COLONISE Nicolas Bancel La constitution d’un corps du colonisé serait probablement à rechercher dans les représentations qui renvoient, dès le XVIe siècle, aux populations des “ vieilles colonies ”, populations indigènes caraïbes et esclaves importés pour la culture de la canne à sucre (Vergès, 2001). Cependant, dans le cadre de cette contribution, nous nous limiterons aux représentations du corps colonisé apparues dans la phase moderne de l’impérialisme hexagonal, soit depuis le dernier tiers du XIXe siècle. En effet, à partir du début des années 1870 et jusqu’au début de la Première Guerre mondiale, la progression des conquêtes réalisées par les métropoles européennes est fulgurante : en quarante ans, près des deux tiers du globe sont annexés par l’Europe. La France participe activement à ce processus, étendant le second empire du monde après celui des britanniques à l’Afrique, l’Asie et l’Océanie (Ageron C.-R., Thobie J., Meynier G., Coquery-Vidrovitch C., 1990). Durant toute cette conjoncture, les conquêtes coloniales vont connaître une “ mise en signe ” à travers la multiplicité des supports qu’autorise la culture de masse naissante. Ainsi, journaux illustrés destinés au grand public, livres, cartes postales, photographies, timbres, objets, expositions, zoos humains et bientôt cinéma se font les véhicules de représentations qui mettent en scène l’épopée coloniale, légitimant d’abord la bravoure des soldats et construisant progressivement l’image des territoires colonisés et des populations coloniales (Bancel N., Blanchard P., Gervereau L., 1993 ; Bancel N., Blanchard P., Delabarre F., 1997). La formation de cette culture coloniale a fait l’objet, ces dix dernières années de recherches approfondies (Blanchard P., Lemaire S., 2003) et celles-ci montrent son extraordinaire puissance, le foisonnement un peu vertigineux de représentations qui traversent, de part en part, le corps social, excédant les clivages de classes, les oppositions politiques, les fractures religieuses ou culturelles. Ces recherches indiquent aussi la pérennisation de ces représentations et la stabilisation d’archétypes qui semblent courir des années 1870 aux décolonisations, et même au-delà, jusqu’à notre contemporanéité (Blanchard P., Bancel N., 2001). Ce qui se joue dans ce processus c’est d’abord la construction d’un imaginaire collectif sur la colonisation – entendue ici comme constituée d’espaces et d’hommes –, c’est ensuite la formation d’une institution imaginaire – institution étant prise ici au sens de “ quelque chose qui dure ” – qui opère, d’une génération à l’autre par reproduction, non que les images se reproduisent terme à terme mais les schèmes qui les structurent se réitère, par un processus de filiation. Cette configuration culturelle est à notre sens essentielle, en ce sens que se définissent à travers elle le statut de l’Autre et de l’altérité, qui renvoie à la construction en miroir des identités collectives dans le cadre des bouleversements extraordinairement rapides que connaît la société française depuis la première révolution industrielle. Le corps du colonisé, dans ce contexte, peut être sollicité comme l’analyseur privilégié de ce nouveau statut de l’Autre, car il est le réceptacle sur lequel s’inscrivent les signes des projections imaginaires de la société française de la fin du XIXe siècle. On ne pourra, dans le cadre nécessairement limité de cette contribution, que donner quelques indications sur les formes que prennent cette projection. En effet, le corps du colonisé est multiple : il se distribue sur des échelles – raciales, culturelles, sociales – aux frontières mouvantes, il se répartit entre les principales populations coloniales, il se distingue par genres ; mais il est aussi reproduit sur des supports hétéronomes, qui ne traite pas de la même manière les représentations (il existe un monde entre