emanuel - Teatro del Espejo

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EMANUEL
(Quand le monde s’arrête)
Pièce en un acte
de
Andrea Lopez Saez
Traduit de l’espagnol, Décembre 2003,
Dépôt n ◦ M001609-SACD- Belgique
Première représentation en espagnol de « Emanuel » : Santiago du Chile, 14 Janvier 2003
Mis en scène : Jimena Saez
Fou : Omar Lopez
Emanuel : Patricio Lara.
Personnages :
-
Emanuel
Le Fou
Quelque part dans le désert, à la tombée de la nuit
1
Deux hommes sont couchés par terre. L’un d’eux, un peu étourdi se lève et trébuche sur
l’autre qui se réveille en sursaut.
FOU –
Qui êtes-vous ?
EMANUEL- N’ayez pas peur !
FOU –
Qui êtes-vous ?
EMANUEL – Ça fait trois jours que vous êtes inconscient, couché ici au milieu du désert.
Heureusement que je vous ai trouvé et que…
FOU –
(Interrompant) Trois jours ! Quel jour sommes nous ! Oh ! Ne me dite rien (Il
court vers sa valise et en sort un grand agenda tout défait) .Voilà, ici ! Il est
écrit grande première, Mardi 12 à 20 heure ! Et quel jour sommes nous
aujourd’hui ? (Emanuel ne sait pas quoi répondre) Et l ‘heure ? Quelle heure
est-il ?
EMANUEL- Le soleil vient de se coucher et…
FOU-
(interrompant) Je suis foutu ! La grande première est passée. Et si mes calculs
sont exacts, ils ont dû jouer sans moi. Sans moi ? Les salauds ! Et moi ici
comme un con à penser ma vie (Il se frappe au visage) Imbécile, imbécile,
imbécile…
EMANUEL – Mais ne vous martyrisez pas ainsi. Ce qui est fait est fait.
FOU -
Mais vous ne comprenez donc pas ?! Ils ne vont jamais me le pardonner. Et en
plus aujourd’hui, le jour de la première ! Je vais être à nouveau au chômage.
Sans travail, sans avoir de quoi vivre, ni créer, ni manger, ni rien. Et
maintenant, que vais-je faire ?
Emanuel se recroqueville de douleur au ventre.
FOU-
Qu’avez vous ?
EMANUEL- Rien, rien. Ça fait longtemps que je ne mange pas.
FOU-
Mais comment est-ce possible ? Attendez, ne bougez surtout pas. (Il accourt
vers sa valise, l’ouvre et en sort plusieurs accessoires théâtral) Le voilà ! (Il
déroule sur sa valise qui lui fait office de table, une nappe sur la quelle sont
collés des assiettes fausses et un poulet en frigolite) Tataaaan ! Monsieur, la
table est servie. Ce n’est pas comme transformer les pierres en pain mais on
pourrait dire que c’est presque un petit miracle (Emanuel touche le drôle de
service) Ce sont des accessoires de théâtre.
EMANUEL- Accessoires de théâtre ?
FOU –
Oui, de théâtre ! Vous savez, le théâtre avec des acteurs, des costumes, du
maquillage … Ne me dite pas que jamais il a eu du théâtre dans votre village.
2
EMANUEL- Non, jamais.
FOU-
Le théâtre c’est la vie mais pas comme la vie courante, si non d’une façon plus
expressive et manifeste. Une pièce de théâtre est un segment simplifié de la
vie. Vous comprenez ?
EMANUEL- Une pièce de théâtre est à la vie ce que sont les paraboles aux Ecritures ?
FOU –
C’est exactement ça ! Une pièce de théâtre est une façon plus simple
d’expliquer la vie. Il y a sur le réel un voile qui nous cache la vérité. Ce voile
c’est le temps que nous perdons à survivre. Nous dédiant peu aux choses
vraiment importantes de la vie, nous sommes avilis à lutter pour les quelques
miettes du pain quotidien. Les gens de théâtre comme moi avons la charge de
distraire le voile et de permettre aux gens de voir avec clarté la vérité de leur
propre existence.
EMANUEL – Et vous dans ce…théâtre, que faite-vous exactement ?
FOU –
Moi, je suis … (levant le buste et ajustant sa voix) : acteur professionnel !
EMANUEL – Acteur professionnel ?
FOU –
Oui, monsieur !
