneur du Dauphiné, cédant aux sollicitations du
Conseil consulaire, rétablit l'Université fondée deux siècles auparavant par le dauphin
Humbert II, et qui avait cessé de fonctionner depuis de longues années. En attendant qu'on
trouvât un local convenable, les cours eurent lieu dans le réfectoire des Cordeliers. Dès lors, il
y eut entre l'Université de Grenoble et celle que Louis XI avait fondée à Valence en 1452, une
vive émulation de célébrité, chacune s'efforçant d'attirer à elle les étudiants par -le renom de
ses maîtres. Parmi ceux qui illustrèrent l'existence éphémère de l'Université de Grenoble, nous
citerons : Mathieu Gribaldi, Jérôme Atheneus, Hector Richerius, Jean de Boissone et, enfin,
Antoine de Govéa. Les guerres de religion arrêtèrent le développement de cette grande école,
qui fut supprimée en 1565 et réunie à celle de Valence.
Toujours attentif à accroître les privilèges confiés à sa garde, le Conseil consulaire demandait,
en 1544, la juridiction en matière de police que possédaient les autres Conseils des bonnes
villes de France ; en 1559, il protestait avec énergie contre l'ordonnance royale qui décidait
qu'à l'avenir les États du Dauphiné se réuniraient alternativement dans chacune des dix villes
capitales du Dauphiné : les consuls de Grenoble prétendaient que, d'après un ancien usage, ces
réunions devaient se tenir exclusivement à Grenoble, où une tour était affectée à la
conservation des archives des États.
De graves événements se préparaient, qui allaient, pendant un demi-siècle, absorber toute
l'attention des pouvoirs consulaires. S'il n'entre pas dans le cadre de ce récit sommaire de
retracer les sanglantes péripéties des guerres religieuses en Dauphiné, nous devons quelques
développements à l'un des épisodes les plus dramatiques de notre histoire locale.
Depuis Sébiville, le protestantisme avait fait à Grenoble de nombreux prosélytes, parmi
lesquels on comptait un certain nombre de membres du Parlement. Des réunions et des
prêches avaient lieu dans les faubourgs. Le Conseil consulaire le savait, et, prévoyant des
troubles, en avait averti La Motte-Gondrin, lieutenant général de la province. Celui-ci n'était
que trop disposé à la sévérité : à Valence, où il se trouvait, ses rigueurs impolitiques
provoquèrent une émeute dans laquelle il fut assassiné, le 25 avril 1562, par des agents du
trop célèbre François de Beumont, baron des Adrets.
A cette nouvelle, les réformés de Grenoble prirent les armes, s'emparèrent des portes, et, sans
tenir compte des tentatives de conciliation du Parlement, pillèrent les églises, brûlèrent les
images et installèrent leur prêche dans la chapelle des Cordeliers. Le 11 mai, le baron des
Adrets entrait dans la ville, où son premier soin fut de renouveler le corps consulaire et
d'interdire l'exercice du culte catholique. La soldatesque qu'il traînait à sa suite acheva le
pillage des églises et brûla, sur la place Notre-Dame, avec les chartes de l'Évêché, les restes
de l'évêque saint Hugues et le chef de saint Vincent, ancien patron de la Cathédrale.
Le 7 juin, après avoir fait transporter à Valence les plus grosses pièces d'artillerie de la ville,
et enlevé les reliquaires des églises pour payer la solde de ses troupes, le baron quitta
Grenoble dont il laissa le commandement au capitaine Vieux-Brion. Sept jours après, le
lieutenant général Maugiron, qui avait succédé à La Motte-Gondrin, se présentait devant les
remparts avec 1, 200 hommes et 200 chevaux : il promettait le libre exercice des deux
religions. Les compagnies huguenotes, impuissantes à défendre la place, se retirèrent en bon
ordre.
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Ce triomphe du parti catholique ne devait pas être de longue durée. Maugiron ne put séjourner
à Grenoble que deux jours, et la faible garnison qu'il y laissa à son départ dut se
replier à son tour lorsque, après la prise de Saint-Marcellin, des Adrets rentra dans la ville le
26 juin, à la tête de 6, 000 hommes. Depuis cette époque jusqu'au traité du 19 mars 1563,
Grenoble resta sous la domination des protestants, malgré les efforts tentés pour la reprendre,
par Maugiron et ses lieutenants, le sire de Vinay et le baron de Sassenage.
