COLONISE Nicolas Bancel La constitution d`un corps du colonisé

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COLONISE
Nicolas Bancel
La constitution d’un corps du colonisé serait probablement à rechercher
dans les représentations qui renvoient, dès le XVIe siècle, aux populations
des “ vieilles colonies ”, populations indigènes caraïbes et esclaves
importés pour la culture de la canne à sucre (Vergès, 2001). Cependant,
dans le cadre de cette contribution, nous nous limiterons aux
représentations du corps colonisé apparues dans la phase moderne de
l’impérialisme hexagonal, soit depuis le dernier tiers du XIXe siècle. En
effet, à partir du début des années 1870 et jusqu’au début de la Première
Guerre mondiale, la progression des conquêtes réalisées par les
métropoles européennes est fulgurante : en quarante ans, près des deux
tiers du globe sont annexés par l’Europe. La France participe activement à
ce processus, étendant le second empire du monde après celui des
britanniques à l’Afrique, l’Asie et l’Océanie (Ageron C.-R., Thobie J.,
Meynier G., Coquery-Vidrovitch C., 1990).
Durant toute cette conjoncture, les conquêtes coloniales vont
connaître une “ mise en signe ” à travers la multiplicité des supports
qu’autorise la culture de masse naissante. Ainsi, journaux illustrés
destinés au grand public, livres, cartes postales, photographies, timbres,
objets, expositions, zoos humains et bientôt cinéma se font les véhicules
de représentations qui mettent en scène l’épopée coloniale, légitimant
d’abord la bravoure des soldats et construisant progressivement l’image
des territoires colonisés et des populations coloniales (Bancel N.,
Blanchard P., Gervereau L., 1993 ; Bancel N., Blanchard P., Delabarre F.,
1997). La formation de cette culture coloniale a fait l’objet, ces dix
dernières années de recherches approfondies (Blanchard P., Lemaire S.,
2003) et celles-ci montrent son extraordinaire puissance, le foisonnement
un peu vertigineux de représentations qui traversent, de part en part, le
corps social, excédant les clivages de classes, les oppositions politiques,
les fractures religieuses ou culturelles. Ces recherches indiquent aussi la
pérennisation de ces représentations et la stabilisation d’archétypes qui
semblent courir des années 1870 aux décolonisations, et même au-delà,
jusqu’à notre contemporanéité (Blanchard P., Bancel N., 2001). Ce qui se
joue dans ce processus c’est d’abord la construction d’un imaginaire
collectif sur la colonisation – entendue ici comme constituée d’espaces et
d’hommes –, c’est ensuite la formation d’une institution imaginaire –
institution étant prise ici au sens de “ quelque chose qui dure ” – qui
opère, d’une génération à l’autre par reproduction, non que les images se
reproduisent terme à terme mais les schèmes qui les structurent se
réitère, par un processus de filiation.
Cette configuration culturelle est à notre sens essentielle, en ce sens que
se définissent à travers elle le statut de l’Autre et de l’altérité, qui renvoie
à la construction en miroir des identités collectives dans le cadre des
bouleversements extraordinairement rapides que connaît la société
française depuis la première révolution industrielle.
Le corps du colonisé, dans ce contexte, peut être sollicité comme
l’analyseur privilégié de ce nouveau statut de l’Autre, car il est le
réceptacle sur lequel s’inscrivent les signes des projections imaginaires de
la société française de la fin du XIXe siècle. On ne pourra, dans le cadre
nécessairement limité de cette contribution, que donner quelques
indications sur les formes que prennent cette projection. En effet, le corps
du colonisé est multiple : il se distribue sur des échelles – raciales,
culturelles, sociales – aux frontières mouvantes, il se répartit entre les
principales populations coloniales, il se distingue par genres ; mais il est
aussi reproduit sur des supports hétéronomes, qui ne traite pas de la
même manière les représentations (il existe un monde entre la
photographie scientifique et le dessin humoristique), enfin, ces images
diverses, toujours polysémiques, font l’objet d’usages sociaux différenciés
qui en affinent et complexifient le sens (Bancel N., 2003). On se
contentera donc ici d’indiquer des schèmes suffisamment récurrents, sans
pouvoir approfondir plus avant la diversité de leur mise en forme.