la photographie scientifique et le dessin humoristique), enfin, ces images diverses, toujours polysémiques, font l’objet d’usages sociaux différenciés qui en affinent et complexifient le sens (Bancel N., 2003). On se contentera donc ici d’indiquer des schèmes suffisamment récurrents, sans pouvoir approfondir plus avant la diversité de leur mise en forme. Le corps du colonisé, dans la phase des conquêtes, est un corps largement démonisé. Les “ sauvages ”, Africains ou canaques, représentés généralement jusqu’à la fin du XVIIIe siècle sous les traits du “ bon sauvage ”, prennent figure menaçante : expressions “ féroces ”, détails sur les “ cruautés ” (avec de nombreuses scènes de tortures et de sacrifices humains), insistance sur les armes. Le “ sauvage ” est l’“ ennemi ” que seule une force civilisée et supérieure peut vaincre. Les représentations dessinent là une frontière civilisationnelle qui, en ellemême, justifie la conquête et légitime le ressort européocentrique de la “ mission civilisatrice ” de la France. La seconde ligne de force que nous pouvons dégager est la racialisation des représentations. Des années 1830 à 1860, ces représentations sont surtout le produit d’une objectivation scientifique, celle établie par l’anthropologie physique (mais également l’ethnologie, tant l’épistémologie entre ces deux disciplines est vacillante jusqu’au début du XXe siècle, cf. Blanckaert, 2002 ; Boëtsch, Ferrié, 1993) qui, dans la perspective d’établir une taxinomie des populations du monde, recueille des “ collections ” d’images, dans un premier temps des dessins, puis des photographies. Les représentations produites par l’anthropologie physique insistent sur les particularités somatiques (taille, poids, attitude, éléments constamment affinés grâce aux progrès de l’anthropométrie) des différents groupes qu’elle s’est donné pour tâche d’étudier, puisque ces spécificités autorisent leur classement et leur hiérarchisation : des caractéristiques physiologiques procèdent leurs capacités cognitives et culturelles différenciées. On voit très nettement se dessiner au cours des années 1860 le transfert de ces représentations “ scientifique ” vers le grand public, par des médiatisations originales : les cartes postales “ Scènes et Types ”, par exemple, qui connaissent un succès qui ne se démentira pas jusqu’au années 1940, les périodiques de vulgarisation scientifique (La nature, La science illustrée), des périodiques destiné à un large public (Le Journal des voyages, Le tour du Monde), mais aussi des spectacles tels les Zoos humains (cf. infra). Ces représentations populaires spectacularisent les particularités somatiques des représentés : le corps est le signe sur lequel on repère la place des groupes sur une échelle raciale. Plus profondément encore, sur le corps du colonisé est tracé la frontière qui sépare l’humanité de l’animalité. Cette frontière est décelable dans la tenue (la nudité ou la semi-nudité/le vêtement), les attitudes (le relâchement/le maintien) et la motricité (le contrôle, la discipline/l’exubérance). Cette sommaire description est heuristique si on l’articule à la construction moderne de l’identité nationale en France. En effet, cette dernière se construit sur un référent négatif – le colonisé – dont les représentations subsument dans la dernière partie du XIXe siècle les formes traditionnelles de l’altérité (le fou, le monstre). Le corps du colonisé devient ainsi le point de focalisation qui permet d’édifier les valeurs transcendantes qui sont au fondement de l’Etat-nation moderne : le progrès, la supériorité de la civilisation européenne, et, pour la France, la spécificité républicaine (définit par un horizon égalitaire rendue possible par l’éducation, cf. Nicollet C., 1982 ; Nora, 1982, Bancel, Blanchard, Vergès, 2003). Or, le corps du colonisé et encore un corps communautaire. Il est articulé