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Religion, sacre et mythe, Michel Meslin, octobre 2006
1 - RELIGION
Depuis près d'un siècle, plus d'une centaine de définitions de la religion ont été proposées sans
qu'aucune ne se soit véritablement universellement imposée. L'étude la plus exhaustive, celle d'Ernst
Feil comprend quatre gros volumes (Münster, 2000) : c'est dire combien la multiplicité des définitions fait
apparaître le caractère totalisant du concept de religion. Au point qu'un récent « essai impertinent » en
propose la déconstruction et l'abandon du concept de religion afin d'arriver à une meilleure
compréhension du religieux (R. Debray, Les communions humaines, pour en finir avec « la religion »,
Fayard, 2005). Cette interrogation sur le sens du concept n'est pas nouvelle.
Dès l'Antiquité latine, le mot religion a fait l'objet de spéculations étymologiques qu'il faut brièvement
rappeler : religio, c'est l'accomplissement scrupuleux des observances rituelles, dans le respect et la
piété, pietas, dus aux puissances divines. C'est ce que dit Cicéron en reliant le mot religio au verbe
relegere qui connote l'accomplissement attentif des observances rituelles selon la coutume des
ancêtres, le mos majorum. La religion, c'est donc un ensemble de pratiques et de croyances inscrites
dans une tradition propre à une société humaine qui honore ainsi ses dieux .C'est bien ce sens-là que,
dix-huit siècles plus tard, reprendra Durkheim, lorsqu'en sociologue, il définit la religion comme « un
système solidaire de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées ».
Mais une véritable révolution sémantique intervient au 4ème siècle, lorsque le christianisme se voit
reconnaître une situation privilégiée sous Constantin. Lactance, païen converti dans une démonstration
apologétique fougueuse, réfute l'habituelle définition de la religion et rattache le mot religio au verbe
religare : « le terme de religio a été tiré du lien de la piété, parce que Dieu se lie à l'homme et se
l'attache par la piété, car il nous faut le servir comme notre maître et lui obéir comme à notre père »,
écrit-il (Institutions divines XIV, 28 12). La religion devient ainsi lien personnel qui lie l'homme au Dieu
créateur comme la pietas est le lien de vénération qui unit le fils à son père.
Un tel changement de sens devait marquer pour des siècles le sens du concept de religion. Mais on
aurait tort, je pense, de voir dans ces deux sources étymologiques « une duplicité originaire de la
religion » comme l'affirme J. Derrida. Je dirais volontiers qu'il s'agit d'un complément de sens : une
religion fonde des liens entre des hommes et des femmes qui partagent une même croyance et, en
même temps, elle est un lien vertical entre ces humains et le(s) dieu(x) qu'ils vénèrent.
Car, au-delà des spéculations fondées sur l'étymologie, ces deux sources latines renvoient à une
sphère sacrale, celle des êtres supérieurs à l'être humain, c'est-à-dire à un divin plus ou moins
personnalisé. Mais faut-il, alors, rejeter le terme même de religion en déplorant un ethnocentrisme latin,
d'autant plus qu'il a été fortement connote par la forme historique du catholicisme romain ?
Non, car l'histoire comparée des religions, comme l'anthropologie religieuse, montrent bien qu'une
religion n'est pas qu'un ensemble de croyances, ni qu'un corpus doctrinal; mais qu'il s'agit d'un système
organisé de représentations du monde, de mode d'être au monde, de réponses données aux
questions que se posent des hommes et des femmes sur le sens de la vie. Il est donc nécessaire de
considérer une religion à la fois dans son essence particulière et dans ce qui en manifeste l'existence.
Une religion vivante ne peut être saisie et comprise que par rapport à la conscience qu'en ont les
adeptes ; c'est cette intentionnalité qui constitue l'essence même de toute religion saisie dans sa
singularité historique et dans le vécu d'une expérience d'altérité, d'une relation existentielle entre un être
humain et un absolu qu'il considère comme transcendant. Mais une analyse phénoménologique de la
religion n'épuise pas le contenu même de la notion de religion.
