Récits de fondation de villes: Alexandrie, Rome, Jérusalem

Récits de fondation de villes: Alexandrie, Rome, Jérusalem,Constantinople, Marseille,
INTRODUCTION
Cinq villes fondatrices
Dans le monde méditerranéen, la période antique s’avère fertile en création de villes
mémorables en raison de la prédominance du modèle de la cité. Cellule de base de la vie
quotidienne comme du système politique, la cité – polis en grec, civitas en latin – associe un
territoire à une ville qui le dirige et l’organise. Structurellement, le fonctionnement politique
stimule donc le dynamisme urbain. Bien des capitales prestigieuses de l’Antiquité ont laissé
une trace émerveillée dans la mémoire des hommes, de Thèbes en Egypte ou Babylone en
Mésopotamie à Carthage en Afrique ou Athènes en Grèce.
Mais certaines de ces villes occupent une place plus éminente dans l’histoire à cause de leur
caractère fondateur. Dans leur cas, la fondation urbaine représente aussi un épisode fondateur
de la culture méditerranéenne, car ces villes vont être érigées en modèles et en références.
Telle est la logique du choix de ce dossier. Fondatrice, la création de Jérusalem (vers 1000 av.
J.-C.) l’est évidemment pour le peuple juif puisque la ville va devenir le point focal de sa
religion et de sa culture. Même après la destruction du Temple par les Romains (70 ap. J.-C.),
Jérusalem resta la référence suprême pour les juifs, qui exprimaient chaque année le désir d’y
revenir, jusqu’à ce que le sionisme concrétise cette aspiration au XXe siècle. Mais elle le fut
aussi pour les chrétiens, qui la considéraient comme la ville idéale et le centre du monde : au
Moyen Âge, les cartes plaçaient toujours Jérusalem au centre de la terre.
Seule Rome, fondée en 753 av. J.-C., tint une place comparable dans l’imaginaire occidental
tout en exerçant une influence concrète beaucoup plus grande dans le domaine de
l’urbanisme. Au sein de l’empire romain, de nombreuses villes s’inspirèrent, de près ou de
loin, de son plan et de ses monuments. L’installation de la Papauté en fit la capitale du
catholicisme. A la Renaissance, la redécouverte de la culture antique en réactiva le modèle
urbanistique de même que l’éducation humaniste diffusa largement les épisodes les plus
fameux de sa fondation, qui portaient une certaine vision de la cité et de ses valeurs. Un tel
rôle justifie amplement la présence de deux chapitres consacrés à la « Ville éternelle ».
Dans le domaine de l’urbanisme, Alexandrie, fondée en 332 av. J.-C., exerça une influence
comparable car son plan géométrique s’imposa rapidement comme une référence.
Aboutissement de la ville grecque, elle laissa aussi le souvenir d’une grande capitale
culturelle, symbolisé par sa Bibliothèque, récemment reconstruite. Constantinople, fondée
entre 324 et 331 (la seule de ce dossier érigée après Jésus-Christ) lui succéda comme cœur de
la culture grecque mais elle se voulait surtout l’héritière de Rome. Elle devint au Moyen Âge
« la ville » par excellence aux yeux du monde orthodoxe, spécialement slave, mais aussi des
musulmans, qui rêvaient de la conquérir. La réalisation de ce rêve en 1453 scella la fin d’une
époque – le Moyen Âge -, mais ne remit pas en cause la fonction de pont entre l’Orient et
l’Occident remplie par la ville. Plus modestement, à l’échelle de la France, Marseille, fondée
vers 600 av. J.-C., joua un rôle analogue en servant de lieu de contact entre le monde grec et
la Gaule. Au sens strict, elle fut la première ville de la France.
Les récits : entre mythe et réalité
Il ne faut pas s’y tromper : les récits de fondation urbaine sont des mythes, tels que l’Antiquité
les concevaient, c’est-à-dire des histoires dévoilant la nature ou le sens d’une institution ou
d’une pratique. Mais en l’occurrence, ces mythes présentent une forme historique. En règle
générale, les sources littéraires sur le sujet sont des ouvrages historiques, histoires générales
ou biographies de grands hommes. Dans certains cas, elles appartiennent au genre classique
de l’histoire civique, l’histoire d’une cité. L’Histoire romaine de Tite-Live en est évidemment
une version amplifiée et les mythes sur la fondation de Constantinople ont été rassemblés
dans la collection des Patria au Haut Moyen Âge. Même le récit sur la fondation de Jérusalem
fait partie des « livres historiques » de la Bible, bien qu’une telle catégorisation appartiennent
à la critique moderne. Si le Roman d’Alexandre, rapportant la création d’Alexandrie, apparaît
à nos yeux clairement romanesque, il n’en prétend pas moins être un récit historique.