au groupe auquel il appartient, par les liens de la famille élargie, du clan ou de la race, à l’inverse du corps blanc, individualisé. Au fur et à mesure que, durant les années 1900-1910 l’Empire recouvre ses frontières définitives et qu’aux conquêtes succède la gestion coloniale, le corps colonisé devient l’objet d’une éducation et d’un contrôle inscrit dans l’“ œuvre civilisatrice ”. Investi par les savoirs de l’anthropologie physique et de l’ethnologie culturelle, le corps colonisé est aussi façonné pas à pas par les institutions coloniales (l’école, l’armée, le travail). Les archétypes les plus violemment “ raciaux ” et stigmatisant tendent à être remplacés, dans la propagande officielle tout au moins, par une représentation concrète de la domestication/civilisation des corps colonisés. Moins menaçants, plus dociles, le corps colonisé se soumet au pouvoir tutélaire qui s’est chargé de l’élever – comme le professe l’utopie républicainecoloniale – vers le civilisation. Les quelques perspectives établies ici sont indicatives. Les recherches sur la dimension corporelle des représentations du colonisé sont en effet encore à leurs balbutiements. Mais elles révèlent déjà l’extraordinaire intrication, dans les représentations, entre procédés d’objectivation, construction des savoirs et relations de pouvoir décelables dans l’image. Une histoire politique du corps colonisé révèlerait sans nul doute la complexité des relations asymétriques coloniales, mais aussi la formation de schèmes culturels propres à l’édification d’une culture coloniale en France qui produit vraisemblablement ses effets bien au-delà des décolonisations. Bibliographie Ageron C.-R., Thobie J., Meynier G., Coquery-Vidrovitch C. (1990), Histoire de la France coloniale 1914-1990, 2 Tomes, A. Colin, Paris. Bancel N. (2003), L’image, le corps. Sur l’usage en histoire de quelques formations non-discursives, Mémoire d’HDR en Lettres et Sciences humaines, Université Paris XI, 3 volumes. Bancel N., Blanchard P., Gervereau L. (1993), Images et colonies, BdicAchac, Paris, 304 p. Bancel N., Blanchard P., Delabarre F., (1997), Images d’Empire. Trente ans de photographies officielles sur l’Afrique coloniale, La Documentation française/De La Martinière, Paris, 340 p. Bancel N., Blanchard P., Vergès F. (2003), La République coloniale. Essai sur une utopie, Albin Michel, coll. “ Bibliothèque des idées ”, Paris, 178 p. Blanchard P., Lemaire S., (2003)Culture coloniale. La France conquit par son Empire, Autrement, Paris. Blanchard P., Bancel N. (2001), De l’indigène à l’immigré, Gallimard, coll. “ Découvertes ”, Paris, 128 p. Blanckaert C. (2002), Les politiques de l’anthropologie, L’Harmattan, Paris. Boëtsch G., Ferrié J.-N. (1993), “ L’impossible objet de la raciologie. Prologue à une anthropologie physique de l’Afrique du nord ”, Cahiers d’études africaines, n° 129, p.5-18. Nicollet C. (1982), L’idée républicaine en France. Essai d’histoire critique, Gallimard, Paris. Nora P. (1982), Les lieux de mémoires, Tome I, La République, Gallimard, Paris. Vergès F., (2001), Abolir l’esclavage, Albin Michel, Paris, 234 p. Cf : Anthropologie, Exotique, Noir, Race, Racisme, Zoo-Humains ZOO HUMAIN Nicolas Bancel Les zoos humains, représentent, dans la seconde moitié du XIXe siècle en Europe, un tournant majeur dans les représentations corporelles de l’Autre. Plusieurs processus historiques convergents sont à la source du phénomène. D’une part, depuis le XVIe siècle, l’essor des jardins zoologiques matérialise le projet d’inventaire et de taxinomie de la diversité animale et témoigne de la reconnaissance du monde par les explorations européennes et le commerce maritime (Baratay E., HardouinFugier E.,1998). D’autre part, la présentation physique de représentant de populations extra-occidentales peut-être attestée dès le XVe siècle (tel les indiens Tupi présentés au Roi