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En fait, ce sont d'autres sciences de l'homme qui ont mis en lumière l'une des fonctions importantes de
toute religion, en la définissant comme étant un facteur de cohérence de sociétés humaines et un
facteur de cohésion pour chacun de ses adeptes. Parce qu'elle est à la fois un mode d'expression hors
de l'ordinaire, en mettant en contact l'homme avec un absolu, et un ensemble de modalités et de
pratiques régulant le cours ordinaire de la vie. Des sociologues ont ainsi privilégié l'aspect
fonctionnaliste de la religion, qui permet de maîtriser la contingence de toute vie humaine (N. Luhman,
Funktion des Religion, 1977, et Religion des Geselleschaft, 2000).
D'autres insistent sur le fait que la religion est transmission d'un passé dont elle fait mémoire, pour
donner un sens au présent et orienter l'avenir (D. Hervieu-Léger, La religion pour mémoire, 1993).
Enfin, d'un strict point de vue anthropologique, on peut définir la religion comme étant la réponse des
hommes à leur condition d'êtres limités et finis, comme une sorte de témoignage personnel (J. Derrida et
G. Vattimo, Séminaire de Capri, Le Seuil, 1996). Mais quelle que soit la valeur de l'éclairage qu'elles
fournissent, il faut bien constater que les diverses sciences humaines ne peuvent plus donner une
définition univoque de la religion, sinon dans une formule générale et englobante du type « un culte
socialement établi de la réalité éternelle » (L. Kovalowski, Philosophie de la religion).
Car ce n'est pas seulement une appartenance à une tradition, une observance à des rites, des
croyances, qui doivent être prises en compte, mais aussi l'intérêt et la sensibilité personnels. En effet, la
disponibilité actuelle de divers messages religieux favorise incontestablement la possibilité pour chacun
d'effectuer un choix personnel, d'autant plus qu'on revendique fortement l'autonomie de la personne
jusque dans le religieux. On assiste actuellement à un éclatement du croire, ce qu'exprime clairement la
formule de Grace Davie, Believing without belonging, une croyance sans appartenance. Dès lors la
conception d'une religion comme institution historique et sociale peut se trouver remise en cause. Dans
la mesure où ce mot de religion désigne, dans notre culture occidentale, le plus souvent une institution
d'Eglise fondée sur des dogmes et des rites particuliers, ce terme est apparu comme trop exclusif, donc
trop limité pour désigner un phénomène anthropologiquement général. L'expression « fait religieux » lui
est souvent préférée, parce que plus neutre et correspondant mieux pour un grand nombre de cultures à
l'existence d'attitudes et de pratiques croyantes. Le « religieux » prend ainsi un sens objectif : c'est ce
qui constitue la raison d'être d'une communauté de croyants confessant une même foi. Ce fait religieux
devient ainsi un objet que l'on peut appréhender dans les diverses cultures de l'histoire humaine. Il peut
ainsi être enseigné comme tel dans le cadre d'une laïcité ouverte. Et il doit l'être !
