Quatre penseurs et la religiosité du Confucianisme

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郭齐勇 :当代新儒家对儒学宗教性问题的反思
Guo Qiyong :
Réflexions des néo-confucianistes contemporains
sur la question de la religiosité du confucianisme
《中国哲学史》 1999 年第 1 期
L’auteur, Guo Qiyong
Né en 1947 à Wuhan. Etudes de philosophie à l’Université de Wuhan, où il reste après son diplôme
en 1984 et devient rapidement Professeur adjoint, puis Professeur. Son principal sujet de recherche
est l’histoire de la philosophie chinoise et, plus particulièrement, la philosophie confucianiste et
l’histoire de la pensée et de la culture chinoises du XXème siècle ; il est notamment spécialiste de
Xiong Shili. Il est Doyen de la Faculté des Lettres.
Dans cet article, il présente les réflexions de quatre penseurs importants sur la religiosité du
Confucianisme.
Nous recommandons vivement de commencer la lecture par les "Généralités" et la "Conclusion" plus
synthétiques que les analyses des oeuvres des penseurs.
Face au défi lancé par la culture occidentale et à l’erreur des intellectuels occidentaux, des
missionnaires à Hegel, de considérer le confucianisme comme une éthique profane banale, il
n’est pas de représentant notable des néo-confucianistes contemporains qui n’ait attaché de
l’importance à exhumer l’esprit religieux du confucianisme. En un certain sens, ces
discussions sur la question de la religiosité du confucianisme présentent deux enjeux
importants, celui de se familiariser et de dialoguer avec les sources psycho-spirituelles de
l’Occident et, à partir de là, celui d’approfondir notre connaissance des traditions des Cinq
Classiques1 et des Quatre Livres2 de la Chine ancienne3 et des dynasties Song et Ming4 afin de
Wujing *(五经)
Les Cinq Classiques - Ce terme se réfère à cinq ouvrages auquel le nom de
Confucius est attaché, car il les cite dans ses Entretiens : le Classique des Poèmes (Shijing 诗经),
le Classique des Documents ou Classique de l'Histoire (Shujing 书经), le Traité des Rites (Liji 礼记),
le Classique des Mutations (Yijing 易经), les Printemps et Automnes ou Annales de la Principauté de
Lu entre 722 et 481 avant notre ère (Chunqiu 春秋). Voir détails dans Anne Cheng, Histoire de la
pensée chinoise, Seuil, Paris, 1997, pp.80 et sq. [ci-dessous A.Cheng, Histoire …]. Les versions les
plus anciennes de ces documents à nous être parvenues remontent aux dynasties des Han (entre –
221 – 220).
2 Sishu (四书) - Les Quatre Livres.. Ce terme désigne une compilation réalisée par Zhu Xi (1130-1200)
de quatre documents remontant à la Chine ancienne (221 av.notre ère), qui a servi de base aux
examens impériaux de 1313 à 1905 comprenant: la Grande Etude (Da Xue 大学), les Entretiens de
Confucius (Lunyu 论语), le Mencius ( Mengzi 孟子), l'Invariable Milieu (Zhongyong 中庸) ; le premier
et le dernier de ces documents sont des chapitres d’un des cinq Classiques, le Traité des Rites (Liji
礼记). L'ordre ci-dessus, établi par Zhu Xi, a été contesté, parce qu'il sous-entend l'ordre dans lequel
ces œuvres doivent être étudiées et est donc déjà une interprétation de l'ensemble de l'enseignement.
1
Introduction, notes et traduction de François Hominal, Institut Ricci de Paris, Mai 2009
sortir par le haut des « études Han »5 de l’époque des Qing. Après le bouleversement du
Quatre mai, les néo-confucianistes contemporains ont commencé à revisiter la civilisation
psycho-spirituelle de l’Asie orientale et son noyau de valeurs. Le confucianisme est une forme
particulière de sagesse de l’existence humaine, c’est un savoir de la vie.
La question de savoir si le confucianisme est ou non une religion ou s’il a ou non un caractère
religieux est liée à la définition de la « religion » et au jugement de valeur porté sur elle, mais
elle est aussi liée à la définition de l’esprit humaniste de la tradition chinoise et au jugement
porté sur lui. Ce n’est qu’en dépassant la définition de la religion comme religion monothéiste
de l’« Autre absolu », qu’en dépassant “l’état d’esprit des Lumières ” de l’humanisme d’une
minorité qui procède par exclusion et division, que l’on peut correctement comprendre la
question de la nature du confucianisme, de sa particularité, de son essence et de son sens
profond. Quant à la discussion sur la fonction religieuse de la morale des Confucéens, elle est
limitée à la Chine ancienne et encore d’une manière superficielle, alors que ce qui a vraiment
du sens c’est l’exhumation et le déploiement du fondement rationnel transcendant qui est
derrière la pratique morale des Confucianistes et la voie de leur ‘se poser et accomplir son
Destin’6.
Aussi, la discussion qui se développe à partir des questions sur ‘la Nature humaine7 et la Voie
du Ciel’8, ‘l’unité du Ciel et de l’Homme’, la ‘transcendance immanente’, ‘le principe des
deux perspectives’, la ‘ transformation du Moi ’ est devenue le centre géométrique et le centre
de gravité du confucianisme contemporain. Cet article, en étudiant le sens religieux et moral
de l’œuvre de quatre penseurs, Tang Junyi, Mou Zongsan, Du Weiming, Liu Shuxian, vise à
exposer l’importante contribution des néo-confucianistes contemporains à cet égard et les
révélations de diverses formes dans la réception de l’héritage de l’inspiration chinoise et son
renouveau pour le siècle prochain.
On a comparé ces deux compilations à l’Ancien et au Nouveau Testament (B.Vermander, MZS). La
grande différence est que le « canon » des Quatre Livres a été fixé environ quinze siècles après leur
écriture.
3 La « Chine ancienne » désigne la Chine d’avant la formation du premier empire par la dynastie Qin
秦(221-207 av notre ère).
4 Les dynasties Song 宋 et Ming 明 sont les dynasties des Song du Nord 北宋 (960-1127), des Song
du Sud 南宋 (1127-1279) et des Ming (1368-1644).
5 Etudes d’érudition sur les textes en opposition aux spéculations morales. Voir A.Cheng, Histoire … ,
pp.560 sq.
6 anshen liming (安身立命) « se poser et accomplir son Destin ». Cette expression qui apparaît une
dizaine de fois dans le présent texte, est fréquente chez les Néo-confucianistes contemporains et
évoque la religiosité de l’attitude du confucianiste, non pas dans l’acceptation passive de son sort,
mais dans la possibilité d’accomplir là où il est (en poste) son destin, c’est-à-dire l’injonction céleste
d’un agir moral.
7 « Nature » xing 性, ou encore « Nature humaine », « Nature foncière », c’est ce qui est inné et
distingue l’homme de l’animal ; pour Mencius et la tradition confucianiste à sa suite, c’est la
« connaissance innée du bien » (liangzhi 良知), la « capacité innée de faire le bien » (liangneng 良能) :
voir Mencius VII A 15/1 ;voir aussi A.Cheng, Histoire …, p.161 sq. La « Nature » est bonne.
Elle est encore la « part céleste » en l’homme, elle est issue du Ciel : cette inclination innée vers le
bien est injonction céleste.
8 Dao « Voie » (道), les Confucianistes distinguent la Voie de l’homme, qui est suivre sa nature
foncière, et la Voie du Ciel qui est succession incessante de yin et de yang, qui alternent avec mesure
pour conserver les potentialités de tous les êtres ainsi que les promesses de leurs transformations ;
elle est fondement constitutif de l’univers et son mode de fonctionnement ; la Voie du Ciel est le
modèle de la Voie de l’homme, qui en l’imitant accomplit sa part céleste. Anne Cheng, Histoire de la
pensée chinoise, Seuil, Paris, 1997, pp.171-175. [ci-dessous A.Cheng, Histoire …]
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1. Généralités
Ce siècle a continuellement connu des questions et des discussions pour savoir si le
confucianisme est finalement une philosophie ou une religion, la raison en est que les gens
prennent fréquemment la philosophie spéculative occidentale ou les religions monothéistes
comme la référence unique pour interpréter d’une manière critique la pensée confucianiste
orientale.
Au début du siècle le scientisme était en vogue, le mot ‘ religion ’ était devenu en Chine un
mot presque péjoratif, équivalent de ‘ superstition ’ ; Hu Shi9 remplaça la religion par la foi en
la théorie de l’évolution et de la lutte pour la vie ; Zhang Taiyan, Liang Qichao, Wang
Guowei 10 tenaient en grande estime la Loi bouddhique et n’admettaient pas que la Loi
bouddhique et la religion soient mises sur le même plan ; Ouyang Jingwu11 affirmait encore
que la Loi bouddhique n’était ni une philosophie ni une religion. Il n’y a que dans la zone de
contact entre les cultures chinoise et occidentale à Guangzhou et Hongkong que Kang Nanhai
et son disciple Chen Huanzhang12, confrontés à l’expansion de l’influence du christianisme
pour désirer transformer le confucianisme en « religion de Confucius »13, mais ils étaient trop
impliqués politiquement et n’avaient pas compris en profondeur la valeur psycho-spirituelle
de la religion.
La fleur de l’intelligentsia chinoise, obsédés par le salut de la patrie et la recherche de la
prospérité, a presque entièrement accepté la Raison des Lumières, et en a fait l’idéologie
dominante dans la Chine du XXème siècle. Et ceci comprenait une dépréciation de la religion,
une exaltation de l’homme et de la science mis sur un piédestal, quand ce n’était pas faire
appel une science et une démocratie superficielles pour évaluer les religions, les mythologies,
les arts, la philosophie, les coutumes, etc., de civilisations pré-modernes qui leur étaient
incomparablement plus riches.
Leur explication était entravée par une théorie linéaire de l’évolution, qu’Auguste Comte a
exprimé dans le triptyque « théologie, métaphysique, science », avant de se transformer en
une dichotomie « progrès – régression » que plusieurs de nos générations ont subie. Les
“préjugés” et les “prémices” de ces explications sont l’humanisme d’une minorité qui se
caractérise par l’« exclusion » (exclusion de la religion, de la nature, etc.)
Les représentants de la première génération des néo-confucianistes contemporains, Liang
Shuming, Xiong Shili14, s’ils ont reconnu la religion, et notamment la valeur assez élevée de
Hu Shi (1891-1962), écrivain, historien, philosophe, fervent partisan de l’occidentalisation à outrance.
Zhang Taiyan (1869-1936), Liang Qichao (1873-1929), Wang Guowei (1877-1927).
11 Ouyang Jingwu (1871-1943).
12 Kang Nanhai ou Kang Youwei (1858-1927) et Chen Huanzhuang (1880-1933) qui ont développé
beaucoup d’efforts pour établir et développer « l’Association de la religion confucéenne »
(Kongjiaohui).
13 Le terme rujiao ( 儒教) jusqu’à la fin du XIXème siècle s’oppose d’abord à daojiao (道教),
‘enseignement taoïste’ et fojiao (佛教) ‘enseignement bouddhiste’ et signifie ‘enseignement des lettrés’,
c’est-à-dire ‘enseignement confucianiste’. Vers la fin du XIXème siècle, les Chinois ont adopté un
néologisme japonais, zongjiao (宗教) mot à mot ‘enseignement du temple des ancêtres’, pour traduire
le mot occidental « religion ». daojiao a acquis le sens de ‘religion taoïste’, fojiao celui de ‘religion
bouddhiste’ et Kang Youwei a forgé le terme de kongjiao (孔教) pour désigner la ‘religion de
Confucius’. A partir des années 1970, dans un contexte où revient la question de savoir si le
confucianisme est une religion, le terme rujiao commence à être utilisé dans le sens de ‘religion
confucianiste’.
14 Liang Shuming (1893-1988), Xiong Shili (1885-1968). Deux penseurs qui, dès les années 1920,
sont allés a contre-courant de leur temps en s’efforçant de reformuler la philosophie et la foi
confucianistes.
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la Loi bouddhique, ont aussi subi l’influence dominante d’un environnement scientiste. C’est
pourquoi Liang Shuming, tout en reconnaissant que la Loi bouddhique satisfait aux deux
critères de la religion – le mystère et l’extraordinaire -, qu’elle est une vraie religion, pense
aussi que la religion est une direction de l’existence de l’humanité à venir, quoique l’époque
s’efforçait de la rejeter. Liang Shuming soutient que la science et la religion ont une affinité
inexplicable, il s’efforce de discuter les raisons pour lesquelles la culture chinoise n’a ni
science ni démocratie. Xiong Shili s’applique à montrer que le confucianisme n’est pas une
religion, définit avec rigueur la frontière entre science et religion, entre études confucianistes
et études bouddhiques, il critique l’idée que la religion bouddhique s’oppose à la science,
insiste sur le fait que le confucianisme contient la science, la démocratie, etc. Et ce,
probablement, parce que la question qu’ils rencontrent, celle à laquelle ils doivent répondre
est la suivante : ce que les Occidentaux ont de plus précieux, la science et la démocratie, la
culture chinoise et le confucianisme en sont dépourvus.
La deuxième génération de néo-confucianistes contemporains, Tang Junyi, Mou Zongsan15,
etc., n’ont commencé à affirmer la valeur de la religion qu’à la fin des années 40 - début des
années 50. Après s’être installés à Hong-Kong, ils ont encore mieux réalisé que ce qui est
vraiment le fond de la culture occidentale et ce qu’elle a de plus profond, n’est précisément
rien d’autre que la religion. Tant tout à la fois stimulés par la conscience religieuse
occidentale et la valeur de la religion, s’ancrant dans une obsession à résister à la culture
occidentale et à conserver l’esprit de la culture chinoise, ils ont commencé à connaître, à
exhumer et interpréter à frais nouveaux l’esprit religieux que contient l’école confucianiste et
le confucianisme. Le Manifeste « La Culture chinoise et le Monde »16 de quatre maîtres, Tang
Junyi, Mou Zongsan, Xu Fuguan, Zhang Junmai publié le jour de l’an 1958 est un exemple
d’une approche de la religiosité du confucianisme qui a déjà trouvé sa forme accomplie. Ils
pensent que la Chine n’a rien connu du système occidental, ni Eglise, ni guerres de religion,
ni séparation de la politique d’avec la religion, que le sentiment transcendant à caractère
religieux du peuple chinois ainsi que son esprit religieux sont liés d’une manière inséparable à
la morale éthique à laquelle il est très attaché ainsi qu’à la politique.
La conception du ‘ Ciel ’ de l’antiquité désignait le Souverain suprême doté d’une
personnalité17 ; la foi religieuse des anciens à l’égard du Ciel s’est infiltrée dans la manière
dont les penseurs ultérieurs ont pensé l’homme et a conduit à des conceptions comme : ‘ le
Ciel et l’Homme unissent leurs vertus ’, ‘ le Ciel et l’Homme s’unissent ’, ‘ le Ciel et
On trouvera des monographies sur ces deux penseurs et sur les quatre qui sont étudiés dans cet
article dans Umberto Bresciani, Reinventing Confucianism, Taipei Ricci Institute for Chinese Studies,
Taipei, Taiwan, 2001.
15 Tang Junyi (1909-1978) et Mou Zongsan (1909-1995) : voir ci-dessous.
16 Le Manifeste « La Culture chinoise et le monde » de 1958 est notamment une protestation contre
les diverses mésinterprétations occidentales de cette culture, une affirmation qu’elle a une religiosité,
que son joyau est l’interprétation idéaliste du confucianisme (doctrine xin-xing 心性, ‘Esprit-Nature
humaine’) et que les sciences et la démocratie doivent être assimilés par les Chinois.