de France), puis, aux XVIIIe siècle, dans les cabinets de curiosités ; présentations destinées édifier l’aristocratie éclairée et à servir l’extension des taxinomies du vivant aux groupes humains, dont témoignent bientôt les grands projets encyclopédiques. Au début du XIXe siècle apparaissent à Londres les premières expositions publiques de l’Autre à visées mercantiles (Altick R. D., 1978), de la Vénus Hottentote (1810) aux Indiens (1817), des eskimos (1824) aux guyanais (1839). Mais l’essor des zoos humains se concrétise réellement sur le vieux continent dans le dernier tiers du XIXe siècle, lorsque le principal entrepreneur de cirque et plus grand importateur européen d’animaux sauvages, Carl Hagenbeck, commence en 1874 à exposer dans un décor directement inspiré du zoo animalier, des groupes humains “ exotiques ”. Le phénomène s’étend d’abord à la France (première exhibition sur ce modèle en 1877 au Jardin zoologique d’acclimatation), puis à l’ensemble de l’Europe. En France et dans la plupart des pays d’Europe, le zoo humain assure une triple fonction. Tout d’abord une fonction pédagogique : les populations exhibées témoignent en effet de la diffusion du discours que l’anthropologie physique produit alors sur la diversité humaine, en opérant une hiérarchisation des “ races ” (Boëtch G., Ferrié J.-N., 1993). Entre 1877 et le début du XXe siècle, les anthropologies de la Société d’anthropologie de Paris valident en effet la “ pureté raciale ” des groupes exhibés, en échange de la possibilité qu’il leur est offerte d’étudier ces “ spécimens humains ”, afin de procéder à l’affinement de mesures anthropométriques. Ensuite le zoo humain assure fonction de divertissement : le zoo humain joue sur l’attrait pour l’exotisme et excite la curiosité des visiteurs. Ce type d’exhibition devient rapidement, avec la multiplication des troupes et la rotation des tournées, un authentique média de masse, et on peut estimer, pour la France, la fréquentation des exhibitions à plusieurs dizaines de millions de visiteurs entre 1877 et 1932, date à laquelle les recherches actuelles recensent la dernière exhibition anthropozoologique (Bancel et alii, 2002). Enfin, le zoo humain renvoie à la construction des identités nationales dans le contexte de la formation accélérée, en Europe, des états-nations dans la seconde partie du XIXe siècle. La représentation de l’“ exotique ” s’inscrit en effet dans la double dynamique d’exclusion et de représentation de l’altérité, qui courre du XVIe au XIXe siècle, et se matérialise par la relégation des fous, des criminels (Foucault M., 1961 ; 1978) puis des “ tarés ” et des “ monstres ”. Cette relégation s’accompagne de la nécessité, notamment dans les foires itinérantes, de montrer ces altérités, qui permettent au public de préciser, par la négative, leur propre identité. Le zoo humain représente une étape de ce processus, qui subsume en grande partie les exhibitions d’autres formes d’altérités. On peut donc avancer que le zoo humain est une étape essentielle dans le passage d’un racisme scientifique à un racisme populaire, passage conditionné par la formation d’une culture de masse et par l’intensité des conquêtes coloniales qui portent l’intérêt du grand public vers les territoires et les populations extra-européennes. L’intérêt du public est essentiellement centré sur les formes d’altérités corporelles que met en scène le zoo humain – dont on ne peut explorer ici que quelques unes des principales facettes –, intérêt qui renvoie en miroir à l’affirmation des normes corporelles qui s’étendent progressivement de l’aristocratie et de la bourgeoisie aux autres classes sociales (Vigarello, 1978 ; Defrance J., 1983 ; Arnaud P., 1991). Le zoo humain concrétise d’abord une frontière entre Nous et les Autres, frontière matérialisée par des artefacts (grille, grillage, enclos, fossé), délimitant