La distance temporelle entre ces sources et l’époque de la fondation trahit toutefois la
dimension mythique de ces récits. Si les récits sur Constantinople sont rédigés un à deux
siècles après la fondation, ceux sur Rome et Marseille en sont éloignés de six à sept siècles.
S’il faut en croire l’interprétation actuelle, les passages de la Bible sur Jérusalem se seraient
stabilisés sous le roi Josias, à la fin du VIIe siècle av. J.-C., soit quatre siècles plus tard. Il
n’en découle pas pourtant que ces récits soient des inventions pures et simples. Les auteurs
disposaient eux-mêmes de sources d’origines diverses, plus ou moins proches des faits,
disparues de nos jours. S’il date du IIe siècle ap. J.-C., le Roman d’Alexandre est en fait le
remaniement d’un texte du IIIe siècle av. J.-C., et les historiens romains de l’époque
augustéenne se sont appuyés sur les écrits des « annalistes » de la République. Ces sources
véhiculaient d’ailleurs des versions contradictoires perceptibles dans le récit, même si celui-ci
cherche en général à élaborer un discours unifié et cohérent.
Cet ancrage dans la réalité historique se vérifie dans la confrontation du récit avec les restes
archéologiques. Contrairement à une idée reçue, on ne note pas de contradiction systématique.
La découverte d’un mur du VIIIe siècle autour du Palatin et de traces d’habitat du VIe siècle
sur la butte Saint Laurent confirment les datations des récits mythiques sur Rome et Marseille.
Seul le cas de Jérusalem offre un contraste marquant. Le niveau du Xe siècle n’a livré aucune
trace de palais ou de temple correspondant aux grandioses constructions attribuées par la
Bible à David et Salomon. Cette « compatibilité » globale des récits avec l’archéologie ne doit
pas cependant amener à une croyance naïve dans la véracité du mythe. Les éléments
historiques y ont été réélaborés dans le cadre d’un discours dont la finalité n’est pas la vérité
historique.
Une création continue
De prime abord, tous ces récits présentent une vision unitaire de la fondation urbaine. La ville
a été fondée en une journée par un fondateur identifié et nommé, à la suite d’une décision
mûrement réfléchie. Le jour précis est souvent connu – c’est le cas pour Rome, Alexandrie ou
Constantinople -, ce qui permet de fêter l’anniversaire de la ville et de tirer son horoscope.
Car les villes sont analogues à des personnes pour les Anciens. La personne du fondateur
marque très fortement l’identité de la cité même lorsqu’elle ne porte pas son nom : Jérusalem
est la ville de David et Rome celle de Romulus autant qu’Alexandrie est la ville d’Alexandre
et Constantinople celle de Constantin.
Pourtant, le récit lui-même montre bien que le jour de la fondation n’est qu’un moment dans
un processus beaucoup plus long. Jérusalem était une ville cananéenne avant que David ne la
« refonde » et le processus de fondation ne se clôt qu’avec la construction du Temple, qui eut
lieu d’ailleurs plus tardivement que la Bible ne le dit. Héritière de Troie, Rome fut précédée
par deux fondations troyennes, Lavinium et Albe, et l’édification de la muraille par Romulus
ne garantit pas encore son avenir. Seul l’enlèvement des Sabines lui procura les femmes
nécessaires à sa reproduction. Il est possible que la fondation de Marseille par Gyptis ait été
doublée par une nouvelle arrivée de colons un demi-siècle plus tard. Alexandrie n’était qu’une
ébauche lorsqu’Alexandre l’inaugura et la ville fut réellement édifiée par les deux premiers
souverains lagides. Quant à Constantinople, elle prit la suite d’une colonie grecque très
ancienne, Byzance, et ne devint véritablement une « deuxième Rome » que sous le fils de
Constantin.
Toutefois, pour le récit, le jour de la fondation s’avère bien fondamental car il annonce la
destinée future de la ville, en insistant sur les rites ou les présages advenus à ce moment-là. La
farine mangée par les oiseaux d’Alexandrie ou le peuplement de Rome par les fugitifs des
peuples voisins préfigurent le rayonnement universel de la première ou la domination
impériale de la seconde. Le récit sur Constantinople offre la description la plus détaillée et la
plus fiable des rites car certains étaient répétés lors de l’anniversaire un siècle plus tard. La
ville doit évidemment sa destinée glorieuse à la protection divine, que ce soit l’Eternel
(Jérusalem) ou Mars (Rome), Zeus/Sérapis (Alexandrie) ou Dieu (Constantinople). Dans le
récit sur Constantinople, le merveilleux païen cède progressivement la place au merveilleux
chrétien, glissement annonçant l’époque médiévale.
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