A la suite de l'accord intervenu entre la reine-mère et le prince de Condé, le peuple de
Grenoble fut réuni en assemblée générale pour délibérer sur la religion qu'il entendait adopter
: d'une voix unanime, tous les assistants déclarèrent qu'ils voulaient rester fidèles au culte
réformé, qu'ils répudiaient toute superstition et qu'ils exécraient la messe. Malgré ces
dispositions hostiles, le 1er août 1563, sur les instances du maréchal de Vieilleville,
commissaire exécuteur de l'édit de paix en Dauphiné, , les habitants jurèrent d'observer les
édits du Roi et d'oublier toutes inimitiés. A la suite de ce serment, des tentatives de
conciliation furent faites : les réformés furent admis aux charges municipales; on leur donna
un maitre d'école spécial, et une église leur fut temporairement cédée pour y célébrer leur
culte. Mais les divisions reparurent lorsqu'il s'agit de procéder à l'élection des consuls : on ne
put s'entendre et le Parlement dut y pourvoir.
La peste qui survint, décimant catholiques et huguenots, ne calma pas l'animosité des deux
partis en présence : des rixes presque quotidiennes, qui semaient les rues de cadavres,
témoignaient du respect avec lequel était observé l'édit interdisant le port d'armes. En 1565,
Bertrand de Gordes succéda à Maugiron destitué : la situation ne fit qu'empirer, les partisans
de Maugiron constituant dès lors un troisième parti.
La guerre reprit en 1567 : nous n'en raconterons pas les incidents, mais nous devons signaler
dès cette époque une curieuse transformation de l'esprit public dans notre ville. Le Conseil
consulaire qui, au commencement du siècle, témoignait de dispositions si libérales en refusant
son appui à l'Inquisition, qui avait défendu Sébiville contre les rigueurs de Laurent Alleman,
qui, plus tard, s'était si facilement soumis à la tyrannie du baron des Adrets et avait protesté de
son attachement à la Réforme et de sa haine pour le culte romain, ce conseil est à cette date
absolument transformé. L'influence catholique y prédomine ; les réformés sont traqués et
emprisonnés; ceux qui s'approchent de la ville sont menacés de la hart ; les passions
populaires, surexcitées par les harangues virulentes du prieur des Jacobins et du premier
consul Basset, se traduisent chaque jour dans des demandes de proscriptions adressées au
lieutenant général de Gordes.
« Messieurs, disait le premier consul Basset, je vous supplie …éveillons nos esprits, montrons
que cette ville est la capitale de la province et que les autres prennent exemple de nos vertus
..... Nous ne saurions rien entreprendre qui ne soit juste si nous cherchons par tous moyens à
confondre nos ennemis ; je les dis brigands publics, car nos lois permettent, sans autre
autorité, à un chacun de les tuer impunément ; excitons-nous à ce coup… ne tardons plus ! »
Ce sera l'éternel honneur du lieutenant général de Gordes et du Parlement, d'avoir su résister à
ces haineuses sollicitations et d'avoir épargné à notre ville les horreurs de la Saint-Barthélemy
; et il importe peu de savoir si, en commettant cette glorieuse désobéissance, l'héroïque soldat
a cédé à un sentiment naturel d'humanité ou à une secrète sympathie pour les réformés.
Disons toutefois, pour compléter ce tableau de l'esprit public à Grenoble en 1572, que tous les
habitants n'étaient pas aussi fanatiques. Un pauvre homme nommé Bernard, surpris sur les
remparts au moment où il démolissait une palissade pour faire du feu, répondait à un soldat
qui le traitait de religionnaire : « Je suis de la religion quand il est de besoin et papiste quand
je le crois bon. »
Pendant la période comprise entre la Saint-Barthélemy et la prise de Grenoble par
Lesdiguières, la ville reste sur le pied de guerre : ce ne sont que continuelles alertes, visites
domiciliaires, conspirations découvertes et impitoyablement réprimées ; le 12 août 1576, la
tête de Montbrun tombe sur l'échafaud.
