郭齐勇 :当代新儒家对儒学宗教性问题的反思 Guo Qiyong : Réflexions des néo-confucianistes contemporains sur la question de la religiosité du confucianisme 《中国哲学史》 1999 年第 1 期 L’auteur, Guo Qiyong Né en 1947 à Wuhan. Etudes de philosophie à l’Université de Wuhan, où il reste après son diplôme en 1984 et devient rapidement Professeur adjoint, puis Professeur. Son principal sujet de recherche est l’histoire de la philosophie chinoise et, plus particulièrement, la philosophie confucianiste et l’histoire de la pensée et de la culture chinoises du XXème siècle ; il est notamment spécialiste de Xiong Shili. Il est Doyen de la Faculté des Lettres. Dans cet article, il présente les réflexions de quatre penseurs importants sur la religiosité du Confucianisme. Nous recommandons vivement de commencer la lecture par les "Généralités" et la "Conclusion" plus synthétiques que les analyses des oeuvres des penseurs. Face au défi lancé par la culture occidentale et à l’erreur des intellectuels occidentaux, des missionnaires à Hegel, de considérer le confucianisme comme une éthique profane banale, il n’est pas de représentant notable des néo-confucianistes contemporains qui n’ait attaché de l’importance à exhumer l’esprit religieux du confucianisme. En un certain sens, ces discussions sur la question de la religiosité du confucianisme présentent deux enjeux importants, celui de se familiariser et de dialoguer avec les sources psycho-spirituelles de l’Occident et, à partir de là, celui d’approfondir notre connaissance des traditions des Cinq Classiques1 et des Quatre Livres2 de la Chine ancienne3 et des dynasties Song et Ming4 afin de Wujing *(五经) Les Cinq Classiques - Ce terme se réfère à cinq ouvrages auquel le nom de Confucius est attaché, car il les cite dans ses Entretiens : le Classique des Poèmes (Shijing 诗经), le Classique des Documents ou Classique de l'Histoire (Shujing 书经), le Traité des Rites (Liji 礼记), le Classique des Mutations (Yijing 易经), les Printemps et Automnes ou Annales de la Principauté de Lu entre 722 et 481 avant notre ère (Chunqiu 春秋). Voir détails dans Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise, Seuil, Paris, 1997, pp.80 et sq. [ci-dessous A.Cheng, Histoire …]. Les versions les plus anciennes de ces documents à nous être parvenues remontent aux dynasties des Han (entre – 221 – 220). 2 Sishu (四书) - Les Quatre Livres.. Ce terme désigne une compilation réalisée par Zhu Xi (1130-1200) de quatre documents remontant à la Chine ancienne (221 av.notre ère), qui a servi de base aux examens impériaux de 1313 à 1905 comprenant: la Grande Etude (Da Xue 大学), les Entretiens de Confucius (Lunyu 论语), le Mencius ( Mengzi 孟子), l'Invariable Milieu (Zhongyong 中庸) ; le premier et le dernier de ces documents sont des chapitres d’un des cinq Classiques, le Traité des Rites (Liji 礼记). L'ordre ci-dessus, établi par Zhu Xi, a été contesté, parce qu'il sous-entend l'ordre dans lequel ces œuvres doivent être étudiées et est donc déjà une interprétation de l'ensemble de l'enseignement. 1 Introduction, notes et traduction de François Hominal, Institut Ricci de Paris, Mai 2009 sortir par le haut des « études Han »5 de l’époque des Qing. Après le bouleversement du Quatre mai, les néo-confucianistes contemporains ont commencé à revisiter la civilisation psycho-spirituelle de l’Asie orientale et son noyau de valeurs. Le confucianisme est une forme particulière de sagesse de l’existence humaine, c’est un savoir de la vie. La question de savoir si le confucianisme est ou non une religion ou s’il a ou non un caractère religieux est liée à la définition de la « religion » et au jugement de valeur porté sur elle, mais elle est aussi liée à la définition de l’esprit humaniste de la tradition chinoise et au jugement porté sur lui. Ce n’est qu’en dépassant la définition de la religion comme religion monothéiste de l’« Autre absolu », qu’en dépassant “l’état d’esprit des Lumières ” de l’humanisme d’une minorité qui procède par exclusion et division, que l’on peut correctement comprendre la question de la nature du confucianisme, de sa particularité, de son essence et de son sens profond. Quant à la discussion sur la fonction religieuse de la morale des Confucéens, elle est limitée à la Chine ancienne et encore d’une manière superficielle, alors que ce qui a vraiment du sens c’est l’exhumation et le déploiement du fondement rationnel transcendant qui est derrière la pratique morale des Confucianistes et la voie de leur ‘se poser et accomplir son Destin’6. Aussi, la discussion qui se développe à partir des questions sur ‘la Nature humaine7 et la Voie du Ciel’8, ‘l’unité du Ciel et de l’Homme’, la ‘transcendance immanente’, ‘le principe des deux perspectives’, la ‘ transformation du Moi ’ est devenue le centre géométrique et le centre de gravité du confucianisme contemporain. Cet article, en étudiant le sens religieux et moral de l’œuvre de quatre penseurs, Tang Junyi, Mou Zongsan, Du Weiming, Liu Shuxian, vise à exposer l’importante contribution des néo-confucianistes contemporains à cet égard et les révélations de diverses formes dans la réception de l’héritage de l’inspiration chinoise et son renouveau pour le siècle prochain. On a comparé ces deux compilations à l’Ancien et au Nouveau Testament (B.Vermander, MZS). La grande différence est que le « canon » des Quatre Livres a été fixé environ quinze siècles après leur écriture. 3 La « Chine ancienne » désigne la Chine d’avant la formation du premier empire par la dynastie Qin 秦(221-207 av notre ère). 4 Les dynasties Song 宋 et Ming 明 sont les dynasties des Song du Nord 北宋 (960-1127), des Song du Sud 南宋 (1127-1279) et des Ming (1368-1644). 5 Etudes d’érudition sur les textes en opposition aux spéculations morales. Voir A.Cheng, Histoire … , pp.560 sq. 6 anshen liming (安身立命) « se poser et accomplir son Destin ». Cette expression qui apparaît une dizaine de fois dans le présent texte, est fréquente chez les Néo-confucianistes contemporains et évoque la religiosité de l’attitude du confucianiste, non pas dans l’acceptation passive de son sort, mais dans la possibilité d’accomplir là où il est (en poste) son destin, c’est-à-dire l’injonction céleste d’un agir moral. 7 « Nature » xing 性, ou encore « Nature humaine », « Nature foncière », c’est ce qui est inné et distingue l’homme de l’animal ; pour Mencius et la tradition confucianiste à sa suite, c’est la « connaissance innée du bien » (liangzhi 良知), la « capacité innée de faire le bien » (liangneng 良能) : voir Mencius VII A 15/1 ;voir aussi A.Cheng, Histoire …, p.161 sq. La « Nature » est bonne. Elle est encore la « part céleste » en l’homme, elle est issue du Ciel : cette inclination innée vers le bien est injonction céleste. 8 Dao « Voie » (道), les Confucianistes distinguent la Voie de l’homme, qui est suivre sa nature foncière, et la Voie du Ciel qui est succession incessante de yin et de yang, qui alternent avec mesure pour conserver les potentialités de tous les êtres ainsi que les promesses de leurs transformations ; elle est fondement constitutif de l’univers et son mode de fonctionnement ; la Voie du Ciel est le modèle de la Voie de l’homme, qui en l’imitant accomplit sa part céleste. Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise, Seuil, Paris, 1997, pp.171-175. [ci-dessous A.Cheng, Histoire …] - 2 / 33 - Introduction, notes et traduction de François Hominal, Institut Ricci de Paris, Mai 2009 1. Généralités Ce siècle a continuellement connu des questions et des discussions pour savoir si le confucianisme est finalement une philosophie ou une religion, la raison en est que les gens prennent fréquemment la philosophie spéculative occidentale ou les religions monothéistes comme la référence unique pour interpréter d’une manière critique la pensée confucianiste orientale. Au début du siècle le scientisme était en vogue, le mot ‘ religion ’ était devenu en Chine un mot presque péjoratif, équivalent de ‘ superstition ’ ; Hu Shi9 remplaça la religion par la foi en la théorie de l’évolution et de la lutte pour la vie ; Zhang Taiyan, Liang Qichao, Wang Guowei 10 tenaient en grande estime la Loi bouddhique et n’admettaient pas que la Loi bouddhique et la religion soient mises sur le même plan ; Ouyang Jingwu11 affirmait encore que la Loi bouddhique n’était ni une philosophie ni une religion. Il n’y a que dans la zone de contact entre les cultures chinoise et occidentale à Guangzhou et Hongkong que Kang Nanhai et son disciple Chen Huanzhang12, confrontés à l’expansion de l’influence du christianisme pour désirer transformer le confucianisme en « religion de Confucius »13, mais ils étaient trop impliqués politiquement et n’avaient pas compris en profondeur la valeur psycho-spirituelle de la religion. La fleur de l’intelligentsia chinoise, obsédés par le salut de la patrie et la recherche de la prospérité, a presque entièrement accepté la Raison des Lumières, et en a fait l’idéologie dominante dans la Chine du XXème siècle. Et ceci comprenait une dépréciation de la religion, une exaltation de l’homme et de la science mis sur un piédestal, quand ce n’était pas faire appel une science et une démocratie superficielles pour évaluer les religions, les mythologies, les arts, la philosophie, les coutumes, etc., de civilisations pré-modernes qui leur étaient incomparablement plus riches. Leur explication était entravée par une théorie linéaire de l’évolution, qu’Auguste Comte a exprimé dans le triptyque « théologie, métaphysique, science », avant de se transformer en une dichotomie « progrès – régression » que plusieurs de nos générations ont subie. Les “préjugés” et les “prémices” de ces explications sont l’humanisme d’une minorité qui se caractérise par l’« exclusion » (exclusion de la religion, de la nature, etc.) Les représentants de la première génération des néo-confucianistes contemporains, Liang Shuming, Xiong Shili14, s’ils ont reconnu la religion, et notamment la valeur assez élevée de Hu Shi (1891-1962), écrivain, historien, philosophe, fervent partisan de l’occidentalisation à outrance. Zhang Taiyan (1869-1936), Liang Qichao (1873-1929), Wang Guowei (1877-1927). 11 Ouyang Jingwu (1871-1943). 12 Kang Nanhai ou Kang Youwei (1858-1927) et Chen Huanzhuang (1880-1933) qui ont développé beaucoup d’efforts pour établir et développer « l’Association de la religion confucéenne » (Kongjiaohui). 13 Le terme rujiao ( 儒教) jusqu’à la fin du XIXème siècle s’oppose d’abord à daojiao (道教), ‘enseignement taoïste’ et fojiao (佛教) ‘enseignement bouddhiste’ et signifie ‘enseignement des lettrés’, c’est-à-dire ‘enseignement confucianiste’. Vers la fin du XIXème siècle, les Chinois ont adopté un néologisme japonais, zongjiao (宗教) mot à mot ‘enseignement du temple des ancêtres’, pour traduire le mot occidental « religion ». daojiao a acquis le sens de ‘religion taoïste’, fojiao celui de ‘religion bouddhiste’ et Kang Youwei a forgé le terme de kongjiao (孔教) pour désigner la ‘religion de Confucius’. A partir des années 1970, dans un contexte où revient la question de savoir si le confucianisme est une religion, le terme rujiao commence à être utilisé dans le sens de ‘religion confucianiste’. 14 Liang Shuming (1893-1988), Xiong Shili (1885-1968). Deux penseurs qui, dès les années 1920, sont allés a contre-courant de leur temps en s’efforçant de reformuler la philosophie et la foi confucianistes. 9 10 - 3 / 33 - Introduction, notes et traduction de François Hominal, Institut Ricci de Paris, Mai 2009 la Loi bouddhique, ont aussi subi l’influence dominante d’un environnement scientiste. C’est pourquoi Liang Shuming, tout en reconnaissant que la Loi bouddhique satisfait aux deux critères de la religion – le mystère et l’extraordinaire -, qu’elle est une vraie religion, pense aussi que la religion est une direction de l’existence de l’humanité à venir, quoique l’époque s’efforçait de la rejeter. Liang Shuming soutient que la science et la religion ont une affinité inexplicable, il s’efforce de discuter les raisons pour lesquelles la culture chinoise n’a ni science ni démocratie. Xiong Shili s’applique à montrer que le confucianisme n’est pas une religion, définit avec rigueur la frontière entre science et religion, entre études confucianistes et études bouddhiques, il critique l’idée que la religion bouddhique s’oppose à la science, insiste sur le fait que le confucianisme contient la science, la démocratie, etc. Et ce, probablement, parce que la question qu’ils rencontrent, celle à laquelle ils doivent répondre est la suivante : ce que les Occidentaux ont de plus précieux, la science et la démocratie, la culture chinoise et le confucianisme en sont dépourvus. La deuxième génération de néo-confucianistes contemporains, Tang Junyi, Mou Zongsan15, etc., n’ont commencé à affirmer la valeur de la religion qu’à la fin des années 40 - début des années 50. Après s’être installés à Hong-Kong, ils ont encore mieux réalisé que ce qui est vraiment le fond de la culture occidentale et ce qu’elle a de plus profond, n’est précisément rien d’autre que la religion. Tant tout à la fois stimulés par la conscience religieuse occidentale et la valeur de la religion, s’ancrant dans une obsession à résister à la culture occidentale et à conserver l’esprit de la culture chinoise, ils ont commencé à connaître, à exhumer et interpréter à frais nouveaux l’esprit religieux que contient l’école confucianiste et le confucianisme. Le Manifeste « La Culture chinoise et le Monde »16 de quatre maîtres, Tang Junyi, Mou Zongsan, Xu Fuguan, Zhang Junmai publié le jour de l’an 1958 est un exemple d’une approche de la religiosité du confucianisme qui a déjà trouvé sa forme accomplie. Ils pensent que la Chine n’a rien connu du système occidental, ni Eglise, ni guerres de religion, ni séparation de la politique d’avec la religion, que le sentiment transcendant à caractère religieux du peuple chinois ainsi que son esprit religieux sont liés d’une manière inséparable à la morale éthique à laquelle il est très attaché ainsi qu’à la politique. La conception du ‘ Ciel ’ de l’antiquité désignait le Souverain suprême doté d’une personnalité17 ; la foi religieuse des anciens à l’égard du Ciel s’est infiltrée dans la manière dont les penseurs ultérieurs ont pensé l’homme et a conduit à des conceptions comme : ‘ le Ciel et l’Homme unissent leurs vertus ’, ‘ le Ciel et l’Homme s’unissent ’, ‘ le Ciel et On trouvera des monographies sur ces deux penseurs et sur les quatre qui sont étudiés dans cet article dans Umberto Bresciani, Reinventing Confucianism, Taipei Ricci Institute for Chinese Studies, Taipei, Taiwan, 2001. 