17 Le texte propose « personal God ». Nous le traduisons par « dieu personnel », mais non sans
réserves. L’expression chinoise (人格神 rengeshen) doit se comprendre comme « divinité dotée d’une
personnalité », c’est-à-dire réputée pouvant voir, entendre, parler, juger, récompenser et punir, etc.,
une divinité que l’on peut prier, à laquelle on peut demander le salut, ce qui détourne l’homme de
rechercher en lui son accomplissement. Elle peut s’appliquer aussi bien au Ciel chinois de l’Antiquité
qu’au Dieu de la Bible. Nos réserves viennent de ce que l’expression « dieu personnel » a une
signification différente dans la perspective biblique, où le caractère « personnel » de Dieu tient à ce
que la relation entre Dieu et l’homme est concçue d’une manière analogue à celle existant entre des
personnes humaines. Nous évitons aussi l’expression « dieu/divinité anthropomorphe » qui sont des
dieux représentés avec des formes et des mœurs humaines.
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l’Homme ne font pas nombre ’, ‘ le Ciel et l’Homme ont même constitution ’. La pensée des
confucianistes d’une interpénétration du Ciel et de l’Homme fait que le Ciel devient intérieur
à l’Homme dans un mouvement de haut en bas et que l’Homme s’élève pour atteindre le Ciel
dans un mouvement de bas en haut. Que le lettré doté de force d’âme se sacrifie pour
pratiquer le ‘sens de l’Humain’, perd sa vie pour la justice 18 , voilà qui contient une foi
transcendante empreinte de religiosité. L’étude de la Moralité et du Principe’ et l’étude de
l’Esprit19 et de la Nature humaine’ des confucianistes sont des clés pour pénétrer l’intérieur et
l’extérieur de l’homme, ce qui est au-dessus et en dessous, le Ciel et l’Homme.
En un certain sens, le fait que Tang Junyi et Mou Zongsan appellent le confucianisme
‘religion morale’, ‘religion humaniste’ ou ‘religion de la réalisation de la vertu’, montre
pleinement sa caractéristique d’être à la fois transcendant et immanent, sacré et profane. En
bref, le contexte implicite (ou le sous-entendu) des néo-confucianistes contemporains est le
suivant : ce que l’Occident tient pour plus précieux est la religion et pourtant la Chine n’a pas
de tradition religieuse. Aussi ils s’écartent de l’état d’esprit dominant des Lumières qui
procède par distinction et exclusion pour exhumer les ressources confucianistes en valeurs
spirituelles religieuses, ils analysent les ressemblances et différences entre le confucianisme et
les autres grandes religions mondiales et commencent à s’efforcer de dialoguer avec chacune
des religions.
Les représentants de la troisième génération des néo-confucianistes contemporains, Du
Weiming, Liu Shuxian20, etc. ont un état d’esprit ouvert et tolérant et une compréhension
beaucoup plus complète de la religion occidentale. Sur la base des travaux de Tang Junyi,
Mou Zongsan, Xu Fuguan, ils font leurs les définitions et interprétations nouvelles des
spécialistes occidentaux de l’existentialisme religieux ou d’autres religions ; rencontrant
activement lecteurs et auditoires occidentaux, ils clarifient la valeur et le sens du
confucianisme, ils s’engagent activement dans le dialogue avec le christianisme, le
catholicisme et l’islam. Ils ont fait avancer le recherche sur les questions de la nature de la
divinité et de l’humanité, sur l’esprit moral et l’esprit religieux, sur la préoccupation ultime et
la préoccupation présente, sur la transcendance immanente et la pure transcendance ;
notamment, ils clarifient la particularité du contenu ontologique et de la religion éthique des
idées des Confucéens Song de l’“étude du Corps et de l’Esprit ” de l’idée de “Moi” dans le
processus de la pratique du Moi. Face à deux modèles occidentaux, le modèle scientiste et le
modèle d’un dieu suprême extérieur transcendant, ils répondent d’une manière créative, en
s’efforçant d’échanger avec les théologiens occidentaux et à cette fin ils proposent une
compréhension sapientielle qui lie la Voie du Ciel transcendante extérieure des sources
confucianistes avec la vie profane et la réflexion sur le Moi.
De ce qui est décrit ci-dessus, il n’est pas difficile de réaliser que le choix des valeurs psychospirituelles du confucianisme et leur interprétation à chaque niveau sont étroitement liés au
niveau de la compréhension des valeurs spirituelles occidentales par les herméneutes. La
réaction des néo-confucianistes contemporains de la troisième génération a progressivement
évolué d’une attitude antagoniste à un dialogue dans la compréhension et à des
développements qui autorisent des emprunts. Ils entrent désormais activement dans le
dialogue. Quant à la question de savoir si le confucianisme est ou non la religion
Mencius VI A 10.
« Esprit » xin 心 désigne à la fois l’esprit et le cœur, l’organe des affects et de l’intellect, sans
distinction d’un siège de la pensée (le cerveau) et d’un siège des émotions et des passions. Voir
A.Cheng, Histoire .. p.164. Il sera rendu par ‘Esprit’ ou encore par ‘conscience’ (par exemple
‘conscience de l’humain’, ‘conscience sapientielle’).
20 Du Weiming (né en 1940), Liu Shuxian (né en 1934).
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confucianiste, ou encore s’il a une religiosité, c’était au début une attitude de questionnement
venant de la culture occidentale. La deuxième génération des néo-confucianistes
contemporains s’en sont servi pour élucider la particularité de la culture chinoise et de l’esprit
confucianiste --- la question de la ‘ transcendance immanente ’. La troisième génération est
encore plus active. D’une manière générale, les néo-confucianistes contemporains refusent de
transplanter la ‘ transcendance extérieure ’ du monothéisme, mais ils portent une grande
attention aux particularités par lesquelles les Confucianistes manifestent le sacré dans le
monde profane et déploient complètement de nombreuses ressources confucianistes de grande
valeur encore inconnues.
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2. Tang Junyi : l’humain contient le sur-humain, l’Esprit
fondamental, la Nature humaine fondamentale, c’est l’Esprit céleste,
la Nature céleste
Tang Junyi21 est un philosophe qui possède à la fois une immense capacité de compassion et
le sens des réalités. Il a de toutes les grandes religions mondiales une compréhension
empreinte de sympathie ; il pense que, pour être sauvés, le monde et l’humanité d’aujourd’hui
ont un grand besoin de religion, de morale et de philosophie ; il prône la tolérance mutuelle
entre les religions et leur fusion22, il espère vivement établir une nouvelle religion chinoise,
qui se développerait à partir de l’esprit religieux traditionnel, et notamment de la voie du ‘ se
poser et accomplir son Destin ’.
Dans un premier temps, Tang prône l’harmonie du sur-humain et de l’humain. L’esprit de la
religion, c’est le sur-humain, les religieux recherchent une autre vie au dessus de la vie réelle,
ils affirment la réalité métaphysique du monde sur-humain et sur-réel, ils ont une croyance
transcendante, et il en ressort le sacré et la majesté de la religion. En même temps, toutes les
entreprises de la religion sont en rapport avec l’homme et les religieux en général
entreprennent tous des activités humanistes et sociales.
C’est pourquoi, la religion est aussi une branche de l’humanisme. A notre époque, l’esprit de
la religion sur-humaniste est nécessaire à l’humanisme. L’homme dans un monde humaniste
peut croire qu’il y a une divinité. La croyance en un monde spirituel peut élever l’ardeur de
l’homme, faire que le lieu où nous remettons notre Destin ne soit pas seulement un monde
matériel, un monde naturel, mais un monde capable aussi de contrebalancer la tendance à
réduire notre inspiration à ce qui est matériel et naturel et à tourner le dos à l’humanisme,
ainsi que de comprendre consciemment le sens de la valeur de l’humanisme.
Les Confucianistes préconisent de gravir les hauteurs en foulant la voie du ‘Milieu juste et
constant’23, qui fait que le sur-monde n’est pas autre que le monde, ils affirment la valeur de
toutes les cultures humaines. Le Confucianiste n’a pas une conception désuète de la divinité,
bien au contraire, il la voit dans la circulation du ‘sens de l’Humain’24, et il fait l’expérience
du monde psycho-spirituel dans l’inter-affectation25 psycho-spirituelle de l’Homme avec le
Ciel et de l’Homme avec l’Homme. Les sentiments religieux et l’esprit religieux du
confucianiste grandissent et se développent par notre amour pour l’éthique et l’humanisme et
par nos activités culturelles, historiques et sociales. La pensée de Tang soutient qu’il est
Tang Junyi 唐君毅 (1909-1978). Né dans le Sichuan en 1909, études supérieures de 1925 à 1932 à
Pékin et Nankin, a comme professeurs Xiong Shili, Fang Dongmei, Liang Shumin, Ouyang Jingwu.
Enseigne à partir de 1937 dans diverses villes (Nankin, Chongqing). S’exile en 1949 à Hong-Kong, où
il créera avec Qian Mu et d’autres le New Asia College (qui deviendra une partie de l’Université
chinoise de HK en 1963) où il sera enseignant et Responsable du Département de philosophie jusqu’à
sa retraite en 1974. Il fait encore des conférences à Taiwan et meurt à Hong-Kong en 1978.
22 Littéralement : fondre-pénétrer (rongtong 融通).
23 Zhongyong est le titre d’un document traduit traditionnellement en français par l’ « Invariable
Milieu ». Le terme évoque plus précisément un « milieu juste et constant » (Anne Cheng), une
exigence d’équilibre et d’équité intériorisée.
24 L’expression ‘sens de l’Humain’ traduit l’idée de ren, la vertu cardinale du Confucianisme. La
« circulation » évoque les échanges incessants entre l’homme et le ciel.
25 Inter-affectation, traduction de gantong que nous empruntons à Sébastien Billioud.
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possible de pénétrer consciemment l’esprit humaniste du ‘milieu vécu’ 26 sur-humaniste,
soutient que l’homme confucianiste est plus important que les textes et que depuis le début du
monde humaniste, il foule la voie du perfectionnement de soi qui permet d’atteindre l’Esprit
céleste et le Principe céleste27 du monde sur-humaniste.
Ultérieurement, Tang prône l’harmonie de la connaissance du Ciel et de la ‘connaissance
innée du Bien’28 ; il fait de la ‘connaissance innée du Bien’ le critère de discrimination des
croyances religieuses. L’origine de l’univers, c’est la Connaissance céleste ou l’Esprit céleste
ou le Souverain suprême29, mais nous ne pouvons pas dire que la Connaissance céleste et la
‘connaissance innée du Bien’ soient deux entités absolument séparées. On peut dire que la
‘connaissance innée du Bien’ n’est que la manifestation en moi de la Connaissance céleste et
que la Connaissance céleste n’est que le faîte de la ‘connaissance innée du Bien’. Les deux
sont dans un rapport de corroboration et coopération mutuelles, mais ce n’est ni un rapport de
cause à effet, ni un rapport de dépendance ontologique, ni un rapport de créateur à créature.
La ‘connaissance innée du Bien’ est la source de l’autonomie de tous les jugements de
l’homme. « En prenant la ‘connaissance innée du Bien’ comme critère, on peut dire que, dans
toutes les religions supérieures, la croyance transcendante est issue d’une exigence vitale de
recherche du Bien suprême, de la Vérité suprême, de la perfection, de l’infini et de l’éternité,
d’une exigence d’extirpation de tout le mal et de toute la souffrance, d’une exigence de justice
effective et éternelle dans la rétribution des récompenses et des châtiments, c’est pourquoi
c’est ce que les gens doivent avoir. »
« En prenant la ‘connaissance innée du Bien’ comme critère, nous pouvons dire que les Dieu,
Allah ou Bhrama dont parlent les religions supérieures ne peuvent pas être, en dernière
instance, autres que la ‘connaissance innée du Bien’ de l’homme, tout en étant distincts les
uns des autres. »
La Chine ancienne croyait au Ciel comme en une réalité spirituelle absolue et vivante. A
l’époque de Confucius, les rites du sacrifice dans la banlieue30 et la croyance au Ciel ont fait
que l’inspiration de Confucius et Mencius, tout en conservant le Ciel, mette l’accent sur le
‘déployer le potentiel de son Esprit, connaître sa Nature, établir la Voie de l’homme’31 ; il a
ainsi fondu la religion dans la morale. Sous les dynasties Song et Ming, le Ciel n’était plus
une divinité, aussi les Confucianistes de cette époque mirent l’accent sur la Voie du Ciel,
c’est-à-dire la morale devint religion. Les premiers prenaient la Voie du Ciel pour ouvrir la
Voie de l’Homme, les derniers, partant de la Voie de l’Homme établirent la Voie du Ciel,
mais tous parlent d’interpénétration du Ciel et de l’Homme. Les Confucianistes disent que la
L’expression « ’milieu vécu’ » rend le terme d’origine bouddhiste jingjie. Il a été traduit par « milieu
d’existence » (Michel Masson), « milieu existentiel », mais aussi - et fréquemment - « sphère ». Il
s’agit d’une expérience existentielle à un certain niveau vécue avec la conscience de ce niveau.
27 « Principe céleste » tianli 天理, principe unique qui rend compte de tous les principes internes qui
font que les êtres et évènements sont ce qu’ils sont.
28 « Connaissance innée du Bien » : voir ci-dessus note sur « Nature".
29 Shangdi 上帝, littéralement « Souverain suprême », nom de la divinité suprême chinoise, qui fut
remplacée dans ce rôle par le Ciel (tian 天 ) au-début de la dynastie des Zhou. C’est aussi le terme
utilisé par les églises protestantes pour désigner Dieu, alors que l’église catholique utilise le terme
tianzhu 天主 ‘seigneur du Ciel’.
30 Le ‘Sacrifice dans la banlieue’ a été depuis la dynastie des Zhou jusqu’au XXème siècle un
important sacrifice offert au ciel par le souverain au sud de la ville à l’équinoxe d’hiver (c’est-à-dire
lorsque les jours commencent à s’allonger).
31 « Déployer le potentiel de son Esprit, connaître sa Nature humaine et accomplir son Destin » jinxin
zhixing liming 尽心知性立命: En déployant les potentialités de son Esprit (par son agir moral),
l’homme connaît sa Nature et accomplit le destin fixé par le Ciel.
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Introduction, notes et traduction de François Hominal, Institut Ricci de Paris, Mai 2009
Nature humaine et la Voie du Ciel ne font pas nombre, pas plus que l’Esprit céleste et l’Esprit
humain. La religion confucianiste, en tenant l’Esprit fondamental et la Nature fondamentale32
de l’Homme comme Esprit céleste et Nature céleste, est la religion de l’unité du Ciel et de
l’Homme. Les Confucianistes, dans leur élan à juger par la ‘connaissance innée du Bien’ et à
rechercher en soi ce qui ne va pas33, ne sauraient tomber dans les guerres de religion, les
oppositions religieuses, la folie religieuse et l’adoration aveugle.
En un troisième temps, Tang Junyi découvre dans la croyance des Confucianistes le lieu du
‘ se poser et accomplir son Destin ’ de la religiosité et donne par là un fondement à l’œuvre
civilisatrice des Confucianistes par l’éducation. Il contient une religiosité mais aussi dépasse
la religion ordinaire.
La religion ne prend pas pour fondement la divinité, mais la recherche de la transcendance, de
la perfection et de l’éternité dans le processus qui fait advenir les valeurs. Le confucianisme
est différent des religions ordinaires dans sa banalité. Ce que l’inspiration confucianiste a en
commun avec toutes les autres religions supérieures de l’humanité est l’importance qu’il
donne à la recherche dans l’existence humaine même du lieu déterminé où ‘ se poser et
accomplir son Destin ’. Les confucianistes soutiennent toutes les croyances religieuses
fondées sur l’infinité et la transcendance de l’âme, ils peuvent encore en un instant voir la
valeur de tous les sacrés grandioses de ces religions, et cela prend son origine dans notre
Esprit fondamental et Nature humaine fondamentale. Le Confucianiste qui se trouve en
dehors du ‘milieu vécu’ de la ‘ croyance – transcendance ’, se transforme et, par sa confiance
en soi, peut produire ici bas l’Esprit fondamental et la Nature humaine fondamentale de cette
croyance. Tang Junyi insiste sur le Moi et le sujet du confucianiste, c’est-à-dire l’Esprit
fondamental et la Nature humaine fondamentale dotés d’une infinité transcendante.