En 1579, la reine-mère Catherine de- Médicis se rend à Grenoble pour y conférer avec les
chefs protestants et obtenir d'eux le désarmement de leurs troupes et leur soumission à l'édit
de Poitiers. Efforts inutiles ! Aux deux partis dont les querelles ensanglantaient la province,
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s'en joint maintenant un troisième qui méconnaît l'autorité du roi. Il ne tarde pas à dominer à
Grenoble où il a pour chef d'Albigny. Le lieutenant général Alfonse d'Ornano est, dès son
arrivée dans cette ville, en butte aux hostilités de ces fanatiques qui le soupçonnent de pactiser
avec Lesdiguières. Lorsqu'en 1589 on apprend qu'une trêve a été conclue entre eux, les
ligueurs envahissent la demeure du lieutenant général qui est obligé de s'enfuir.
L'assassinat d'Henri III, le 1er août 1589, simplifia la situation : les royalistes, représentés par
d'Ornano, s'unirent à Lesdiguières, chef du parti protestant, pour conserver la province au
nouveau roi Henri IV. C'était déclarer la guerre à la ville de Grenoble qui entretenait une
active correspondance avec Mayenne.
Le 8 novembre, le cardinal Cajetan faisait remettre au Conseil consulaire une bulle du Pape
dissuadant les catholiques de s'unir aux réformés et les encourageant à la résistance. En même
temps, le duc de Savoie lui offrait des «secours, à condition qu'il voulût bien reconnaître ses
droits à la couronne de France : le Conseil accepta les secours, mais déclara réserver son
adhésion au roi qui serait élu par les États généraux.
Toutes les tentatives de conciliation faites par le Parlement ayant échoué, Lesdiguières se
décida à avoir recours aux armes. Dans la nuit du 24 au 25 novembre 1590, il emporta la rive
droite de l'Isère. Après d'assez longs pourparlers, le Conseil dut accepter les clauses de la
capitulation qui lui étaient dictées, et, le 22 décembre, Lesdiguières entrait en vainqueur dans
la ville.
Cet événement termine pour Grenoble la longue période des guerres religieuses. Grâce à la
bienveillante protection de Lesdiguières, qui devient bientôt le maître incontesté de la
province, la ville se recueille et panse ses plaies. En 1592, Guillaume Verdier rétablit
l'imprimerie qu'Étienne Foret y avait introduite en 1490, et qui, après avoir brillé d'un certain
éclat pendant les premières années du XVIe siècle, en avait été chassée depuis 50 ans par la
peste et la guerre civile.
Lorsque le traité de Lyon permit à Lesdiguières de remettre pour quelque temps sa vaillante
épée au fourreau, il s'occupa de réorganiser l'administration qui, depuis le commencement des
troubles, était dans le plus grand désordre. En même temps, il faisait ouvrir des routes,
endiguait le Drac auquel il réunissait le Draquet, construisait le pont de Claix, plaçait audessus du Rabot une forteresse imprenable, la Bastille, et confiait à Alexandre Calignon la
mission de tracer une nouvelle ligne de remparts qui doublait l'ancienne enceinte romaine
dans laquelle la ville étouffait depuis douze siècles. Malheureusement, sa mort, arrivée en
1626, empêcha l'exécution de ce dernier projet qui, repris en 1636 par le maréchal de Créqui,
abandonné de nouveau, fut enfin définitivement réalisé en 1670 et régularisé, en 1692, par
Vauban qui, dans un mémoire daté de l'année 1700, reconnaissait déjà l'insuffisance de la
nouvelle enceinte et indiquait comme nécessaire l'agrandissement qui fut pratiqué en 1832.
En 1627, le maréchal de Créqui, gendre de Lesdiguières, posait la première pierre d'un vaste
bâtiment destiné à remplacer les anciens hôpitaux devenus insuffisants : plusieurs fois
interrompus, les travaux étaient terminés en 1650.
