Sommes-nous des mutants ?
L'homme change désormais à une vitesse qui n'a plus rien à voir
avec l'évolution darwinienne. Entretien avec le biologiste Jean-
François Bouvet, qui publie un essai passionnant sur les mutations en
cours.
Le clonage humain, vu d'un ordinateur. (©AFP / ImageForum)
Le Nouvel Observateur En quelques décennies seulement, l'«Homo
sapiens» a considérablement changé, sans avoir pour autant subi de
réelles mutations génétiques.
Jean-François Bouvet Oui, c'est bien ce qui m'intéresse, et fait
l'objet de mon livre, car on n'avait jamais rien vu de tel, ni avec
l'humain, ni avec aucune autre espèce: ce changement «en live», qui se
déroule sous nos yeux. Tandis que l'Evolution, par sa lenteur, oeuvre
d'une façon invisible.
Mais les humains actuels sont - en moyenne, et d'une façon quasi
fulgurante à l'échelle des temps biologiques - devenus plus grands, et
plus obèses; ils vivent bien plus vieux; l'âge de la puberté s'abaisse,
surtout pour les filles, alors que partout le sperme des garçons
contient presque deux fois moins de spermatozoïdes qu'il y a
quarante ans; ces mêmes garçons connaissent une diminution de leur
distance ano-génitale, celle qui sépare l'anus de la base postérieure des
bourses, et constitue un indice de féminisation - tout comme la baisse
concomitante du taux de testostérone, qu'attestent de nombreuses
études; à force de vivre à l'intérieur, et de ne contempler que de
proches écrans en guise d'horizons lointains, la proportion des
myopes explose.
Notre flore intestinale se modifie au gré des aliments nouveaux, nous
rendant inaptes à digérer les anciens - tout en multipliant les allergies.
Ces bouleversements se produisent à une vitesse effarante. Même si
nous avons peu «évolué», il devient impossible de soutenir que l'homme
«moderne» n'a pas changé depuis le néolithique.
L'être humain, avec ses conditions de vie de plus en plus
artificielles, aurait-il échappé à la nature, donc à l'évolution
darwinienne?
C'est vrai en bonne partie : grâce aux progrès de la médecine, beaucoup
d'humains, que la nature aurait condamnés, atteignent l'âge de la
reproduction, et donc propagent leurs gènes. Cependant la sélection
naturelle n'a pas totalement disparu, et fait un peu de résistance.
On le voit avec certaines maladies, dont le paludisme, qui tue des
millions d'enfants avant l'âge de la reproduction - et les empêche de
perpétuer leurs éventuels facteurs de vulnérabilité vis-à-vis du
parasite. Et le fait de manger des nourritures toujours plus molles,
hachées d'avance, réduit le rôle de l'appareil masticatoire, qui se
réduit - et pose problème avec les dents de sagesse devenues inutiles.
Mais il faut bien constater que nous sommes de moins en moins des
«enfants de Darwin», et que d'autres facteurs de changement sont à
l'oeuvre - par les moeurs, la médecine, l'alimentation, et surtout... le
pouvoir d'achat: l'homme est dorénavant sous l'influence de choses qui
découlent de lui.
Il s'agit de facteurs qui, pour plusieurs, sont potentiellement
réversibles: ainsi, l'allongement de l'espérance de vie, croisé avec la
crise économique, risque-t-il de ne pas durer - et, en attendant, de se
concrétiser par un «gain» en années... de maladie. Certaines
statistiques de l'Inserm constatent déjà, pour la France, que
l'«espérance de vie sans maladie chronique» est en diminution.
Il n'y a donc plus grand sens à tenter d'extrapoler l'avenir de
l'homme selon les concepts darwiniens ?
Non, car nous n'avons aucune idée des contraintes qui seront celles de
notre espèce. L'homme cherchera toujours à s'adapter, mais à quoi? A
quelles pressions climatiques, économiques, sanitaires, démographiques,
alimentaires, énergétiques devra-t-il faire face...? Nous n'en savons
rien.
