Les Archives du
Séminaire Descartes
Nouvelles recherches sur le cartésianisme
et la philosophie moderne
Samedi 1er décembre 2012, ENS de Lyon
Quest-ce qu’une logique cartésienne!? Autour de l’ouvrage de Massimiliano Savini!:
Johannes Clauberg. Methodus Cartesiana et ontologie (Vrin, 2011)
Vincent GÉNY
Introduction
Massimiliano Savini, Johannes Clauberg. Methodus Cartesiana et ontologie. Le
titre de cet ouvrage de Savini pose, à lui seul, un certain nombre de questions.
Qu’est-ce, en effet, que cette methodus cartesiana que l’auteur semble poser ici
comme allant de soi (alors qu’il s’agit sans aucun doute de l’un des points les
plus problématiques du cartésianisme)!; en outre, quel rapport pourtant
suggéré par le «!et!» peut-il bien exister entre cette méthode (prétendument
univoque) de Descartes et l’ontologie, c’est-à-dire la science de l’ens in
quantum ens ou la science du concept objectif mais aussi du concept univoque,
neutre et indéterminé d’étant dans sa plus haute abstraction!? La philosophie
cartésienne ne s’est-elle pas bien plutôt affirmée et ce, dès sa réception,
comme une philosophie essentiellement «!subjective!», c’est-à-dire comme une
philosophie fondée sur l’ego, mais aussi, on le sait, comme une philosophie
dans laquelle tout objet de pensée est déterminé par rapport à un ordre fixé
ou institué par la mens et par sa capacité ?
Force est toutefois de constater – et Savini ne manque pas de le constater p.12
de son ouvrage que cette approche doublement problématique est fondée,
puisqu’elle s’incarne en quelque sorte dans la figure – sur ce point exemplaire
du philosophe de Solingen, Johannes Clauberg, dont on est en effet
contraint de reconnaître l’appartenance et à la tradition de l’ontologie et à
celle de la philosophie cartésienne. Aussi, sauf à supposer l’ignorance de
Clauberg de cette contradiction ou une «!palinodie!» de se part, il était
nécessaire, pour ne pas dire urgent, d’interroger cette apparente contradiction
et donc de chercher à comprendre le véritable fondement de ce double geste
claubergien.
A partir de là, fort de l’existence, chez Clauberg, d’une pensée précartésienne
attestée par l’œuvre de 1647 (l’Elementa Philosophiae Sive Ontosophia) –, mais
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fort également du maintien, chez le philosophe de Solingen, de cette tradition
de l’ontologie après sa conversion au cartésianisme (c’est-à-dire dans les
rééditions successives de l’Ontosophia (i.e. l’Ontosophia nova de 1660 et la
Metaphysica de ente de 1664) par exemple), c’est pourquoi, donc, fort de cette
tension inhérente au parcours même de l’!«!ontologue cartésien!», la question
qu’il convenait de se poser et que Savini pose à la p. 13 de son ouvrage est la
suivante (je le cite)!: « Quelle exigence interne à l’ontologie de 1647 oriente
Clauberg vers l’adhésion au cartésianisme !? Ou, autrement dit, pourquoi la
philosophie de Descartes complète-t-elle de quelque manière une des premières
ontologies!?!»
Le projet de Savini est dès lors clair!: il s’agira de reconstruire, à partir de
1647, le développement de la pensée métaphysique de Clauberg dans son
rapport avec la théorie de la méthode et avec la logique cartésiennes !;
autrement dit, il s’agira de montrer l’interaction du projet ontologique de
Clauberg avec la philosophie cartésienne, et, plus particulièrement, avec la
methodus cartesiana que le philosophe de Solingen thématise de façon explicite
c’est-à-dire!: plus explicitement que ne le faisait Descartes dans sa
Defensio cartesiana (1652) puis dans sa Logica vetus et nova (1654 puis 1658).
C’est pourquoi, on notera qu’en réalité une autre question vient
immédiatement se greffer à la première, à savoir!: quel type de cartésianisme
est ici inauguré par Clauberg, puisque, comme nous allons le voir, la
résolution de ce problème du cartésianisme claubergien suppose l’analyse de
cette première exposition systématique de la méthode cartésienne que sont la
Defensio et la Logica.
C’est ce que nous allons voir tout de suite.
Pour ce faire, nous nous proposons de suivre Savini pas à pas. Autrement dit,
nous retracerons les grandes lignes des 5 chapitres que notre auteur consacre
à cette question du cartésianisme – doublement problématique – de Clauberg,
en mettant l’accent sur les problèmes et les situations qui ont permis à l’un
des premiers cartésiens d’être aussi l’un des plus importants ontologues, mais
également l’un des premiers philosophes à développer une logique
herméneutique (faute de temps, nous privilégierons donc les aspects
problématiques du cartésianisme de Clauberg en laissant malheureusement,
mais volontairement de côté les nombreux et précieux éléments d’histoire de
la philosophie qui enrichissent de façon tout à fait extraordinaire le projet de
Savini).
Les rapports problématiques de la logique et de la métaphysique dans
l’Elementa Philosophiae Sive Ontosophia de 1647
Tout naturellement, Savini commence par rappeler la situation problématique
des Elementa Philosophiae Sive Ontosophia de 1647. Car si dans le cadre des
débats classiques dans le monde universitaire protestant du début du
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XVIIème siècle autour des rapports entre logique et métaphysique, la
position claubergienne est claire (logique et métaphysique ne sauraient être
confondues!; par ailleurs, si à la seconde revient la fonction théorique de
considérer l’étant en tant qu’étant ainsi que les principes généraux de toutes
les disciplines s’organisant à partir d’elle, à la première est réservée la
fonction purement poiétique ou pratique d’ars guidant l’intellect dans la
connaissance des choses), si, donc, relativement à cette question des rapports
problématiques entre logique et métaphysique, la position claubergienne est
claire, il n’empêche que, note Savini, à cette époque (en 1647 donc), le
philosophe de Solingen ne dispose pas des outils conceptuels lui permettant
de penser de façon satisfaisante les modalités concrètes de cette intervention
de la logique dans la métaphysique. C’est que, relativement à cette question,
la position claubergienne est en réalité plus complexe qu’il n’y paraît. Savini
souligne en effet que Clauberg ne se contente pas d’affirmer (de façon somme
toute traditionnelle) la priorité pratique d’une logique qui, tout en étant la
dernière du point de vue théorique, garde une primauté sur le plan
didactique!; le philosophe de Solingen conteste bien plutôt la possibilité de
déterminer les principes fondamentaux en dehors de la métaphysique. Selon
Clauberg, à charge, donc, pour la métaphysique de produire et d’introduire
elle-même les principes de la logique, sans que ne soit pour autant remise en
cause la nécessité d’une instauration logique de l’ontosophia et ce, afin, bien sûr,
que cette dernière puisse se faire sans erreur. Autrement dit, le problème
radical auquel Clauberg est confronté en 1647 et qui demeure irrésolu à
cette époque est le suivant (Savini le formule explicitement à plusieurs
reprises!; nous retiendrons les formulations suivantes) (je le cite donc) !:
«!comment fonder la métaphysique sans s’appuyer sur des principes ou des
thèses qui, en la précédant, en limiteraient fortement la prérogative
d’universalité et la dignité à l’égard des autres disciplines!»!? Ou encore!:
«!comment est-il possible d’instaurer la métaphysique sans un instrument qui
la garantisse, et, d’autre part, comment est-il possible de déterminer un
instrument pratique capable de guider l’intellect, sans que ses moyens (les
définitions, les divisions, les syllogismes…) soient fondés dans le cadre de la
métaphysique!»!? On l’aura compris, ce premier chapitre de l’ouvrage de
Savini s’achève en réalité sur le problème de l’incipit de la philosophie qui,
d’une part, implique l’utilisation de la logique, et, d’autre part, suppose
l’ontosophia. La volonté de Clauberg de critiquer cette habitude répandue
dans les Ecoles d’enseigner la logique avant la métaphysique habitude qui,
selon lui, a conduit à minorer l’importance de la métaphysique –, le contraint
donc à penser la priorité formelle et didactique (de jure mais aussi de facto) de
l’ontosophia, au risque d’une circularité grandement préjudiciable à
l’enseignement philosophique. C’est pourquoi Savini souligne que la
question de savoir comment la métaphysique peut/doit fonder les préceptes
de la logique, alors que ceux-ci semblent nécessaires à l’acquisition de la
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métaphysique même, ou celle de savoir comment appréhender les principes
de la métaphysique sans posséder une connaissance approfondie de la
logique (p. 65) demeurent sans réponse en 1647.
Or, selon notre auteur, c’est précisément cette situation philosophique
problématique – de l’Ontosophia de 1647 qui permet l’intégration de Descartes
à l’intérieur même de l’ontologie claubergienne (il ne s’agit donc jamais, pour
Clauberg, de substituer ou d’effacer l’ontologie au profit de la métaphysique
cartésienne). C’est que, comme le suggère Savini p. 67, « la philosophie
première cartésienne <donnerait> justement accès à la philosophie par la
métaphysique tout en laissant en suspens le traitement et l’appréhension de
la logique!».!C’est ce que nous allons voir de tout de suite.
Mais avant cela, et pour pouvoir apprécier pleinement l’originalité de la
position de Clauberg, il est nécessaire!:
-d’une part, de rappeler que la question de l’existence et de la
légitimité d’une méthode ou d’une logique cartésiennes est loin
d’aller de soi et constitue bien plutôt l’un des points les plus
problématiques du cartésianisme ;
-d’autre part, d’interroger la ligne de défense de Clauberg, c’est-à-
dire les arguments l’ayant conduit à poser que Descartes, qui n’a
jamais écrit de logique, nous a cependant donné les principes
d’une véritable logique, et que, conformément à ses exigences les
exigences claubergiennes d’une intégration de la logique dans la
métaphysique –, cette logique est fondée dans la philosophie
première de Descartes.
Ce sont les objets des chapitres II et III de notre ouvrage. J’en évoquerai
brièvement les grandes lignes.
La methodus cartesiana mise à la question
Savini nous invite tout d’abord à relire la Philosophia cartesiana sive
Admiranda methodus novae philosophiae Renati Descartes (1643) de Martin
Schoock, que l’on peut considérer comme l’un des premiers ouvrages à poser
la question il s’agit en réalité d’une mise à la question de la méthode
cartésienne. Pour aller vite je vous invite donc à relire par vous-mêmes ces
quelques pages richement documentées et donc extraordinairement
instructives de notre auteur sur la réception (parfois agressive) des œuvres de
Descartes –, pour aller vite donc, on résumera la stratégie anticartésienne
adoptée par Schoock dans l’Admiranda de la façon suivante.
Les griefs qui lui sont adressés sont de deux ordres, théorique et moral.
Sur le plan théorique, Schoock reproche en effet au Descartes du Discours de la
méthode (1637) et des Essais –, mais aussi au Descartes des Méditations
métaphysiques (1641) et des Objectiones – son «!subjectivisme!». Selon la
lecture de l’auteur de l’Admiranda, la méthode cartésienne se caractériserait en
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effet par l’absence, voire par l’élimination volontaire –, de toute logique et
ce, au profit du seul critère subjectif et particulier de l’évidence des théories
proposées par M. Descartes. Autrement dit, et comme le remarque justement
Savini, à un savoir légitime fondé sur les notions communes et sur les règles
de la logique traditionnelle s’opposerait, selon Schoock, le savoir fondé sur
les opinions et les convictions d’un individu particulier!: René Descartes.
C’est pourquoi la science cartésienne est immédiatement qualifiée
d’arbitraire, son absence caractéristique de toute logique et donc de tout
instrument utile et nécessaire à la recherche de la vérité n’ayant d’égal que
son inefficacité démonstrative.
Sur le plan moral maintenant, les conséquences, et même les buts véritables de
la méthode cartésienne seraient, selon Schoock, les suivants!: introduire au
scepticisme et à l’athéisme, mais aussi subvertir l’ordre social par le refus
orgueilleux et enthousiaste des livres et de toute autorité.
A cette occasion, Savini rappelle également que les critiques de Revius (CF. la
Methodi cartesianae consideratio theologica de 1648 mais aussi la Statera
philosophiae cartesianae de 1650) et de Lentulus (Nova Renati Descartes Sapientia
(1651)) confirment cet aspect doublement problématique de la méthode
cartésienne, en mettant toutefois davantage l’accent (davantage que ne le
faisait l’Admiranda et ce, note notre auteur, en raison du changement de
perspective dans la stratégie anticartésienne qu’inaugure la publication, en
1649, de la traduction latine de la Géométrie avec les commentaires de Franz
van Schooten et de Florimond Debeaune –), Savini rappelle donc que les
critiques de Revius et de Lentulus confirment cet aspect doublement
problématique de la méthode cartésienne, en mettant toutefois davantage
l’accent sur les liens étroits existant entre l’illégitimité de la méthode de
Descartes et l’utilisation abusive faite par celui-ci de la méthode
mathématique en dehors de son champ légitime d’application (i.e. en
métaphysique et en théologie). On notera toutefois qu’une telle interprétation
est essentiellement motivée par une préférence – elle aussi abusive – à l’égard
de l’Abrégé géométrique des Secundae Responsiones de Descartes qui permettrait,
selon Revius et Lentulus, de mieux saisir la structure défectueuse des
arguments cartésiens !; enfin, on soulignera que, dans ce contexte
interprétatif, le doute de la première Méditation métaphysique de Descartes
acquiert déjà une fonction tout à fait particulière sur laquelle reviendra
notre auteur dans le chapitre suivant puisqu’il perd toute valeur
démonstrative et devient, ainsi détaché de son contexte, le moyen utilisé par
l’auteur des Meditationes pour anéantir les connaissances de son lecteur et lui
imposer les convictions personnels de son entendement particulier et limité.
Mais avant de revenir sur ce point, la question qui se pose est bien
évidemment celle de savoir quelle stratégie a bien pu adopter Clauberg afin
non seulement de répondre aux critiques et aux attaques contre Descartes, mais
aussi d’élaborer une logique la vraie logique –, et donc une logique
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