15 Tang Junyi (1909-1978) et Mou Zongsan (1909-1995) : voir ci-dessous. 16 Le Manifeste « La Culture chinoise et le monde » de 1958 est notamment une protestation contre les diverses mésinterprétations occidentales de cette culture, une affirmation qu’elle a une religiosité, que son joyau est l’interprétation idéaliste du confucianisme (doctrine xin-xing 心性, ‘Esprit-Nature humaine’) et que les sciences et la démocratie doivent être assimilés par les Chinois. 17 Le texte propose « personal God ». Nous le traduisons par « dieu personnel », mais non sans réserves. L’expression chinoise (人格神 rengeshen) doit se comprendre comme « divinité dotée d’une personnalité », c’est-à-dire réputée pouvant voir, entendre, parler, juger, récompenser et punir, etc., une divinité que l’on peut prier, à laquelle on peut demander le salut, ce qui détourne l’homme de rechercher en lui son accomplissement. Elle peut s’appliquer aussi bien au Ciel chinois de l’Antiquité qu’au Dieu de la Bible. Nos réserves viennent de ce que l’expression « dieu personnel » a une signification différente dans la perspective biblique, où le caractère « personnel » de Dieu tient à ce que la relation entre Dieu et l’homme est concçue d’une manière analogue à celle existant entre des personnes humaines. Nous évitons aussi l’expression « dieu/divinité anthropomorphe » qui sont des dieux représentés avec des formes et des mœurs humaines. - 4 / 33 - Introduction, notes et traduction de François Hominal, Institut Ricci de Paris, Mai 2009 l’Homme ne font pas nombre ’, ‘ le Ciel et l’Homme ont même constitution ’. La pensée des confucianistes d’une interpénétration du Ciel et de l’Homme fait que le Ciel devient intérieur à l’Homme dans un mouvement de haut en bas et que l’Homme s’élève pour atteindre le Ciel dans un mouvement de bas en haut. Que le lettré doté de force d’âme se sacrifie pour pratiquer le ‘sens de l’Humain’, perd sa vie pour la justice 18 , voilà qui contient une foi transcendante empreinte de religiosité. L’étude de la Moralité et du Principe’ et l’étude de l’Esprit19 et de la Nature humaine’ des confucianistes sont des clés pour pénétrer l’intérieur et l’extérieur de l’homme, ce qui est au-dessus et en dessous, le Ciel et l’Homme. En un certain sens, le fait que Tang Junyi et Mou Zongsan appellent le confucianisme ‘religion morale’, ‘religion humaniste’ ou ‘religion de la réalisation de la vertu’, montre pleinement sa caractéristique d’être à la fois transcendant et immanent, sacré et profane. En bref, le contexte implicite (ou le sous-entendu) des néo-confucianistes contemporains est le suivant : ce que l’Occident tient pour plus précieux est la religion et pourtant la Chine n’a pas de tradition religieuse. Aussi ils s’écartent de l’état d’esprit dominant des Lumières qui procède par distinction et exclusion pour exhumer les ressources confucianistes en valeurs spirituelles religieuses, ils analysent les ressemblances et différences entre le confucianisme et les autres grandes religions mondiales et commencent à s’efforcer de dialoguer avec chacune des religions. Les représentants de la troisième génération des néo-confucianistes contemporains, Du Weiming, Liu Shuxian20, etc. ont un état d’esprit ouvert et tolérant et une compréhension beaucoup plus complète de la religion occidentale. Sur la base des travaux de Tang Junyi, Mou Zongsan, Xu Fuguan, ils font leurs les définitions et interprétations nouvelles des spécialistes occidentaux de l’existentialisme religieux ou d’autres religions ; rencontrant activement lecteurs et auditoires occidentaux, ils clarifient la valeur et le sens du confucianisme, ils s’engagent activement dans le dialogue avec le christianisme, le catholicisme et l’islam. Ils ont fait avancer le recherche sur les questions de la nature de la divinité et de l’humanité, sur l’esprit moral et l’esprit religieux, sur la préoccupation ultime et la préoccupation présente, sur la transcendance immanente et la pure transcendance ; notamment, ils clarifient la particularité du contenu ontologique et de la religion éthique des idées des Confucéens Song de l’“étude du Corps et de l’Esprit ” de l’idée de “Moi” dans le processus de la pratique du Moi. Face à deux modèles occidentaux, le modèle scientiste et le modèle d’un dieu suprême extérieur transcendant, ils répondent d’une manière créative, en s’efforçant d’échanger avec les théologiens occidentaux et à cette fin ils proposent une compréhension sapientielle qui lie la Voie du Ciel transcendante extérieure des sources confucianistes avec la vie profane et la réflexion sur le Moi. De ce qui est décrit ci-dessus, il n’est pas difficile de réaliser que le choix des valeurs psychospirituelles du confucianisme et leur interprétation à chaque niveau sont étroitement liés au niveau de la compréhension des valeurs spirituelles occidentales par les herméneutes. La réaction des néo-confucianistes contemporains de la troisième génération a progressivement évolué d’une attitude antagoniste à un dialogue dans la compréhension et à des développements qui autorisent des emprunts. Ils entrent désormais activement dans le dialogue. Quant à la question de savoir si le confucianisme est ou non la religion Mencius VI A 10. « Esprit » xin 心 désigne à la fois l’esprit et le cœur, l’organe des affects et de l’intellect, sans distinction d’un siège de la pensée (le cerveau) et d’un siège des émotions et des passions. Voir A.Cheng, Histoire .. p.164. Il sera rendu par ‘Esprit’ ou encore par ‘conscience’ (par exemple ‘conscience de l’humain’, ‘conscience sapientielle’). 20 Du Weiming (né en 1940), Liu Shuxian (né en 1934). 18 19 - 5 / 33 - Introduction, notes et traduction de François Hominal, Institut Ricci de Paris, Mai 2009 confucianiste, ou encore s’il a une religiosité, c’était au début une attitude de questionnement venant de la culture occidentale. La deuxième génération des néo-confucianistes contemporains s’en sont servi pour élucider la particularité de la culture chinoise et de l’esprit confucianiste --- la question de la ‘ transcendance immanente ’. La troisième génération est encore plus active. D’une manière générale, les néo-confucianistes contemporains refusent de transplanter la ‘ transcendance extérieure ’ du monothéisme, mais ils portent une grande attention aux particularités par lesquelles les Confucianistes manifestent le sacré dans le monde profane et déploient complètement de nombreuses ressources confucianistes de grande valeur encore inconnues. - 6 / 33 - Introduction, notes et traduction de François Hominal, Institut Ricci de Paris, Mai 2009 2. Tang Junyi : l’humain contient le sur-humain, l’Esprit fondamental, la Nature humaine fondamentale, c’est l’Esprit céleste, la Nature céleste Tang Junyi21 est un philosophe qui possède à la fois une immense capacité de compassion et le sens des réalités. Il a de toutes les grandes religions mondiales une compréhension empreinte de sympathie ; il pense que, pour être sauvés, le monde et l’humanité d’aujourd’hui ont un grand besoin de religion, de morale et de philosophie ; il prône la tolérance mutuelle entre les religions et leur fusion22, il espère vivement établir une nouvelle religion chinoise, qui se développerait à partir de l’esprit religieux