Le corps du colonisé, dans la phase des conquêtes, est un corps
largement démonisé. Les “ sauvages ”, Africains ou canaques, représentés
généralement jusqu’à la fin du XVIIIe siècle sous les traits du “ bon
sauvage ”, prennent figure menaçante : expressions “ féroces ”, détails
sur les “ cruautés ” (avec de nombreuses scènes de tortures et de
sacrifices humains), insistance sur les armes. Le “ sauvage ” est
l’“ ennemi ” que seule une force civilisée et supérieure peut vaincre. Les
représentations dessinent là une frontière civilisationnelle qui, en ellemême, justifie la conquête et légitime le ressort européocentrique de la
“ mission civilisatrice ” de la France.
La seconde ligne de force que nous pouvons dégager est la
racialisation des représentations. Des années 1830 à 1860, ces
représentations sont surtout le produit d’une objectivation scientifique,
celle établie par l’anthropologie physique (mais également l’ethnologie,
tant l’épistémologie entre ces deux disciplines est vacillante jusqu’au
début du XXe siècle, cf. Blanckaert, 2002 ; Boëtsch, Ferrié, 1993) qui,
dans la perspective d’établir une taxinomie des populations du monde,
recueille des “ collections ” d’images, dans un premier temps des dessins,
puis des photographies. Les représentations produites par l’anthropologie
physique insistent sur les particularités somatiques (taille, poids, attitude,
éléments constamment affinés grâce aux progrès de l’anthropométrie) des
différents groupes qu’elle s’est donné pour tâche d’étudier, puisque ces
spécificités autorisent leur classement et leur hiérarchisation : des
caractéristiques physiologiques procèdent leurs capacités cognitives et
culturelles différenciées.
On voit très nettement se dessiner au cours des années 1860 le transfert
de ces représentations “ scientifique ” vers le grand public, par des
médiatisations originales : les cartes postales “ Scènes et Types ”, par
exemple, qui connaissent un succès qui ne se démentira pas jusqu’au
années 1940, les périodiques de vulgarisation scientifique (La nature, La
science illustrée), des périodiques destiné à un large public (Le Journal
des voyages, Le tour du Monde), mais aussi des spectacles tels les Zoos
humains (cf. infra). Ces représentations populaires spectacularisent les
particularités somatiques des représentés : le corps est le signe sur lequel
on repère la place des groupes sur une échelle raciale. Plus profondément
encore, sur le corps du colonisé est tracé la frontière qui sépare
l’humanité de l’animalité. Cette frontière est décelable dans la tenue (la
nudité ou la semi-nudité/le vêtement), les attitudes (le relâchement/le
maintien) et la motricité (le contrôle, la discipline/l’exubérance).
Cette sommaire description est heuristique si on l’articule à la
construction moderne de l’identité nationale en France. En effet, cette
dernière se construit sur un référent négatif – le colonisé – dont les
représentations subsument dans la dernière partie du XIXe siècle les
formes traditionnelles de l’altérité (le fou, le monstre). Le corps du
colonisé devient ainsi le point de focalisation qui permet d’édifier les
valeurs transcendantes qui sont au fondement de l’Etat-nation moderne :
le progrès, la supériorité de la civilisation européenne, et, pour la France,
la spécificité républicaine (définit par un horizon égalitaire rendue possible
par l’éducation, cf. Nicollet C., 1982 ; Nora, 1982, Bancel, Blanchard,
Vergès, 2003).
Or, le corps du colonisé et encore un corps communautaire. Il est articulé
au groupe auquel il appartient, par les liens de la famille élargie, du clan
ou de la race, à l’inverse du corps blanc, individualisé. Au fur et à mesure
que, durant les années 1900-1910 l’Empire recouvre ses frontières
définitives et qu’aux conquêtes succède la gestion coloniale, le corps
colonisé devient l’objet d’une éducation et d’un contrôle inscrit dans
l’“ œuvre civilisatrice ”. Investi par les savoirs de l’anthropologie physique
et de l’ethnologie culturelle, le corps colonisé est aussi façonné pas à pas
par les institutions coloniales (l’école, l’armée, le travail). Les archétypes
les plus violemment “ raciaux ” et stigmatisant tendent à être remplacés,
dans la propagande officielle tout au moins, par une représentation
concrète de la domestication/civilisation des corps colonisés. Moins
menaçants, plus dociles, le corps colonisé se soumet au pouvoir tutélaire
qui s’est chargé de l’élever – comme le professe l’utopie républicainecoloniale – vers le civilisation.