2 - LE SACRE
C'est un sujet difficile mais capital, car la question du sacré est au centre même du fait religieux. Si on
définit la religion comme une relation vécue par les hommes avec le divin, il n'est pas d'historien des
religions, d'anthropologue, de philosophe ou de théologien qui ne s'intéresse au sacré. Pourtant, comme
pour la notion de religion, celle de sacré est ambiguë, car le mot révèle de nombreuses équivoques. En
français, le premier piège est de l'ordre du vocabulaire. Le mot sacré peut être soit un substantif, le
sacré, soit un adjectif. En tant que substantif, le concept est englobant : à partir de l'idée d'une
puissance supérieure à l'homme, le sacré apparaît comme une substance unique, polyvalente, à la fois
pure et impure, qui renferme l'idée du divin, voire même de Dieu. Comme adjectif, il qualifie un être, ou
une chose, mis par l'homme en rapport avec la divinité (un lieu sacré, un vase sacré). Il est alors
connote par les tabous, des interdits qui définissent ce qui est pur et ce qui est impur. Or, ce double
constat grammatical du mot sacré constitue non seulement une réelle difficulté pour l'analyse, mais il est
la source de perpétuelles confusions lorsqu'on ne prend pas la peine de distinguer entre le signe et le
signifié, le sacré comme signe, indice du divin. Le danger d'erreur, en effet, est qu'à partir du concept
global « Le Sacré », on en fasse une essence idéale, un absolu, en lui conférant une existence
ontologique, ce qu'a fait Mircea Eliade, et même en en faisant l'équivalent du Dieu Saint de la Bible, ce
qu'a fait naguère R. Otto dans son livre Das Heilige (1917). Ce concept global de Sacré, qui a nourri tant
de théories depuis un siècle, - comme celui de religion -, est en réalité un concept purement théorique,
construit à partir d'une multiplicité de faits liés à la religion. Ce qui explique certaines définitions telles
que : « la religion est l'expérience du sacré » (J.Wach), ou « la religion, c'est la rencontre avec le sacré »
(Mensching), « c'est l'administration du sacré » (Hubert et Mauss). Ce qui n'est pas exactement la même
chose.
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Il est donc nécessaire, dans une perspective anthropologique, d'inverser la démarche et de partir de
l'action de l'homme. De même que nous ne pouvons connaître ce qu'est un rêve rêvé que par ce que
le rêveur éveillé peut en dire, de même nous ne pouvons connaître ce qu'est le sacré qu'à travers l'être
humain. Car, dans la sphère du religieux, dans cette relation qu'il établit volontairement avec une
puissance supérieure, c'est bien l'homme qui définit, délimite le sacré par des actions rituelles précises
(un sacrifice par exemple), par des règles, des interdits sur ce qu'il juge pur ou impur ; ce qui est
possible de faire ou ce qui est tabou, en fonction de sa croyance religieuse particulière. Le sacrifice, en
effet, est un acte volontaire d'un humain qui prélève, dans son domaine, sur son bien une offrande ou
une victime pour la donner au dieu. C'est bien par la seule volonté d'un être humain agissant selon sa
croyance que l'offrande, ou la victime, passe du domaine profane, humain, à celui de consacrée. On
comprend donc que la seule démarche intellectuelle qui soit objective consiste à analyser les diverses
formes que le sacré prend à travers les rites, selon les cultures qui peuvent en modifier les aspects.
L'histoire des religions montre clairement que la signification précise et concrète du sacré se modifie
sous l'influence de l'évolution de la morale, du langage, du droit ou de la conception que les hommes se
font du divin.
J'aimerais attirer votre attention sur un aspect du sacré qui me semble important : il n'existe pas, ni dans
les êtres ni dans les choses, le moindre principe objectif qui permette de les répartir entre ce qui serait
sacré et ce qui ne le serait pas, qui serait donc profane. La réalité est bien différente ! Le sacré est
partout où l'homme le veut. Il n'est rien qui ne puisse en devenir le lieu et tout ce qui est tenu pour
sacré peut un jour redevenir profane. La frontière en est ainsi constamment mobile, elle dépend du désir
et du choix des hommes. Ainsi la dualité sacré/profane est-elle une donnée de la conscience ; elle n'est
jamais un état des êtres ou des choses. Car le rôle de tout système religieux, qu'il soit polythéiste ou
monothéiste, consiste précisément à offrir aux humains les moyens par lesquels du profane peut devenir
sacré, comment d'un animal faire une victime sacrificielle offerte au dieu, à leur enseigner à distinguer le
pur de l'impur et à reconnaître ce qui semble investi d'une puissance divine.