Ces lenteurs et ces interruptions trouvent leur excuse dans la situation déplorable des finances
de la ville que la peste, les inondations, la guerre civile avaient épuisées. Des divisions
profondes entre les trois ordres, relativement à la répartition de l'impôt, divisions qui se
traduisirent par le long et complexe procès des tailles, retardaient indéfiniment l'exécution des
grands travaux publics conçus par Lesdiguières. Dans cette lutte mémorable entre les
privilégiés et le Tiers-État, la victoire resta à ce dernier : un arrêt du 31 mai 1634 déclarait les
tailles réelles en Dauphiné. Victoire chèrement payée, les États généraux du Dauphiné étaient
supprimés !
Avec la suppression des États apparaît à Grenoble un fonctionnaire nouveau, l'intendant,
puissant agent de centralisation qui, réunissant entre ses mains les attributions les plus
étendues, va rendre presque exclusivement honorifique les fonctions du gouverneur. C'est
grâce à l'appui de ces intelligents administrateurs, parmi lesquels il convient de citer les noms
de Bouclai, d'Angervilliers, de Fontanieu et de Pajot de Marcheval, que l'ordre put être rétabli
dans les finances de la ville, qui sortit enfin des embarras qui depuis deux siècles paralysaient
son développement.
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A cette même époque, la Chambre des comptes qui, depuis sa création, était unie au
Parlement de Grenoble, en fut séparée par un édit de mars 1627 et réglée à l'instar de la
Chambre des comptes de Paris. Par le même édit, les Trésoriers du Dauphiné furent aussi
démembrés du Parlement et constitués en corps spécial sous le nom de Bureau des Finances.
Nous avons dit avec quels regrets les consuls de Grenoble avaient accueilli l'ordonnance
royale qui, en 1565, leur enlevait leur Université pour la réunir à celle de Valence; ces regrets
se traduisirent d'abord par des protestations, puis par des demandes de rétablissement dont
tous les registres de délibérations consulaires du XVIIe et du XVIIIe siècle nous ont conservé
l'écho. Sans doute ces revendications étaient dictées par le légitime désir d'accroître la
prospérité matérielle de la ville, mais il serait injuste de ne pas y voir la manifestation d'une
profonde sympathie pour l'instruction publique. Et, en effet, si nous feuilletons nos vieux
livres de comptes, nous y voyons que, dès le milieu du XIVe siècle, il y avait à Grenoble une
école de grammaire dont les maîtres étaient exempts des charges locales, et que, pendant les
périodes troublées dont nous avons présenté le triste tableau, la guerre, la peste et la famine ne
réussissaient pas à faire oublier aux consuls qu'ils avaient le devoir d'assurer aux enfants de la
ville « le bienfait inestimable du savoir ». Aucun sacrifice ne leur semblait trop onéreux pour
se procurer des maîtres instruits et dévoués qu'ils allaient chercher jusqu'à Paris, et auxquels
ils ne confiaient la direction des écoles qu'après les avoir soumis à l'épreuve d'un examen
public. Non contents de subvenir aux frais de. l'enseignement, ils en rédigeaient les
programmes et, par de fréquentes visites, en surveillaient l'application. Lorsque le maître se
relâchait de son zèle, ou oubliait la dignité de sa profession, il était admonesté avec sévérité,
et, en cas de récidive, impitoyablement congédié.
Dans le but d'assurer la prospérité de l'école municipale, le Conseil interdisait absolument
l'ouverture de toute autre école publique. Toutefois, ce monopole n'empêchait pas qu'il n'y eût
à Grenoble un certain nombre de pédagogues particuliers que les riches familles
parlementaires entretenaient dans leurs hôtels pour l'éducation de leurs enfants. Étaient
également autorisées les écoles de jeunes clercs fondées en 1574, dans chacune des églises
N.-D. et Saint-André, par une disposition testamentaire de François de Saint-Marcel
d'Avançon, évêque de Grenoble.
Au commencement du XVIIe siècle, dans la plupart des villes du Dauphiné, ces écoles
secondaires furent transformées en collèges et placées sous la direction d'une communauté
religieuse. A Grenoble, ce furent les Dominicains qui prirent l'initiative de cette
réorganisation : en 1606, ils soumirent au Conseil le programme d'un collège comprenant trois
classes : la grammaire, les humanités et la rhétorique. Le Conseil accepta cette proposition et
promit une subvention annuelle de 600 livres, à condition que les cours soient gratuits. En
1635, une généreuse fondation permit d'y annexer une classe de philosophie.