Les quelques perspectives établies ici sont indicatives. Les recherches
sur la dimension corporelle des représentations du colonisé sont en effet
encore à leurs balbutiements. Mais elles révèlent déjà l’extraordinaire
intrication, dans les représentations, entre procédés d’objectivation,
construction des savoirs et relations de pouvoir décelables dans l’image.
Une histoire politique du corps colonisé révèlerait sans nul doute la
complexité des relations asymétriques coloniales, mais aussi la formation
de schèmes culturels propres à l’édification d’une culture coloniale en
France qui produit vraisemblablement ses effets bien au-delà des
décolonisations.
Bibliographie
Ageron C.-R., Thobie J., Meynier G., Coquery-Vidrovitch C. (1990),
Histoire de la France coloniale 1914-1990, 2 Tomes, A. Colin, Paris.
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formations non-discursives, Mémoire d’HDR en Lettres et Sciences
humaines, Université Paris XI, 3 volumes.
Bancel N., Blanchard P., Gervereau L. (1993), Images et colonies, BdicAchac, Paris, 304 p.
Bancel N., Blanchard P., Delabarre F., (1997), Images d’Empire. Trente
ans de photographies officielles sur l’Afrique coloniale, La Documentation
française/De La Martinière, Paris, 340 p.
Bancel N., Blanchard P., Vergès F. (2003), La République coloniale. Essai
sur une utopie, Albin Michel, coll. “ Bibliothèque des idées ”, Paris, 178 p.
Blanchard P., Lemaire S., (2003)Culture coloniale. La France conquit par
son Empire, Autrement, Paris. Blanchard P., Bancel N. (2001), De
l’indigène à l’immigré, Gallimard, coll. “ Découvertes ”, Paris, 128 p.
Blanckaert C. (2002), Les politiques de l’anthropologie, L’Harmattan,
Paris.
Boëtsch G., Ferrié J.-N. (1993), “ L’impossible objet de la raciologie.
Prologue à une anthropologie physique de l’Afrique du nord ”, Cahiers
d’études africaines, n° 129, p.5-18.
Nicollet C. (1982), L’idée républicaine en France. Essai d’histoire critique,
Gallimard, Paris.
Nora P. (1982), Les lieux de mémoires, Tome I, La République, Gallimard,
Paris.
Vergès F., (2001), Abolir l’esclavage, Albin Michel, Paris, 234 p.
Cf : Anthropologie, Exotique, Noir, Race, Racisme, Zoo-Humains
ZOO HUMAIN
Nicolas Bancel
Les zoos humains, représentent, dans la seconde moitié du XIXe siècle en
Europe, un tournant majeur dans les représentations corporelles de
l’Autre. Plusieurs processus historiques convergents sont à la source du
phénomène. D’une part, depuis le XVIe siècle, l’essor des jardins
zoologiques matérialise le projet d’inventaire et de taxinomie de la
diversité animale et témoigne de la reconnaissance du monde par les
explorations européennes et le commerce maritime (Baratay E., HardouinFugier E.,1998). D’autre part, la présentation physique de représentant de
populations extra-occidentales peut-être attestée dès le XVe siècle (tel les
indiens Tupi présentés au Roi de France), puis, aux XVIIIe siècle, dans les
cabinets de curiosités ; présentations destinées édifier l’aristocratie
éclairée et à servir l’extension des taxinomies du vivant aux groupes
humains, dont témoignent bientôt les grands projets encyclopédiques.
Au début du XIXe siècle apparaissent à Londres les premières expositions
publiques de l’Autre à visées mercantiles (Altick R. D., 1978), de la Vénus
Hottentote (1810) aux Indiens (1817), des eskimos (1824) aux guyanais
(1839). Mais l’essor des zoos humains se concrétise réellement sur le
vieux continent dans le dernier tiers du XIXe siècle, lorsque le principal
entrepreneur de cirque et plus grand importateur européen d’animaux
sauvages, Carl Hagenbeck, commence en 1874 à exposer dans un décor
directement inspiré du zoo animalier, des groupes humains “ exotiques ”.