traditionnel, et notamment de la voie du ‘ se poser et accomplir son Destin ’. Dans un premier temps, Tang prône l’harmonie du sur-humain et de l’humain. L’esprit de la religion, c’est le sur-humain, les religieux recherchent une autre vie au dessus de la vie réelle, ils affirment la réalité métaphysique du monde sur-humain et sur-réel, ils ont une croyance transcendante, et il en ressort le sacré et la majesté de la religion. En même temps, toutes les entreprises de la religion sont en rapport avec l’homme et les religieux en général entreprennent tous des activités humanistes et sociales. C’est pourquoi, la religion est aussi une branche de l’humanisme. A notre époque, l’esprit de la religion sur-humaniste est nécessaire à l’humanisme. L’homme dans un monde humaniste peut croire qu’il y a une divinité. La croyance en un monde spirituel peut élever l’ardeur de l’homme, faire que le lieu où nous remettons notre Destin ne soit pas seulement un monde matériel, un monde naturel, mais un monde capable aussi de contrebalancer la tendance à réduire notre inspiration à ce qui est matériel et naturel et à tourner le dos à l’humanisme, ainsi que de comprendre consciemment le sens de la valeur de l’humanisme. Les Confucianistes préconisent de gravir les hauteurs en foulant la voie du ‘Milieu juste et constant’23, qui fait que le sur-monde n’est pas autre que le monde, ils affirment la valeur de toutes les cultures humaines. Le Confucianiste n’a pas une conception désuète de la divinité, bien au contraire, il la voit dans la circulation du ‘sens de l’Humain’24, et il fait l’expérience du monde psycho-spirituel dans l’inter-affectation25 psycho-spirituelle de l’Homme avec le Ciel et de l’Homme avec l’Homme. Les sentiments religieux et l’esprit religieux du confucianiste grandissent et se développent par notre amour pour l’éthique et l’humanisme et par nos activités culturelles, historiques et sociales. La pensée de Tang soutient qu’il est Tang Junyi 唐君毅 (1909-1978). Né dans le Sichuan en 1909, études supérieures de 1925 à 1932 à Pékin et Nankin, a comme professeurs Xiong Shili, Fang Dongmei, Liang Shumin, Ouyang Jingwu. Enseigne à partir de 1937 dans diverses villes (Nankin, Chongqing). S’exile en 1949 à Hong-Kong, où il créera avec Qian Mu et d’autres le New Asia College (qui deviendra une partie de l’Université chinoise de HK en 1963) où il sera enseignant et Responsable du Département de philosophie jusqu’à sa retraite en 1974. Il fait encore des conférences à Taiwan et meurt à Hong-Kong en 1978. 22 Littéralement : fondre-pénétrer (rongtong 融通). 23 Zhongyong est le titre d’un document traduit traditionnellement en français par l’ « Invariable Milieu ». Le terme évoque plus précisément un « milieu juste et constant » (Anne Cheng), une exigence d’équilibre et d’équité intériorisée. 24 L’expression ‘sens de l’Humain’ traduit l’idée de ren, la vertu cardinale du Confucianisme. La « circulation » évoque les échanges incessants entre l’homme et le ciel. 25 Inter-affectation, traduction de gantong que nous empruntons à Sébastien Billioud. 21 - 7 / 33 - Introduction, notes et traduction de François Hominal, Institut Ricci de Paris, Mai 2009 possible de pénétrer consciemment l’esprit humaniste du ‘milieu vécu’ 26 sur-humaniste, soutient que l’homme confucianiste est plus important que les textes et que depuis le début du monde humaniste, il foule la voie du perfectionnement de soi qui permet d’atteindre l’Esprit céleste et le Principe céleste27 du monde sur-humaniste. Ultérieurement, Tang prône l’harmonie de la connaissance du Ciel et de la ‘connaissance innée du Bien’28 ; il fait de la ‘connaissance innée du Bien’ le critère de discrimination des croyances religieuses. L’origine de l’univers, c’est la Connaissance céleste ou l’Esprit céleste ou le Souverain suprême29, mais nous ne pouvons pas dire que la Connaissance céleste et la ‘connaissance innée du Bien’ soient deux entités absolument séparées. On peut dire que la ‘connaissance innée du Bien’ n’est que la manifestation en moi de la Connaissance céleste et que la Connaissance céleste n’est que le faîte de la ‘connaissance innée du Bien’. Les deux sont dans un rapport de corroboration et coopération mutuelles, mais ce n’est ni un rapport de cause à effet, ni un rapport de dépendance ontologique, ni un rapport de créateur à créature. La ‘connaissance innée du Bien’ est la source de l’autonomie de tous les jugements de l’homme. « En prenant la ‘connaissance innée du Bien’ comme critère, on peut dire que, dans toutes les religions supérieures, la croyance transcendante est issue d’une exigence vitale de recherche du Bien suprême, de la Vérité suprême, de la perfection, de l’infini et de l’éternité, d’une exigence d’extirpation de tout le mal et de toute la souffrance, d’une exigence de justice effective et éternelle dans la rétribution des récompenses et des châtiments, c’est pourquoi c’est ce que les gens doivent avoir. » « En prenant la ‘connaissance innée du Bien’ comme critère, nous pouvons dire que les Dieu, Allah ou Bhrama dont parlent les religions supérieures ne peuvent pas être, en dernière instance, autres que la ‘connaissance innée du Bien’ de l’homme, tout en étant distincts les uns des autres. » La Chine ancienne croyait au Ciel comme en une réalité spirituelle absolue et vivante. A l’époque de Confucius, les rites du sacrifice dans la banlieue30 et la croyance au Ciel ont fait que l’inspiration de Confucius et Mencius, tout en conservant le Ciel, mette l’accent sur le ‘déployer le potentiel de son Esprit, connaître sa Nature, établir la Voie de l’homme’31 ; il a ainsi fondu la religion dans la morale. Sous les dynasties Song et Ming, le Ciel n’était plus une divinité, aussi les Confucianistes de cette époque mirent l’accent sur la Voie du Ciel, c’est-à-dire la morale devint religion. Les premiers prenaient la Voie du Ciel pour ouvrir la Voie de l’Homme, les derniers, partant de la Voie de l’Homme établirent la Voie du Ciel, mais tous parlent d’interpénétration du Ciel et de l’Homme. Les Confucianistes disent que la L’expression « ’milieu vécu’ » rend le terme d’origine bouddhiste jingjie. Il a été traduit par « milieu d’existence » (Michel Masson), « milieu existentiel », mais aussi - et fréquemment - « sphère ». Il s’agit d’une expérience existentielle à un certain niveau vécue avec la conscience de ce niveau. 27 « Principe céleste » tianli 天理, principe unique qui rend compte de tous les principes internes qui font que les êtres et évènements sont ce qu’ils sont. 28 « Connaissance innée du Bien » : voir ci-dessus note sur « Nature". 29 Shangdi 上帝, littéralement « Souverain suprême », nom de la divinité suprême chinoise, qui fut remplacée dans ce rôle par le Ciel (tian 天 ) au-début de la dynastie des Zhou. C’est aussi le terme utilisé par les églises protestantes pour désigner Dieu, alors que l’église catholique utilise le terme tianzhu 天主 ‘seigneur du Ciel’. 30 Le ‘Sacrifice dans la banlieue’ a été depuis la dynastie des Zhou jusqu’au XXème siècle un important sacrifice offert au ciel par le souverain au sud de la ville à l’équinoxe d’hiver (c’est-à-dire lorsque les jours commencent à s’allonger). 