Le collège prospérait, lorsque les Jésuites vinrent se fixer à Grenoble et manifestèrent
l'intention de fonder un établissement semblable. Les Jacobins résistèrent d'abord, puis
finirent par transiger avec leurs puissants rivaux qui prirent la direction du collège et ne leur
laissèrent que le cours de philosophie.
Habilement 'dirigé par de savants maîtres, le collège acquit bientôt une telle réputation, que le
roi Louis XIV s'en déclara le fondateur et lui constitua une importante dotation. Dès
1650, les Jésuites avaient fait construire les vastes bâtiments où est actuellement installé notre
Lycée ; quelques années plus tard, grâce à de généreux donateurs, parmi lesquels figure le P.
La Chaise, ils achevaient la chapelle dont la façade monumentale, qui coûta plus de 18, 000
livres; fut exécutée d'après les plans et sous la direction d'un architecte jésuite, le P. Louis
Hoste.
En 1763, après la suppression des Jésuites, la direction du collège fut confiée à des prêtres
séculiers qui le laissèrent péricliter jusqu'en 1786, époque où ils furent remplacés par les
Joséphistes qui le gardèrent jusqu'à la Révolution.
Pendant le cours du XVIIe siècle, un grand nombre de communautés religieuses s'établirent à
Grenoble. C'est ainsi qu'on vit successivement s'élever les couvents des Récollets en 1608, des
Capucins en 1610, des Minimes en 1613, des Augustins Réformés en 1623, des Carmes en
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1644. En 1707, les Frères de la Doctrine chrétienne étaient chargés de la direction des écoles
primaires de la ville.
Plus nombreux encore étaient les monastères de femmes, parmi lesquels nous citerons : les
Ursulines (1606); les Visitandines, fondées en 1618 par saint François de Salles et Madame
de Chantal, à la suite d'une mission prêchée à Grenoble par l'évêque de Genève; les
Bernardines (1624), les Religieuses du Verbe Incarné, les Carmélites, les Sœurs de la
Miséricorde, etc.
Enfin, en 1671, un éminent évêque de Grenoble, Etienne Le Camus, avait- fait construire un
grand séminaire sur l'emplacement de l'ancien temple des Réformés, et en avait confié la
direction aux prêtres de l'Oratoire.
A la place du temple bâti en 1392, et qu'ils avaient été contraints de démolir, parce que
l'agrandissement de la ville l'avait, contrairement à la loi, enfermé dans l'enceinte des
remparts, les Réformés en construisirent un autre en dehors de la porte Très-Cloître. Ils ne
devaient pas en jouir longtemps. En 1683, la révocation de l'édit de Nantes chassait du
Dauphiné 10000 protestants ; presque aussitôt, des ordres précis de Louvois prescrivaient la
destruction du nouveau temple et l'envoi à Grenoble des dragons convertisseurs, malgré les
sages remontrances du cardinal Le Camus qui réussit à faire congédier ces missionnaires
compromettants.
Nous ne parlerions pas des inondations qui, pendant les XVIIe et XVIIIe siècles, revinrent
tous les dix ans épouvanter la ville et ses environs, si nous n'y trouvions l'occasion de rappeler
que le désastre de 1733 a inspiré un poème patois devenu célèbre sous le nom de Grenublo
Inalhérom, et qui est l'oeuvre d'un épicier poète de notre ville, nommé Blanc la Goutte. Nous
croyons intéressant d'en citer quelques vers qui pourront donner une idée de cette épopée
tragi-comique où l'inspiration poétique est très faible, mais où l'on peut trouver des tableaux
pittoresques et d'ingénieuses images.