L’amateurisme c’est pour les lâches (Emanuel se
recroqueville à nouveau) Monsieur, pardonnez-moi, j’oubliais l’essentiel ! Le
vrai festin se trouve dans ma poche. (Il sort de sa poche un vrai vieux sandwich
et le coupe en deux) Ceci est mon sandwich préféré. Je l’aime plus que ma
propre vie et je veux le partager avec vous. (Le Fou mange avec appréhension
et tout à coup remarque que Emanuel n’en touche rien) . Vous ne mangez
pas ?
EMANUEL – Je suis désolé. Je ne peux pas.
FOU –
Vous avez des nausées ? Vous ne vous sentez pas bien ? Vous avez l’air pâle. Il
faut absolument que vous fassiez attention à votre système digestif. Ça fait
combien de temps que vous ne mangez pas ? Ouvrez la bouche, sortez la
langue…Ne dite rien ! C’est le stress qui vous épuise. Que le travail parci…que la maison par-là…que la famille …Faite attention ! Toutes ces
préoccupations peuvent être fatales pour la santé et dans votre cas, je dirais…le
colon. Oui, monsieur vous avez une gastrite ou quelque chose du genre mais
plus bas. De retour au village il va falloir que vous alliez voir votre médecin de
famille ou si vous préférez votre guérisseur ou sorcier local. Il vous dira la
même chose que moi.
Un esprit sain dans un corps sain. Croyez- le, mon vieil ami !
EMANUEL - (Dur) Mon esprit et ma santé vont parfaitement bien. Laissez-moi tranquille et
n’insistez plus.
FOU -
Mais qu’est-ce qui vous arrive?
3
EMANUEL – Rien du tout ! Je vous prie de vous mêler de vos affaires, un point c’est tout.
FOU –
(choqué) Soit, je ne suis pas rancunier. (Pause)Vous avez de la chance, à une
autre époque je l’aurais mal pris et même que je vous aurais défié en un duel
mortel. Je sais me battre, vous savez ? Il ne faut pas se fier aux apparences.
Mais comme je suis de bonne humeur, je vous pardonne. Et comme preuve de
ma bonne foi, je mangerais ce sandwich tout seul !
Emanuel le regarde avec attendrissement.
EMANUEL – Vous devez être quelqu’un de très spécial pour avoir eu le courage d’être un
acteur professionnel.
FOU –
Je dois reconnaître que depuis ma plus tendre enfance, j’ai su que j’avais un
« je-ne-sais-quoi ». Un rien m’émouvait aux larmes, tout me procurait de
l’éblouissement : le ciel bleu, nager dans la mer, courir sous la pluie…
EMANUEL- …S’échapper de la maison à l’heure de la sieste…
FOU -
… Et s’enfuir à toute jambe, presque en volant…
EMANUEL- Oui ! Et grimper sur les arbres !
FOU -
…En chiper les fruits et puis les manger en cachette !
EMANUEL – Tous les matins et tous les soirs, parler à mon chien et à mon chat. Et durant
toute la journée se sentir danser au lieu de marcher, au son d’une symphonie
secrète émise par les nuages, les fleurs et les pierres.
FOU -
À cette époque, tout me parlais et je comprenais tous ces langages…
EMANUEL – Alors que maintenant, j’entends que du bruit dans ma tête.
FOU –
Je me souviens qu’à cette époque tout m’était évident. J’étais un être à part,
destiné à devenir un artiste. Le don théâtral coule dans mes veines. Je dû me
résigner à l’évidence : j’étais un acteur né. Je n’eu pas le choix et dû me
consacrer corps et âme à ce dur métier d’acteur, mais ô combien gratifiant en
certains aspects. Comment pourrais-je vous l’expliquer de façon simple et
compréhensible pour vous ?
EMANUEL – C’est comme cette voix qui depuis les tripes ri quand on fait ce que l’on doit
faire et pleure quand on n’en fait rien ?
FOU –
Ouiii ! C’est ce que l’on peut appeler l’alarme de la vocation…
Quelle perspicacité ! Vous êtes artiste, vous aussi ? Je le savais ! Mon intuition
ne me fait jamais défaut.
EMANUEL - Non, pas du tout…
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FOU -
Vous ne pouvez pas me tromper. Vous devez être un artisan ou quelque chose
d’autre.
EMANUEL – Je suis charpentier.