31 « Déployer le potentiel de son Esprit, connaître sa Nature humaine et accomplir son Destin » jinxin zhixing liming 尽心知性立命: En déployant les potentialités de son Esprit (par son agir moral), l’homme connaît sa Nature et accomplit le destin fixé par le Ciel. 26 - 8 / 33 - Introduction, notes et traduction de François Hominal, Institut Ricci de Paris, Mai 2009 Nature humaine et la Voie du Ciel ne font pas nombre, pas plus que l’Esprit céleste et l’Esprit humain. La religion confucianiste, en tenant l’Esprit fondamental et la Nature fondamentale32 de l’Homme comme Esprit céleste et Nature céleste, est la religion de l’unité du Ciel et de l’Homme. Les Confucianistes, dans leur élan à juger par la ‘connaissance innée du Bien’ et à rechercher en soi ce qui ne va pas33, ne sauraient tomber dans les guerres de religion, les oppositions religieuses, la folie religieuse et l’adoration aveugle. En un troisième temps, Tang Junyi découvre dans la croyance des Confucianistes le lieu du ‘ se poser et accomplir son Destin ’ de la religiosité et donne par là un fondement à l’œuvre civilisatrice des Confucianistes par l’éducation. Il contient une religiosité mais aussi dépasse la religion ordinaire. La religion ne prend pas pour fondement la divinité, mais la recherche de la transcendance, de la perfection et de l’éternité dans le processus qui fait advenir les valeurs. Le confucianisme est différent des religions ordinaires dans sa banalité. Ce que l’inspiration confucianiste a en commun avec toutes les autres religions supérieures de l’humanité est l’importance qu’il donne à la recherche dans l’existence humaine même du lieu déterminé où ‘ se poser et accomplir son Destin ’. Les confucianistes soutiennent toutes les croyances religieuses fondées sur l’infinité et la transcendance de l’âme, ils peuvent encore en un instant voir la valeur de tous les sacrés grandioses de ces religions, et cela prend son origine dans notre Esprit fondamental et Nature humaine fondamentale. Le Confucianiste qui se trouve en dehors du ‘milieu vécu’ de la ‘ croyance – transcendance ’, se transforme et, par sa confiance en soi, peut produire ici bas l’Esprit fondamental et la Nature humaine fondamentale de cette croyance. Tang Junyi insiste sur le Moi et le sujet du confucianiste, c’est-à-dire l’Esprit fondamental et la Nature humaine fondamentale dotés d’une infinité transcendante. Les Confucianistes, conscients de ce que leur inspiration religieuse vient de l’homme, font preuve d’une connaissance de soi et d’une confiance en soi remarquables. Leur croyance contient aussi celle envers le sujet moral lui-même, « l’importance qu’il donne à la conscience du sujet qui croit et non uniquement à la conscience passive de l’objet auquel on croit. ». Les Confucianistes insistent sur l’idée que les germes d’un abondant ‘sens de l’Humain’ sont simplement enfouis dans notre vie naturelle et notre enveloppe corporelle et qu’ils les régulent directement. La vertu du ‘sens de l’Humain’ de l’homme emplit l’intérieur et est visible à l’extérieur ; elle se manifeste dans l’action et au repos, elle part des quatre membres pour pénétrer les relations humaines, les êtres, le pays et le monde. S’adonner à la morale et à la vie publique, c’est apparemment une plate banalité ; en réalité il n’y a là rien de plat, l’Esprit, la Nature humaine, et en leur sein les semences du ‘sens de l’Humain’ transcendent l’enveloppe de ce corps et en même temps font leur travail à l’intérieur de l’enveloppe corporelle ; de plus ils atteignent l’autre homme dans les relations sociales, ils attisent l’inspiration, la Nature humaine et les semences du ‘sens de l’Humain’ de l’autre. Les autres religions manquent de cette confiance en elles-mêmes et finissent par voir le corps comme un antre de désir, de péché, d’amertume. Les Confucianistes recueillent la consistance de croyances tournées vers l’extérieur et la transforment en confiance en soi ; ils trouvent eux-mêmes leur place, ils maîtrisent euxmêmes leur destin, ils agissent par eux-mêmes ; allant du proche vers le lointain, ils élargissent progressivement leur ‘conscience de l’Humain’, allant de l’affection pour les 32 « Esprit fondamental », « Esprit originel », benxin (本心), l’Esprit propre à l’homme, son Esprit foncièrement bon Mencius VII A 10/8. « Nature humaine fondamentale », benxing (本性), la nature propre à l’être humain. 33 Mencius II A 7.5, IV A 4.2. - 9 / 33 - Introduction, notes et traduction de François Hominal, Institut Ricci de Paris, Mai 2009 proches au respect des aînés, de l’harmonie des familles à la mise en ordre du pays et jusqu’à la pacification du monde, et ce sans oublier animaux et végétaux 34 . La circulation de la ‘conscience de l’Humain’ se concentre dans les relations interhumaines, à la différence des conceptions trop plates que le christianisme et le bouddhisme ont de l’humanité et des êtres animés. L’homme dans l’élargissement progressif de sa pratique morale de la famille à la société, puis au pays et à l’humanité réels, fait apparaître le caractère infini transcendant de l’Esprit fondamental et de la Nature humaine fondamentale ; il atteint ainsi un ‘milieu vécu’ métaphysique et religieux. Dans un quatrième temps, Tang donne de l’importance à l’exhumation du sens religieux et de la valeur religieuse des ‘ trois sacrifices ’. Les sacrifices des Chinois au Ciel-Terre, aux ancêtres et aux personnages saints, sages, loyaux et éminents présentent un caractère religieux. Ce n’est pas une théorie philosophique, ce n’est pas non plus une attitude d’esprit et un comportement moral ordinaire. Le partenaire du sacrifice est un existant sur-réel, les rites sacrificiels et les rites religieux ont en commun d’avoir un sens symbolique. Au moment du sacrifice, ce que cherche le sacrificateur est l’extension de son élan vital, afin d’atteindre les ancêtres et les sages-saints défunts sur-réels, et ce jusqu’au Ciel-Terre, afin d’accueillir et transmettre, de vénérer et respecter la vertu des ancêtres, des sages-saints et du Ciel-Terre. La variété des cultes permet aux hommes de dépasser leur vie instinctive habituelle. Tang recommande de restaurer le sacrifice au Ciel-Terre et le sens du respect à l’égard des proches, maîtres, sages et saints, ainsi que la vénération à l’égard du monde des hommes, de l’esprit religieux et des saints et sages religieux. Par les trois sacrifices, nous reconnaissons notre origine et retournons à la racine, ce qui permet à nos esprits de pouvoir retourner aux ancêtres, aux sages et au Ciel-Terre, nous mettons à nu les limites de la réalité transcendante de l’âme de l’homme, nous acquérons un caractère de transcendance et d’infinité, et faisons aussi que l’âme humaine à la fois conserve et crée. Enfin, dans ses dernières années, Tang Junyi a la stature de faire la synthèse de « l’existence vitale et du ‘milieu vécu’ de l’âme » de toutes les grandes religions et philosophies du monde, c’est sa théorie de l’Esprit qui pénètre les neuf mondes. La vie de l’âme monte par degré, du troisième ‘milieu vécu’ objectif au troisième ‘milieu vécu’ subjectif puis au troisième monde subjectif et objectif. Dans la succession au cours de ce processus d’élévation des progrès et des chutes, dans le dépassement des effets positifs et négatifs des expériences sensibles, des connaissances rationnelles, des réflexions logiques, des