Les Confucianistes, conscients de ce que leur inspiration religieuse vient de l’homme, font
preuve d’une connaissance de soi et d’une confiance en soi remarquables. Leur croyance
contient aussi celle envers le sujet moral lui-même, « l’importance qu’il donne à la conscience
du sujet qui croit et non uniquement à la conscience passive de l’objet auquel on croit. ».
Les Confucianistes insistent sur l’idée que les germes d’un abondant ‘sens de l’Humain’ sont
simplement enfouis dans notre vie naturelle et notre enveloppe corporelle et qu’ils les
régulent directement. La vertu du ‘sens de l’Humain’ de l’homme emplit l’intérieur et est
visible à l’extérieur ; elle se manifeste dans l’action et au repos, elle part des quatre membres
pour pénétrer les relations humaines, les êtres, le pays et le monde. S’adonner à la morale et à
la vie publique, c’est apparemment une plate banalité ; en réalité il n’y a là rien de plat,
l’Esprit, la Nature humaine, et en leur sein les semences du ‘sens de l’Humain’ transcendent
l’enveloppe de ce corps et en même temps font leur travail à l’intérieur de l’enveloppe
corporelle ; de plus ils atteignent l’autre homme dans les relations sociales, ils attisent
l’inspiration, la Nature humaine et les semences du ‘sens de l’Humain’ de l’autre. Les autres
religions manquent de cette confiance en elles-mêmes et finissent par voir le corps comme un
antre de désir, de péché, d’amertume.
Les Confucianistes recueillent la consistance de croyances tournées vers l’extérieur et la
transforment en confiance en soi ; ils trouvent eux-mêmes leur place, ils maîtrisent euxmêmes leur destin, ils agissent par eux-mêmes ; allant du proche vers le lointain, ils
élargissent progressivement leur ‘conscience de l’Humain’, allant de l’affection pour les
32 « Esprit fondamental », « Esprit originel », benxin (本心), l’Esprit propre à l’homme, son Esprit
foncièrement bon Mencius VII A 10/8.
« Nature humaine fondamentale », benxing (本性), la nature propre à l’être humain.
33 Mencius II A 7.5, IV A 4.2.
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proches au respect des aînés, de l’harmonie des familles à la mise en ordre du pays et jusqu’à
la pacification du monde, et ce sans oublier animaux et végétaux 34 . La circulation de la
‘conscience de l’Humain’ se concentre dans les relations interhumaines, à la différence des
conceptions trop plates que le christianisme et le bouddhisme ont de l’humanité et des êtres
animés. L’homme dans l’élargissement progressif de sa pratique morale de la famille à la
société, puis au pays et à l’humanité réels, fait apparaître le caractère infini transcendant de
l’Esprit fondamental et de la Nature humaine fondamentale ; il atteint ainsi un ‘milieu vécu’
métaphysique et religieux.
Dans un quatrième temps, Tang donne de l’importance à l’exhumation du sens religieux et de
la valeur religieuse des ‘ trois sacrifices ’. Les sacrifices des Chinois au Ciel-Terre, aux
ancêtres et aux personnages saints, sages, loyaux et éminents présentent un caractère religieux.
Ce n’est pas une théorie philosophique, ce n’est pas non plus une attitude d’esprit et un
comportement moral ordinaire. Le partenaire du sacrifice est un existant sur-réel, les rites
sacrificiels et les rites religieux ont en commun d’avoir un sens symbolique. Au moment du
sacrifice, ce que cherche le sacrificateur est l’extension de son élan vital, afin d’atteindre les
ancêtres et les sages-saints défunts sur-réels, et ce jusqu’au Ciel-Terre, afin d’accueillir et
transmettre, de vénérer et respecter la vertu des ancêtres, des sages-saints et du Ciel-Terre. La
variété des cultes permet aux hommes de dépasser leur vie instinctive habituelle. Tang
recommande de restaurer le sacrifice au Ciel-Terre et le sens du respect à l’égard des proches,
maîtres, sages et saints, ainsi que la vénération à l’égard du monde des hommes, de l’esprit
religieux et des saints et sages religieux. Par les trois sacrifices, nous reconnaissons notre
origine et retournons à la racine, ce qui permet à nos esprits de pouvoir retourner aux ancêtres,
aux sages et au Ciel-Terre, nous mettons à nu les limites de la réalité transcendante de l’âme
de l’homme, nous acquérons un caractère de transcendance et d’infinité, et faisons aussi que
l’âme humaine à la fois conserve et crée.
Enfin, dans ses dernières années, Tang Junyi a la stature de faire la synthèse de « l’existence
vitale et du ‘milieu vécu’ de l’âme » de toutes les grandes religions et philosophies du monde,
c’est sa théorie de l’Esprit qui pénètre les neuf mondes. La vie de l’âme monte par degré, du
troisième ‘milieu vécu’ objectif au troisième ‘milieu vécu’ subjectif puis au troisième monde
subjectif et objectif. Dans la succession au cours de ce processus d’élévation des progrès et
des chutes, dans le dépassement des effets positifs et négatifs des expériences sensibles, des
connaissances rationnelles, des réflexions logiques, des idéaux moraux et des croyances
religieuses, il atteint finalement le monde de ‘ l’unité du Ciel et de l’Homme ’ où « le ‘sens de
l’Humain’ est absolument de la même constitution que les êtres ».
C’est le monde de la « circulation de la Vertu céleste », du ‘ réaliser sa Nature humaine et
accomplir son Destin35 ’. Dans la perspective de Tang, le confucianisme recueille le contenu
du monothéisme occidental et du bouddhisme et sa doctrine est la plus englobante. La forme
du ‘milieu vécu’ qu’il atteint finalement est ‘ transcendante ’.
‘ Transcendant ’, telle est la spécificité de la ‘constitution fondamentale’36 , c’est-à-dire du
sujet, c’est le sujet qui transcende les opposés et contraires de la loi de la contradiction de la
Cette phrase est inspirée de la Grande Etude (da xue).
« Réaliser sa nature humaine et accomplir son Destin » : jinxing liming 尽性立命: En déployant tout
le potentiel de sa nature, la part céleste en lui, l’homme accomplit le destin fixé par le Ciel.
36 Ce terme « constitution fondamentale » benti 本体 ; désigne le sujet en tant qu’il est constitué par
une pratique, la pratique du perfectionnement de soi. Voir Spécificités de la philosophie chinoise,
p.104. Pour insister sur cet aspect de « constitution fondamentale », ou si l’on préfère son
« existence », des auteurs, tels Mou Zongsan, ajoutent le suffixe ti 体, par exemple : l’Esprit devient
xinti 心体, la Nature humaine xingti 性体, …
34
35
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pensée, qui dépasse la finitude du sujet manifestée dans son activité ainsi que de tous les
objets de ce monde, il atteint l’union mystérieuse du Moi et de la Voie du Ciel. Ici, bien sûr,
‘ transcendant ’ pointe surtout vers la transcendance intérieure, vers l’infinité de l’âme. Ce
que fait Tang est une sorte de travail de classification des enseignements37 à grande échelle,
où il admet les principales traditions religieuses et philosophiques d’Orient et d’Occident et
leur assigne une place.
D’une manière générale, Tang Junyi prend les théories de « la ‘connaissance innée du Bien’ »
et de la ‘conscience de l’Humain’ comme base d’accueil et de comparaison des religions.
Tang affirme que les Confucianistes s’élèvent d’un monde moral vers un monde sur-moral, de
la pratique morale du ‘ réaliser sa Nature humaine et connaître son Destin ’ vers le ‘milieu
vécu’ suprême de l’’ unité du Ciel et de l’Homme ’ ou de la « circulation de la Vertu céleste ».
Pour parler du monde de l’ultime, ce ‘milieu vécu’ présente des analogies avec le monde du
‘ Dieu ’ de la religion chrétienne ou du ‘ Nirvana ’ de la religion bouddhique.
Quant au chemin parcouru, la religion confucianiste ne suit pas une voie qui nie la vie réelle
des hommes, mais une voie de la pratique morale, et de cette manière elle agrège et pénètre
toutes les croyances transcendantes et introduit la valeur de la religion au sein de la vie.
L’âme de la vie, se surpassant sans cesse, s’élève par degrés du ‘ moi expérimental ’ au ‘ moi
rationnel ’ et jusqu’au ‘ moi transcendant ’, le ‘milieu vécu’ de l’âme s’élève du ‘ monde
objectif ’ au ‘ monde subjectif ’ et jusqu’à un ‘ monde sur-réel ’38
Chaque niveau de ‘milieu vécu’ est aussi, en ce qui concerne la vie, une forme de limitation.
Mais l’âme de la vie a une Nature humaine fondamentale qui ne cesse de transcender le Moi,
de dépasser le Moi. Tang intériorise encore plus la croyance des Confucianistes, en affirmant
que l’homme peut se parfaire lui-même, il affirme et exagère « l’union de la sainteté et de la
sagesse dans une conscience sacrée qui est à la fois transcendante et immanente à l’Esprit
humain. » C’est en réalité, en tant que source des valeurs, la croyance en la perfectibilité qui
par accumulation forme la « conscience infinie de l’Humain » de « l’Esprit céleste et Nature
céleste », de « l’Esprit fondamental et de la Nature humaine fondamentale ».
bentilun 本体论 est le ‘discours sur ce qui existe’ et donc l’ « ontologie » à comprendre en un sens
dynamique, en relation avec la pratique qui constitue l’existence. benti, lié au un processus (qui lui
donne consistance), est rendu par les penseurs chinois par « noumène » en opposition aux
« phénomènes » du processus. Ci-dessous ces deux termes sont rencontrés.
37 « Classification des enseignements » (panjiao), ce terme désigne le travail que les Lettrés chinois
ont mené pour déterminer à quels enseignements, à quelles écoles bouddhiques appartiennent les
textes composant le corpus bouddhiste ; pour une discussion détaillée, voir Joël Thoraval, Introduction
à Spécificités de la Philosophie Chinoise, Cerf, Paris, 2003, pp.54-56.
38 On trouvera un exposé des « neuf sphères » de Tang Junyi dans Umberto Bresciani, Reinventing
Confucianism, Taipei Ricci Institute for Chinese Studies, Taipei, Taiwan, 2001, pp.312-325.
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3. Mou Zongsan : une religion morale, intérieure et transcendante
Mou Zongsan39 est un philosophe très versé dans la sagesse spéculative, qui a développé une
théorie originale de la religiosité du confucianisme.
Il commence par comparer les trois religions que sont le confucianisme, le bouddhisme et le
christianisme 40 . Il estime que l’apitoiement confucianiste est analogue à la compassion
bouddhique et à la charité chrétienne, les trois ayant en commun d’être une affliction
cosmique. La conscience de l’angoisse dans le christianisme et celle de la souffrance dans le
bouddhisme viennent du côté négatif de la vie, du péché et de la souffrance ; la conscience
soucieuse confucianiste (pour employer l’expression de Xu Fuguan) vient de l’aspect positif
de la vie. Ce que font ressortir les Confucianistes, c’est la subjectivité et la moralité. « Dans le
christianisme, l’origine profonde de la crainte est le péché originel, la délivrance de cette
origine profonde est la rédemption et le refuge après la délivrance, c’est accéder au Paradis, se
rapprocher de Dieu. Le paradis est l’aboutissement final auquel conduit la conscience du
péché dans le protestantisme.
Dans le bouddhisme, la souffrance suscitée par l’impermanence et le tracas engendré par le
désir d’aimer constituent la source profonde du tourment ; son dépassement est la libération
de ce tourment, c’est-à-dire la Vérité de la Suppression de la douleur41 au sens où elle est
l’extinction complète du tourment, mais le refuge après avoir été délivré de la cause profonde
du tourment, consiste à atteindre le ‘milieu vécu’ de la tranquillité du Nirvana.
Ce qui suscite la conscience soucieuse des Chinois, c’est une conscience morale positive, un
sens des responsabilités, ce sont les idées de vigilance, de vertu vigilante, de mise en lumière
de la vertu et de Mandat céleste42. Dans l’antiquité chinoise, le ‘ Mandat céleste ’ ou la ‘ Voie
du Ciel ’, est comme le Dieu de l’Occident, le maître suprême de l’univers, mais c’est de la
vertu de l’homme que dépend la descente du Mandat céleste. C’est là une différence majeure
d’avec le Dieu de la conscience religieuse occidentale. C’est par la vigilance que suscite la
conscience soucieuse que le Mandat du Ciel, la Voie du Ciel, pénètre progressivement le
corps de l’homme, s’y infiltre pour constituer le sujet humain. Dans la vigilance, notre sujet
ne s’est pas projeté en Dieu ; il ne s’agit pas d’une négation du Moi, mais d’une affirmation
du Moi. Ce sujet n’est pas le sujet de la biologie ni celui de la psychologie, mais un sujet
transcendant, qui manifeste des valeurs dans l’authenticité et d’une manière sensée. Le ‘sens
de l’Humain’ de Confucius, la ‘ Nature humaine bonne ’ de Mencius dérivent de ce sujet
véritable.
Plus tard, par son commentaire sur « la Nature humaine et la Voie du Ciel », Mou décrit la
particularité du confucianisme d’être ‘ transcendant ’ et ‘ immanent ’. Il dit que la Voie du
Ciel, haute dans les cieux, a un sens transcendant, mais elle s’infiltre en l’homme et,
intérieure à l’homme, elle devient la Nature humaine et elle devient ainsi aussi immanente. La
Mou Zongsan 牟宗三 (1909-1995). Né en 1909 dans le Shandong. Etudes de philosophie à
l’université de Pékin (1927-1933) où il est élève de Xiong Shili. Passe quelques années à Chongqing,
où il est voisin de Tang Junyi. En 1949, il s’exile à Taiwan, y enseigne avant de s’installer à HongKong en 1960 où il travaille au New Asia College. Il fait de nombreux cours et conférences à HongKong et Taiwan. Il y meurt en 1995.
40 Mou Zongsan, Spécificités de la philosophie chinoise, Introduction par Joël Thoraval, traduction par
Ivan Kamenarovic et Jean-Claude Pastor, Le Cerf, Paris, 2003, pp.95-97. (ci-dessous Spécificités de
la philosophie chinoise).
41 En sanskrit « nirodha-satya », c’est la troisième des quatre vérités du sermon de Bénarès de
Sakyamouni (le Bouddha), celle de la cessation de l'insatisfaction qui résulte de l’abandon des désirs.
42 Spécificités de la philosophie chinoise, pp.99 s.
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Introduction, notes et traduction de François Hominal, Institut Ricci de Paris, Mai 2009
Voie du Ciel a ainsi à la fois une connotation religieuse (qui insiste sur la transcendance) et
morale (qui insiste sur l’immanence).
Dans la Chine ancienne, en raison d’un contexte culturel particulier, l’idée de Voie du Ciel
eut un développement brillant dans son acception immanente 43 . Avant Confucius, une
tradition de pensée mettait en relation la Nature humaine, le Mandat céleste et la Voie du Ciel.
Confucius, en faisant appel au ‘sens de l’Humain’, à la sagesse et à la sainteté, fit concorder à
distance la Nature humaine et la Voie du Ciel. La Voie du Ciel, qui avait le sens d’une
divinité dotée d’une personnalité, devint le « véritable germe d’une incessante création » qui
« engendre sans cesse ». On peut dire que le Mandat céleste, la Voie du Ciel sont « la
créativité même ». (même si la ‘créativité même’ en Occident ne peut être qu’un dieu de la
religion ou Dieu ; « même » a ici le sens de ‘sans limite’). Vue sous l’angle de l’objectivité,
on parle de ‘ Voie du Ciel ’ et sous l’angle de la subjectivité, de ‘Nature humaine’. Cette
‘Nature humaine’ est une particularité de l’homme, c’est la ‘constitution fondamentale’ qui
fait que l’homme est homme, c’est la ‘constitution fondamentale’ de l’homme, c’est le corps
même de la créativité, mais ce n’est ni la manifestation d’un instinct animal, ni celle d’une
structure physiologique, ni celle d’émotions psychologiques.