FOU –
Artisan ou artiste, c’est de même ! Collègue, fêtons les retrouvailles ! Venez.
(Il fait asseoir Emanuel près de la « table » et s’installe ensuite. Il termine de
mâcher ce qui lui reste de sandwich) Manger est le plus grand des plaisirs que
puisse offrir la vie. C’est meilleur que tout ! Tient, si on me laissait le choix
entre la plus désirable des femmes et mon sandwich préféré, sans aucun doute
je choisirais le sandwich.
EMANUEL- Ah, ça m’étonnerait.
FOU –
Je vous le jure sur la tête de Shakespeare ! Je suis capable d’abandonner l’objet
de tous les désir et ses bien connues promesses pour le plus trivial et ridicule de
tous mes goûts. J’aime goûter et tout expérimenter. Nous sommes des animaux
d’expérience ou pas ?
EMANUEL – (pause) Je crois plutôt que nous sommes des êtres de transcendance qui …
FOU –
(interrompt) Je suis tout à fait d’accord avec vous ! Une fois, quand j’étais plus
jeune, j’ai eu une expérience à mon avis transcendantale. Avec un ami nous
avons avalé un hallucinogène, juste pour voir et ça a été une véritable
expérience mystique, de transcendance pure comme vous dite. Vous devriez
essayer.
EMANUEL – Vous croyez ?
FOU-
Bien sûr ! Mais faite gaffe aux excès et au manque de volonté. Moi, le désir ne
me domine jamais.
EMANUEL – Il ne vous domine peut être pas et pourtant le mouvement perpétuel de la
grande roue de la vie, lui, il semble bien que oui . A chaque fois, par habitude
ou par paresse nous insistons à répéter les même erreurs, ces exquis petits
cauchemars et ainsi nous perpétuons notre condamnation éternelle à nous
traîner dans la plus remarquable de toutes nos caractéristique humaine : la
démence totale.
FOU -
J’adore la démence et ses dérivés ! C’est ma source de jeunesse et
d’inspiration ; L’enfer donne du goût à la vie. Les chinois le disent : « Les gens
heureux n’ont pas d’histoire ». Et les histoires, c’est mon business. De plus je
pressens que trop de bonheur nous maintiendrait dans l’apathie, la paresse et
l’ennui. Vous ne croyez pas ?
EMANUEL- Non, je ne le crois pas. (Pause) Je vous prie de m’excuser, mais il faut
absolument que je parte.
FOU –
Vous allez me laisser tout seul ?
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EMANUEL – Je vous remercie pour la conversation.
FOU –
Noooon ! Ne me quittez pas ! Je ne veux pas rester seul. Si vous partez,
qu’adviendra-t-il de moi ? Les bêtes affamées me dévoreront et ce sera votre
faute. Je ne suis pas d’ici. Je ne suis qu’un simple touriste. Vous aurez mon
horrible mort sur la conscience. Ne me laissez tout pas seul ! Je vous en
supplie !
EMANUEL – Je suis désolé, monsieur. Mais lâchez moi, je vous prie ! Je ne vous comprends
pas. Votre intention première était de vous laisser mourir au milieu de ce
désert et maintenant vous voulez survivre.(Pause) . De toute façon vous
vouliez vous tuer, n’est ce pas ?
FOU –
« Se tuer, se tuer » Tout de suite les grands mots ! N’exagérons rien…Je vous
promet que si vous me laissez vous accompagner, je n’ouvrirais pas la bouche.
Je serais muet comme Dieu en personne.
EMANUEL – Où je m’en vais, vous, vous ne pouvez pas venir
FOU –
Parce que là où vous allez, il n’y a pas de place pour tout le monde ?
EMANUEL – Vous, vous êtes d’ici.
FOU –
Vous savez ? Je n’ai peur de rien…Je suis un acteur…
Emanuel complète la phrase
EMANUEL – Professionnel ! Je le sais. Néanmoins vous craignez l’obscurité, de la solitude,
le silence, en définitif vous avez peur de la vie.
FOU –
Vous n’êtes qu’un pauvre…
EMANUEL – Un pauvre quoi ?
FOU –
Qu’un pauvre misérable affamé ! Et votre faim (le Fou lui touche le ventre) ne
vient pas d’ici , mais plutôt (Il lui touche la tête) d’ici !
EMANUEL – Laissez-moi tranquille !
FOU –
Votre tête est vorace.