les races mais aussi la plus ou moins grande proximité avec le monde animal. Lors de l’exhibition de “ races-frontière ”, notamment les Africains noirs ou les populations d’Océanie, le corps de l’exhibé devient signe de cette proximité. D’abord par la nudité ou semi-nudité qui et imposé aux exhibés, la mise en scène proclame leur statut d’infériorité – le vêtement étant un attribut de la civilisation. Mais cette affirmation s’accompagne d’une indéniable fascination pour le corps du “ sauvage ” : fascination pour les corps vigoureux, à la musculature apparente, dans une période où croît l’inquiétude anthropologique d’une dégénérescence physique des nouvelles populations urbaines et se manifeste l’extension des “ hontes corporelles ” (les parties génitales, les seins, mais aussi les excrétions) (Le Breton D., 2001). La nudité est aussi un moyen d’érotiser le corps de l’Autre – et notamment celui des femmes – érotisation qui s’accompagne de tout un imaginaire sur la vitalité sexuelle des populations exhibées. Il est en effet significatif que la nudité, réprimée dans les représentations, trouve dans le zoo humain un théâtre dans lequel elle se déploie sans provoquer l’ire des parangons de vertus ou l’action de la censure : la libido de l’Occident trouve dans le corps de l’Autre un opportun exutoire. Si les mœurs sexuelles supposées des exhibées entraîne la réprobation, témoignent de leur état proche de la nature, il n’est pas sans susciter du désir, celui de la transgression, alors que se raffermissent des normes sexuelles contraignantes. Enfin, la motricité du “ sauvage ” est caractérisée par l’excès : nombreux sont les zoos humains qui annoncent des “ danses furieuses ” ou “ cannibales ”. Le spectacle doit évoquer l’étrangeté des mœurs et des coutumes, mais aussi rappeler l’énergie débordante et animale des exhibés (Coutancier B., Barthe C., 2002). Ici encore, on retrouve ce double mouvement de répulsion et de fascination : répulsion pour une motricité désordonnée, excessive, mais fascination aussi pour la forme de liberté motrice qui parcours le spectacle de ses excès. Le corps de l’exhibé est aussi le corps des altérités corporelles – taille, poids, stature – et des transformations du corps – scarifications, déformations du cou ou de la tête, mutilations –, qui provoquent les plus fortes affluences. L’“ anormalité ” physique renvoie à la fonction assurée par les “ monstres ” de foires, mais aussi, sans doute, à une logique de spectacularisation. Le corps de l’“ exotique ” exhibé dans le zoo humain est ainsi le territoire sur lequel, dans le dernier tiers du XIXe siècle, se redéfini l’altérité. Il s’opère alors un glissement des autres formes d’altérité somatiques et psychiques vers la représentation de celui-ci. On peut raisonnablement affirmer que c’est sur cette figure que se fonde alors une culture populaire différencialiste qui connaît de multiples déclinaisons (à travers les représentations de l’Autre dans les journaux populaire, le théâtre, le cabaret et plus tard le cinéma), formant un des schèmes essentiels de la culture occidentale. On peut également poser l’hypothèse que l’extension des normes corporelles et motrices qui caractérisent la seconde partie du XIXe siècle se construisent aussi en regard de l’altérité exotique représentée dans le zoo humain. Mais cette histoire reste encore à écrire… Altick R. D. (1978), The Shows of London, Harvard University Press, Cambridge. Arnaud P. (1991), Le Militaire, l’Ecolier, le Gymnaste : naissance de l’éducation physique en France (1869-1889), Privat, Toulouse. Bancel N., Blanchard P., Boëtsch G., Deroo E., Lemaire S. (2002), Zoos humains, La Découverte, Paris Baratay E., Hardouin-Fugier E. (1998), Zoos. Histoire des jardins zoologiques en Occident (XVIe-XXe siècle), La Découverte, Paris. Boëtsch G., Ferrié J.