Quan ben ne vou chaut ren de le gen de ma sorta,
Je voudrin ben povei fare uvri voutra porta,
Intra chieu vo, monsieur, vo leva mon chapet ,
Vo rendre mou devei, voz uffri mon respect,
Mai d'avei cel honnou l'esperanci s'envole,
Je seu tout rebuti , la goutta me désole,
Je ne poei plu marchié, décindre ni monta,
A pompon-lorion je me foei charronta;
A pena din le man poei-je teni mon livro,
Je n'ai plu que louz yeux et quatro deigt de libro
Je seu sans apeti, je ne poei ren dormi,
Enfin jamais gouttou ne. soffrit tant que mi;
Maugra tant de chagrin, quan je seu las de lire,
Quoque fei per hasard je me meilo d'écrire,
J'estropio quoque vers, je foei quoque chanson
Que n'on, le plus sovin, ni rima ni raison,
Et qu'amuzon pas moins le jouene ricandelle
Que voudrion toujours vei de babiole novelle.
Grossié! me diri-vo, faudri parla" françois!
Y ne me revint pas si ben que le patois ;
Quand à me délassié ma museta m'invite,
Je metto per écrit ce que la folla dicte,
N'attendant de celei ni profit ni renom,
Passant mou tristouz an, j'instruirai mou nevon.
Veiquia ce que m'a fa barboulie prou d'ouvrageo
Sans crainte qu'on blamel mon barbaro langage°.
Ore je parlarai tant de l'inondation
Que duz autro sujet que causon l'affliction.
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L'histoire de Grenoble pendant la seconde moitié du XVIIe siècle se résume dans la lutte
soutenue contre l'arbitraire du pouvoir royal par le Parlement qui, depuis la suppression des
États, se considérait comme le défenseur naturel des libertés de la province. En exposant les
phases de cette lutte, nous aurons expliqué les origines et les causes de la Révolution en
Dauphiné.
Le premier incident est l'affaire Dumesnil. En 1763 , le Parlement ayant refusé d'enregistrer
deux édits par lesquels le roi, au mépris de ses engagements et pour satisfaire l'insatiable
avidité des traitants, prorogeait pour six ans le second vingtième qui, d'après l'édit de 1760,
devait finir à la paix, le lieutenant général Dumesnil, ne pouvant triompher de cette résistance,
dut procéder en personne à un enregistrement « manu militari » . Comme les vacances
commençaient le lendemain, le Parlement ne put protester ; mais des avis secrets, transmis à
chacun de ses membres, les invitèrent à assister à la première audience des vacations où de
solennelles remontrances seraient adressées au roi. Averti de ce qui se préparait, le lieutenant
général fit -garder les abords du palais et ne laissa pénétrer que les membres de la Chambre
des vacations. Celle-ci, irritée de voir ses projets déjoués, rendit un arrêt qui décrétait de prise
de corps le lieutenant général pour avoir entravé l'exercice de la justice. En même temps, elle
faisait circuler dans la ville des protestations indignées contre la violence dont le Parlement
avait été victime, et provoquait ainsi parmi le peuple une vive émotion qui se traduisit par des
pamphlets , des placards séditieux et des chansons satiriques contre le lieutenant général. Ni
l'ordonnance royale prescrivant de raturer l'arrêt de prise de corps, ni le blâme infligé aux
conseillers successivement mandés à la Cour, ni les lettres de cachet ne purent vaincre
l'opiniâtre résistance du Parlement : la mort seule de Dumesnil, arrivée au commencement de
1764 , mit fin à la querelle.
En 1771, le Parlement de Grenoble fut supprimé par suite des réformes opérées par le
chancelier Maupeou et remplacé par une Cour de justice ; à son retour, en 1775, il fut accueilli
par les acclamations enthousiastes de la population de la ville.
Cette popularité, le Parlement faillit la perdre quelques années après, en s'opposant à la
création de l'Assemblée provinciale. Depuis le commencement du siècle, le Dauphiné
réclamait instamment le rétablissement de ses États supprimés en 1628. La Cour, en refusant
d'abandonner cette conquête du pouvoir personnel, avait consenti, en 1779, à accorder une
assemblée provinciale destinée à contrebalancer l'influence omnipotente de l'intendant. La
retraite de Necker, auquel on devait cette conception libérale, fit abandonner ce projet dont
l'application rencontrait déjà des difficultés. Repris en 1787, il fut accueilli en Dauphiné avec
enthousiasme ; seuls le Parlement et la Chambre des Comptes firent des réserves. Toutefois,
l'assemblée se réunit le 1er octobre 1787, dans l'Hôtel de Ville de Grenoble, sous la
présidence de Lefranc de Pompignan, archevêque de Vienne, et nomma les membres de la
commission intermédiaire. Là s'arrêta son rôle : les entraves apportées par le Parlement à son
fonctionnement régulier l'ayant empêchée de se réunir une seconde fois. Cette opposition fut
diversement jugée et donna naissance à ce que M. Champollion appelle : « l'émeute pacifique
des brochures »9.