EMANUEL – Taisez-vous !
FOU –
Les doutes acérés comme les crocs d’un loup se plaisent à vous dévorer l’âme.
Ais-je tort ?
EMANUEL – Non. Vous avez raison. Comment le savez-vous ?
FOU –
Par simple déformation professionnelle.
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EMANUEL – (Pause) Ne dite plus rien, ne pensez plus à rien et suivez mes instructions. Vu
que vous insistez, cette nuit ce sera vous qui allez m’aider.
FOU –
A quoi voulez- vous jouer maintenant ? Que voulez- vous de moi ?
EMANUEL – Je veux que nous fassions ensemble ce « Théâtre » dont vous m’avez parlé
tantôt.
FOU-
Vous êtes devenu complètement fou ? Vous n’êtes mêmes pas un vrai acteur, et
en plus sachez que je ne travaille pas gratuitement. Donnez moi une seule
raison pour faire du théâtre ici, sans public, sans personne pour applaudir. Cela
n’a aucun sens.
EMANUEL – Parce que selon vos propres paroles, vous devez m’aider.
FOU –
Moi ?
EMANUEL – Oui, vous, avec ça que vous appelez « théâtre » qui, toujours selon vos propres
mots, est capable de nous montrer « la vérité de nos propres existences ».
FOU –
Je suis un menteur, c’est mon métier de faire semblant. On me paye pour ça.
EMANUEL –Vous n’avez plus le choix. Vous le savez, c’est pour tous les deux notre
dernière opportunité.
Les deux se regardent avec intensité. Le Fou paraît angoissé.
FOU –
Par où devons-nous commencer ?
EMANUEL – Tout d’abord, arrêtez de bavarder autant. Et surtout, commencez à écouter.
FOU –
Quoi donc ? Vous, je suppose ? Vous prétendez être metteur en scène,
maintenant ?
EMANUEL – Écoutez le silence.
FOU –
Mais..!
EMANUEL – Taisez-vous et écoutez (pause) Maintenant, que sentez-vous ? Répondez après
avoir compté jusqu'à trois.
Le Fou répond tout de suite.
FOU –
Je pense que…
EMANUEL – Comptez jusqu'à trois et répondez ensuite.
FOU –
(Il compte jusqu'à 3) Je sens que maintenant je sais ce que nous devons faire.
EMANUEL- Alors, faisons –le. (Le fou ramasse sa valise et dos public se met un masque.
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Il se tourne masqué et apparaît un personnage. C’est une grosse femme, le
prototype de « la mère juive ») Maman !
FOU –
Les enfants ? C’est vous ? Qui est là ?
EMANUEL – Maman, c’est moi, ton aîné.
FOU –
Mon fils ! (Reprenant son souffle) Tu m’as fait peur ! Un de ces jours mon
cœur lâchera avec tes éternelles blagues.
EMANUEL – Maman, je vous prie de m’écouter. Cette fois-ci, c’est du sérieux. Une affaire
très importante me préoccupe. Je ne sais pas quoi faire …
FOU –
Tu vas te marier ! Je le savais. Qui est l’heureuse élue qui m’enlèvera mon
premier né ?
EMANUEL – Maman ! Ça n’a rien avoir avec la mariage. C’est une affaire encore plus
difficile.
FOU –
Quoi qu’il arrive, tu sais, mon fils que je te soutiendrai
EMANUEL – Il n’est encore rien arrivé. Maman, je dois, cette nuit prendre une décision.
Maman, je dois décider entre, entre… Je ne sais pas comment vous l’expliquer.
FOU –
Avec des mots simple et directs, comme je te l’ai toujours enseigné.
EMANUEL- Bientôt je devrais souffrir une agonie qui vous fendra le cœur…
FOU –
(Interrompant) …comme le ferais une épée. Je le sais, on me l’a prédit dès ta
naissance, au temple. Tu as toujours causé des problèmes. Depuis enfants il
suffisait que tu ouvres la bouche pour que se lèvent des tempêtes.
EMANUEL – La pire de toutes est sur le point d’éclater.
FOU –
Si, tus as besoins d’argent pour t’échapper, je te le donnerais.
EMANUEL- Et si cette fois-ci, je ne voulais plus m’échapper ? Et si pour la première fois de
ma vie je ne voulais qu’être simplement heureux, comme l’est tout le monde ?