Le phénomène s’étend d’abord à la France (première exhibition sur ce
modèle en 1877 au Jardin zoologique d’acclimatation), puis à l’ensemble
de l’Europe.
En France et dans la plupart des pays d’Europe, le zoo humain assure une
triple fonction. Tout d’abord une fonction pédagogique : les populations
exhibées témoignent en effet de la diffusion du discours que
l’anthropologie physique produit alors sur la diversité humaine, en opérant
une hiérarchisation des “ races ” (Boëtch G., Ferrié J.-N., 1993). Entre
1877 et le début du XXe siècle, les anthropologies de la Société
d’anthropologie de Paris valident en effet la “ pureté raciale ” des groupes
exhibés, en échange de la possibilité qu’il leur est offerte d’étudier ces
“ spécimens humains ”, afin de procéder à l’affinement de mesures
anthropométriques. Ensuite le zoo humain assure fonction de
divertissement : le zoo humain joue sur l’attrait pour l’exotisme et excite
la curiosité des visiteurs. Ce type d’exhibition devient rapidement, avec la
multiplication des troupes et la rotation des tournées, un authentique
média de masse, et on peut estimer, pour la France, la fréquentation des
exhibitions à plusieurs dizaines de millions de visiteurs entre 1877 et
1932, date à laquelle les recherches actuelles recensent la dernière
exhibition anthropozoologique (Bancel et alii, 2002). Enfin, le zoo humain
renvoie à la construction des identités nationales dans le contexte de la
formation accélérée, en Europe, des états-nations dans la seconde partie
du XIXe siècle. La représentation de l’“ exotique ” s’inscrit en effet dans la
double dynamique d’exclusion et de représentation de l’altérité, qui courre
du XVIe au XIXe siècle, et se matérialise par la relégation des fous, des
criminels (Foucault M., 1961 ; 1978) puis des “ tarés ” et des
“ monstres ”. Cette relégation s’accompagne de la nécessité, notamment
dans les foires itinérantes, de montrer ces altérités, qui permettent au
public de préciser, par la négative, leur propre identité. Le zoo humain
représente une étape de ce processus, qui subsume en grande partie les
exhibitions d’autres formes d’altérités. On peut donc avancer que le zoo
humain est une étape essentielle dans le passage d’un racisme
scientifique à un racisme populaire, passage conditionné par la formation
d’une culture de masse et par l’intensité des conquêtes coloniales qui
portent l’intérêt du grand public vers les territoires et les populations
extra-européennes.
L’intérêt du public est essentiellement centré sur les formes d’altérités
corporelles que met en scène le zoo humain – dont on ne peut explorer ici
que quelques unes des principales facettes –, intérêt qui renvoie en miroir
à l’affirmation des normes corporelles qui s’étendent progressivement de
l’aristocratie et de la bourgeoisie aux autres classes sociales (Vigarello,
1978 ; Defrance J., 1983 ; Arnaud P., 1991). Le zoo humain concrétise
d’abord une frontière entre Nous et les Autres, frontière matérialisée par
des artefacts (grille, grillage, enclos, fossé), délimitant les races mais
aussi la plus ou moins grande proximité avec le monde animal. Lors de
l’exhibition de “ races-frontière ”, notamment les Africains noirs ou les
populations d’Océanie, le corps de l’exhibé devient signe de cette
proximité. D’abord par la nudité ou semi-nudité qui et imposé aux
exhibés, la mise en scène proclame leur statut d’infériorité – le vêtement
étant un attribut de la civilisation. Mais cette affirmation s’accompagne
d’une indéniable fascination pour le corps du “ sauvage ” : fascination
pour les corps vigoureux, à la musculature apparente, dans une période
où croît l’inquiétude anthropologique d’une dégénérescence physique des
nouvelles populations urbaines et se manifeste l’extension des “ hontes
corporelles ” (les parties génitales, les seins, mais aussi les excrétions) (Le
Breton D., 2001). La nudité est aussi un moyen d’érotiser le corps de