L'année suivante, ce ne fut plus la platonique opposition des publicistes qui répondit aux
violences des agents du pouvoir royal, ce fut le peuple en armes : à l'émeute des brochures
succéda la journée des tuiles.
Le 10 mai 1788, le comte de Clermont-Tonnerre, lieutenant général de la province, et
l'intendant Caze de la Bove faisaient procéder militairement à l'enregistrement des édits qui
suspendaient les parlements en leur enlevant le droit de vérification, source de leur autorité.
En même temps, les magistrats recevaient l'ordre de quitter le palais dont les portes étaient
définitivement fermées. Cette exécution produisit dans la ville une grande fermentation qui
s'accrut encore lorsqu'on répandit parmi le peuple les protestations indignées du Parlement,
secrètement réuni, et les doléances du Conseil général qui déclarait hautement que la
suppression du Parlement, c'était la ruine de la ville.
9
A. CHAMPOLLION-FIGEAC. Chroniques Dauphinoises, 1re période, p. 298.
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L'émeute éclata le 7 juin, à la nouvelle que tous les membres du Parlement étaient exilés.
Aussitôt les boutiques se ferment, des groupes tumultueux parcourent les rues et entourent les
maisons des conseillers pour les .empêcher de partir. Devant l'hôtel du premier président la
foule s'entrouvre respectueusement pour laisser passer le corps des avocats et des procureurs
qui, revêtus de leur robe de palais, viennent témoigner de leur sympathie pour cette antique
magistrature qui disparaît» Au moment où M. de Bérulle, premier président, sort de son logis
pour monter en voiture, il est arrêté par le peuple qui dételle ses chevaux. En même temps le
tocsin sonne et les paysans des campagnes voisines arrivent armés de haches et de pioches ;
trouvant la porte fermée, ils enfoncent une poterne et se mêlent aux émeutiers de la ville ; puis
tous ensemble se ruent sur l'hôtel du duc de Clermont-Tonnerre. Les portes sont enfoncées et
les appartements envahis. C'est en vain que les troupes essayent de repousser la foule.: des
pierres et des tuiles lancées du haut des toits mettent le désordre dans les rangs. Se sentant
débordé et craignant de plus graves événements, le duc de Clermont-Tonnerre écrit au
premier président qu'il peut suspendre son départ et autoriser ses collègues à en faire autant.
M. de Bérulle fait lire publiquement la lettre du lieutenant général; Mais la victoire a rendu le
peuple exigeant : il veut que le Parlement soit réinstallé dans le Palais de Justice dont il a été
brutalement chassé. Le premier président le comprend : par ses ordres, les conseillers se
réunissent à son hôtel, après avoir quitté leurs habits de voyage pour revêtir la robe d'hermine
; puis tous ensemble, escortés d'un concours immense de population, se rendent au Palais dont
le lieutenant général a dû livrer les clefs. Lorsque les magistrats ont repris leurs sièges, le
premier président prononce une courte harangue dans laquelle il invite ses concitoyens à
rentrer dans leurs demeures, confiants dans la justice du Roi et la fermeté patriotique du
Parlement pour la défense de leurs droits. Ces paroles sont accueillies par des acclamations et
la foule s'écoule paisiblement.