FOU –
Alors maintenant, selon toi du jour au lendemains, tout le monde est heureux !
EMANUEL – Bien entendu que tout le monde est heureux, sauf moi ! Pour être heureux, je
n’aurais, qu’a, par exemple avoir plus de pouvoir.
FOU-
Quoi ?
EMANUEL – J’ai du talent, du charisme, des relations… Le pouvoir est à ma portée. Voilà
la solution pour nous tous : le pouvoir. Toute notre famille pourrait vivre à
l’abri de n’importe quelle difficulté. Et vous, ma mère, vous n’auriez même
plus à vous lever avant l’aube pour aller chercher de l’eau si loin. Vos pieds
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n’auraient même plus besoins de toucher le sol parce il y aurai de personnes
chargées de tout vous apporter avant même que vous le désiriez. Ça ne vous
plairait pas de vivre en paix et sans urgences ? Vous êtes-vous imaginé ce que
serait de vivre sans jamais plus se cacher, ni s’échapper, ni même plus se
préoccuper des détails du quotidiens. Il n’y aurait que du respect et de la
tranquillité pour chacun. Et vous seriez la reine entourée de gens dédiés qu’à
vous servir…
FOU –
Je ne sais pas. J’ai toujours travaillé pour moi-même. Ça me ferait tout drôle
que la vie de quelqu’un d’autre soit entièrement soumise à mes besoins, alors
que je sais tout faire moi-même. J’aurai honte. Pas toi ?
EMANUEL- Maman ! Ne vous rendez- vous donc pas compte ce que j’essaye de vous dire ?
FOU-
Je viens tout juste de le comprendre. Et ça ne me plait pas du tout. Bonheur et
pouvoir…Serais-tu en train de devenir fou ?
EMANUEL – Le pouvoir est la seule issue pour nous tous.
FOU –
Bien sûr que non !
EMANUEL- Bien sûr que oui ! Décidément vous ne comprenez rien à rien !
FOU –
C’est possible (Pause) Depuis toujours ton destin a été pour moi un sentier
secret marqué par des pas invisibles. Mais je ne suis pas dupe à ce point. Je
sens ce qui s’agence : ton destin s’apprête à devenir l’épée fatale, l’inévitable
assassine, prédite par cette vieille femme du temple. Déjà mon cœur en saigne.
EMANUEL – Je ne sais pas si je pourrais le supporter. Tous les bonheurs doivent-ils coûter
des vies ?
FOU –
Défaite ou gloire, quelle importance. Mais eux ne le savent pas encore. Ils
torturent et tuent par ignorance et peur, convaincu que la cause du mal vient de
l’autre. Ils sont aveugles et sourds, ils sont déjà morts. Je veux croire en le
courage et l’insolence de ta voix. Elle a surgi du puit profond, source de toutes
nos âmes. Permet à cette source d’émaner à travers toi. (Emanuel serre le Fou
dans ses gras) Je dois partir. Parce que si je te retiens, tu demeureras un esclave
comme nous, le monde, le sommes tous.
EMANUEL – Maman, je vous aime tant.
FOU –
Tu es maintenant le fils de l’Homme.
La « mère » s’en va. Emanuel reste seul. Du fond revient le Fou.
FOU –
Et alors ? J’étais comment ?
EMANUEL – Pardon ?
FOU –
Oui ! Moi, j’étais comment ? Et ce personnage que j’ai interprété, n’ètait-t-il
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pas extraordinaire ?
EMANUEL – Un personnage ? Interpréter ?
FOU –
Je vous félicite, vous vous êtes bien débrouillé. Pour un débutant-amateur,
c’était plutôt pas mal.
EMANUEL – Pas mal ?
FOU-
Qu’avez vous à tout répéter après moi ? Vous êtes devenu sourd ? (Presque en
hurlant) Je disais que c’est une sacrée méthode à laquelle vous m’avez induit.
Il faut absolument que je le raconte à mes collègues. Expliquez-moi comment
vous le faite. Attendez ! J’ai besoins de prendre note.
Le Fou se dirige vers la valise du fond.
EMANUEL – Un moment ! Dite-moi qui êtes vous !
FOU –
Comment qui je suis ? Je suis le pauvre type que vous avez ramassé dans le
désert. C’est ça ce que vous vouliez trouver, n’est-ce pas ?
EMANUEL – Je suis venu ici pour être seul et ne trouver personne.