Le quotidien britannique «The Sun» s'était essayé en 2012 à un pareil
exercice, dessins à l'appui, pour dresser le portrait-robot de l'Homo
sapiensen l'an 3000: très grand, mais avachi, avec des dents et des
testicules minuscules, de grands bras et un cerveau réduit (pour cause
d'ordinateur y suppléant), et de grands yeux (pour une communication
plus visuelle qu'orale), etc. Mais il ne s'agit que d'élucubrations de
tabloïd, sans la moindre validation scientifique, de toute façon
impossible.
Contrairement à ce que l'on avait pensé après le fameux
décryptage du génome, l'être humain - pas plus qu'aucun individu
d'une autre espèce - ne se réduit à ses gènes. Et deux clones ne
sont jamais identiques.
En effet, la donne a beaucoup changé, et il nous faut aujourd'hui
compter avec l'épigénétique - la façon dont les gènes s'expriment, ou
pas, ou différemment, en fonction des conditions rencontrées dans le
milieu, ou de l'histoire personnelle de l'individu.
Or nos gènes sont influencés dans leur mode d'expression, par exemple
par les polluants chimiques. Ils sont ainsi modulés, puis transmis tels
quels à la descendance - comme une mémoire informatique qui n'aurait
pas été «rebootée».
C'est ainsi que les agressions chimiques - comme celles dues aux
perturbateurs endocriniens, ou aux médicaments qui imbibent notre
univers - sont, le plus génétiquement du monde, transmises à notre
descendance. Cela a été démontré sur les souris : il y a bel et bien
transmission des caractères acquis, ce qui rappelle un peu les théories
discréditées du biologiste Lamarck.
Mais au moins il s'ensuit qu'il est impossible de fabriquer en série
de vrais clones humains, ce qui nous libère d'une ancienne angoisse.
Mais c'est pour faire place à une autre, scientifiquement validée celle-
ci par l'expérimentation animale: sur plusieurs générations, on hérite de
beaucoup d'effets pervers, indésirables, des substances toxiques
subies par les ascendants.
Ces modifications fâcheuses vont-elles se perpétuer indéfiniment,
avant qu'enfin les gènes impliqués se «remettent à zéro» (dans leur
état initial)? On n'en sait rien, mais jusqu'ici, en expérimentation sur
des lignées de souris, cette remise à jour n'a pas été constatée.
Or nous subissons une insidieuse pollution par les perturbateurs
endocriniens, due notamment aux pesticides agricoles. Or non
seulement il n'y a aucun espoir d'en être rapidement délivrés mais, en
plus, il en existe énormément que nous n'avons pas encore identifiés.
Même si nous en étions miraculeusement débarrassés, ils resteraient
dispersés dans les terres, les eaux, les sols. Et surtout, par
l'épigénétique, même évanouis, ils continueraient à agir sur nos
descendants, via des effets dits transgénérationnels.
La taille, la stature des humains, a fait l'objet de nombreuses
modifications au fil des millénaires, et même seulement des siècles,
pas toujours dans le sens que l'on pense.
Au moins dans la plupart des pays développés d'aujourd'hui, les humains
grandissent à vue d'oeil. On en déduit volontiers que le phénomène
résulte d'une meilleure alimentation et de meilleures conditions de vie.
On en a la preuve expérimentale a contrario, par la comparaison des
Coréens du Nord et du Sud.
Après un gros demi-siècle de frontière étanche, le résultat, hélas, est
là: les adolescents nord-coréens font aujourd'hui en moyenne 20
centimètres de moins que leurs voisins du Sud. Seuls les dictateurs Kim
Jong-il et Kim Jong-un, père et fils, pouvaient se permettre
d'effectuer une expérience «scientifique» aussi éclairante - sur les
humains plutôt que sur les rats!
L'ascension de l'espèce humaine, même correctement nourrie, a
connu bien des vicissitudes...
C'est même une sorte de yo-yo : au paléolithique, hommes et femmes
étaient aussi grand(e)s, voire davantage que les gens d'aujourd'hui.
Mais les sujets de Louis XIV s'étaient en moyenne rapetissés d'environ
6 centimètres par rapport aux Français du Moyen Age...
On a cru pouvoir relier ces fluctuations à différents facteurs, dont les
approvisionnements en nourriture, et les changements de température:
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