Par une démarche tout à fait logique les hommes, et eux seuls, sont ainsi la mesure de la sacralité des
êtres et des choses, parce qu'ils sont les agents de leur possible sacralisation. Ce n'est donc pas par
essence ni par nature, mais selon la conscience qu'en ont les hommes que le sacré et le profane
coexistent. Ce qui est objet sacré, victime sacrée demeure toujours de même nature que la réalité à
laquelle elle appartient ; une pierre reste toujours une pierre, un arbre toujours un arbre, un agneau un
petit ovin, même lorsqu'ils sont intégrés dans un système rituel et symbolique religieux. Seule la relation
que l'homme établit entre cet objet et « un inconditionné mystérieux et transcendant », pour reprendre
l'expression de P. Tillich, peut lui conférer la qualité de sacré, en le reliant à cet absolu. Il ne faut donc
pas se méprendre sur le sens à donner à ce que Mircea Eliade appelait les hiérophanies, le ciel, le
soleil, la lune, la terre. Car la nature en elle-même est muette et si, comme le dit un psaume « les cieux
chantent la gloire de Dieu », ce n'est que pour ceux qui reconnaissent en Dieu le créateur de cette
nature. En d'autres termes, la nature ne peut être hiérophanique, c'est-à-dire porteuse d'un sens sacré,
qu'à partir de la foi d'un homme croyant.
En réalité, le sacré ne nous est jamais livré à l'état pur, mais toujours au travers d'un système
religieux qui édifie, informe des liens plus ou moins étroits entre les hommes et le divin. Ce sacré
constitue un ensemble à la fois linguistique, sociologique, rituel et symbolique qui vit sa vie propre dans
le temps de l'histoire des hommes. Pour cette raison, il est soumis à la loi du changement, donc à la
mobilité : il change et se transforme. Si ce sacré est une notion quasi-universelle, présente dans toute
les cultures humaines qui le définissent par des couples d'opposition (pur/impur ; homme/femme ;
gauche/droite), il s'en faut qu'il revête partout et toujours le même aspect. Ce que les analyses
historiques et sociologiques font ressortir, ce sont les continuels et plus ou moins rapides déplacements
de ce sacré. La mobilité du sacré est ainsi corrélative à des états différents et successifs de la culture :
c'est là un donné fondamental qu'on ne peut ignorer. Mais il reste que le sacré s'impose toujours de
quelque manière à un être religieux parce qu'il est le lieu où celui-ci perçoit le divin. Il faut donc relier le
sacré à l'expérience qu'un être humain peut faire du divin, que ce soit sous une forme ou sous une
autre, indifférenciée, multiple, unique. Je dirais donc volontiers que le sacré, c'est du profane qui, parce
qu'il sert de médiation signifiante et expressive, relie l'homme au divin et devient par là, ipso facto, du
sacré.
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Certes, dans les religions dites « primitives », celles des sociétés traditionnelles, le divin et le sacré
tendent à se superposer, voire à se confondre, car l'élément médiateur est souvent le lieu où s'investit la
puissance divine. On ne distingue pas toujours facilement la divinité, ou le génie, de l'animal, de la
plante ou de l'objet matériel que cette puissance, ce power, investit. Mais d'autres systèmes religieux
font disparaître presque totalement le sacré au profit de la seule transcendance divine : ainsi en est-il du
judaïsme et de l'islam. Mais le fait demeure que le sacré est toujours le lieu médiateur entre l'humain
profane et le divin, parce qu'il est comme le reflet du divin dans le monde des hommes. Ainsi le sacré
n'est pas un concept idéologique ou métaphysique. Il appartient à l'ordre des phénomènes culturels qui
se développent dans un contexte historique et social particulier. Certes le sacré est une notion
plurivoque, d'où la difficulté d'en faire une analyse objective. Mais il résulte toujours d'une intentionnalité
spécifique : lorsque des hommes veulent entrer en relation avec ce qu'ils croient être le divin, ils
s'obligent, par des rituels particuliers, à fabriquer du sacré.
3 - LE MYTHE
Il faut d'abord rappeler qu'il n'existe pas de culture humaine où nous ne puissions trouver l'un de ces
récits, inventés par les humains, pour expliquer pourquoi le monde où ils vivent existe, quelle est la
place de l'homme et de la femme dans ce monde, pourquoi le mal y est présent, pourquoi la mort
survient et comment il faut faire avec les dieux. Cette omniprésence des mythes dans la diversité des
cultures nous indique la nature même du mythe. Ce sont des paroles d'hommes, des langages
d'hommes qui témoignent que ce qui caractérise l'être humain c'est d'abord sa faculté de parler, d'entrer
par la parole en relation avec autrui, et de transmettre par cette parole un message. Mais pas n'importe
lequel.