‘ Devenir saint ’ se situe au niveau de ce qui doit être et qui n’est pas dans la réalité ; ce dont
il est question, c’est de regarder sa propre vie psycho-spirituelle avec droiture, se garder de ce
que la vie ne se ‘ chosifie ’, afin de se fondre dans la vie de l’univers et de s’accorder avec
elle.
Le ‘sens de l’Humain’, c’est l’inter-affectation et la fertilisation de la vie psycho-spirituelle,
qui s’étend progressivement pour faire – perspective ultime - un avec l’univers et les dix mille
êtres. Le ‘sens de l’Humain’ représente la vie véritable, c’est la ‘constitution fondamentale’,
c’est encore le sujet véritable. Confucius dit “j’étudie ici-bas et atteins le haut” 44 , ce qui
signifie qu’il suffit que l’homme s’efforce de pratiquer le ‘sens de l’Humain’ pour s’accorder
à distance avec la Voie du Ciel. Les anciens écrivaient « étude » pour « éveil »45, c’est-à-dire
l’ouverture ou le début de la conscience de la moralité. Le « Ciel » de Confucius conserve sa
transcendance que l’homme vénère et redoute. L’accord à distance transcendant avec le Ciel
de Confucius a une connotation religieuse de gravité, inintelligible, sacrée.
Le lignage « Invariable Milieu - Commentaire du Classique des Mutations » et le lignage de
Mencius parlent l’un et l’autre de l’accord à distance interne, qui a une connotation
philosophique de proximité et de clarté. Ce qui est appelé concordance interne, ce n’est pas
appeler la Voie du Ciel à l’aide, mais au contraire la tirer vers le bas, la recevoir en soi,
l’intérioriser pour en faire sa propre moralité, et, dans le processus où il participe au CielTerre et fait nombre avec eux, mettre l’homme côte à côte avec le Ciel et la Terre, pour que
les trois fassent une triade. C’est pourquoi le développement des conceptions de Mandat
Céleste et de Voie du Ciel est du à l’identification des concepts d’authenticité’ et de ‘sens de
l’Humain’ au sens subjectif ; en ne mettant plus l’accent sur le caractère d’objet mais sur
celui de sujet, se révèle le principe créateur et le principe vivificateur de la «créativité même».
Puis Mou montre que la religion confucianiste joue le rôle d’une religion. Il dit que la science
et la démocratie ne permettent pas de comprendre la culture occidentale, il faut encore la
comprendre par sa dynamique fondamentale, le christianisme ; de la même manière, la culture
chinoise ne peut être comprise que par sa dynamique fondamentale, la religion confucianiste46.
43
44
45
46
Spécificités de la philosophie chinoise, pp.115 s.
Entretiens , XIV 37/2.
Les graphies de ces deux caractères 学 xue ‘étude’ et 觉 jue ‘éveil’ sont encore proches.
Rujiao. Voir note à la section 1, ci-dessus.
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1. La religion confucianiste joue le rôle d’une « règle de vie dans la vie quotidienne »47. Le
duc de Zhou a établi les rites et créé la musique, il a défini pour les gens les principes
(immuables) réglant les règles sociales, « Le Saint instaure l'enseignement48 » ou encore « il
transforme le peuple par l'établissement des coutumes 49 . ». Les principes sociaux étaient
sévères et stricts dans la société traditionnelle, leur contexte a un sens éternel, ils ont une
valeur morale, ils prennent le ‘Principe céleste’ pour fondement et ne sont pas seulement
conceptions de sociologique ou biologique. Par exemple, « le père est bon et le fils pieux,
l’aîné est avenant et le cadet respectueux » voilà qui est conforme au Principe céleste.
2. La religion confucianiste est une religion, parce que, comme les autres religions, elle ouvre
« un chemin de vie psycho-spirituelle50. » D’un côté, elle dirige la vie humaine, accomplit la
personnalité, régule le monde intérieur de l’individu, et, d’un autre côté, dans le domaine
objectif, elle porte la responsabilité de la création de la culture historique, et en ceci elle
diffère des autres religions.
3. Cette particularité de la religion confucianiste de n’avoir pas mis l’accent sur la Voie du
Ciel objective au point d’en faire un Dieu, fit qu’elle prit forme, puis déploya une doctrine,
sans que l’émotion subjective d’appel à l’aide ne prenne la forme d’une prière religieuse ; son
centre de gravité et son centre géographique se trouvent dans la question du « ‘comment’
l’homme peut manifester la Voie du Ciel ? » C’est pourquoi la pratique morale prend la place
centrale, la vie humaine apparaît comme un processus de réalisation de la vertu, le but ultime
étant de devenir saint, de devenir sage. Pour cette raison, du côté des ‘ affaires ’ de la religion,
la religion confucianiste transforme les cérémonies religieuses en rites et musique de la vie
ordinaire, et du côté du ‘ principe51 ’ de la religion, le confucianisme a une religiosité de haut
niveau et une inspiration religieuse au faîte de la perfection. Le ‘ pratiquer le ‘sens de
l’Humain’, devenir homme du ‘sens de l’Humain’ de Confucius, le ‘déployer tout le potentiel
de son Esprit, connaître sa Nature humaine, connaître le Ciel’ 52 » de Mencius, c’est la
créativité même que le Ciel nous a donnée à nous humains et que nous devons restaurer et
déployer, c’est-à-dire l’initiateur de la vie psycho-spirituelle.
On dit en général que le christianisme plonge ses racines en Dieu et les Confucianistes en
l’Homme, mais là n’est pas l’essentiel, car les Confucianistes ne prennent pas pour fondement
l’homme fini concret, qui coupe les relations avec le Ciel53. Dans le processus d’éveil de la
conscience et de réalisation de la Vertu, ils déploient leur Nature humaine fondamentale,
manifestent la Voie du Ciel, ils accomplissent le monde des valeurs humanistes. Les
Confucianistes ne sont pas aveuglément optimistes, ils ne surestiment pas la capacité de
l’homme, ni ne pensent pas que l’homme peut maîtriser tout le sens et le mystère de l’infini
de la Voie du Ciel ; ils ne disent pas que l’homme peut surmonter tout le mal ; au contraire,
les Confucianistes donnent de l’importance au travail de perfectionnement de soi, dans le
Spécificités de la philosophie chinoise, pp.213sq.
Liji 礼记, ‘Traité des Rites’, Liji, XXI, 15 ; trad. : Séraphin Couvreur, Li Ki ou Mémoires sur les
bienséances et les cérémonies, Cathasia, Paris, [1913] 1951 (réed.), vol.2, t.1, pp.284-285 ; cidessous référencé comme Liki, Couvreur.
49 Liji, XVI, 1 Couvreur, vol.2, t.1, p.28.
50 Spécificités de la philosophie chinoise, pp.216sq.
51 li 理 « Principe » peut former un couple avec qi 气 (‘matière’, ‘énergie’) mais aussi avec shi (事,
affaires), comme une idée organisatrice se distingue des manifestations concrètes. Ce couple li/shi
47
48
d’origine bouddhique, a été utilisé par les penseurs chinois dès le Vème siècle
52 L’homme, en déployant tout le potentiel de son Esprit, actualise sa Nature propre qui est
foncièrement bonne, il lui donne une consistance, il la « connaît » ; dans ce mouvement, il est alors en
union parfaite avec le Ciel, la puissance créatrice suprême de l’univers. Voir Mencius VII A 1/1
53 Spécificités de la philosophie chinoise, p.224.
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processus sans fin de réalisation de la vertu, ils surmontent le mal progressivement et tendent
vers la Voie du Ciel transcendante.
4. La particularité de la religion confucianiste pour Mou Zongsan, est d’être « la religion de la
morale ». De la section précédente, nous avons appris que Tang Junyi, sans effacer la
frontière entre morale et religion, préconise de marcher vers le monde de la « circulation de la
Vertu céleste » par la pratique morale. Dans la présente section, nous avons encore appris que
Mou Zongsan et Tang Junyi ont exploré la transcendance de la Voie du Ciel et l’infinité de la
‘conscience de l’Humain’. Mou Zongsan, allant plus loin, définit la religion confucianiste
comme la religion morale, comme la religion de la réalisation de la vertu, la religion
humaniste. Il estime que le « Principe mystérieux» des taoïstes, le « Principe du vide » des
bouddhistes et « la Nature humaine et le Principe » des confucianistes, « appartiennent tous à
la religion morale. Ce dont parlent les néo-confucianistes des dynasties Song et Ming, c’est
des écoles de la Nature humaine et du Principe. C’est de la morale et c’est de la religion,
autrement dit la morale et religion constituent une entité où la morale et la religion se
transforment l’une en l’autre. »
Mou Zongsan montre que le centre géométrique et le centre de gravité des Confucianistes des
Song et Ming se réalisent dans l’Esprit fondamental moral et la capacité de création morale
(ce qui fait que la pratique morale peut être un fondement a priori). Cette ‘Ecole de l’Esprit et
de la Nature humaine’ ou encore ‘Ecole de la sagesse intérieure’ pour laquelle ‘l’Esprit
fondamental, c’est la Nature humaine’, signifie que [l’Esprit fondamental] à l’intérieur de
chaque individu, fait consciemment une pratique morale (c’est-à-dire le travail du saint-sage),
afin de développer et achever sa personnalité morale. D’une part, elle est différente des autres
religions, en ce que son désir de moralité ne peut pas être complètement séparé de la chose
politique et se retirer dans la satisfaction de la réalisation de la vertu de l’individu. D’autre
part, cette ‘Ecole de la sagesse intérieure’ est aussi une « religion de la réalisation de la
vertu ». La visée suprême de la ‘réalisation de la vertu ‘ c’est le ‘sens de l’Humain’, c’est le
‘ grand homme54 ’, mais son sens véritable est de trouver dans la vie finie de l’individu un
sens infini et parfait. C’est en cela que la morale, c’est la religion, et devient pour l’humanité
‘ la religion morale ’.
Mou montre qu’elle est différente de la religion bouddhique de l’extinction centrée sur le
détachement et de la religion chrétienne du salut centré sur la divinité. Les Confucianistes ne
confinent pas la morale à l’intérieur d’un domaine limité, à la différence de certains
intellectuels occidentaux qui opposent les termes de morale et de religion. Mou estime que
« la morale ouvre sur l’infini ». Le sens en est que, le comportement moral a beau être fini, la
réalité sur laquelle s’appuie le comportement moral pour faire qu’il soit comportement moral
est infinie. L’homme en tout lieu et tout temps peut témoigner cette réalité en réalisant « la
pureté sans ombre »55 de son comportement moral, sa vie individuelle a beau être finie, tout
comme son comportement moral, le fini est infini. C’est le ‘milieu vécu’ de la religion.
Manifester la réalité par la réalisation de la vertu (ce qu’on appelle ‘déployer tout le potentiel
de son Esprit‘ou ‘déployer tout le potentiel de sa Nature humaine’), ce processus de
réalisation de la vertu est illimité et inépuisable. Si on veut parler d’imperfection, il y aura
toujours imperfection, personne n’ose se présenter comme un saint. Mais si l’on parle de
54 « Grand homme » (daren 大人) : le Classique des Mutations en dit « ’il joint sa vertu à celle du Ciel
et de la Terre, sa clarté à celle du soleil et de la lune, son ordre à celui des quatre saisons et sa
capacité à être bénéfique ou maléfique à celle des esprits et des démons. » (周易 Classique des
Mutations, hexagramme qian 乾, section wenyan 文言).
55 Zhongyong, 26/10 : allusion au comportement moral sans ombre du roi Wen.
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Introduction, notes et traduction de François Hominal, Institut Ricci de Paris, Mai 2009
perfection, alors c’est un « corps transparent56 », c’est la perfection, et la sainteté peut être
atteinte à tout moment. Si l’on parle de libération, c’est la libération ; si l’on parle de salut,
c’est le salut. Si l’on parle de croyance, c’est une croyance, c’est une croyance intérieure et
non pas une croyance extérieure qui s’adonne à prier un sauveur. Peu importe d’être saint ou
non, l’important est de faire la pratique morale d’une manière consciente, fonder son ‘Esprit
fondamental’ et sa ‘Nature humaine fondamentale’ pour purifier à fond sa vie. C’est un travail
illimité et inépuisable. Tout ce qui est sens mystérieux du caractère religieux et moral se
trouve en lui. Tout ce qui est moralité et principe de l’école de la sainteté intérieure se trouve
dans son déploiement. »
Enfin57, Mou allant encore plus loin, propose la thèse de l’enseignement58 parfait et du Bien
parfait et montre que le véritable enseignement parfait se trouve dans le confucianisme. Dans
Intuition intellectuelle et philosophie chinoise, Phénomène et chose en soi, Du Bien suprême59,
Mou, après avoir assimilé Kant, développe d’une manière constructive les trois
enseignements confucianiste, bouddhique et taoïste. Il distingue deux niveaux d’ontologie. Il
estime que la distinction transcendante dont parle Kant doit être comprise comme une
distinction au niveau de l’être (distinction de l’ontologie des phénomènes et de l’ontologie des
noumènes) et non comme une distinction métaphysique ordinaire entre noumène et
phénomène.
Mou met encore en évidence que Kant n’ose pas reconnaître que l’homme a une ‘intuition
intellectuelle60’ et en fait une prérogative divine, aussi il ne peut connaître que le caractère de
l’ontologie de la connaissance (c’est-à-dire ‘l’ontologie de l’attachement’) pour achever
l’ontologie du monde des phénomènes, c’est-à-dire la métaphysique immanente, et il ne peut
pas achever la métaphysique transcendante61, c’est-à-dire l’ontologie du monde des noumènes
(‘l’ontologie du détachement’)62. Les trois enseignements chinois (confucianisme, taoïsme et
bouddhisme) soutiennent que l’homme a une intuition intellectuelle et, en cela, corrigent la
philosophie de Kant ; ils peuvent mener à bonne fin la métaphysique transcendante et
l’ontologie fondamentale que Kant ne pouvait aucunement achever. Cette ontologie à deux
niveaux disparaît au cours de la pratique du devenir saint, du devenir bouddha, du devenir
homme véritable. Du point de vue de l’ultime, c’est devenir saint, devenir bouddha, devenir
‘homme véritable63’ : l’homme quoique fini peut être infini.
Mou Zongsan développe la théorie de l’enseignement parfait de la secte bouddhique du
Tiantai64 afin de la faire communiquer avec la théorie du Bien parfait65 de Kant et réinterprète
l’orientation psycho-spirituelle des confucianisme, bouddhisme et taoïsme. Il souligne que le
christianisme tient que l’homme est fini et ne peut être infini, que Dieu est infini et ne peut
pas être fini, que l’homme et la divinité sont séparés et ne communiquent pas, aussi il
notion bouddhique.
Les développements qui suivent ont été attaqués par des disciples de Mou Zongsan.
58 Ici, il convient ici de traduire « jiao » par enseignement, plutôt que religion.
59 Œuvres de Mou Zongsan publiées respectivement en 1971, 1975 et 1985.
60 Le terme chinois équivalent à l’expression kantienne d’ « intuition intellectuelle » est zhi de zhijue 智
的直, littéralement ‘intuition sapientielle’. Voir l’excellente note sur ce terme chez Sébastien Billioud.
61 Kant parle de ‘métaphysique transcendentale’.
62 On trouvera une discussion approfondie de cette question de l’intuition intellectuelle chez Kant dans
J.Thoraval, Introduction, Spécificités de la philosophie chinoise, pp.43-47.