-N. (1993), “ L’impossible objet de la raciologie. Prologue à une anthropologie physique de l’Afrique du nord ”, Cahiers d’études africaines, n° 129, p.5-18. Coutancier B., Barthe C. (2002), “ Exhibition et médiatisation de l’Autre : le Jardin zoologique d’acclimatation (1877-1890) ”, in Bancel et alii, Zoos humains, La Découverte, Paris, p. 306-314. Defrance J. (1993), L’excellence corporelle. La formation des activités physiques et sportives modernes, 1770-1914, Presses universitaires de Rennes, coll. “ Cultures corporelles ”, Rennes. Foucault M. (1961), Folie et déraison. Histoire de la folie à l’âge classique, Plon, Paris. Foucault M. (1978), Surveiller et punir. Naissance de la prison, Gallimard, Paris. Le Breton D. (1990), Anthropologie du corps et modernité, PUF, coll. “ Quadriges ”, Paris. Vigarello G.(1978), Le corps redressé. Histoire d’un pouvoir pédagogique, Editions universitaire, Paris. Cf : Anthropologie, Noir, Race, Eugénisme, Exotique, Instrumentalisation, GENOCIDE Nicolas Bancel Précisons immédiatement qu’il ne peut être ici question de faire l’histoire du corps dans les processus génocidaires. D’une part parce qu’une analyse spécifiquement centrée sur cet objet n’a pas, à ma connaissance, encore été entreprise. D’autre part parce qu’il est impossible dans cette contribution de balayer comparativement les mécanismes forts complexes d’objectivation du corps dans les génocides : si des rapprochements sont possibles, chaque situation historique à ses particularités irréductibles. On se contentera donc de proposer quelques réflexions – en prenant exemple sur l’extermination des Juifs d’Europe durant l’ère nazi et le génocide des Tutsis au Rwanda en 1994 – qui voudraient contribuer à ouvrir des perspectives de recherches encore à venir. Par hypothèse, un invariant anthropologique semble parcourir toute formation sociale : cette dernière construit des représentations du dehors et de l’Autre qui instituent sa propre identité. Parmi les conditions de possibilités historiques du génocide – par excellence événement total –, l’identification et la désignation du groupe cible est une modalité qui semble universelle. Les procédures d’identification sont matérialisées par une série de caractères attribués à ce groupe, qui le distinguera nettement de la “ communauté imaginée ” qui en est l’énonciatrice [Anderson, 1993]. Dans les processus génocidaires que nous avons pu analyser, le corps est le réceptacle privilégié de cette identification, le lieu de projection de stigmates qui renvoient à ces séries de caractères. Sur les corps, se fantasment les représentations qui justifient le génocide. Ceci nous amène à constater que le génocide est conditionné par un processus de substantialisation du corps de l’Autre, qui mêle intimement le biologique et le culturel. Dans les deux cas qui nous occupent, l’essentialisation du corps est d’ordre racial : le corps de l’Autre est un corps racialisé. Ainsi, convergent dans cette essentialisation à la fois un certain nombre d’archétypes et de préjugés, dont les racines peuvent être fort anciennes (comme c’est bien sûr le cas pour les Juifs en Allemagne, mais aussi pour les Tutsis depuis les prémices de l’ère coloniale), mais aussi d’objectivations plus modernes, qui rationalisent les stéréotypes, les incluent dans un système de hiérarchisation à prétention scientifique, comme c’est le cas dans le dernier tiers du XIXe siècle pour les Tutsis dans l’anthropologie physique belge des années 1880-1910 (Franche, 1995, Gouteux J.