l’Autre – et notamment celui des femmes – érotisation qui s’accompagne
de tout un imaginaire sur la vitalité sexuelle des populations exhibées. Il
est en effet significatif que la nudité, réprimée dans les représentations,
trouve dans le zoo humain un théâtre dans lequel elle se déploie sans
provoquer l’ire des parangons de vertus ou l’action de la censure : la libido
de l’Occident trouve dans le corps de l’Autre un opportun exutoire. Si les
mœurs sexuelles supposées des exhibées entraîne la réprobation,
témoignent de leur état proche de la nature, il n’est pas sans susciter du
désir, celui de la transgression, alors que se raffermissent des normes
sexuelles contraignantes. Enfin, la motricité du “ sauvage ” est
caractérisée par l’excès : nombreux sont les zoos humains qui annoncent
des “ danses furieuses ” ou “ cannibales ”. Le spectacle doit évoquer
l’étrangeté des mœurs et des coutumes, mais aussi rappeler l’énergie
débordante et animale des exhibés (Coutancier B., Barthe C., 2002). Ici
encore, on retrouve ce double mouvement de répulsion et de fascination :
répulsion pour une motricité désordonnée, excessive, mais fascination
aussi pour la forme de liberté motrice qui parcours le spectacle de ses
excès. Le corps de l’exhibé est aussi le corps des altérités corporelles –
taille, poids, stature – et des transformations du corps – scarifications,
déformations du cou ou de la tête, mutilations –, qui provoquent les plus
fortes affluences. L’“ anormalité ” physique renvoie à la fonction assurée
par les “ monstres ” de foires, mais aussi, sans doute, à une logique de
spectacularisation.
Le corps de l’“ exotique ” exhibé dans le zoo humain est ainsi le territoire
sur lequel, dans le dernier tiers du XIXe siècle, se redéfini l’altérité. Il
s’opère alors un glissement des autres formes d’altérité somatiques et
psychiques vers la représentation de celui-ci. On peut raisonnablement
affirmer que c’est sur cette figure que se fonde alors une culture populaire
différencialiste qui connaît de multiples déclinaisons (à travers les
représentations de l’Autre dans les journaux populaire, le théâtre, le
cabaret et plus tard le cinéma), formant un des schèmes essentiels de la
culture occidentale. On peut également poser l’hypothèse que l’extension
des normes corporelles et motrices qui caractérisent la seconde partie du
XIXe siècle se construisent aussi en regard de l’altérité exotique
représentée dans le zoo humain. Mais cette histoire reste encore à écrire…
Altick R. D. (1978), The Shows of London, Harvard University Press,
Cambridge.
Arnaud P. (1991), Le Militaire, l’Ecolier, le Gymnaste : naissance de
l’éducation physique en France (1869-1889), Privat, Toulouse.
Bancel N., Blanchard P., Boëtsch G., Deroo E., Lemaire S. (2002), Zoos
humains, La Découverte, Paris
Baratay E., Hardouin-Fugier E. (1998), Zoos. Histoire des jardins
zoologiques en Occident (XVIe-XXe siècle), La Découverte, Paris.
Boëtsch G., Ferrié J.-N. (1993), “ L’impossible objet de la raciologie.
Prologue à une anthropologie physique de l’Afrique du nord ”, Cahiers
d’études africaines, n° 129, p.5-18.
Coutancier B., Barthe C. (2002), “ Exhibition et médiatisation de l’Autre :
le Jardin zoologique d’acclimatation (1877-1890) ”, in Bancel et alii, Zoos
humains, La Découverte, Paris, p. 306-314.
Defrance J. (1993), L’excellence corporelle. La formation des activités
physiques et sportives modernes, 1770-1914, Presses universitaires de
Rennes, coll. “ Cultures corporelles ”, Rennes.
Foucault M. (1961), Folie et déraison. Histoire de la folie à l’âge classique,
Plon, Paris.
Foucault M. (1978), Surveiller et punir. Naissance de la prison, Gallimard,
Paris.
Le Breton D. (1990), Anthropologie du corps et modernité, PUF, coll.
“ Quadriges ”, Paris.
Vigarello G.(1978), Le corps redressé. Histoire d’un pouvoir pédagogique,
Editions universitaire, Paris.
Cf : Anthropologie,
Noir, Race,
Eugénisme,
Exotique,
Instrumentalisation,
GENOCIDE
Nicolas Bancel
Précisons immédiatement qu’il ne peut être ici question de faire
l’histoire du corps dans les processus génocidaires. D’une part parce
qu’une analyse spécifiquement centrée sur cet objet n’a pas, à ma
connaissance, encore été entreprise. D’autre part parce qu’il est
impossible dans cette contribution de balayer comparativement les
mécanismes forts complexes d’objectivation du corps dans les génocides :
si des rapprochements sont possibles, chaque situation historique à ses
particularités irréductibles. On se contentera donc de proposer quelques
réflexions – en prenant exemple sur l’extermination des Juifs d’Europe
durant l’ère nazi et le génocide des Tutsis au Rwanda en 1994 – qui
voudraient contribuer à ouvrir des perspectives de recherches encore à
venir.
Par hypothèse, un invariant anthropologique semble parcourir toute
formation sociale : cette dernière construit des représentations du dehors
et de l’Autre qui instituent sa propre identité. Parmi les conditions de
possibilités historiques du génocide – par excellence événement total –,
l’identification et la désignation du groupe cible est une modalité qui
semble universelle. Les procédures d’identification sont matérialisées par
une série de caractères attribués à ce groupe, qui le distinguera
nettement de la “ communauté imaginée ” qui en est l’énonciatrice
[Anderson, 1993]. Dans les processus génocidaires que nous avons pu
analyser, le corps est le réceptacle privilégié de cette identification, le lieu
de projection de stigmates qui renvoient à ces séries de caractères. Sur
les corps, se fantasment les représentations qui justifient le génocide.
Ceci nous amène à constater que le génocide est conditionné par un
processus de substantialisation du corps de l’Autre, qui mêle intimement
le biologique et le culturel. Dans les deux cas qui nous occupent,
l’essentialisation du corps est d’ordre racial : le corps de l’Autre est un
corps racialisé.
Ainsi, convergent dans cette essentialisation à la fois un certain
nombre d’archétypes et de préjugés, dont les racines peuvent être fort
anciennes (comme c’est bien sûr le cas pour les Juifs en Allemagne, mais
aussi pour les Tutsis depuis les prémices de l’ère coloniale), mais aussi
d’objectivations plus modernes, qui rationalisent les stéréotypes, les
incluent dans un système de hiérarchisation à prétention scientifique,
comme c’est le cas dans le dernier tiers du XIXe siècle pour les Tutsis dans
l’anthropologie physique belge des années 1880-1910 (Franche, 1995,
Gouteux J.-P., 1998) et, pour les Juifs, l’anthropologie génique allemande
après la Première Guerre mondiale [Burrin, 1989, Kershaw, 2000]. Dans
tous les cas, on distingue le corps de l’Autre : pour les Tutsis c’est une
“ haute stature ”, le “ nez fin ”, un “ front élancé ”, une “ pomme d’Adam
prononcé ” qui les distinguera l’ethnie majoritaire, les Hutus. Ces
différences réifiées par l’anthropologie physique sont renforcées par
d’autres stigmates, fantasmatiques, telles les “ huit paires de côtes ” des
Tutsis, un “ pied fin ”, des “ incisives écartées ”, etc., stigmates qui
semblent se former dans la culture populaire [Chrétien, 1995,
Mukagasama, 1999] tout au long de la période postcoloniale, marquée par
un apartheid qui ne dit pas son nom et de pogroms ponctuels anti-Tutsis
[Braekmann, 1995].
Les Juifs sont victimes d’une identique volonté de différenciation par
l’anthropologie génique allemande, qui repère une “ courbure nasale
étirée ”, un “ angle facial spécifique ”, une “ courbure du dos voûtée ”, les
différenciant des Allemands aryens ; et, de même, d’autres distinctions
somatiques viendront compléter cette construction raciale du corps, telles
la “ nature des cheveux ”, la “ forme des yeux ”, etc. [Goldhagen, 1997,
Burrin, 1989]. La définition de la nature biologique de l’Autre, la
désignation de ses traits somatiques dominants, sont ainsi variables et
augmentatives, comme le démontre les recherches allemandes sur la
l’acceptation chaque année plus restrictive de “ sang juif ” chez les
“ Allemands de souches ” (faisant ainsi varier la définition des ½ Juifs, des
¼ de Juifs, etc.), ou encore les jugements “ au faciès ” des milices du
Hutu Power durant le génocide Rwandais, qui firent de nombreuses
victimes non Tutsis. La “ race ”, concept flottant, autorise toutes les
extensions, faisant peser une menace qui tend à se généraliser sur tout le
corps social.