idéaux moraux et des croyances religieuses, il atteint finalement le monde de ‘ l’unité du Ciel et de l’Homme ’ où « le ‘sens de l’Humain’ est absolument de la même constitution que les êtres ». C’est le monde de la « circulation de la Vertu céleste », du ‘ réaliser sa Nature humaine et accomplir son Destin35 ’. Dans la perspective de Tang, le confucianisme recueille le contenu du monothéisme occidental et du bouddhisme et sa doctrine est la plus englobante. La forme du ‘milieu vécu’ qu’il atteint finalement est ‘ transcendante ’. ‘ Transcendant ’, telle est la spécificité de la ‘constitution fondamentale’36 , c’est-à-dire du sujet, c’est le sujet qui transcende les opposés et contraires de la loi de la contradiction de la Cette phrase est inspirée de la Grande Etude (da xue). « Réaliser sa nature humaine et accomplir son Destin » : jinxing liming 尽性立命: En déployant tout le potentiel de sa nature, la part céleste en lui, l’homme accomplit le destin fixé par le Ciel. 36 Ce terme « constitution fondamentale » benti 本体 ; désigne le sujet en tant qu’il est constitué par une pratique, la pratique du perfectionnement de soi. Voir Spécificités de la philosophie chinoise, p.104. Pour insister sur cet aspect de « constitution fondamentale », ou si l’on préfère son « existence », des auteurs, tels Mou Zongsan, ajoutent le suffixe ti 体, par exemple : l’Esprit devient xinti 心体, la Nature humaine xingti 性体, … 34 35 - 10 / 33 - Introduction, notes et traduction de François Hominal, Institut Ricci de Paris, Mai 2009 pensée, qui dépasse la finitude du sujet manifestée dans son activité ainsi que de tous les objets de ce monde, il atteint l’union mystérieuse du Moi et de la Voie du Ciel. Ici, bien sûr, ‘ transcendant ’ pointe surtout vers la transcendance intérieure, vers l’infinité de l’âme. Ce que fait Tang est une sorte de travail de classification des enseignements37 à grande échelle, où il admet les principales traditions religieuses et philosophiques d’Orient et d’Occident et leur assigne une place. D’une manière générale, Tang Junyi prend les théories de « la ‘connaissance innée du Bien’ » et de la ‘conscience de l’Humain’ comme base d’accueil et de comparaison des religions. Tang affirme que les Confucianistes s’élèvent d’un monde moral vers un monde sur-moral, de la pratique morale du ‘ réaliser sa Nature humaine et connaître son Destin ’ vers le ‘milieu vécu’ suprême de l’’ unité du Ciel et de l’Homme ’ ou de la « circulation de la Vertu céleste ». Pour parler du monde de l’ultime, ce ‘milieu vécu’ présente des analogies avec le monde du ‘ Dieu ’ de la religion chrétienne ou du ‘ Nirvana ’ de la religion bouddhique. Quant au chemin parcouru, la religion confucianiste ne suit pas une voie qui nie la vie réelle des hommes, mais une voie de la pratique morale, et de cette manière elle agrège et pénètre toutes les croyances transcendantes et introduit la valeur de la religion au sein de la vie. L’âme de la vie, se surpassant sans cesse, s’élève par degrés du ‘ moi expérimental ’ au ‘ moi rationnel ’ et jusqu’au ‘ moi transcendant ’, le ‘milieu vécu’ de l’âme s’élève du ‘ monde objectif ’ au ‘ monde subjectif ’ et jusqu’à un ‘ monde sur-réel ’38 Chaque niveau de ‘milieu vécu’ est aussi, en ce qui concerne la vie, une forme de limitation. Mais l’âme de la vie a une Nature humaine fondamentale qui ne cesse de transcender le Moi, de dépasser le Moi. Tang intériorise encore plus la croyance des Confucianistes, en affirmant que l’homme peut se parfaire lui-même, il affirme et exagère « l’union de la sainteté et de la sagesse dans une conscience sacrée qui est à la fois transcendante et immanente à l’Esprit humain. » C’est en réalité, en tant que source des valeurs, la croyance en la perfectibilité qui par accumulation forme la « conscience infinie de l’Humain » de « l’Esprit céleste et Nature céleste », de « l’Esprit fondamental et de la Nature humaine fondamentale ». bentilun 本体论 est le ‘discours sur ce qui existe’ et donc l’ « ontologie » à comprendre en un sens dynamique, en relation avec la pratique qui constitue l’existence. benti, lié au un processus (qui lui donne consistance), est rendu par les penseurs chinois par « noumène » en opposition aux « phénomènes » du processus. Ci-dessous ces deux termes sont rencontrés. 37 « Classification des enseignements » (panjiao), ce terme désigne le travail que les Lettrés chinois ont mené pour déterminer à quels enseignements, à quelles écoles bouddhiques appartiennent les textes composant le corpus bouddhiste ; pour une discussion détaillée, voir Joël Thoraval, Introduction à Spécificités de la Philosophie Chinoise, Cerf, Paris, 2003, pp.54-56. 38 On trouvera un exposé des « neuf sphères » de Tang Junyi dans Umberto Bresciani, Reinventing Confucianism, Taipei Ricci Institute for Chinese Studies, Taipei, Taiwan, 2001, pp.312-325. - 11 / 33 - Introduction, notes et traduction de François Hominal, Institut Ricci de Paris, Mai 2009 3. Mou Zongsan : une religion morale, intérieure et transcendante Mou Zongsan39 est un philosophe très versé dans la sagesse spéculative, qui a développé une théorie originale de la religiosité du confucianisme. Il commence par comparer les trois religions que sont le confucianisme, le bouddhisme et le christianisme 40 . Il estime que l’apitoiement confucianiste est analogue à la compassion bouddhique et à la charité chrétienne, les trois ayant en commun d’être une affliction cosmique. La conscience de l’angoisse dans le christianisme et celle de la souffrance dans le bouddhisme viennent du côté négatif de la vie, du péché et de la souffrance ; la conscience soucieuse confucianiste (pour employer l’expression de Xu Fuguan) vient de l’aspect positif de la vie. Ce que font ressortir les Confucianistes, c’est la subjectivité et la moralité. « Dans le christianisme, l’origine profonde de la crainte est le péché originel, la délivrance de cette origine profonde est la rédemption et le refuge après la délivrance, c’est accéder au Paradis, se rapprocher de Dieu. Le paradis est l’aboutissement final auquel conduit la conscience du péché dans le protestantisme. Dans le bouddhisme, la souffrance suscitée par l’impermanence et le tracas engendré par le désir d’aimer constituent la source profonde du tourment ; son dépassement est la libération de ce tourment, c’est-à-dire la Vérité de la Suppression de la douleur41 au sens où elle est l’extinction complète du tourment, mais le refuge après avoir été délivré de la cause profonde du tourment, consiste à atteindre le ‘milieu vécu’ de la tranquillité du Nirvana. Ce qui suscite la conscience soucieuse des Chinois, c’est une conscience morale positive, un sens des responsabilités, ce sont les idées de vigilance, de vertu vigilante, de mise en lumière de la vertu et de Mandat céleste42. Dans l’antiquité chinoise, le ‘ Mandat céleste ’ ou la ‘ Voie du Ciel ’, est comme le Dieu de l’Occident, le maître suprême de l’univers, mais c’est de la vertu de l’homme que dépend la descente du Mandat céleste. C’est là une différence majeure d’avec le Dieu de la conscience religieuse occidentale. C’est par la vigilance que suscite la conscience soucieuse que le Mandat du Ciel, la Voie du Ciel, pénètre progressivement le corps de l’homme, s’y infiltre pour constituer