Ces récits mythiques étranges, parfois cocasses, souvent poétiques et dramatiques, visent toujours à
définir l'état des êtres et des choses qui constituent le monde où vivent les hommes et à leur expliquer
comment ils peuvent y agir et y penser. La pensée mythique a d'abord pour objet d'effectuer un constat
sur les réalités mêmes de la condition humaine et d'en expliquer les causes. Ces « beaux parlers » que
sont les mythes, en précisant la place des humains dans le monde, révèlent l'homme à lui-même à partir
des grandes interrogations que pose son existence, qu'il s'agisse de l'origine de la vie, de la sexualité,
de l'amour, du mal, des institutions sociales, etc.
Or, ces mythes sont, à l'origine, des produits de cultures de l'oralité, de cultures qui ne connaissent
pas l'écriture et où la communication s'effectue par la perception auditive d'un message transmis et
retransmis selon une tradition qui suppose une nécessaire mémorisation. Ces sociétés de culture orale
reposent dans leur fonctionnement social et religieux sur la seule force persuasive de la parole, d'un
récit qu'il convient de transmettre à chaque génération. Ainsi, la parole mythique, qui exprime les valeurs
communes dans lesquelles une société d'humains se reconnaît, devient en quelque sorte sacralisée.
Mais le fait que ces mythes aient été élaborés le plus souvent dans des sociétés archaïques et que nous
les ayons découverts chez des peuples réputés, à tort, comme primitifs et non civilisés, a induit certains
à penser que la langue mythique ne pouvait que représenter une forme infantile du développement de la
pensée humaine. Les mythes ne seraient donc que les témoins des balbutiements enfantins de
l'humanité. Le rationalisme, depuis la Grèce antique jusqu'au 19ème siècle, a ainsi considéré les mythes
comme des fables, voire comme une opinion fausse, une divagation de l'esprit, un récit populaire,
irrationnel. Est mythique ce qui est illusoire, intuitif, prélogique !
Cependant, les progrès de la connaissance des sociétés archaïques et traditionnelles ont peu à peu
révélé toute l'importance de cette pensée mythique et la signification de ce langage. Les enquêtes
ethnologiques sur le terrain ont permis de comprendre que le mythe est une histoire qui est crue par des
hommes parce que ceux-ci y trouvent une explication de leur condition même. Les mythes racontent des
réalités vécues ; ils constituent, sous une forme parfois imagée et symbolique, un modèle d'action et de
vie. Le mythe apparaît donc comme l'expression immédiate d'un monde réel où l'homme vit ; il est la
projection de l'expérience que l'homme fait de ce monde qui l'entoure avec tout ce qui le compose : les
astres, les animaux, la végétation, les règles de vie. En ce sens, le monde mythique est d'abord celui de
l'existence quotidienne. D'où le sentiment, bien perçu et analysé par Mircea Eliade, que « le mythe met à
l'aise ».
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Pour quelle raison ? Parce que, tout simplement, le mythe est un produit culturel. Il est le fruit d'une
société humaine qui justifie par lui ses comportements dans le monde hic et nunc, ses rapports inter-
humains comme avec les puissances supérieures, génies ou dieux. Or ceci est très important : le mythe
n'est pas seulement une parole de l'homme sur lui-même et sur le monde. Il est aussi un mode de
connaissance et c'est pour cette raison qu'il est tenu pour vrai. Car la vérité du mythe réside dans le fait
que les hommes y trouvent des connaissances dans le cadre culturel qui leur est familier, sur le monde,
les êtres et les choses qui y vivent. C'est la connaissance d'un microcosme quotidien que les hommes
apprennent à travers les mythes. Connaissance certes plus psychologique, immédiate, parfois affective
que logico-rationnelle, mais qui par là s'insère dans toute existence personnelle. Le mythe énonce une
vérité qui est tenue pour vraie et qui est crue, parce qu'il manifeste une adhésion de l'être humain au
monde où il vit, parce qu'il lui enseigne une sagesse pour y vivre bien. Certes, cette vérité n'est pas
fondée rationnellement, au sens scientifique du terme, mais elle se fonde sur l'adhésion des hommes au
monde où ils vivent.