FOU –
Personne ? Et qui pensez-vous avoir trouvé, alors ?
EMANUEL – Je ne sais pas. Vous êtes peut-être un piège.
FOU –
Je serais qui vous voudrez. Les acteurs sont fait pour ça. Pour êtres tout le
monde et personne à la fois, selon le désir de chaque spectateur.(Faisant une
révérence) Et pour être votre éternel serviteur.
EMANUEL – Arrêtez votre numéro ! Vous n’existez pas, révélez votre identité. Révélez-vous
ou disparaissez pour toujours de mon chemin. Je vous en supplie, révélez-vous
avant que je perde à jamais la raison.
FOU –
Pour une fois, arrêtez le drame. Que je sache, profondeur et affliction jamais
ont été synonymes… ça ne vous fatigue pas tant d’intensité tragique ?
(Emanuel acquiesce du chef en soupirant) Je vous ais averti que le stress vous
rend malade. Où est passé votre sens de l’humour ? Et arrêtez de pleurer ainsi !
Tenez (Le Fou passe un mouchoir à Emanuel) Ne soyez plus triste, s’il vous
plait. Tiens ? ! Pour que vous ne pleuriez plus, je vais vous montrer qui je suis.
D’accord ?
Le Fou sort de sa valise quelque chose, dos au public. Il se tourne et il apparaît avec un nez
de clown. Il danse sur de la musique et peu à peu il commence à poursuivre Emanuel autour
de la « piste ». Ils font un numéro « clownesque » en forme de cinéma-muet. ( Exemple :
Emanuel s’arrête et lance une baffe au Fou qui l’esquive. OU Le fou s’arrête et Emanuel
continue à tourner autour de la piste, etc). Finalement ils doivent se retrouver face à face.
EMANUEL – Qui es-tu ?
10
FOU –
(Fait et dit la même chose) Qui es-tu ?
EMANUEL – Arrête de m’imiter, ce n’est pas drôle.
FOU –
(Fait et dit la même chose)
EMANUEL – Je vais compter jusqu'à trois et à trois tu me diras qui tu es.
FOU –
(Fait et dit la même chose)
EMANUEL – Un, deux et…trois ! (Le jeu de miroir se casse. Le Clown reste face public et
baisse le regard immédiatement) A trois tu me diras ton nom. Un, deux et
…Trois !
FOU –
(face public) Emanuel ! Je m’appelle Emanuel !
EMANUEL – Impossible ! C’est moi Emanuel. Dis moi qui es-tu ?
FOU –
Je suis qui Je suis.
EMANUEL – Tu te moques de moi ?
FOU –
Et qui d’autre veux-tu que je sois ? Je suis, tout simplement.
EMANUEL – Tu n’es qu’un simple d’esprit.
FOU –
Bien entendu et par définition, miens est le royaume des cieux.
EMANUEL – Celle-là est bien bonne ! A toi, le royaume des cieux ! C’est l’unique bonne
blague que tu as pu sortir jusqu'à maintenant !
FOU –
Je parle sérieusement. Je suis et fait être.
EMANUEL – Et, c’est toi qui deviens sérieux maintenant ? (Il rit)
FOU -
Je ne sais pas mentir. Et pour te le démontrer, je suis prêt à répondre à ton
dernier grand doute.
EMANUEL – De quoi veux-tu parler ?
FOU-
Tu ne le sais pas ?
EMANUEL – Non.
FOU –
Menteur.
EMANUEL – Tu as raison, je sais.
FOU –
Tu espères qu’au dernier moment, je vienne te sauver, n’est-ce pas ?
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EMANUEL – Qui es-tu ?
FOU –
Je suis tes peurs, tes tentations, tes souffrances : je suis ta naissance. Je suis ta
lumière, ta liberté, ta grâce : je suis ta mort.
EMANUEL – Nous sommes la même personne ?
FOU –
Evidement ! Je suis aussi Emanuel ! Tu es le début, je suis la fin. Et vise versa.
Nous sommes un.
EMANUEL – Et moi qui pensais être un peu plus…Je ne sais pas !
FOU -
Plus quoi ?
EMANUEL – Je ne sais pas, en tout cas beaucoup plus que simplement toi !
FOU –
Ah ! Merci beaucoup. C’est très aimable !
EMANUEL – Bon, d’accord ! Dis-moi plutôt, toi qui dit tout être, vas-tu oui ou non venir me
sauver ?