Dans la nuit du 12 au 13 juin, tous les membres du Parlement quittèrent la ville, et le marquis
de Marcien, gouverneur de Grenoble, écrivit au premier ministre : « L'ordre paraît rétabli. »
Il n'en était rien : de nombreuses assemblées avaient lieu, où l'on se communiquait un
mémoire intitulé : « L'Esprit des lois enregistrées militairement », oeuvre d'une rare vigueur
due à la plume d'un jeune patriote dauphinois dont le nom sera bientôt célèbre, l'avocat
Barnave. Le 14 juin, une assemblée des notables des Trois-Ordres, convoqués à l'Hôtel de
Ville, protestait contre les édits et émettait le vœu que les États généraux du royaume fussent
convoqués pour remédier aux maux de la nation et qu'en attendant, S. M. permît la réunion
des États particuliers de la province, en y appelant des représentants du Tiers-État en nombre
égal à celui des membres du clergé et de la noblesse. En même temps l'assemblée invitait les
Trois-Ordres des villes et bourgs du Dauphiné à envoyer des députés à Grenoble pour
délibérer ultérieurement sur les droits et intérêts communs.
Cet appel fut entendu : mais le maréchal de Vaux, successeur du duc de Clermont-Tonnerre,
ayant interdit toute assemblée à Grenoble, les députés durent se réunir, le 21 juillet, au
château de Vizille, sous la présidence du comte de Morges ; Joseph Mounier, juge royal de
Grenoble, fut nommé secrétaire par acclamation.
Après une assez longue discussion, l'assemblée adopta d'un vote unanime un projet de
résolutions dont nous reproduisons les dispositions principales :
« Les trois ordres, protestant contre les nouveaux édits enregistrés militairement le 10 mai
dernier au Parlement de Grenoble, déclarent qu'ils ne peuvent lier leur obéissance parce que
leur enregistrement est illégal et qu'il renverse la constitution du royaume; de très
respectueuses représentations seront adressées à S. M: pour la supplier de retirer les nouveaux
édits, de rétablir le Parlement du Dauphiné et les autres tribunaux dans toutes les fonctions qui
leur étaient auparavant attribuées, de convoquer les États généraux du royaume, de convoquer
aussi les États particuliers de la province ;
« Les trois ordres tiennent pour infâmes et traîtres à la patrie tous ceux qui ont accepté ou qui
pourraient accepter à l'avenir des fonctions en exécution des nouveaux édits ;
« Les trois ordres de la province, empressés de donner à tous les Français un exemple d'union
et d'attachement à la monarchie, prêts à tous les sacrifices que pourraient exiger la sûreté et la
gloire du trône, n'octroieront les impôts par dons gratuits ou autrement que lorsque leurs
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représentants en auront délibéré dans les États généraux du royaume ; dans les États de la
province, les députés du Tiers-État seront en nombre égal à ceux des deux premiers ordres
réunis, toutes les places y seront électives et les corvées seront remplacées par une imposition
sur les trois ordres, conformément à la transaction de 1554.
« Les trois ordres du Dauphiné ne sépareront jamais leur cause de celle des autres provinces,
et en soutenant leurs droits particuliers ils n'abandonneront pas ceux de la nation. »
Après cette imposante manifestation, le ministère comprit que la lutte devenait impossible et
dangereuse, et il convoqua pour le 20 août, à Romans, une assemblée composée de180
députés 'dont 30 du clergé, 60 de la noblesse et 90 du Tiers-État.
C'est pendant les délibérations de cette assemblée, à laquelle il avait pris une part active, que
l'évêque de Grenoble, Ilay de Bonteville, poussé par un accès de mélancolie encore
inexpliqué, se brûla la cervelle dans son château d'Herbeys, près Grenoble, le 6 octobre 1788.
Le 20 octobre, le Parlement, rétabli dans ses fonctions, faisait sa rentrée solennelle au milieu
des acclamations populaires; le 1er décembre, après un silence de cent cinquante ans, les États
du Dauphiné reprenaient leurs séances à Romans ; enfin le roi s'était décidé à convoquer pour
l'année suivante les États généraux du royaume : les remontrances de l'assemblée de Vizille
avaient été entendues.
Le 2 janvier 1789, les États de Romans nommèrent les députés de la province aux États
généraux : parmi les élus figuraient Joseph Mounier et Barnave.
Le 4 mars 1790, un décret divisait le Dauphiné en trois départements et l'ancienne capitale
de la province n'était plus que le chef-lieu du département de l'Isère.
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