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bouleversements extraordinairement rapides que connaît la société
française depuis la première révolution industrielle.
Le corps du colonisé, dans ce contexte, peut être sollicité comme
l’analyseur privilégié de ce nouveau statut de l’Autre, car il est le
réceptacle sur lequel s’inscrivent les signes des projections imaginaires de
la société française de la fin du XIX
e
siècle. On ne pourra, dans le cadre
nécessairement limité de cette contribution, que donner quelques
indications sur les formes que prennent cette projection. En effet, le corps
du colonisé est multiple : il se distribue sur des échelles – raciales,
culturelles, sociales – aux frontières mouvantes, il se répartit entre les
principales populations coloniales, il se distingue par genres ; mais il est
aussi reproduit sur des supports hétéronomes, qui ne traite pas de la
même manière les représentations (il existe un monde entre la
photographie scientifique et le dessin humoristique), enfin, ces images
diverses, toujours polysémiques, font l’objet d’usages sociaux différenciés
qui en affinent et complexifient le sens (Bancel N., 2003). On se
contentera donc ici d’indiquer des schèmes suffisamment récurrents, sans
pouvoir approfondir plus avant la diversité de leur mise en forme.
Le corps du colonisé, dans la phase des conquêtes, est un corps
largement démonisé. Les “ sauvages ”, Africains ou canaques, représentés
généralement jusqu’à la fin du XVIII
e
siècle sous les traits du “ bon
sauvage ”, prennent figure menaçante : expressions “ féroces ”, détails
sur les “ cruautés ” (avec de nombreuses scènes de tortures et de
sacrifices humains), insistance sur les armes. Le “ sauvage ” est
l’“ ennemi ” que seule une force civilisée et supérieure peut vaincre. Les
représentations dessinent là une frontière civilisationnelle qui, en elle-
même, justifie la conquête et légitime le ressort européocentrique de la
“ mission civilisatrice ” de la France.
La seconde ligne de force que nous pouvons dégager est la
racialisation des représentations. Des années 1830 à 1860, ces
représentations sont surtout le produit d’une objectivation scientifique,
celle établie par l’anthropologie physique (mais également l’ethnologie,
tant l’épistémologie entre ces deux disciplines est vacillante jusqu’au
début du XX
e
siècle, cf. Blanckaert, 2002 ; Boëtsch, Ferrié, 1993) qui,
dans la perspective d’établir une taxinomie des populations du monde,
recueille des “ collections ” d’images, dans un premier temps des dessins,
puis des photographies. Les représentations produites par l’anthropologie
physique insistent sur les particularités somatiques (taille, poids, attitude,
éléments constamment affinés grâce aux progrès de l’anthropométrie) des
différents groupes qu’elle s’est donné pour tâche d’étudier, puisque ces
spécificités autorisent leur classement et leur hiérarchisation : des
caractéristiques physiologiques procèdent leurs capacités cognitives et
culturelles différenciées.
On voit très nettement se dessiner au cours des années 1860 le transfert
de ces représentations “ scientifique ” vers le grand public, par des
médiatisations originales : les cartes postales “ Scènes et Types ”, par
exemple, qui connaissent un succès qui ne se démentira pas jusqu’au
années 1940, les périodiques de vulgarisation scientifique (La nature, La