63真人, zhenren. Voir A. Cheng, Histoire …, p. 126s ; l’homme idéal pour Zhuangzi, en qui n’existe
même plus la moindre démarcation entre lui et le Ciel.
64 Tiantai 天台 ou ‘Plateforme céleste’.
65 L’expression de Kant est « Bien suprême ».
56
57
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Introduction, notes et traduction de François Hominal, Institut Ricci de Paris, Mai 2009
l’appelle « religion de la séparation ». La ‘conscience sapientielle de la Prajna 66 ’ des
Bouddhistes, l’‘Esprit du Dao’ des Taoïstes, ‘ le Corps de la connaissance (morale) et la
Perception claire67’ au sens moral des Confucianistes sont toutes des ‘consciences infinies’.
Les trois enseignements (confucianisme, bouddhisme et taoïsme) reconnaissent tous que
l’homme fini peut être infini, tous ont maîtrisé cet élément-clé qu’est la ‘vigilance dans la
solitude68’ (dans le bouddhisme c’est la “Méditation Samantha”, dans le taoïsme l’‘atteindre
le Vide et garder le Calme’), tous pensent que l’on peut par sa propre pratique manifester
clairement une conscience infinie, c’est pourquoi, il les appelle « religions pleines » (religions
accomplies).
Mou expose l’enseignement parfait et le Bien parfait dans les trois religions (confucianisme,
bouddhisme et taoïsme), il souligne que l’accès à l’enseignement parfait du bouddhisme est la
« libération de l’esprit sans souillure », celui de la religion taoïste est le « non-agir nonattachement », alors que le confucianisme pénètre directement dans la conscience morale.
L’enseignement parfait des Confucianistes depuis le « pratiquer le ‘sens de l’Humain’ c’est
connaître le Ciel » de Confucius, a connu de nombreux développements avec Mencius,
l’Invariable Milieu, le Commentaire du Classique des Mutations et jusqu’aux Confucianistes
des dynasties Song et Ming. Comparativement, le bouddhisme et le taoïsme manquent de sens
créatif, ils ne peuvent pas atteindre directement tous les êtres. Les Confucianistes « préparent
une conscience sapientielle infinie morale ; cette conscience sapientielle infinie par l’effet de
sa volonté créatrice ou par l’effet de son interaction avec le ‘sens de l’Humain’ fertilisant,
peut initier tous les êtres et en faire des existants. »
Mou estime que la religion confucianiste a une signification de création morale ; pénétrant
verticalement le monde de l’existence, elle déploie les deux dimensions horizontale et
verticale, elle est l’enseignement parfait de l’« impartialité jusqu’à l’équité ». Le sujet taoïste
permet à l’enseignement parfait de devenir possible, il n’y a qu’à l’intérieur de
l’enseignement effectivement parfait que le Bien parfait unissant la vertu et le bonheur est
véritablement possible. Chez Kant, la réalisation de l’union de la vertu et du bonheur doit être
garantie par Dieu ; dans le confucianisme, pour Mou Zongsan, c’est la conscience infinie libre
(le sujet moral) qui prend la place du Dieu de Kant. La conscience infinie libre est donc
l’initiateur de l’union de la vertu et de la morale. Le partenaire Dieu, en se transformant en
une divinité dotée d’une personnalité, devient l’objet adoré et prié par la connaissance
émotionnelle.
Ensuite, le sujet moral de la religion confucianiste (la conscience sapientielle infinie, la
conscience libre infinie) peut se réaliser et se manifester aux hommes et atteindre dans la
pratique morale le monde du Principe de la Sainteté parfaite. « Le Saint parfait agit selon le
Principe céleste autonome de la conscience sapientielle infinie, et c’est la Vertu ; ceci est le
royaume des fins; la conscience sapientielle infinie, au milieu du divin répondant aux
sollicitations du divin, fertilise les êtres et les engendre, elle fait que l’existence des êtres
change en fonction de la conscience, et c’est le bonheur, c’est le royaume de la nature. (Ici la
nature est la nature au niveau de la chose en soi et non la nature au niveau des phénomènes).
Les deux royaumes ‘‘ ont la même constitution et se rejoignent’’, c’est le Bien parfait.
L’enseignement parfait rend possible le Bien parfait ; le saint parfait incarne la possibilité que
le Bien parfait est véritable. Aussi, en raison de l’orientation sapientielle du saint
Le terme chinois traduit ici par « sagesse » rend la notion bouddhique de « Prajna ».
Mou Zongsan aime utiliser cette expression de Wang Yangming, qui ne signifie rien d’autre que la
connaissance morale ; c’est encore un autre nom du sujet moral confucéen.
68 慎独 shendu : Ce terme très apprécié par les néo-confucianistes est trouvé dans la Grande Etude
et sous une forme proche dans l’Immuable Milieu.
66
67
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Introduction, notes et traduction de François Hominal, Institut Ricci de Paris, Mai 2009
confucianiste, la classification des enseignements des Confucianistes commence avec le
maître et se termine avec le saint et le divin. … Du maître au sage, du sage au saint, du saint
au divin, les quatre positions (lettré, sage, saint et divin) forment une entité et se transforment
l’une en l’autre. L’harmonie résultant de la pratique des hommes présente des différences en
raison de la variété des facteurs matériels originels et des limites des circonstances
particulières ; et pourtant le saint-sage établit l’enseignement, c’est un début et deviendra une
fin. Arrivé à la positions du saint ou de la divinité, l’enseignement parfait est accompli.
L’enseignement parfait accompli, le Bien parfait devient manifeste. Le saint parfait manifeste
le Bien parfait dans le monde. Et voila le terme du terme pour l’homme »
Ici il y a quatre enseignants : le lettré, le sage, le saint et le divin.
Le lettré enseigne à « élever ses aspirations », « il se distingue entre tous »69, etc.
L’enseignement du sage est représenté par « ce qui est désirable est appelé ‘bon’ (ici ‘ce
qu’on désire’ désigne des raisonnements, des significations ou des paroles) …ce qui en est
rempli s’appelle ‘beau’, ce qui en est rempli et brille s’appelle ‘grand’70 ».
L’enseignement du saint est marqué par « celui qui est grand et en est transformé s’appelle
‘saint’71 » jusqu’à « il unit sa vertu à celle du ciel et de la terre et son éclat à celui du soleil et
de la lune72 », « il fait un avec le ciel-terre et tous les êtres73 ».
L’enseignement du divin a pour contenu « être ‘saint’ et dépasser l’entendement s’appelle
‘divin’74 », « là ou passe l’homme de bien se produisent des transformations, là où il se tient
est divin, il se déplace en haut et en bas et se fond dans le courant du Ciel et de la Terre 75 ».
Les quatre enseignements peuvent aussi être dits quatre milieux vécus.
En résumé, la réflexion de Mou Zongsan sur le confucianisme comme ‘religion morale’ fait
communiquer la Nature humaine et la Voie du Ciel, la morale et la religion, la transcendance
et l’immanence, la religion parfaite et le Bien parfait, il propose d’une manière précise une
vision du confucianisme en tant que religion et en pose les fondations théoriques. C’est là
qu’il s’arrête, à une borne que les néo-confucianistes contemporains n’avaient pas encore
atteinte sur ce sujet.
69
Liji, XXXVIII, 16, Couvreur, vol.2, t.2, p.610.
Mencius VII.B.25.3, 5,6
Mencius VII.B.25.7
72 Il s’agit du « grand homme ». Voir note ci-dessus ?
73 Cheng Yi, « Questionnement sur la Grande Etude ».
74 Mencius VII.B.25.8
75 Mencius VII.A.13.3
70
71
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4. Du Weiming : la transformation ultime du Moi en tant que
comportement du groupe
Du Weiming 76 , qui fait sans relâche des exposés pour que les sources du confucianisme
coulent vers le monde, est actuellement le plus actif des représentants des néo-confucianistes
contemporains. Dans le dialogue avec les principales religions mondiales, il a fait de
nombreuses déclarations sur la question de la religiosité du confucianisme.
Dans un premier temps, il n’admet pas que le monothéisme (avec un Dieu extérieur
transcendant) soit pris comme critère universel du caractère religieux. Au début des années 70,
il a proposé de ne pas prendre la particularité de la civilisation occidentale pour l’universalité
de la culture de l’humanité. En prenant comme modèles la spéculation philosophique grecque
et l’expérience religieuse du christianisme, ou encore les conceptions abstraites de
« philosophie » et de « religion » pour analyser le confucianisme, on peut commettre des
erreurs « à se couper le pied pour entrer dans la chaussure ». Il préconise de changer la
question de savoir si le confucianisme est une philosophie ou une religion en la question de la
philosophicité et de la religiosité du confucianisme. Comprendre les particularités du savoir et
de l’expérience des Confucianistes là où la philosophie et la religion se rencontrent et
communiquent entre elles, voilà qui est précisément une philosophie sur le mode de
l’expérience ou une religion ayant un caractère de sagesse. En bref, la philosophie et la
religion sont en Occident deux traditions, mais en Chine et en Orient elles désignent deux
aspects de la même tradition.
Dans les années 80, Du Weiming a critiqué l’affirmation de Max Weber que les
Confucianistes ne font que s’adapter au monde, estimant qu’elle « a sérieusement déprécié
l’intégrité psychologique et la capacité de transcendance religieuse du confucianisme. »
Dans les années 90, il a réfuté des propos du genre qu’il manque à la culture chinoise d’avoir
un Dieu. Il estime que c’est la culture occidentale qui, lors du mouvement du 4 mai 1919,
interroge sur le manque de science et de démocratie et aujourd’hui sur le manque d’une
tradition religieuse. La première vient du mouvement des Lumières, la seconde de la religion
monothéiste. Du Weiming n’admet pas que les Confucianistes soient félicités du point de vue
d’une raison instrumentale pour leur prétendu athéisme, ni n’approuve que les prétendues
insuffisances de « l’immanence transcendante » de la tradition des Confucianistes soient à
compléter par « l’extériorité transcendante » du christianisme ou d’un autre monothéisme. Il a
émis des avertissements et des critiques bienveillantes à l’égard de quelques chercheurs
chinois contemporains qui avaient naïvement transplanté une religion occidentale particulière,
ou, qui avaient, pour étendre le domaine de la religion, gommé et abandonné, sans les avoir
étudiées, de précieuses richesses de leur propre culture qui ont encore force et capacité de
convaincre.
Toutes ces choses, il faut les peser par soi-même, traiter avec bienveillance ou regarder
comme il le faut les particularités de ses propres richesses, éviter la tendance à faire de
l’Occident la référence. Ce travail est une stimulation méthodologique.
D’autre part, du côté de la réflexion sur la religiosité des Confucianistes et leur ‘école de
l’Esprit et de la Nature humaine’, Du Weiming a subi de nombreuses influences, dont quatre
principales.
Du Weiming, 杜维明. Né à Kunming (Yunnan) en 1940. Etudes universitaires à Taiwan (1961), puis
à Harvard (PhD en 1968). Enseigne à Princeton, Berkeley, avant de revenir à Harvard en 1983 où il
enseigne jusqu’à ce jour, tout en occupant divers postes de responsabilités.
76
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Introduction, notes et traduction de François Hominal, Institut Ricci de Paris, Mai 2009
La première, il hérite directement de la tradition de Tang Junyi, Mou Zongsan et Xu Fuguan
et on peut dire qu’il la prolonge.
La deuxième, il subit l’influence d’existentialistes religieux tels que Martin Buber, Paul
Tillich, Gabriel Marcel ; Kierkegaard est aussi un homme dont Du Weiming se sent proche,
ce qui n’a pas été sans inspirer le déploiement en niveaux de l’expérience religieuse implicite
de l’ ‘école de l’Esprit et de la Nature humaine’.
La troisième est l’influence des recherches d’un historien des religions, W C Smith, sur le
sens et la visée des définitions et dogmes de la religion. Smith distingue la « religion » et la
« religiosité », la première désigne la structure statique, le système objectif, la seconde la
tradition, la croyance et, tout particulièrement, l’identification au niveau spirituel des Moi des
membres d’une communauté de croyants. Cette dernière lui a été très utile pour révéler les
niveaux internes du confucianisme des dynasties Song et Ming en tant que tradition spirituelle.
La quatrième, c’est tous les propos recueillis au cours des discussions avec des théologiens
contemporains et des spécialistes de la religion.
Plus tard, Du Weiming a révélé le sens religieux éthique de ‘l’école pour soi’ et a défini la
religiosité du confucianisme des dynasties Song et Ming. A l’opinion de Max Weber que le
confucianisme manque d’un point d’appui transcendant, Du Weiming réplique : en réalité
c’est plaquer violemment sur le confucianisme une sorte de christianisme et par là une
interprétation qui lui est extérieure. Si les Confucianistes ne croient pas à l’existence d’un
dieu personnalisé transcendant, ils croient que la Nature humaine est finalement bonne et qu’il
y a une nature divine qui concerne tous les êtres. Cette Nature humaine, octroyée par le Ciel,
ne se réalise pleinement que par des activités conscientes de l’Esprit visant à étendre au
maximum sa ‘connaissance innée du Bien’77. Du Weiming l’appelle ‘continuité existentielle’.
La réalité du Ciel n’est pas inconnue de l’homme, elle peut être appréhendée par ses fonctions
de volonté, d’émotion et de connaissance. Par l’éducation et le perfectionnement de l’âme,
l’homme peut, par le son infime que produit la perception de la divinité, comprendre le
mystère du mouvement céleste. A l’encontre des preuves théologiques, les Confucianistes des
dynasties Song et Ming maintiennent l’ancienne conception de l’interaction mutuelle du Ciel
et de l’Homme : « Le Ciel voit par les yeux de notre peuple, le Ciel entend par les oreilles de
notre peuple. » 78
Le Moi de l’homme témoigne de sa transcendance suprême dans sa propre existence véritable,
qui ne peut pas être comprise comme une relation entre un être isolé et Dieu. « La ‘foi’ en
l’homme des Confucianistes qui a vraiment un sens est la foi en la possibilité réelle du
surpassement79 du Moi de l’homme vivant. Le corps, le cœur, l’âme, l’esprit d’un homme
vivant sont emplis d’un profond sens religieux éthique. Ils ont un sentiment religieux au sens
des Confucianistes, c’est-à-dire ils effectuent la transformation ultime du Moi en tant que
Mencius remarque que tout homme ne peut pas supporter la souffrance d’autrui, indice de sa
connaissance innée du Bien. Mais ce n’est que par l’éducation et un travail sur soi que le caractère
insupportable de cette souffrance s’étend de la famille à l’extérieur de la famille, puis du clan, du pays,
pour être finalement aux dimensions du Ciel-Terre. C’est de ce processus double (transformation du
moi et extension de la sensibilité) qu’il est directement question ici.
78 Classique des Documents, I, IV, 7 Traduction Couvreur, p.48
79 Notons ici que le même terme chinois (chaoyue, 超 越 ), qui traduit le terme technique
« transcendant », « transcendance », a aussi en chinois un usage ordinaire courant rendu par
« dépasser », « dépassement », « surpasser », « surpassement ». Autant dire que ce qui est traduit
par « transcendant » est moins ‘marqué’ en chinois qu’en français ; il en est de même de neizai (内在)
que l’on rend souvent par « immanent » a un sens ordinaire courant rendu par « intérieur »,
« inhérent », « intrinsèque ».
77
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Introduction, notes et traduction de François Hominal, Institut Ricci de Paris, Mai 2009
comportement de la communauté. Le ‘salut’ a dès lors la signification que ce nous avons en
propre dans notre Nature humaine, c’est-à-dire cette réalité qui appartient à la fois au Ciel et à
l’homme, atteigne son accomplissement complet. »
Le fondement ultime de la communauté connaissante ou des chercheurs de la Voie proches
les uns des autres par la visée et l’intérêt n’est pas une force transcendante attribuable à un
« Tout Autre ».