FOU –
Moi, te sauver toi ?
EMANUEL – Oui…
FOU –
(Pause) Non, Emanuel…
EMANUEL – Quoi ?
FOU -
Tu t’écraseras contre la plus cruelle de toutes les réalités humaines, comme
n’importe quel mortel…
Chante ou récite
« Comme une goutte de pluie contre une pierre,
Tu éclateras en milles morceaux
Principal témoin de tes cris, je laisserais faire
Et le corps mortel dira « s’en est trop »
Ecoute moi pour une fois, c’est une prière
Je ne te sauverais pas de tous les maux.
Je ne te sauverais pas, je ne te sauverais pas
Ainsi enfin… Ainsi enfin… »
FOU –
J’ai oublié la suite des paroles. Vous permettez ? ( Il sort un vieux papier tout
chiffonné de sa poche) Vous pouvez la tenir bien ouverte pour que je puisse
terminer ?
12
« Ainsi tu me laisseras enfin vivre en paix (prends de l’air) en tooooiiii !
(On entend de applaudissements enregistrés. Le Fou salue comme s’il était
dans une sale énorme). Merci, merci. ..
EMANUEL- Attends ! Que viens-tu de dire ? Que tu ne me sauveras pas ? Que tu ne
viendras pas me ramasser quand je tomberais ?
Le Fou salue ému, part et reviens. Les applaudissements enregistrés continue en boucle
FOU-
Un admirateur ! Mais, monsieur calmez-vous. Je vous signe un autographe ?
EMANUEL - (le suit ahuri} Que tu ne feras rien et même que tu me rendra ?
L’enregistrement s’arrête d’un coup
FOU –
Enfin tu commences à comprendre quelque chose J’étais en train de devenir
fou !
EMANUEL – Tu m’abandonnes ?
FOU –
Bien sûr que non, c’est toi qui abandonnes la lutte contre moi…contre toimême, quoi ! Heureusement que tu y ais arrivé, parce que abdiquer, c’est
gagner l’univers.
EMANUEL – Tu veux dire que perdre c’est gagner ?
FOU –
Parce que les derniers seront les premiers (Pause) Mais tu sais déjà tout ça,
comme tu sais aussi que réellement je n’ai peur de rien. Ni de l’obscurité, ni du
silence, ni encore moins de toi. Est-il encore nécessaire d’ajouter que je ne suis
pas indifférent à ce qui t’arrive ? Je suis par définition ton principal témoin.
EMANUEL- Tout ceci est de la folie…
FOU –
A qui le dis-tu ! Arrête de te lamenter et de prétexter miles raisons ! A-bas les
peurs et les culpabilités ! Aucun cœur ne peut supporter tant de tourment. Plus
loin tu iras et moins tu sauras. Tu rencontrera à chaque fois la désillusion, parce
que au bout il n’y a rien, ni personne, comme je le suis peut-être moimême…Comme tu veux certainement me voir. Eh, bien sache, mon cher ami
que la grande « Rien » est le titre de la vie.
EMANUEL – C’est trop pour moi à encaisser en une seule nuit.
Le fou s’appuie sur son épaule.
FOU –
Regarde ! Le soleil se lève ! Aujourd’hui l’aube annonce ta quarante et unième
journée de marche dans ce désert. Et tu as réussi à me trouver. N’es-tu pas
heureux de ça ? Le « théâtre » ne fut qu’un instrument. Maintenant que tu sais
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que nous sommes , peut-être me laissera tu vivre en paix, parce que moi, pour
ma part j’ai la ferme intention de te laisser vivre ta vie.
Si tu me permets un dernier mot, aujourd’hui repose-toi. Demain sera un autre
jour. Et s’il te plait ! Mange une fois pour toute ! (Pause) Ah ! J’oubliais
presque ! Tiens (il lui passe le nez de clown) je t’en fais cadeau. Il te donnera
du courage quand tu diras la vérité. Met le et ne nous oublie pas nous, ta propre
humanité.
Emanuel se pose le nez de clown
FOU – Un, deux et …trois !
Emanuel naît en clown. La lumière s’éteint, musique de cirque.
Fin
Dépôt n ◦ M001609-SACD- Belgique
Traduit de l’espagnol par Andrea Lopez-Saez
24 décembre 2002 Thorembais-les Béguines
Belgique
14
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