le sujet humain. Dans la vigilance, notre sujet ne s’est pas projeté en Dieu ; il ne s’agit pas d’une négation du Moi, mais d’une affirmation du Moi. Ce sujet n’est pas le sujet de la biologie ni celui de la psychologie, mais un sujet transcendant, qui manifeste des valeurs dans l’authenticité et d’une manière sensée. Le ‘sens de l’Humain’ de Confucius, la ‘ Nature humaine bonne ’ de Mencius dérivent de ce sujet véritable. Plus tard, par son commentaire sur « la Nature humaine et la Voie du Ciel », Mou décrit la particularité du confucianisme d’être ‘ transcendant ’ et ‘ immanent ’. Il dit que la Voie du Ciel, haute dans les cieux, a un sens transcendant, mais elle s’infiltre en l’homme et, intérieure à l’homme, elle devient la Nature humaine et elle devient ainsi aussi immanente. La Mou Zongsan 牟宗三 (1909-1995). Né en 1909 dans le Shandong. Etudes de philosophie à l’université de Pékin (1927-1933) où il est élève de Xiong Shili. Passe quelques années à Chongqing, où il est voisin de Tang Junyi. En 1949, il s’exile à Taiwan, y enseigne avant de s’installer à HongKong en 1960 où il travaille au New Asia College. Il fait de nombreux cours et conférences à HongKong et Taiwan. Il y meurt en 1995. 40 Mou Zongsan, Spécificités de la philosophie chinoise, Introduction par Joël Thoraval, traduction par Ivan Kamenarovic et Jean-Claude Pastor, Le Cerf, Paris, 2003, pp.95-97. (ci-dessous Spécificités de la philosophie chinoise). 41 En sanskrit « nirodha-satya », c’est la troisième des quatre vérités du sermon de Bénarès de Sakyamouni (le Bouddha), celle de la cessation de l'insatisfaction qui résulte de l’abandon des désirs. 42 Spécificités de la philosophie chinoise, pp.99 s. 39 - 12 / 33 - Introduction, notes et traduction de François Hominal, Institut Ricci de Paris, Mai 2009 Voie du Ciel a ainsi à la fois une connotation religieuse (qui insiste sur la transcendance) et morale (qui insiste sur l’immanence). Dans la Chine ancienne, en raison d’un contexte culturel particulier, l’idée de Voie du Ciel eut un développement brillant dans son acception immanente 43 . Avant Confucius, une tradition de pensée mettait en relation la Nature humaine, le Mandat céleste et la Voie du Ciel. Confucius, en faisant appel au ‘sens de l’Humain’, à la sagesse et à la sainteté, fit concorder à distance la Nature humaine et la Voie du Ciel. La Voie du Ciel, qui avait le sens d’une divinité dotée d’une personnalité, devint le « véritable germe d’une incessante création » qui « engendre sans cesse ». On peut dire que le Mandat céleste, la Voie du Ciel sont « la créativité même ». (même si la ‘créativité même’ en Occident ne peut être qu’un dieu de la religion ou Dieu ; « même » a ici le sens de ‘sans limite’). Vue sous l’angle de l’objectivité, on parle de ‘ Voie du Ciel ’ et sous l’angle de la subjectivité, de ‘Nature humaine’. Cette ‘Nature humaine’ est une particularité de l’homme, c’est la ‘constitution fondamentale’ qui fait que l’homme est homme, c’est la ‘constitution fondamentale’ de l’homme, c’est le corps même de la créativité, mais ce n’est ni la manifestation d’un instinct animal, ni celle d’une structure physiologique, ni celle d’émotions psychologiques. ‘ Devenir saint ’ se situe au niveau de ce qui doit être et qui n’est pas dans la réalité ; ce dont il est question, c’est de regarder sa propre vie psycho-spirituelle avec droiture, se garder de ce que la vie ne se ‘ chosifie ’, afin de se fondre dans la vie de l’univers et de s’accorder avec elle. Le ‘sens de l’Humain’, c’est l’inter-affectation et la fertilisation de la vie psycho-spirituelle, qui s’étend progressivement pour faire – perspective ultime - un avec l’univers et les dix mille êtres. Le ‘sens de l’Humain’ représente la vie véritable, c’est la ‘constitution fondamentale’, c’est encore le sujet véritable. Confucius dit “j’étudie ici-bas et atteins le haut” 44 , ce qui signifie qu’il suffit que l’homme s’efforce de pratiquer le ‘sens de l’Humain’ pour s’accorder à distance avec la Voie du Ciel. Les anciens écrivaient « étude » pour « éveil »45, c’est-à-dire l’ouverture ou le début de la conscience de la moralité. Le « Ciel » de Confucius conserve sa transcendance que l’homme vénère et redoute. L’accord à distance transcendant avec le Ciel de Confucius a une connotation religieuse de gravité, inintelligible, sacrée. Le lignage « Invariable Milieu - Commentaire du Classique des Mutations » et le lignage de Mencius parlent l’un et l’autre de l’accord à distance interne, qui a une connotation philosophique de proximité et de clarté. Ce qui est appelé concordance interne, ce n’est pas appeler la Voie du Ciel à l’aide, mais au contraire la tirer vers le bas, la recevoir en soi, l’intérioriser pour en faire sa propre moralité, et, dans le processus où il participe au CielTerre et fait nombre avec eux, mettre l’homme côte à côte avec le Ciel et la Terre, pour que les trois fassent une triade. C’est pourquoi le développement des conceptions de Mandat Céleste et de Voie du Ciel est du à l’identification des concepts d’authenticité’ et de ‘sens de l’Humain’ au sens subjectif ; en ne mettant plus l’accent sur le caractère d’objet mais sur celui de sujet, se révèle le principe créateur et le principe vivificateur de la «créativité même». Puis Mou montre que la religion confucianiste joue le rôle d’une religion. Il dit que la science et la démocratie ne permettent pas de comprendre la culture occidentale, il faut encore la comprendre par sa dynamique fondamentale, le christianisme ; de la même manière, la culture chinoise ne peut être comprise que par sa dynamique fondamentale, la religion confucianiste46. 43 44 45 46 Spécificités de la philosophie chinoise, pp.115 s. Entretiens , XIV 37/2. Les graphies de ces deux caractères 学 xue ‘étude’ et 觉 jue ‘éveil’ sont encore proches. Rujiao. Voir note à la section 1, ci-dessus. - 13 / 33 - Introduction, notes et traduction de François Hominal, Institut Ricci de Paris, Mai 2009 1. La religion confucianiste joue le rôle d’une « règle de vie dans la vie quotidienne »47. Le duc de Zhou a établi les rites et créé la musique, il a défini pour les gens les principes (immuables) réglant les règles sociales, « Le Saint instaure l'enseignement48 » ou encore « il transforme le peuple par l'établissement des coutumes 49 . ». Les principes sociaux étaient sévères et stricts dans la société traditionnelle, leur contexte a un sens éternel, ils ont une valeur morale, ils prennent le ‘Principe céleste’ pour fondement et ne sont pas seulement conceptions de sociologique ou biologique. Par exemple, « le père est bon et le fils pieux, l’aîné est avenant et le cadet respectueux » voilà qui est conforme au Principe céleste. 2. La religion confucianiste est une religion, parce que, comme les autres religions, elle ouvre « un chemin de vie psycho-spirituelle50. » D’un côté, elle dirige la vie humaine, accomplit la personnalité, régule le monde intérieur de l’individu, et, d’un autre côté, dans le domaine objectif, elle porte la responsabilité de la création de la culture historique, et en ceci elle diffère des autres religions. 