Les Confucianistes croient profondément dépasser [transcender] le Moi en tant que situation
existentielle, dépasser la transformation de l’expérience réelle, la limite de cette
transformation est ce qui permet à l’homme de correspondre à la Nature humaine
fondamentale que le Ciel octroie. Cette promesse d’une transformation ultime du Moi
contient plusieurs niveaux de transcendance. Du Weiming décrit ainsi la religiosité des
Confucianistes des dynasties Song et Ming : « elle est formée par l’articulation d’un double
processus, celui de l’approfondissement sans fin du sujet humain et celui de l’extension
continue de la sensibilité humaine. Dans ces circonstances, la transformation ultime du Moi
en tant que comportement du groupe produit nécessairement une série de bizarreries : comme
par exemple l’éducation du Moi prend la forme d’une domination du Moi : le Moi, pour
‘réaliser sa Nature humaine fondamentale’, doit changer la structure où il se considère comme
le centre … »
Il précise encore : cette sorte de transformation ultime du Moi peut être vue comme un
comportement de la communauté, et même devenir une sorte de réponse sincère au
transcendant sous forme de dialogue. Plus simplement, c’est dans le processus
d’apprentissage à être un homme que peut complètement se développer le potentiel infini
transcendant du Moi que le Ciel a octroyé.
Du Weiming note : « La religion confucianiste en tant que philosophie ayant un caractère
religieux, recherche le ‘pôle de l’accomplissement de l’Homme’. Son principal souci est
d’étudier les particularités de l’homme et à partir de là comprendre sa moralité, socialité et
religiosité … Sa tâche principale consiste à rechercher comment devenir un homme
authentique ou devenir un saint. » « La voie de la sainteté des Confucianistes prend comme
fondement une conviction, à savoir que l’homme, par ses efforts, peut parvenir au Bien
suprême. Ainsi, la connaissance du Moi en tant que forme du perfectionnement du Moi, est en
même temps tenue pour une action de transformation intérieure du Moi. En réalité, la
connaissance du Moi, la transformation du Moi, non seulement sont étroitement liées, mais
encore sont liées et ne font qu’un. »
Finalement, nous synthétiserons ainsi les trois points-clés et apports de Du Weiming à la
théorie de la religiosité du confucianisme.
1. Le Moi est une idée religieuse éthique qui a un profond contenu cosmologique et
ontologique. Le centre des activités créatrices dans le domaine de la religion éthique, c’est la
subjectivité de l’homme. Le Moi est épanoui, il est le centre dynamique de toutes sortes de
réseaux organiques, il est un processus concret par lequel un homme concret communique
avec la communauté de l’humanité entière.
Au sein de la perfectibilité du Moi, il ne cesse de s’approfondir et de s’étendre ; dans le
processus d’amélioration, de mise en ordre, de régulation et de pacification80, il est passé par
une voie concrète qui ne cesse de s’élargir tandis que les communautés sociales se fondent
ensemble. Chaque étape de son perfectionnement est un rapport dialectique entre une
limitation au niveau de la structure et une liberté au niveau du processus.
80
On reconnaît la thématique de la Grande Etude (Daxue).
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Les limitations de la situation du Moi et de son rôle social sont aussi une assistance au
développement du Moi. Dans le processus décrit précédemment, le dépassement continuel des
limites de l’ethnologie manifeste la sainteté au sein de chacun de nous.
2 « Le rapport du sacré et du profane » -- la particularité de la religiosité du confucianisme est
sa manifestation des valeurs et du sacré dans le monde réel et profane, la transformation qu’il
fait d’une limite réelle en tremplin dans le surpassement de chaque humain et de la
communauté. A l’époque axiale, ce que la Chine a révélé avec les Confucianistes fut la
réflexion sur l’homme lui-même, c’est-à-dire mener une réflexion en faisant de l’homme
concret et bien vivant un être que l’on ne peut pas éliminer.
Les quatre grands niveaux auxquels elle s’applique sont le Moi, l’individu et la communauté,
l’homme et la nature, l’homme et le Ciel. Les Confucianistes ne partent pas du centre du Moi,
du centre de la société, du centre de l’humanité pour définir l’homme ; ils affirment que, entre
le Ciel et la Terre, l’homme est précieux. Les Confucianistes considèrent que le monde
profane est sacré, que la réalité implique obligation, que l’exceptionnel réside au sein de la
banalité. Voilà qui peut fournir des ressources psycho-spirituelles pour la modernisation de
toutes les grandes religions mondiales.
3. « connaissance corporelle » -- Ce n’est pas un savoir rationnel et logique dans un domaine
de connaissance, mais un savoir éthique dans le processus de perfectionnement de soi, c’est
une sorte d’expérience de la vie, une connaissance de soi acquise dans le processus d’autotransformation. L’inter-affectation entre l’homme et le Ciel-Terre-Homme-Moi, est un
processus dynamique et non une structure statique, et il n’est pas possible qu’elle puisse se
libérer du cadre cosmique de l’union du Ciel et de l’Homme et devenir une théorie de la
connaissance isolée.
Allant plus loin, Du Weiming analyse la connaissance personnelle en quatre niveaux (sensible,
rationnel, sapientiel et spirituel) et estime que ces quatre niveaux de la connaissance
personnelle se nourrissent mutuellement, qu’ils sont la caractéristique de l’homme qui, doté
de la perception spirituelle, peut aussi entrer en relation avec les dieux.
D’une manière générale, les exposés de Du Weiming sur la nature religieuse et éthique de
l’‘école des Corps Esprit Nature Destin’ et l’‘école du perfectionnement de soi’, et notamment
les trois points ci-dessus, ont apporté des développements créatifs à la modernisation et
mondialisation du confucianisme, qui méritent d’être reconnus et prolongés.
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Introduction, notes et traduction de François Hominal, Institut Ricci de Paris, Mai 2009
5. Liu Shuxian : le Principe des deux perspectives et le Principe est
Un et les manifestations multiples
Liu Shuxian est sans conteste l’un des intellectuels qui a la plus haute formation
philosophique parmi les néo-confucianistes contemporains 81 . En tant que représentant des
Confucianistes, il pousse activement au dialogue avec le catholicisme, le christianisme et
l’islam, il prend part activement aux échanges dans les domaines des religions mondiales et
de l’éthique. Il a écrit une thèse en anglais sur la question de la religiosité du confucianisme,
publiée dès les années 1970-1971.82 Sa position fondamentale n’a toujours pas notablement
changé à ce jour, même si, sur le sens religieux de la pensée de Confucius, les écrits de ces
dernières années présentent manifestement des explorations plus profondes.
D’abord, Liu prête attention à la théologie moderne et à la connivence du confucianisme et du
protestantisme à l’égard de la modernisation. Empruntant le point de vue du théologien
chrétien Paul Tillich, il redéfinit la foi religieuse comme la préoccupation ultime. C’est
manifestement une manière de prendre la « religion » en un sens large, parce que, pour Tillich,
l’aspiration de l’homme à la religion est universelle, chaque homme ayant sa propre divinité,
sa propre foi, sa propre préoccupation ultime. Bien sûr la question consiste à savoir quelle est
la préoccupation ultime qui est la véritable préoccupation ultime. Liu tire aussi des leçons de
la pensée de théologiens contemporains tels que Rudolf Bultmann, Karl Barth, Henry Nelson
Wieman, Charles Harthorne, Dietrich Bonhoeffer, Harvey Cox et Hans Küng, et notamment
sur des sujets tels que la démythologisation, l’usage du langage symbolique, la théologie de
l’expérience, la théologie du process ou encore les efforts pour séculariser complètement la
religion, etc., afin de discerner le contenu religieux de la tradition confucianiste sous l’angle
de la religion actuelle. La théologie contemporaine dépasse la structure formelle
cosmologique et autre du Moyen-âge, d’une part en insistant sur la pertinence du message
chrétien pour le monde moderne, d’autre part en acceptant le défi de la civilisation
contemporaine. Au début, la conception de la religion obtenue en prenant le christianisme
traditionnel comme modèle était tout à fait inadaptée au débat sur les religions mondiales
(comme par exemple le bouddhisme athée). Du point de vue de la phénoménologie de la
religion, la définition de la religion doit être à nouveau corrigée, car elle ne peut plus être
centrée sur l’idée de divinité (et surtout sur le monothéisme). Dieu peut mourir, mais la
question du sens religieux ne peut pas mourir. L’aspiration à un « autre monde » n’est plus
une condition nécessaire de la religion, mais l’aspiration à la « transcendance » est une
condition indispensable de n’importe quelle religion authentique, l’importance donnée à
l’esprit de ce monde n’est pas nécessairement opposée à l’aspiration à la transcendance.
Liu Shuxian, partant de ces perspectives, juge que Confucius ne croyait pas en un Dieu sur le
mode occidental traditionnel, mais ne dit pas que Confucius manquait de profonds sentiments
religieux, la tradition chinoise ayant son mode spécifique d’aspiration à la « transcendance ».
Liu Shuxian 刘述先). Né à Shanghai en 1934. Il s’exilera à Taiwan en 1949 où il suit des études de
philosophie (il est élève de Fang Dongmei), puis à Southern Illinois University où il soutient en 1966
une thèse sur le théologien d’origine allemande Paul Tillich. Il enseignera aux USA, à Taiwan et à
Hong-Kong. Ses principaux d’intérêt sont la philosophie de la religion confucianiste, le futur de la
culture chinoise et la modernisation du pays et le néo-confucianisme et, en particulier, Zhu Xi.
82 La thèse de Liu intitulée A critical Study of Paul Tillich’s Methodological Presuppositions a été
soutenue en 1966. Guo Qiyong évoque ici des articles importants sur la religiosité du Confucianisme
publiés dès 1971.
81
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Liu estime : « On ne peut déduire de l’attitude de Confucius s’opposant aux religions
populaires dans leurs demandes aux esprits et démons qu’il préconisait une pensée humaniste
élitiste. En réalité du début jusqu’à la fin il a eu un profond respect pour le Ciel transcendant
et cela ne se limite pas à ses nombreux propos qui ont conservé des traces d’une foi en une
divinité personnalisée, comme par exemple ‘‘le Ciel me tue’’.83 »
En interprétant les propos de Confucius « Le Ciel ne parle pas … », “l’enseignement sans
paroles” et “les trois craintes”, Liu allant plus loin soutient que Confucius a complètement
brisé la tradition: « le Ciel ici n’a déjà plus les traits d’une divinité personnelle, et pourtant il
n’est pas possible de faire de la Voie du Ciel les lois du mouvement de la nature …. Toute sa
vie, Confucius a craint le Ciel et a conservé son caractère transcendant. C’est pourquoi nous
ne pouvons pas ne pas considérer la Voie du Ciel comme la force spirituelle qui ne cesse
d’engendrer à chaque instant la vie dans l’univers sous le mode d’un mouvement silencieux,
et c’est précisément l’origine ultime de toutes les valeurs existantes. »
Liu fait attention à la liaison étroite chez Confucius entre le ‘Saint’ et le ‘Ciel’, ainsi qu’à son
attitude d’authenticité à l’égard des sacrifices ; il a souligné que Confucius n’a jamais douté
de l’existence d’un Ciel transcendant et n’a jamais isolé les affaires humaines du Ciel. Mais
Confucius insiste sur le mouvement silencieux de la Voie du Ciel, sur le fait que la réalisation
de la Voie du Ciel dépend des efforts de l’homme, que les affaires de l’homme et la Voie du
Ciel sont indissociables. C’est analogue au rapport de partenariat entre Dieu (la Voie du Ciel)
et l’homme dans la pensée théologique occidentale actuelle. L’homme consciemment prend la
responsabilité d’élargir la Voie et joue un rôle de nœud dans les relations entre le Ciel et
l’Homme. Mais ce n’est pas l’athéisme occidental, il n’y a pas de rupture complète de la foi
religieuse. La pensée confucianiste que préconise Confucius est une Voie unique qui se
préoccupe du Ciel et de l’homme, d’une part, en faisant appel à la Voie des saints-rois
ramenée ici-bas et, d’autre part, en s’examinant pour progresser afin de chercher l’origine
transcendante.
Liu estime qu’en entrant dans la modernité, qu’en faisant face au défi d’une civilisation
scientifique, technique et marchande, les deux grandes traditions du confucianisme et du
protestantisme rencontrent les mêmes crises, celle de l’effondrement de la transcendance et
celle de la perte de son sens. Les religions de notre temps doivent chercher de nouvelles
manières pour communiquer le message de la ‘ transcendance ’. Des courants de pensée de la
théologie contemporaine aspirent à démythologiser, à se servir du langage symbolique, à
donner de l’importance à l’expérience et au ‘process’, mais aussi à se séculariser davantage de
jour en jour, à changer leur caractère d’un autre monde en caractère de ce monde ; la distance
entre le confucianisme et le protestantisme se réduit avec évidence.
Les Confucianistes n’ont jamais eu de tradition mythologique 84 ; même les saints, sages,
maîtres et Confucius ont toujours été seulement des hommes et non des dieux ; la cosmologie
du type Yin-Yang, Cinq Eléments, etc. n’a été rajoutée que par la suite, sous la dynastie des
Han, et peut en être assez facilement détachée.
83
Entretiens de Confucius (Lunyu), 11/9.
Par ‘mythologie’ est rendu le terme shenhua (神话, littéralement ‘parole des dieux’) qui a des
connotations différentes en chinois, ce qui peut expliquer cette affirmation d’absence de mythologie.
La culture chinoise a aussi des mythes, au sens de l’ethnologie moderne ; les œuvres classiques font
souvent allusion à des héros aux traits humains (notamment Yao et Yu le Grand) qui jouent le rôle de
héros mythiques. Des spécialistes ont établi que ces héros sont d’anciens dieux devenus des
humains. Voir Henri Maspéro, Le taoïsme et les religions chinoises, Gallimard, Paris, 1971.
84
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Introduction, notes et traduction de François Hominal, Institut Ricci de Paris, Mai 2009
Le langage chinois, dans sa manière de parler du Dao, fait justement appel au langage
symbolique. La Chine n’a jamais connu de scission entre un sur-monde et ce monde, les
Confucianistes sont depuis l’antiquité de ce monde. Ils ont une tradition qui met encore plus
l’accent sur la manifestions concrète de la pratique et la réalité.
Face aux défis d’aujourd’hui, dans une situation où la culture contemporaine est
structurellement pluraliste, la tradition religieuse doit évoluer avec son temps afin de toucher
le cœur et résoudre les questions de l’homme contemporain, c’est-à-dire se réaliser dans le
monde des hommes et en même temps conserver un niveau transcendant, pour que les
hommes gardent en leur for intérieur foi religieuse et préoccupation ultime. Dans ces
domaines, la religion confucianiste, si on la compare au christianisme, présente un certain
avantage en faisant appel à une sagesse et à de riches ressources.
Plus tard, Liu développa la théorie de ‘ l’immanence transcendante ’ en donnant toute son
importance à la tension entre ces deux termes ; il propose une théorie du « souci conjoint des
deux perspectives 85 transcendante et immanente ». Dans son ouvrage Le principe des deux
perspectives et ‘se poser et accomplir son Destin’ , il analyse soigneusement les théories de la
transcendance, de l’immanence et du rapport entre elles dans le confucianisme, bouddhisme et
taoïsme.
A propos du confucianisme, il souligne qu’il a un aspect transcendant : le ‘Ciel’ est
l’aspiration transcendante de Confucius, ce que les Entretiens révèlent est un modèle à la fois
immanent et transcendant. Liu met en évidence que Mencius ne nie jamais que l’homme dans
les faits peut être mauvais, il tient seulement pour certain que la bonté foncière de l’homme
est ce qui fonde que l’homme ait Esprit et Nature humaine et que la transcendance
fondamentale trouve son origine dans le Ciel. Nous pouvons connaître le Ciel, et ceci
précisément si nous avons déployé nos capacités innées à connaître et à faire le bien que
l’Esprit et la Nature humaine donnent.