Mais alors ne faut-il pas se demander comment peut se réaliser une telle connaissance ? Très
simplement : le mythe explique que ce qui s'est passé autrefois, dans un in illo tempore, antérieur à celui
que vivent les hommes, donc dans un temps qui se situe avant toute l'histoire humaine, cela constitue
un modèle, un paradigme, et explique donc ce qui existe maintenant. C'est Aristote qui, le premier, a
développé l'idée que ce que les mythes racontent, même si le récit paraît être une simple histoire, ne
sont pas des événements historiques situés dans le temps des hommes, mais qu'ils sont les
fondements même du monde. Dans le langage mythique, l'ancienneté - ce qui s'est passé jadis -
signifie l'essence même des choses. C'est parce qu'il se situe dans un temps antérieur à l'histoire
humaine que le récit mythique prend une valeur étiologique : il énumère les causes de ce qui existe
dans le monde et ces causes se situent dans les commencements. Pour parler grec, les aitiaï (les
causes) sont des archaï (des commencements) (Métaphysique, A2, 1013 a).
Or, pour exprimer cette relation causale, le langage mythique utilise des termes de biologie, ce qui
prouve qu'il est bien un langage humain ; il exprime très souvent le devenir en termes d'union sexuelle.
Produire, c'est engendrer, c'est enfanter, c'est mettre au monde. Il utilise un vocabulaire embryologique
qui fait référence à l'expérience humaine la plus courante. C'est en employant l'image de la génération
sexuelle que le mythe indique l'enchaînement des causes et des effets ; cela non seulement dans les
mythes de la Grèce archaïque mais dans ceux de l'Afrique noire ou des sociétés amérindiennes. De
plus, parce qu'il parle toujours des hommes, de ce qui est leur vie sociale, sexuelle, affective, il se situe
à un niveau collectif, communautaire. Le mythe sauve ainsi l'individu d'un dangereux repli sur lui-même,
d'un égocentrisme qui l'isolerait de ses semblables. Il acquiert ainsi une valeur d'universalité et aussi
d'efficacité dans la mesure où ce qu'il signifie dépasse les limites même de la société qui l'a produit. Il
est l'expression authentique de la nature de l'homme et par là il s'adresse à tous, parce qu'il signifie ce
qu'il dit.
Car le mythe est un langage, donc une pure création humaine, pour exprimer et expliquer à la fois des
réalités auxquelles les humains sont confrontés sans toujours les comprendre, et d'autres auxquelles ils
sont particulièrement attachés. Certains mythes cherchent à se représenter le cosmos, à définir les
éléments qui le constituent, ce sont les mythes cosmogoniques qui, décrivant les origines du monde,
aboutissent toujours à l'émergence de l'être humain dans le monde qu'il connaît. D'autres mythes
racontent l'origine des institutions sociales, de la famille, du régime alimentaire, de la maladie et de la
mort. Eux aussi renvoient toujours à l'expérience humaine quotidienne. Tous ces mythes transmettent
un savoir technique, social, moral, parfois même spirituel, un savoir toujours fondé sur une expérience
vécue quotidiennement.
En se superposant à la vie de chaque jour, le mythe lui donne son vrai sens et constitue ainsi une
valeur de cohérence qui justifie et renforce l'action des hommes dont il est le modèle. Bien entendu,
cette application au réel est différente de celle de nos sociétés techniciennes ; mais elle n'est ni
meilleure ni plus pauvre, mais simplement différente. Différente, parce que les éléments du discours
mythique émis par des êtres humains sont essentiellement des images et des symboles, alors que dans
la mentalité occidentale contemporaine, nous exprimons ce même réel du monde dans lequel nous
vivons par des concepts rationnels.
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