Quoi qu’il en soit, l’opération scientifique, en liant explicitement le
biologique aux capacités cognitives et aux traits culturels des groupes
cibles, redouble la légitimité de la discrimination de l’Autre et désigne son
corps comme le signe de sa différence. On peut donc considérer que la
construction culturelle du corps de l’Autre est un préalable du génocide,
alors que sa mise en œuvre ne peut être que le fruit d’une
instrumentalisation politique de cette construction, nécessitant l’emploi de
moyens d’extermination de masse, mobilisant les bourreaux dans des
institutions dédiées au génocide, qui mettent en branle l’exécution du
programme, de la planification génocidaire. C’est le cas aussi bien en
Allemagne – dès 1941 à travers des institutions spécialisées telles la SS,
puis les bataillons de police [Godhagen, 1997, Browning, 1994] et parfois
la Wermach elle-même –, qu’au Rwanda, avec les milices de tueurs
Interhamwe, l’armée, et une grande partie de la population civile ellemême. Dans tous les cas, les conditions culturelles de possibilités de
génocide implique l’assentiment – actif ou passif – de très larges fractions
de la société. Dans tous les cas, “ l’affiliation biologique ” finit par
subsumer toutes les autres, régionale, nationale, linguistique,
professionnelle.
Dans cette configuration, les figures du corps de l’Autre sont
multiples. La première, toujours présente, est l’étrangeté, la différence du
corps désigné au massacre. Un principe d’extranéité semble gouverner la
pulsion génocidaire : le corps de l’Autre est un corps étrange mais aussi
étranger, sa venue est toujours le fruit d’une migration (le mythe de
“ l’origine nilotique ” des Tutsis, et des tribus d’Israël pour les Juifs).
Pourtant, ce corps est présent à l’intérieur des sociétés qui l’accueillent, et
c’est précisément sa présence qui rend possible la construction d’une
menace pour la communauté elle-même. Cette menace à de nombreux
visages, mais on peut dire qu’elle est essentielle car elle engage la
transgression de l’“ équilibre ” biologique de la communauté mais aussi de
la cohésion sociale et du pouvoir politique légitime (entendre ici “ légitimé
par l’appartenance à une race ”). Menace biologique donc, par le
métissage, qui implique une dégénérescence physiologique des autres
“ races ” à son contact ; menace biologique aussi car le groupe cible, dans
les deux cas qui nous occupent, est censé être porteur de maladies
transmissibles (la syphilis pour les Juifs, le SIDA pour les Tutsis). Le corps
de l’Autre est un corps impur, pollué et pollueur [Baillette, 2000, Kershaw,
1997].
Le thème de l’infiltration, de l’invasion et du complot est également
une constante. L’Autre s’insinue, il progresse et se multiplie comme le
cancer sur un corps sain. Le projet de la cellule cancéreuse est concrétisé
par les ambitions qu’on prête au groupe cible : subsumer le corps social
lui-même, le dominer, peut-être l’annihiler. Dans cette perspective, les
pratiques les plus monstrueuses sont prêtées à l’Autre : inceste,
cannibalisme, meurtre rituel. Le corps de l’Autre est un corps meurtrier,
c’est un corps démoniaque. C’est un corps à peine humain, un corps
comparé sans relâche aux animaux considérés comme les plus nuisibles –
les insectes, les serpents, les rats – et, comme tel, destructible. Les
journaux nazis, tels le Volkisher Beobatcher (organe central du NSDAP) et
Der Strümer (dirigé par le nazi fanatique Julius Strecher), mais aussi, au
Rwanda, Kangura (organe du Hutu Power), rivalisent ainsi de métaphores
biologiques sur les thèmes de l’infestation et de la souillure, sous une
forme fréquemment quasiment pornographique.
Cette construction paroxystique de la menace biologico-politique, la
démonisation du corps de l’Autre, autorise les discriminations, et peut
aider à expliquer les débordements inimaginables de violence qui
accompagnent le génocide lui-même. L’action sur les corps des victimes
est un indicateur phénoménologique indiscutable du rôle central des
figures du corps dans l’acte génocidaire : quel qu’en soit les modalités, il
s’agit de déshumaniser l’Autre, d’en faire un objet et de contrevenir à la
menace effroyable qu’il représente en retournant sur lui-même la barbarie
qu’on lui prête. Tout, dès lors, est autorisé. On remarquera que les
bourreaux s’acharnent sur les spécificités corporelles imaginaires des
groupes cible : au Rwanda, on coupe les pieds et les mains symbolisant la
“ haute stature ”, on procède à l’ablation des nez, des parties génitales
(centre de la reproduction mais aussi instrument des “ mœurs dépravés ”
des victimes), on défigure afin de rendre laid, de rendre monstrueux, de
rendre inhumain [Marlair, 1997 ; Mukagasama, 1999 ; des Forges, 1999].
Lors du génocide des Juifs en Europe, à la déshumanisation
institutionnellement contrôlée à l’œuvre dans les camps – dans lesquels
les Juifs sont ramenés au statut de cadavres vivants, d’“ inutiles ” et de
“ parasites ” dénoncés sans relâche par la propagande nazie – répond les
pratiques génocidaires des bataillons de police ou des Einzagruppen : on
coupe les barbes des Juifs, on tranche les nez, on rase les cheveux, on
torture les corps [Goldhagen, 1997 ; Browning, 1994].
Le corps de l’Autre est ainsi le cristallisateur mais aussi l’analyseur
des formes de la pulsion génocidaire. Au cours de l’acharnement sur le
corps de l’Autre, s’écrit la volonté déshumanisante (rendre, à proprement
parler, inhumain), mais aussi le ressort psychique d’une identité collective
substantialisée. En effet, le projet génocidaire est total, tous doivent être
exterminés, afin que les bourreaux puissent, enfin, rester entre eux, dans
une communauté recomposée, purifiée, débarrassée des corps malsains,
unie par le sang versé. Peut-être, pour suivre Louis Dumont
[Dumont, 1992], est-ce dans les crises marquant les passages historiques
de sociétés vers la modernité que le génocide trouve une de ses
conditions de possibilités essentielles, dans le désir de refonder une
communauté rêvée, mais sur des bases raciales nouvelles et avec les
immenses moyens de l’Etat. Le corps idéalisé de cette communauté
engage le projet génocidaire contre le corps de l’Autre.
Bibliographie
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Standford
Baillette F. (2000), “ Figures du corps, ethnicité et génocide au Rwanda ”,
in Quasimodo, n°6, printemps 2000.
Braekmann C. (1995), Histoire d’un génocide, Paris, Robert Laffont.
Browning C. (1994), Des homes ordinaries. Le 101e bataillon de police
allemande et la solution finale en Pologne, Paris, Les Belles Lettres.
Burrin P. (1989), Hitler et les Juifs. Genèse d’une génocide, Paris, Seuil.
Chrétien, J.-P. (1995), Rwanda: les medias du génocide, Paris, Karthala.
Des Forges A.(1997) Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide du
Rwanda, Paris, Kathala.
Dumont L (1990), Homo Aéqualis, Paris, Gallimard.
Franche D. (1997), Rwanda. Généalogie d’un génocide, Paris, Mille et une
nuits.
Goldhagen D. J. (1997), Les bourreaux volontaires de Hitler : les
Allemands ordinaires et l’Holocauste, Paris, Seuil.
Gouteux, J.-P. (1998), Un génocide secret d’Etat, Paris, Editions sociales.
Kershaw Y. (1997), Qu’est-ce que le nazisme ?, Paris, Gallimard
Kershaw, Y (2000), Hitler, 2 volumes, Paris, Flammarion
Marlair J.-C. (1997), Rwanda : les chemins de la mort, Bruxelles, La
Longue Vue.
Mukagasama Y. (1999), N’aie pas peur de savoir. Rwanda, une rescapée
Tutsi raconte, Paris, Robert Laffont.
Vidal C. (1985), “ Situations ethniques au Rwanda ”, in Amselle J.-L.,
M’Bokolo E., Au cœur de l’ethnie. Ethnie, tribalisme et Etat en Afrique,
Paris, La Découverte.
Cf : Camp de concentration, Corps politique, Extrême droite,
Idéologie, Peine de mort
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