Même si Mengzi penche plutôt vers l’immanence, quand il parle de morale ou d’affaires
politiques, il garde un arrière-plan transcendant indélébile ; il en sort une théorie de la Nature
humaine transcendante. « Seulement la manière dont les Confucianistes maîtrisent la
transcendance est complètement différente de celle du christianisme : le christianisme tient à
séparer les activités religieuses des activités profanes, alors que les Confucianistes estiment
que les activités profanes sont pleines de sacralité ; le christianisme tient à mettre sa confiance
dans la foi au Christ, que ce n’est que par la force d’un autre que l’on peut obtenir le salut ; les
saints confucianistes ne font appel qu’à l’éducation par l’exemple pour susciter une
stimulation, de sorte que les humains peuvent trouver la réalisation de leur Moi par leurs
propres forces. Même si ‘‘les facultés humaines obéissent à des règles’’86, il n’est bien sûr pas
difficile de comprendre que ‘‘tous les êtres sont en moi’’87, que le ‘milieu vécu’ de ‘‘la joie
suprême, c’est faire retour sur soi en toute sincérité’’88 ; et ‘‘là ou passe l’homme de bien se
85
liangxing 两行, ‘les deux marches’, ‘les deux parcours’, expression issue de Zhuangzi, chap.2, où le sage
apparaît comme capable de maintenir ensemble deux aspects contradictoires, ici l’immanence et la
transcendance. Liu Shuxian développe ainsi cette idée : « There is the particular immanent perspective, and there
is the universal transcendent perspective, both are necessary for manifestation of the Way, as transcendence
always finds its concrete expressions through immanence. One must always act according to his peculiar nature
and also "transcend" himself to hold on to the axis of Dao, this is the meaning of taking two courses at the same
time. » (Identity as a Philosophical problem : A Neo-Confucian Perspective, p.27)
Mencius VI A 6/8, citant un commentaire de Confucius d’un poème du Shi Jing.
Mencius VII A 4/1.
88 Mencius VII A 4/2.
86
87
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Introduction, notes et traduction de François Hominal, Institut Ricci de Paris, Mai 2009
produisent des transformations, là où il se tient est divin, il se déplace en haut et en bas et se
fond dans le courant du Ciel et de la Terre’’89. L’Invariable Milieu dit qu’il participe au CielTerre et l’idée de Mencius est exactement le même. »
Liu estime que Mencius, comme Confucius, a clairement compris la finitude de l’homme, il a
accepté l’idée de Destin mais a insisté sur la nécessité pour l’homme de maîtriser son « vrai
Destin ». Ainsi, il dit, d’une part, que nous devons ‘déployer tout le potentiel de notre Esprit,
connaître notre Nature humaine, connaître le Ciel’, que le Ciel n’est pas complètement
incompréhensible et, d’autre part, l’intention du Ciel reste insondable, le lettré et l’homme de
bien, même s’ils ont une responsabilité, ne peuvent pas ne pas être humbles dans leur cœur ; il
suffit que nous fassions tous des efforts et attendions la venue du Destin.
Liu met en évidence qu’à partir de Mencius, les Confucianistes pensent que l’extension de la
‘conscience de l’Humain’ ne connaît pas de bornes ; sur ce point il est entièrement d’accord
avec Tillich qui soutient l’idée d’un dépassement 90 continuel du Moi. Cette idée des
Confucianistes s’est développée à profusion avec le Questionnement sur la Grande Etude91 de
Wang Yangming. La préoccupation ultime du ‘grand homme’ est de ne faire qu’un avec le
Ciel-Terre et tous les êtres, il ne peut pas se confiner à des choses finies comme le privé de
son enveloppe corporelle, sa famille ou son pays. Chez Wang Yangming, la racine effective
de l’aspiration de l’homme à l’infini s’enfonce dans notre Esprit fondamental et Nature
humaine fondamentale ; il n’est pas possible de briser la liaison entre l’actualisation de la
‘connaissance innée du Bien’ et la Nature essentielle dont l’Invariable Milieu dit « ce que le
Ciel octroie s’appelle Nature humaine ».
« Le confucianisme n’a pas tracé de fossé infranchissable entre ce monde et l’autre monde ;
ce qu’il incarne est un appel à la fois immanent et transcendant. En suivant cette piste, il est
possible, en mettant en œuvre le principe des deux perspectives de respecter à la fois
l’immanence et la transcendance, de trouver la voie du ‘se poser et accomplir son Destin’. »
Liu Shuxian affirme que la Voie est à la fois transcendante et immanente, en même temps il
insiste sur la distance entre le Ciel et l’Homme présente qui se trouve dans la pensée de
Mencius jusqu’à Wang Yangming et parle avec mesure de l’inter-affectation entre le Ciel et
l’Homme.
« Mencius dit que ‘notre corps et ses désirs sont octroyés par le Ciel’92 et parle de ‘déployer
tout le potentiel de son Esprit, connaître sa Nature humaine, connaître le Ciel’ ;
manifestement, par des voies telles que la pratique et la connaissance de sa Nature humaine, il
est possible d’atteindre le Ciel. C’est une pensée typiquement chinoise d’une transcendance
immanente, il n’y a pas à quitter le quotidien pour chercher la consolation d’une foi religieuse.
Mais, si le fini communique avec l’infini, la distance entre le fini et l’infini ne saurait être
abolie par un glissement indu. Dans la pensée des Confucianistes, l’idée de Destin fait saillir
l’idée de finitude de la vie, dans la vie concrète il y a souvent trop de (choses) que l’homme
n’a aucun moyen de changer ou de déplacer. »
L’origine ultime de la vie humaine est le Ciel, mais, même si vivre signifie pour l’homme une
limitation physique et une limitation de destin, l’homme peut encore faire usage de ce qui lui
est octroyé pour développer sa créativité, et prendre consciemment le Ciel pour norme, ce qui
Mencius VII.A 13/3.
En chinois, ce mot est le même que « transcender », « transcendance ». Paul Tillich utilise
fréquemment
91 Daxuewen, « Questionnement sur la Grande Etude ».
92 Mencius VII A 38 ; le texte original continue en précisant que seul le sage peut donner à son corps
un accomplissement complet.
89
90
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s’appelle ‘rectifier son Destin’, ‘accomplir son Destin’. La Voie du Ciel est une voie ‘d’une
vitalité incessante’, cette voie vivante intériorisée en l’homme est la Voie de l’homme. La
manifestation de cette théorie des Confucianistes de la ‘vitalité’, c’est la fusion de l’individu
avec le Ciel-Terre.
En se référant à la tradition chinoise, Liu Shuxian estime que la création dans l’univers est un
processus dialectique. La création pour se réaliser doit donner une forme, ce qui donne
aussitôt une limite.93
Les Confucianistes de la dynastie Song distinguent ‘la nature du Ciel-Terre’ de ‘la nature
psycho-physique94’. Ce dont il est question par ce dernier terme, est le résultat du processus
de création mené jusqu’à l’homme concret, il rend compte de ce que la création de l’homme
est déterminée par des conditions matérielles, individuelles, extérieures. Mais il suffit que la
‘nature psycho-physique’ retourne à l’origine de la création pour pouvoir manifester
l’existence de la ‘nature du Ciel-Terre’. Ce n’est qu’en montrant concrètement le «‘sens de
l’Humain’ vivace » jusqu’à ce qui relève de la Nature humaine que l’on peut du fini accéder à
l’infini. Les Confucianistes insistent sur le fait que nous subissons toutes sortes de limitations
inhérentes à la vie, mais ce n’est pas là subir le destin ; ils ne limitent pas leur regard aux
avantages et inconvénients effectifs, ils s’efforcent de développer leur propre créativité, ils ne
s’arrêtent pas aux échecs, savent ce qu’ils ne peuvent pas faire ; leur soutien vient de leur
confiance ultime du Moi à la Voie. Ainsi, transcendance et immanence, infini et fini, Ciel et
Terre, nature du Ciel-Terre et nature psycho-physique, Voie et ‘choses concrètes’, sont des
couples de termes différents l’un de l’autre, en tension l’un avec l’autre, leur unité n’étant pas
une identité absolue.
Liu Shuxian estime que ne se préoccuper que de la transcendance et non de l’immanence
n’aboutit à rien et ne sert à rien. « Mais l’idéal transcendant pour se réaliser concrètement ne
peut pas ne pas passer par un processus d’auto-négation’95, revenir de l’aspiration à l’infini à
l’affirmation de l’ici bas. Mais l’auto-négation de la ‘connaissance innée du Bien’ ne peut pas
ne pas produire un lien d’une nature substantielle avec ce qui est connu par expérience.
S’occuper simultanément des deux perspectives de la transcendance et de l’immanence fait
que l’homme a une double identification : je m’identifie à la Voie transcendante et je
m’identifie aussi au moi d’ici-bas. Je suis fini, la Voie est infinie. La création de la Voie
réunit tout en moi, mais ma création fait que je retourne à l’infini de la Voie. C’est au sein de
Dans la culture chinoise, le « processus d’engendrement » (même si Mou Zongsan emploie souvent
le mot chuangzao « création ») est un processus qui fait sortir de l’indistinction en attribuant une
forme : « Ce qui est en amont de la forme (xing 形) s'appelle le Dao. Ce qui est en aval de la forme
s'appelle la ‘chose concrète’ (qi 器). » (Classique des Mutations, « Grand Commentaire », 周易系词, A
12/4). Noter que le terme « métaphysique » rend l’expression xing er shang (形而上) « ce qui est en
amont de la forme » ; aucun terme particulier occidental ne rend son opposé , xing er xia.(形而下), ce
qui est en aval de la forme. Notons aussi que ce qui est traduit par ‘amont’ et ‘aval’ est en chinois
simplement ‘supérieur/inférieur’.
94 La ‘nature psycho-physique’ (qizhi 气质) s’oppose à la ‘nature foncière’ comme ce qui diffère d’un
humain à l’autre (sa constitution physique, sa psychologie, …) à ce qui est identique chez tous les
humains (la capacité innée de connaître le bien et de faire le bien) ; la première relève du qi (matière à
organiser) et la seconde du li (principe d’organisation). Cheng Yi et Zhu Xi ont mis l’accent sur la
perfectibilité de l’homme et sa capacité à surmonter ses limitations et faiblesses provoquées par une
nature psycho-physique déséquilibrée. Voir Anne Cheng, Histoire p. 434, 480.
95 Mou Zongsan a utilisé ce terme d’auto-négation’ (kanxian 坎陷) pour désigner le mouvement du
sujet confucéen citoyen d’un état moderne, contraint de renoncer à l’idéal de la continuité entre
l’exigence morale (sagesse intérieure) et l’exercice du pouvoir (royauté extérieure) pour se conformer
à la réalité des lois de la cité, renonçant à une visée de l’infini pour se conformer au fini de sa situation.
93
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la circulation du transcendant à l’immanent, de l’immanent au transcendant que je trouve le
lieu où je peux authentiquement ‘me poser et accomplir mon Destin’. »
Enfin, Liu Shuxian insiste sur la réalisation concrète du monde du Principe transcendant et
donne une nouvelle interprétation de l’expression “le Principe est un et ses manifestations
multiples96 ” pour illustrer la modernité et l’ouverture de la philosophie de la religion des
Confucianistes.
Liu Shuxian considère que le ‘milieu vécu’ transcendant est infini, qu’il est « le Principe un »,
et par conséquent que sa réalisation concrète passe nécessairement pas un processus sinueux.
L’autre terme, c’est le fini, c’est ‘ l’immanent ’, ce sont les ‘ manifestations multiples ’. Il
n’est pas possible de mettre directement un signe d’égalité entre « le Principe est un » et « les
manifestations sont multiples », il n’est pas possible de préférer l’un des deux termes à l’autre
et il faut se soucier simultanément des ‘ deux perspectives ’. C’est seulement en se souciant à
la fois du ‘ Principe un ’ et des ‘ manifestations multiples ’ que l’on peut s’unir au mystère de
la circulation de la Voie.
Liu Shuxian réinterprète “le Principe est un et ses manifestations multiples” sous trois aspects.
1 Eviter de s’attacher aux manifestations liées aux conditions spatio-temporelles concrètes
et de tomber dans la sclérose du dogme.
Il met en évidence que le Principe transcendant, tout en montrant une direction, ne supporte
pas d’être figé. Par exemple, les contemporains n’ont aucune raison d’abandonner leur souci
ultime pour le ‘sens de l’Humain’, la Vie et le Principe, mais ils ont à abandonner les modes
de pensée traditionnels de la résonance entre le Ciel et l’Homme, des cosmologies médiévales,
les « trois règles97 » qui ont donné sous les Han une forme aux valeurs confucéennes, ainsi
que le despotisme, le patriarchat, le pouvoir de l’homme, etc. … « Absolutiser des
déterminations finies conduit au résultat de leur sclérose, ils conservent en vain une forme, ils
perdent leur esprit vital jusqu’à dégénérer et devenir des rites et enseignements destructeurs
opposés à la Nature humaine … Si nous pouvions complètement comprendre l’esprit du ‘‘le
Principe est un et multiples ses manifestations’’, nous comprendrions que l’unité et la
pluralité ne sont pas nécessairement contradictoires. A notre époque, nous devons absolument
abandonner la structure moniste traditionnelle. Aujourd’hui nous ne pouvons plus parler
comme autrefois de la transmission de la Voie qui descend en ligne droite du Ciel, de la Terre,
du souverain, des proches et maîtres ; la préoccupation ultime est devenue pour l’individu un
choix existentiel de sa foi religieuse. » Cela aide à limiter la critique de la tradition, à en
dépasser les aspects négatifs et à en détruire les stéréotypes.
2. Encourager la mise en œuvre de l’idéal transcendant en reliant la tradition et le présent.
Liu Shuxian met en évidence que la situation face à laquelle nous nous trouvons aujourd’hui
n’est plus du tout celle que Confucius rencontra ; mais, en même temps, nous comprenons
aussi qu’une distance immense sépare l’idéal de la réalité. Ce n’est qu’en trouvant, à notre
époque, les multiples possibilités de développement de la vie, qu’en adoptant des modes
indirects et détournés, qu’en élargissant le domaine de la vie, qu’« en autorisant voire
encourageant les gens à chercher des modes d’expression indirects et détournés de la
Cette formule qui remonte au XIème siècle signifiait qu’un Principe était présent et à l’œuvre en tout
être, les unifiant sans en altérer les spécificités.(Voir Anne Cheng, Histoire .., pp.450-452). Liu
Shuxian réinterprète cette expression en mettant non plus l’accent sur l’unité sous la diversité, mais
sur la diversité, sur le pluralisme des expressions.
97 Les « trois règles » (三钢 sangang) les règles d’obéissance absolue du ministre au prince, du fils au
père et de l’épouse à l’époux.
96
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Créativité, du ‘sens de l’Humain’ et du Principe ; que nous pourrons encore mieux faire pour
que la Voie du Ciel et sa vitalité sans borne se réalisent parmi les hommes. » Ainsi, les idées
traditionnelles seront exprimées par des expressions modernes plus originales, plus riches.
Le ‘milieu vécu’ transcendant (le Principe est unique) peut être rapproché de « triste mais
impartial », « paisible et immobile », « se tenir sans cesse au faîte de la sincérité » et le
processus de réalisation concrète (les manifestations différenciées) de « il réagit en fonction
des circonstances », « en situation il réussit à tout pénétrer », « celui qui cultive les
germes ».98
« Dès que la Voie du Ciel, qui est d’une vitalité sans borne, manifeste sa force de création,
elle se manifeste concrètement à l’intérieur de traits spécifiques et présente un caractère limité.