3. Cette particularité de la religion confucianiste de n’avoir pas mis l’accent sur la Voie du Ciel objective au point d’en faire un Dieu, fit qu’elle prit forme, puis déploya une doctrine, sans que l’émotion subjective d’appel à l’aide ne prenne la forme d’une prière religieuse ; son centre de gravité et son centre géographique se trouvent dans la question du « ‘comment’ l’homme peut manifester la Voie du Ciel ? » C’est pourquoi la pratique morale prend la place centrale, la vie humaine apparaît comme un processus de réalisation de la vertu, le but ultime étant de devenir saint, de devenir sage. Pour cette raison, du côté des ‘ affaires ’ de la religion, la religion confucianiste transforme les cérémonies religieuses en rites et musique de la vie ordinaire, et du côté du ‘ principe51 ’ de la religion, le confucianisme a une religiosité de haut niveau et une inspiration religieuse au faîte de la perfection. Le ‘ pratiquer le ‘sens de l’Humain’, devenir homme du ‘sens de l’Humain’ de Confucius, le ‘déployer tout le potentiel de son Esprit, connaître sa Nature humaine, connaître le Ciel’ 52 » de Mencius, c’est la créativité même que le Ciel nous a donnée à nous humains et que nous devons restaurer et déployer, c’est-à-dire l’initiateur de la vie psycho-spirituelle. On dit en général que le christianisme plonge ses racines en Dieu et les Confucianistes en l’Homme, mais là n’est pas l’essentiel, car les Confucianistes ne prennent pas pour fondement l’homme fini concret, qui coupe les relations avec le Ciel53. Dans le processus d’éveil de la conscience et de réalisation de la Vertu, ils déploient leur Nature humaine fondamentale, manifestent la Voie du Ciel, ils accomplissent le monde des valeurs humanistes. Les Confucianistes ne sont pas aveuglément optimistes, ils ne surestiment pas la capacité de l’homme, ni ne pensent pas que l’homme peut maîtriser tout le sens et le mystère de l’infini de la Voie du Ciel ; ils ne disent pas que l’homme peut surmonter tout le mal ; au contraire, les Confucianistes donnent de l’importance au travail de perfectionnement de soi, dans le Spécificités de la philosophie chinoise, pp.213sq. Liji 礼记, ‘Traité des Rites’, Liji, XXI, 15 ; trad. : Séraphin Couvreur, Li Ki ou Mémoires sur les bienséances et les cérémonies, Cathasia, Paris, [1913] 1951 (réed.), vol.2, t.1, pp.284-285 ; cidessous référencé comme Liki, Couvreur. 49 Liji, XVI, 1 Couvreur, vol.2, t.1, p.28. 50 Spécificités de la philosophie chinoise, pp.216sq. 51 li 理 « Principe » peut former un couple avec qi 气 (‘matière’, ‘énergie’) mais aussi avec shi (事, affaires), comme une idée organisatrice se distingue des manifestations concrètes. Ce couple li/shi 47 48 d’origine bouddhique, a été utilisé par les penseurs chinois dès le Vème siècle 52 L’homme, en déployant tout le potentiel de son Esprit, actualise sa Nature propre qui est foncièrement bonne, il lui donne une consistance, il la « connaît » ; dans ce mouvement, il est alors en union parfaite avec le Ciel, la puissance créatrice suprême de l’univers. Voir Mencius VII A 1/1 53 Spécificités de la philosophie chinoise, p.224. - 14 / 33 - Introduction, notes et traduction de François Hominal, Institut Ricci de Paris, Mai 2009 processus sans fin de réalisation de la vertu, ils surmontent le mal progressivement et tendent vers la Voie du Ciel transcendante. 4. La particularité de la religion confucianiste pour Mou Zongsan, est d’être « la religion de la morale ». De la section précédente, nous avons appris que Tang Junyi, sans effacer la frontière entre morale et religion, préconise de marcher vers le monde de la « circulation de la Vertu céleste » par la pratique morale. Dans la présente section, nous avons encore appris que Mou Zongsan et Tang Junyi ont exploré la transcendance de la Voie du Ciel et l’infinité de la ‘conscience de l’Humain’. Mou Zongsan, allant plus loin, définit la religion confucianiste comme la religion morale, comme la religion de la réalisation de la vertu, la religion humaniste. Il estime que le « Principe mystérieux» des taoïstes, le « Principe du vide » des bouddhistes et « la Nature humaine et le Principe » des confucianistes, « appartiennent tous à la religion morale. Ce dont parlent les néo-confucianistes des dynasties Song et Ming, c’est des écoles de la Nature humaine et du Principe. C’est de la morale et c’est de la religion, autrement dit la morale et religion constituent une entité où la morale et la religion se transforment l’une en l’autre. » Mou Zongsan montre que le centre géométrique et le centre de gravité des Confucianistes des Song et Ming se réalisent dans l’Esprit fondamental moral et la capacité de création morale (ce qui fait que la pratique morale peut être un fondement a priori). Cette ‘Ecole de l’Esprit et de la Nature humaine’ ou encore ‘Ecole de la sagesse intérieure’ pour laquelle ‘l’Esprit fondamental, c’est la Nature humaine’, signifie que [l’Esprit fondamental] à l’intérieur de chaque individu, fait consciemment une pratique morale (c’est-à-dire le travail du saint-sage), afin de développer et achever sa personnalité morale. D’une part, elle est différente des autres religions, en ce que son désir de moralité ne peut pas être complètement séparé de la chose politique et se retirer dans la satisfaction de la réalisation de la vertu de l’individu. D’autre part, cette ‘Ecole de la sagesse intérieure’ est aussi une « religion de la réalisation de la vertu ». La visée suprême de la ‘réalisation de la vertu ‘ c’est le ‘sens de l’Humain’, c’est le ‘ grand homme54 ’, mais son sens véritable est de trouver dans la vie finie de l’individu un sens infini et parfait. C’est en cela que la morale, c’est la religion, et devient pour l’humanité ‘ la religion morale ’. Mou montre qu’elle est différente de la religion bouddhique de l’extinction centrée sur le détachement et de la religion chrétienne du salut centré sur la divinité. Les Confucianistes ne confinent pas la morale à l’intérieur d’un domaine limité, à la différence de certains intellectuels occidentaux qui opposent les termes de morale et de religion. Mou estime que « la morale ouvre sur l’infini ». Le sens en est que, le comportement moral a beau être fini, la réalité sur laquelle s’appuie le comportement moral pour faire qu’il soit comportement moral est infinie. L’homme en tout lieu et tout temps peut témoigner cette réalité en réalisant « la pureté sans ombre »55 de son comportement moral, sa vie individuelle a beau être finie, tout comme son comportement moral, le fini est infini. C’est le ‘milieu vécu’ de la religion. Manifester la réalité par la réalisation de la vertu (ce qu’on appelle ‘déployer tout le potentiel de son Esprit‘ou ‘déployer tout le potentiel de sa Nature humaine’), ce processus de réalisation de la vertu est illimité et inépuisable. Si on veut parler d’imperfection, il y aura toujours imperfection, personne n’ose se présenter comme un saint. Mais si l’on parle de 54 « Grand homme » (daren 大人) : le Classique des Mutations en dit « ’il joint sa vertu à celle du Ciel et de la Terre, sa clarté à celle du soleil et de la lune, son ordre à celui des quatre saisons et sa capacité à être bénéfique ou maléfique à celle des esprits et des démons. » (周易 Classique des Mutations, hexagramme qian 乾, section wenyan 文言). 55 Zhongyong, 26/10 : allusion au comportement moral sans ombre du roi Wen. - 15 / 33 - Introduction, notes et traduction de François Hominal, