Essai historique
sur la ville de
Grenoble
Repris de lintroduction de
linventaire sommaire des archives
communales antérieures à 1790.
Rédigé par M. Auguste
Prudhomme, Archiviste du
département. 1886
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'imagination féconde des chroniqueurs du moyen âge assignait à la ville de Grenoble
une légendaire antiquité. Suivant Aymar Rivail, qui reconnaît ingénument ne pouvoir
en fournir la preuve, c'est au troyen Francus, fils d'Hector, qu'il faudrait en attribuer la
fondation.
Si nous demandons à des textes positifs la solution de ce premier problème, nous sommes
contraints d'être plus modeste. Les anciens géographes, Strabon, Ptolémée et Pline l'Ancien
n'ont pas prononcé le nom de Cularo, et c'est à une lettre de Plancus à Cicéron
1
que nous
devons de savoir qu'un demi-siècle avant J.-C., la future capitale du Dauphiné était un
oppidum gaulois situé sur la rive droite de l'Isère, qui séparait le territoire des Allobroges de
celui des Voconces.
Après la conquête romaine, l'humble bourgade resserrée entre la rivière et la montagne ne
tarda pas à s'étendre sur la rive gauche de l'Isère ; elle devint une station de la grande voie qui
reliait l'Italie à Vienne par le mont Genèvre ; avant d'être érigée en civitas, elle fournit à
Vienne des décurions, des questeurs, des triumvirs et des flammes; un bureau de douane y fut
établi pour la perception de l'impôt, nommé le Quarantième des Gaules
2
; enfin, peu à peu,
aux divinités indigètes de l'Allobrogie et du Vocontium, succédèrent, sur les autels de Cularo,
Mars, Mercure, Maia, Vulcain et les autres dieux du Panthéon romain.
L'importance de ce point stratégique ne pouvait échapper à l'attention des généraux romains
qui y passaient fréquemment en conduisant des troupes dans la Narbonnaise : dès lors, Cularo
fut ce qu'il est resté depuis, une place forte de premier ordre dont la garnison avait pour
mission de maintenir dans l'obéissance les peuplades voisines encore mal assimilées et les
chefs militaires trop souvent tentés de se tailler un royaume dans les débris de l'empire.
Vers la fin du Me siècle, l'empereur Maximien fit reconstruire son enceinte de murailles,
flanquée de nombreuses tours et ouverte par deux portes monumentales : la porte Viennoise, à
laquelle il donna son nom d'Herculeus, et la porte Romaine qu'il fit appeler Jovia, en
l'honneur de Dioclétien son collègue.
Un siècle plus tard, le « viens » devenu cité romaine dépouillait son nom barbare de Cularo
pour prendre celui de « Gratianopolis » qu'il emprunta à l'empereur Gratien. A la suite de
quels événements eut lieu ce changement? Les textes ne nous l'apprennent pas : on sait
seulement qu'en 379, l'empereur Gratien, revenant d'Illyrie, passait dans le voisinage de la
province viennoise, et que, deux ans plus tard, Domnin, qui occupe la première place sur la
liste de nos évêques, assistant au concile d'Aquilée, y prenait le titre d' « episcopus
Gratianopolitanus ». Les auteurs du Ve siècle qui parlent incidemment de notre ville, saint
Augustin dans sa Cité de Dieu, le pape saint Léon dans une bulle du 5 mai 450, Sidoine
Appollinaire dans une lettre à Placidus, évêque de Grenoble, adoptent tous la nouvelle
appellation qui, se transformant à travers les âges, est devenue Grenoble
3
.
D'après la « Notifia provinciarum et civitatum Galliae », document contemporain du règne de
l'empereur Honorius (395-423), l'ancien « vicus » de Cularo, devenu la « civitas Gratiano-
politana », faisait partie de la province de Vienne. Depuis la fin du IVe siècle, le
Christianisme y avait été introduit et un évêché avait été fondé qui adoptait pour ses limites
celles de la « civitas » romaine.
'Telle était la situation de notre ville lorsque Romulus Augustule laissa tomber de ses mains
débiles le sceptre trop lourd dont les barbares se disputèrent les débris.
Dans ce partage de l'empire, la province viennoise échut aux Burgondes, qui, depuis le milieu
du e siècle, y avaient été établis comme auxiliaires par le patrice Aétius. Ce grand fait
historique dut s'opérer presque pacifiquement et sans protestation des populations gallo-
1
CICÉRON. Epistoloe ad familiares, X, 23. Cf. A. MACÉ. Mémoire sur quelques points controversés de
la géographie des pays qui ont constitué le Dauphine et la Savoie. (Bull. de l'Académie Delphinale, 2e
série, H, 386.
2
DESJARDINS. Géographie de la Gaule Romaine, III, pp. 308 et 424.
3
CHAMPOLLION-FIGEAC: Antiquités de Grenoble ou Histoire ancienne de cette ville d'après ses
monuments. --Grenoble, 1807, in-40.
L
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romaines dont les propriétés et les lois furent respectées par les nouveaux maîtres, qui
s'établirent à côté d'elles, dans les vastes domaines dépendant du fisc impérial.
Loin de vouloir imposer leurs institutions et leurs lois, les Burgondes firent rédiger deux
codes de lois destinés à régler les rapports des deux peuples entre eux et à fixer les droits et
les devoirs des sujets du nouvel empire : le premier, connu sous le nom de loi Gombette, était
applicable aux barbares; le second, qui a conservé le nom inexact de Responsa Papiani, sous
lequel il fut publié pour la première fois, était la loi des Gallo-Romains. L'un et l'autre
consacrèrent l'égalité des deux races, tout en maintenant les anciennes différences de
conditions entre hommes libres et esclaves dans les deux peuples réunis.
Seul, le clergé ne devait pas voir avec joie l'arrivée de ces barbares dont les doctrines ariennes
inquiétaient sa foi. S'il faut en croire une pieuse légende, lvêque de Grenoble Cérat leur
aurait fait, sous la forme de controverses religieuses, une assez vive opposition : plus habiles
au maniement de l'épée qu'aux discussions théologiques, les chefs burgondes ripostèrent en
chassant de sa ville épiscopale le trop zélé prélat, qui dut aller mourir en exil à Sirnorrhe, près
d'Auch, où ses reliques devinrent un objet de vénération
4
.
Mieux inspirés, les Francs s'appuyèrent sur le clergé Gallo-Romain qui leur prêta un utile
concours ; aussi, lorsqu’ en 53l, après de sanglantes batailles, ils s'emparèrent des États des
Burgondes, ils furent accueillis sans opposition par les populations chrétiennes de la région.
Depuis la chute de l'empire, rien n'avait été changé dans les divisions administratives de
l'ancienne province viennoise. Sans en comprendre l'importance, les Francs, comme les
Burgondes, les avaient respectées parce qu'elles avaient été adoptées par l'autorité
ecclésiastique. Toutefois, dans chaque « civitas » ils avaient placé un représentant du pouvoir
central, le Comte, dont le nom, emprunté à la hiérarchie romaine, sera donné, vers la fin de la
deuxième race, à la circonscription qu'il est chargé d'administrer.
Après la défaite des Burgondes, Grenoble échut à Clotaire er pour passer, à la suite du partage
de 561, dans les États de Gontran. Vers cette époque, il faillit être la proie d'une invasion
lombarde qui, après avoir ravagé le Graisivaudan, était venue mettre le siège devant ses murs :
le général bourguignon Mummolus, récemment élevé par Gontran à la dignité de patrice,
accourut à son secours et extermina les envahisseurs.
Après ce grand fait, l'obscurité la plus complète enveloppe l'histoire de notre ville pendant le
vile et le Ville siècle; nous franchirons donc rapidement cette riode, ne pouvant, en
l'absence de preuves, nous faire l'écho de légendes créées plusieurs siècles plus tard sur le
martyre de saint Ferjus et le passage de Charlemagne à Grenoble, où il aurait fait bâtir l'église
Saint-Vincent. Bornons-nous à indiquer quel fut le sort du « pagus » de Grenoble dans les
différents partages qui, durant le cours du Ie siècle, remanièrent si fréquemment la carte de la
Gaule.
En vertu du traité conclu à Verdun, en 843, entre les trois fils de Louis le Débonnaire,
Grenoble fit partie du nouveau royaume attribué à l'empereur Lothaire I er. A sa mort, en 855,
il échut à Charles, roi de Provence, l'un de ses trois fils : ce dernier étant mort en 863, la partie
de ses États, dans laquelle était compris le Viennois, fut attribuée à son frère l'empereur
Lothaire II, roi de Lorraine, qui mourut lui-même en 869 sans enfants légitimes. A cette
époque, le roi de France Charles le Chauve s'en empara au mépris des droits de l'empereur
Louis II et malgré l'héroïque défense de la ville de Vienne devant laquelle il dut mettre le
siège. Pour maintenir sa domination dans la région, il confia l'administration des provinces de
Lyon et de Vienne à son beau-frère le comte Boson, frère de sa seconde femme Richilde.
A la mort de Charles le Chauve (6 octobre 877), son fils Louis le Bègue lui succéda ; mais au
bout de dix-huit mois, une maladie de langueur emportait ce faible prince et plaçait la
couronne de France sur la tête de deux enfants dont l'aîné n'avait pas seize ans.
Les provinces du sud-est de la Gaule, que tourmentaient depuis longtemps déjà des idées
d'indépendance, profitèrent de l'anarchie qui suivit la mort de Louis le Bègue pour se séparer
solennellement du royaume de France. Le 15 octobre 879, vingt-trois prélats, parmi lesquels
4
REVILLOUD. L'Arianisme à Grenoble. Extrait de la Revue des Alpes, Ire année, Ncs 39. Cf.
AUVERGNE. Dissertation sur le culte de saint Cérat, 6e évêque de Grenoble, ibid. No 37.
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se trouvait Bernaire, évêque de Grenoble, et un certain nombre de seigneurs, se réunirent au
palais de Mantaille, situé à quelques lieux de Vienne, sur les bords du Rhône. Après avoir
constaté que, depuis la mort du dernier roi, les évêques, les grands et la population, privés de
tout protecteur, étaient livrés sans défense à la merci d'ennemis qui ne demandaient que la
dévastation et le pillage, l'assemblée déclara élire pour roi l'ancien ministre de Charles le
Chauve et de Louis le Bègue, le comte Boson, gouverneur de Vienne, que son mariage avec
Hermengarde, fille de l'empereur Louis II, semblait prédestiner au trône.
Le nouveau royaume comprenait la Provence, le Dauphiné, la Savoie, le Lyonnais, la
Franche-Comté, le diocèse de Lausanne, dans la Suisse romande, les diocèses d'Autun, de
Mâcon et de Chalon-sur-Saône dans la basse Bourgogne, les diocèses de Viviers et d'Uzès sur
la rive droite du Rhône, et tout ce qui appartenait sur cette même rive aux diocèses de Vienne,
de Valence, d'Avignon et d'Arles.
Parmi les fonctionnaires de la royauté carolingienne qui se groupèrent, à Mantaille, autour du
nouveau roi, devait se trouver ce comte Guigne qui paraît être la souche de la première race
de nos dauphins et qui figure en 889, à l'assemblée de Varennes, à côté d'Isaac, évêque de
Grenoble, et en 913, à Vienne, où il a fait une fondation pieuse dans l'église de cette ville.
Nous touchons à une période de nos annales qui a exercé longtemps la sagacité des historiens
dauphinois et sur laquelle la lumière ne paraît pas suffisamment faite : les Sarrasins ont-ils
occupé Grenoble pendant une assez longue période et en ont-ils été chassés par l'évêque Isarn,
qui conquit ainsi à la pointe de l'épée la souveraineté des terres qui devaient former plus tard
la mense épiscopale ?
Le seul document invoqué en faveur de cette opinion est le célèbre préambule de la charte
XVI du cartulaire de saint Hugues
5
; or, si ce cartulaire ne saurait, dans son ensemble, être
argué de faux, l'examen attentif du préambule en question fait naître de nombreuses
objections.
Le cadre très restreint de cet aperçu historique ne nous permet pas de traiter cette question
avec les développements qu'elle comporte et que nous nous réservons de lui donner dans une
Histoire de Grenoble à laquelle nous travaillons depuis plusieurs années ; nous nous
bornerons à indiquer sommairement l'opinion que nous avons adoptée sur les traces d'un des
érudits dauphinois les plus justement estimés
6
.
Après la constitution du deuxième royaume de Bourgogne, les officiers désignés sous les
noms de « primates » et de « sub- primates » dans les actes du concile de Mantaille,
conservèrent dans l'ancienne « civitas » romaine, devenue successivement le « pagus » puis le
« comitatus », une autorité qu'ils ne tardèrent pas à rendre héréditaire dans leurs familles. La
reconnaissance du nouveau roi et de ses successeurs agrandit encore les riches domaines dont
ils étaient propriétaires. Il en fut ainsi à Grenoble, nous voyons, au Xe siècle, certains
membres de la famille du comte consentir en faveur de l'abbaye de Cluny des donations qui
témoignent d'une grande puissance territoriale.
De son côté, l'évêque de Grenoble avait vu le patrimoine de son église s'accroître, grâce aux
largesses royales et à la générosité des fidèles qui, à cette époque de vive foi, croyaient
assurer le salut de leur âme en léguant à Dieu une partie de leurs biens. Mais ni l'évêque ni le
comte n'avaient sur leurs possessions territoriales des droits de souveraineté qui appartenaient
aux rois de Bourgogne, successeurs de Boson.
Ce point admis, il est possible, vraisemblable même, que, pendant cette période, les Sarrasins
qui occupaient la Provence, s'avançant à travers les montagnes de l'Embrunais et du
Gapençais, aient à diverses reprises fait des incursions dans le Graisivaudan; mais rien
n'autorise à croire qu'ils y aient établi des garnisons et que le « pagus » de Grenoble ait jamais
été soustrait à la domination des rois de Bourgogne.
En 1032, le dernier de ces princes, Rodolphe III, mourut sans enfants, laissant ses États à
l'empereur Conrad le Salique. Celui-ci était trop loin et trop absorbé par la répression de
révoltes continuelles, pour pouvoir maintenir dans l'obéissance les grands fonctionnaires de
5
MARION. Cartulaire de l'Eglise de Grenoble, p. 93.
6
A. DE TERREBASSE. Notice historique et critique sur l'origine de la première race des Dauphins de
Viennois, Vienne, 1875, in-8°.
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