La création à venir doit surmonter ce caractère limité, mais la créativité d’ici-bas doit
néanmoins s’exprimer dans les conditions spatio-temporelles de l’ici-bas. Ainsi le fini
(immanent) et l’infini (transcendant) sont dans un rapport dialectique où ils s’opposent
mutuellement et s’unissent ensemble. Notre responsabilité est d’exprimer la Voie du Ciel
infinie et insondable dans les conditions particulières d’aujourd’hui. Ainsi l’interprétation
entièrement nouvelle de ‘le Principe est un et multiples ses manifestations’ que nous
proposons, nous ouvre une voie qui permet de relier la tradition et le présent. »
3. Affirmer la pertinence de la sagesse traditionnelle et de l’idée centrale des Confucianistes
pour le monde à venir.
Dans une étude approfondie de Zhu Xi, Liu Shuxian souligne que la trinité du ‘sens de
l’Humain’, de la Créativité et du Principe dont Zhu hérite est l’idée centrale que la tradition
des Confucianistes a maintenue ; ce n’est pas parce que la cosmologie de Zhu est dépassée
que ces idées ont perdu toute signification. Zhu assimile la cosmologie et les acquis
scientifiques de son temps ; il donne de l’idée centrale des Confucianistes qu’il soutient avec
fermeté (le Principe unique) un commentaire adapté à son époque (les multiples
déterminations) et obtient des résultats remarquables.
Aujourd’hui nous pouvons complètement ouvrir un ‘milieu vécu’ tout à fait nouveau, afin de
l’adapter aux conditions de notre époque. Liu Shuxian généralise l’essence du confucianisme
en l’esprit d’une créativité incessante de la ‘conscience de l’Humain’ de Confucius et
Mencius que les Confucianistes des Song ont encore plus déployée ; il préconise de le choisir
comme notre préoccupation ultime et comme principe de l’idéal accordé, et, en même temps,
il adresse des critiques à la tradition et à l’époque actuelle.
Liu estime que « le contenu de la pensée des Confucianistes est continuellement en
changement … les principes de l’accord de la ‘conscience de l’Humain’ avec la créativité ont
à chaque époque un caractère partiel, ce que l’on appelle ‘‘ le Principe est un et ses
manifestations multiples’’, ne les empêche pas d’avoir des lieux où ils communiquent en
esprit. »
Les expressions de chaque époque sont toutes colorées. L’essence du confucianisme était à
l’origine riche d’une sorte d’esprit d’ouverture ; naturellement nous pouvons en donner de
nouvelles explications et ouvrir de nouveaux horizons que nos ancêtres ne pouvaient pas
imaginer. Ce ne sont là bien sûr que des manifestations limitées adaptées à notre époque, on
ne saurait les prendre pour une expression unique ou une expression ultime. Nos successeurs
chercheront pour les temps futurs des expressions nouvelles de la ‘conscience de l’Humain’ et
de la vitalité qui dépasseront celles de l’époque actuelle.
98 Il s’agit de trois expressions formées par une opposition, tirées respectivement d’un texte de Cheng
Hao (1032-1085), du Grand Commentaire du Yijing et du Zhongyong.
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Liu Shuxian souligne que la rationalité communicationnelle dont parle J.Habermas, la
recherche de ce qui nous est commun en laissant de côté ce en quoi nous différons,
l’aspiration à une communauté vraiment mondialisée et, en même temps, le refus du
relativisme, l’affirmation du Principe unique invisible, voilà les principes de l’accord
transcendant qui doivent guider notre comportement.
Ce que nous cherchons à atteindre n’est pas une unité substantielle, mais ce que E.Cassirer
appelait une « unité fonctionnelle ». « Par une interprétation contemporaine, la confiance
ultime dans le Principe unique transcendant ne devrait pas susciter de conséquences
malheureuses conduisant à éliminer les différences. Mais l’affirmation des ‘‘manifestations
multiples’’ ne doit pas non plus nous pousser à tomber dans le piège du relativisme. Il en est
ainsi parce que nous ne faisons pas des manifestations pour faire des manifestations, et que
chaque homme doit avoir sa manière de chercher la mise en œuvre et l’expression concrètes
de la raison, et quoique cette forme d’expression soit finie et que nous ne pouvons pas ne pas
exclure d’autres possibilités, l’esprit de l’un et l’autre peuvent se correspondre mutuellement.
La comparaison des Confucianistes de la dynastie des Song de la lune qui se reflète dans
toutes les rivières peut parfaitement exprimer cette sorte d’achèvement du ‘milieu vécu’
idéal. »
D’une manière générale, Liu Shuxian suivant la voie montrée notamment par Mou Zongsan et
Fang Dongmei99 insiste sur la possibilité de transformation de la ‘conscience de l’Humain’ et
de l’esprit de vitalité des Confucianistes en des convictions religieuses et en la préoccupation
ultime des hommes d’aujourd’hui ; par une critique multidimensionnelle de la tradition et de
l’aujourd’hui, il soutient que le sens religieux de la pensée des Confucianistes a une très haute
valeur et un sens pour aujourd’hui. Il fait tout son possible pour démontrer, développer et
défendre la théorie de l’’immanence transcendante’ et par de nouvelles interprétations de la
théorie du ‘‘Principe des deux perspectives’’ et du ‘‘Le Principe est un et ses manifestations
multiples’’ il introduit de nouveaux messages, pour faire en sorte qu’ils aient encore plus de
modernité et de réalité, et affirmer l’unité dans la tension de la transcendance et de
l’immanence, de l’idéal et de la réalité.
99
Fang Dongmei 方东美 (1899-1977).
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6. Conclusion
Les réflexions de Tang Junyi, Mou Zongsan, Du Weiming et Liu Shuxian sur le thème de la
religiosité du confucianisme ont approfondi et enrichi notre connaissance de la spécificité
psycho-spirituelle du confucianisme ; c’est déjà en soi une contribution d’une très grande
valeur en terme de ressources spirituelles pour le monde moderne. A une époque où les
questions du ‘ se poser et accomplir son Destin ’ et de la préoccupation ultime apparaissent de
plus en plus sans pouvoir recevoir de solution des sciences et techniques, ce qui ne fait que
valoriser encore plus ces exposés.
Le point commun de leurs réflexions est de reconnaître que les ressources du confucianisme
contiennent une idée transcendante et un esprit religieux, ils affirment surtout sa particularité
qui est la ‘transcendance immanente’ ; s’opposant au Dieu du christianisme qui est ailleurs et
à sa thèse de la création du monde ; le ‘ Ciel ’ et la ‘ Voie du Ciel ’ des Confucianistes sont
transcendants et pourtant ils circulent dans ce monde ; ils n’ont pas fait de la transcendance et
de l’immanence deux pôles. Le christianisme croit en une divinité transcendante dotée d’une
personnalité, qu’après avoir perdu le paradis, l’homme a un péché originel, et qu’il lui faut
obtenir la rédemption par l’intervention d’un autre, Jésus-Christ, le transcendant et le mondain
formant un fort contraste. La Voie que manifestent les Confucianistes traditionnels se
manifeste concrètement dans la vie quotidienne. Les Confucianistes croient que la Voie n’a
pas de personnalité humaine, affirment que la Nature humaine est bonne, que le travail de
perfectionnement de soi change le psycho-physique100 et expriment le ‘milieu vécu’ de l’unité
du Ciel et de l’Homme.
Les réflexions de chacun d’eux ont leurs particularités. D’une manière générale, Tang Junyi et
Mou Zongsan ont posé des fondations et Du Weiming et Liu Shuxian en ont hérité et leur ont
apporté des développements. Si nous les comparons, Tang Junyi et Du Weiming recueillent le
contenu religieux sous l’angle de l’inspiration humaniste chinoise, d’un point de vue
humaniste ou philosophique ; Mou Zongsan et Liu Shuxian exposent l’appel religieux du
confucianisme sous l’angle de l’ontologie, de la philosophie de la religion. Si Tang Junyi
prête attention à la distinction entre religion et morale, Mou Zongsan affirme directement que
le confucianisme est religion et donc moralité, ce qui devient la ‘ religion de la moralité ’.
Mou Zongsan ne donne pas d’importance à l’éthique, à la différence de Du Weiming, qui est
plus proche de Xu Fuguan.
Du Weiming se contente d’affirmer que le confucianisme a un certain niveau de ‘ religiosité ’,
c’est-à-dire que les conceptions des Confucianistes de la Chine ancienne et surtout des
dynasties Song et Ming contiennent une tendance religieuse d’identification du Moi à
l’inspiration de la croyance, que le perfectionnement spirituel du Moi transcendant contient
une foi morale ontologique et cosmologique. Liu Shuxian définit la religion comme la
préoccupation ultime ; avec cette prémisse, il soutient que le confucianisme a un contenu
religieux des plus profonds. Même si Mou Zongsan n’identifie pas absolument le Ciel et
l’homme, il ne porte pas trop d’importance à la distance entre la transcendance et
l’immanence, alors que Liu Shuxian la met en valeur, insiste sur le fait que ‘transcendance’ et
‘immanence’ ne sont pas en confrontation. Tang Junyi et Mou Zongsan insistent sur la
différence entre le confucianisme et le protestantisme, mais leur comparaison reste encore à
Ce qui relève du qi (souffle, matière/énergie) diffère selon les individus, à la différence de ce qui
relève du li (principe) et notamment la ‘nature humaine’, qui est bonne (voir A.Cheng, Histoire ., p.480).
100
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un niveau ordinaire. A l’endroit du protestantisme et des autres religions, Tang Junyi et Mou
Zongsan adoptent une attitude de comparaison des enseignements, alors que Du Weiming et
Liu Shuxian abandonnent cette comparaison pour se tourner vers l’assimilation de nouveaux
acquis spirituels et dialoguer dans la compréhension. Apparemment cela ressemble à un
rabaissement du confucianisme, et pourtant ce n’est pas un pas en arrière, mais une
participation active, en apportant la sagesse de la religion confucianiste à la modernisation des
grandes religions mondiales. Du Weiming et Liu Shuxian donnent plus d’importance que
Tang Junyi et Mou Zongsan aux Entretiens. Leur capacité à critiquer et à réaliser est aussi
plutôt forte.
La contribution de Tang Junyi consiste à avoir fondé sur le plan de l’expérience effective la
base de l’inspiration religieuse du confucianisme, à avoir élargi le domaine des recherches sur
la religiosité du confucianisme, à avoir révélé la ‘conscience de l’Humain’ et la ‘connaissance
innée du Bien’, l’Esprit fondamental et la Nature humaine fondamentale, c’est-à-dire le lieu
du ‘se poser et accomplir son Destin’ de nature religieuse ; il a exhumé des valeurs religieuses
confucianistes, y compris les « trois sacrifices », il a établi le ‘milieu vécu’ au-delà du
subjectif et de l’objectif de la ‘circulation de la vertu céleste’, du ‘réaliser sa Nature humaine
pour accomplir son Destin’.
La contribution de Mou Zongsan est d’avoir posé les importantes bases théoriques de la thèse
de la religion morale des Confucianistes ; en particulier, il a expliqué d’une manière créative
en se plaçant à la hauteur de la philosophie des religions la thèse de ‘la Nature humaine et de
la Voie du Ciel’ et des thèses corrélatives de la ‘sainteté intérieure’ et de l’Esprit et de la
Nature humaine ; il a assimilé le contenu de la philosophie de Kant, il a construit les thèses de
la ‘transcendance immanente’, du ‘fini ouvrant sur l’infini’, ‘de la religion parfaite et du Bien
suprême’, et a révélé la subjectivité morale.
La contribution de Du Weiming est d’avoir ouvert dans le monde anglophone un espace de
discussion pour les Confucianistes, d’avoir été encore plus loin dans la révélation du sens
religieux et éthique de ‘l’école du pour soi’ et d’avoir eu des développements tout à fait
nouveaux sur les questions de la conception de ‘la transformation du Moi’, de ‘la relation
entre le sacré et le profane’ et de la ‘connaissance personnelle’.
La contribution de Liu Shuxian consiste à avoir encore plus développé la thèse de la
‘transcendance immanente’ ; pour la modernisation et la mise en oeuvre de l’esprit religieux
des Confucianistes, il a réinterprété « le Principe est un et multiples ses manifestations », il a
activement soutenu « le principe des deux perspectives » et développé l’appel du ‘sens de
l’Humain’ et de la vitalité.
Toutes ces contributions sont, sous de nombreux rapports, des stimulations pour la
modernisation des thèses confucianistes, si ce n’est de l’inspiration chinoise.
J’ai le sentiment qu’il y a encore des questions que nous n’avons pas encore examinées et que
nous devons poser pour faire avancer la recherche.
1.Dans leurs études; les Néo-confucianistes contemporains se préoccupent surtout de l’école
de l’Esprit et de la Nature humaine et de la foi de l’élite intellectuelle, des lettrés et
fonctionnaires ; or les rites, la musique, les relations (humaines), la religion sont des activités
qui ont un caractère de système dans la société traditionnelle et de nombreuses questions
restent à explorer, celles de l’institution de la religion confucianiste, de son organisation, de
ses activités sacrificielles, des relations politique-religion, et spécialement la question de la
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Introduction, notes et traduction de François Hominal, Institut Ricci de Paris, Mai 2009
religiosité de la société populaire historique et dans la profondeur de la psychologie populaire.
Dans le système de catégories éthiques confucianistes, se sont manifestés de puissants
sentiments et croyances qui se rapprochent de l’ultime, et se sont aussi infiltrées des réponses
au sens final sur la question de la vie et de la mort ; chez les lettrés et fonctionnaires, mais
aussi dans le peuple, les gens ne se reposent pas sur des forces surnaturelles, mais sur la
responsabilité morale. Il suffit de voir l’importance que le système confucianiste porte à ce
monde et l’infiltration de l’inspiration religieuse confucianiste parmi le peuple. Mais les
croyances populaires dans les esprits et démons des traditions populaires étaient finalement
très différentes des croyances du confucianisme. Ces questions n’ont à ce jour pas encore été
complètement discutées.
2. L’effet négatif de la religiosité du confucianisme, y compris le côté négatif de
l’enseignement éthique, doit encore être l’objet d’examen des fautes commises et de critiques.
3. Pour parler sans tabous, la transcendance du confucianisme n’est pas visible, elle est plutôt
dans l’intériorité. Comment du point de vue de la phénoménologie religieuse, de l’étude
comparative des religions et de l’histoire de la religion confucianiste, répondre aux
nombreuses questions que le manque de transcendance a apportées à la culture chinoise.
4. Dans l’interprétation du sens religieux du confucianisme, il faut s’attacher aux richesses de
‘l’étude des Classiques’ et à celles de ‘l’étude du Principe’. Aujourd’hui il faut
particulièrement renforcer l’étude des documents sur bambou et soie du confucianisme de la
Chine ancienne que l’archéologie a récemment découverts.
5. Dans la comparaison entre Kant et le confucianisme, il faut prêter l’attention nécessaire au
contexte de l’épistémologie moderne et du rationalisme de Kant, ce qui diffère de beaucoup
des façons de pratiquer concrètement la ‘conscience de l’Humain’ et la ‘connaissance innée
du Bien’.
6. Il reste encore à mieux élucider la question de limitation de l’Esprit fondamental et du
corps du ‘sens de l’Humain’, l’esprit libre infini et les activités du ‘corps de la connaissance
(morale) et Perception claire’, c’est-à-dire la question de limitation de la subjectivité morale
(ici il ne s’agit pas encore de la question du caractère limité du ‘Destin’), la question que la
subjectivité morale et l’individualité ne peuvent pas se substituer l’un à l’autre, celle du
développement complet de l’individu en tant qu’existence vivante et celle que l’homme
concret en tant qu’homme spécifique est lui-même but et non pas moyen.
7. Reste encore à approfondir en liant réflexion et expérience la question de la capacité réelle
du confucianisme, des Confucianistes et de la religion confucianiste au sens précis de ces
termes à pouvoir revenir dans la société réelle et y devenir pour nos contemporains le ‘se
poser et accomplir son Destin’ et en quel sens et à quel niveau.
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