-P., 1998) et, pour les Juifs, l’anthropologie génique allemande après la Première Guerre mondiale [Burrin, 1989, Kershaw, 2000]. Dans tous les cas, on distingue le corps de l’Autre : pour les Tutsis c’est une “ haute stature ”, le “ nez fin ”, un “ front élancé ”, une “ pomme d’Adam prononcé ” qui les distinguera l’ethnie majoritaire, les Hutus. Ces différences réifiées par l’anthropologie physique sont renforcées par d’autres stigmates, fantasmatiques, telles les “ huit paires de côtes ” des Tutsis, un “ pied fin ”, des “ incisives écartées ”, etc., stigmates qui semblent se former dans la culture populaire [Chrétien, 1995, Mukagasama, 1999] tout au long de la période postcoloniale, marquée par un apartheid qui ne dit pas son nom et de pogroms ponctuels anti-Tutsis [Braekmann, 1995]. Les Juifs sont victimes d’une identique volonté de différenciation par l’anthropologie génique allemande, qui repère une “ courbure nasale étirée ”, un “ angle facial spécifique ”, une “ courbure du dos voûtée ”, les différenciant des Allemands aryens ; et, de même, d’autres distinctions somatiques viendront compléter cette construction raciale du corps, telles la “ nature des cheveux ”, la “ forme des yeux ”, etc. [Goldhagen, 1997, Burrin, 1989]. La définition de la nature biologique de l’Autre, la désignation de ses traits somatiques dominants, sont ainsi variables et augmentatives, comme le démontre les recherches allemandes sur la l’acceptation chaque année plus restrictive de “ sang juif ” chez les “ Allemands de souches ” (faisant ainsi varier la définition des ½ Juifs, des ¼ de Juifs, etc.), ou encore les jugements “ au faciès ” des milices du Hutu Power durant le génocide Rwandais, qui firent de nombreuses victimes non Tutsis. La “ race ”, concept flottant, autorise toutes les extensions, faisant peser une menace qui tend à se généraliser sur tout le corps social. Quoi qu’il en soit, l’opération scientifique, en liant explicitement le biologique aux capacités cognitives et aux traits culturels des groupes cibles, redouble la légitimité de la discrimination de l’Autre et désigne son corps comme le signe de sa différence. On peut donc considérer que la construction culturelle du corps de l’Autre est un préalable du génocide, alors que sa mise en œuvre ne peut être que le fruit d’une instrumentalisation politique de cette construction, nécessitant l’emploi de moyens d’extermination de masse, mobilisant les bourreaux dans des institutions dédiées au génocide, qui mettent en branle l’exécution du programme, de la planification génocidaire. C’est le cas aussi bien en Allemagne – dès 1941 à travers des institutions spécialisées telles la SS, puis les bataillons de police [Godhagen, 1997, Browning, 1994] et parfois la Wermach elle-même –, qu’au Rwanda, avec les milices de tueurs Interhamwe, l’armée, et une grande partie de la population civile ellemême. Dans tous les cas, les conditions culturelles de possibilités de génocide implique l’assentiment – actif ou passif – de très larges fractions de la société. Dans tous les cas, “ l’affiliation biologique ” finit par subsumer toutes les autres, régionale, nationale, linguistique, professionnelle. Dans cette configuration, les figures du corps de l’Autre sont multiples. La première, toujours présente, est l’étrangeté, la différence du corps désigné au massacre. Un principe d’extranéité semble gouverner la pulsion génocidaire : le corps de l’Autre est un corps étrange mais aussi étranger, sa venue est toujours le fruit d’une migration (le mythe de “ l’origine nilotique ” des Tutsis, et des tribus d’Israël pour les Juifs). Pourtant, ce corps est présent à l’intérieur des sociétés qui l’accueillent, et c’est précisément sa présence qui rend possible la construction d’une menace pour la communauté elle-même. Cette menace à de nombreux visages, mais on peut dire qu’elle est essentielle car elle engage la transgression de l’“ équilibre ” biologique de la communauté mais aussi de la cohésion sociale et du pouvoir politique légitime (entendre ici “ légitimé par l’appartenance à une race ”). Menace biologique donc, par le métissage, qui implique une dégénérescence physiologique des autres “ races ” à son contact ; menace biologique aussi car le groupe cible, dans les deux cas qui nous occupent, est censé être porteur de maladies transmissibles (la syphilis pour les Juifs, le SIDA pour les Tutsis). Le corps de l’Autre est un corps impur, pollué et pollueur [Baillette, 2000, Kershaw, 1997]. Le thème de l’infiltration, de l’invasion et du complot est également une constante. L’Autre s’insinue, il progresse et se multiplie comme le cancer sur un corps sain. Le projet de la cellule cancéreuse est concrétisé par les ambitions qu’on prête au groupe cible : subsumer le corps social lui-même, le dominer, peut-être l’annihiler. Dans cette perspective, les pratiques les plus monstrueuses sont prêtées à l’Autre : inceste, cannibalisme, meurtre rituel. Le corps de l’Autre est un corps meurtrier, c’est un corps démoniaque. C’est un corps à peine humain, un corps comparé sans relâche aux animaux considérés comme les plus nuisibles – les insectes, les serpents, les rats – et, comme tel, destructible. Les journaux nazis, tels le Volkisher Beobatcher (organe central du NSDAP) et Der Strümer (dirigé par le nazi fanatique Julius Strecher), mais aussi, au Rwanda, Kangura (organe du Hutu Power), rivalisent ainsi de métaphores biologiques sur les thèmes de l’infestation et de la souillure, sous une forme fréquemment quasiment pornographique. Cette construction paroxystique de la menace biologico-politique, la démonisation du corps de l’Autre, autorise les discriminations, et peut aider à expliquer les débordements inimaginables de violence qui accompagnent le génocide lui-même. L’action sur les corps des victimes est un indicateur phénoménologique indiscutable du rôle central des figures du corps dans l’acte génocidaire : quel qu’en soit les modalités, il s’agit de déshumaniser l’Autre, d’en faire un objet et de contrevenir à la menace effroyable qu’il représente en retournant sur lui-même la barbarie qu’on lui prête. Tout, dès lors, est autorisé. On remarquera que les bourreaux s’acharnent sur les spécificités corporelles imaginaires des groupes cible : au Rwanda, on coupe les pieds et les mains symbolisant la “ haute stature ”, on procède à l’ablation des nez, des parties génitales (centre de la reproduction mais aussi instrument des “ mœurs dépravés ” des victimes), on défigure afin de rendre laid, de rendre monstrueux, de rendre inhumain [Marlair, 1997 ; Mukagasama, 1999 ; des Forges, 1999]. Lors du génocide des Juifs en Europe, à la déshumanisation institutionnellement contrôlée à l’œuvre dans les camps – dans lesquels les Juifs sont ramenés au statut de cadavres vivants, d’“ inutiles ” et de “ parasites ” dénoncés sans relâche par la propagande nazie – répond les pratiques génocidaires des bataillons de police ou des Einzagruppen : on coupe les barbes des Juifs, on tranche les nez, on rase les cheveux, on torture les corps [Goldhagen, 1997 ; Browning, 1994]. Le corps de l’Autre est ainsi le cristallisateur mais aussi l’analyseur des formes de la pulsion génocidaire. Au cours de l’acharnement sur le corps de l’Autre, s’écrit la volonté déshumanisante (rendre, à proprement parler, inhumain), mais aussi le ressort psychique d’une identité collective substantialisée. En effet, le projet génocidaire est total, tous doivent être exterminés, afin que les bourreaux puissent, enfin, rester entre eux, dans une communauté recomposée, purifiée, débarrassée des corps malsains, unie par le sang versé. Peut-être, pour suivre Louis Dumont [Dumont, 1992], est-ce dans les crises marquant les passages historiques de sociétés vers la modernité que le génocide trouve une de ses conditions de possibilités essentielles, dans le désir de refonder une communauté rêvée, mais sur des bases raciales nouvelles et avec les immenses moyens de l’Etat. Le corps idéalisé de cette communauté engage le projet génocidaire contre le corps de l’Autre. Bibliographie Anderson B. 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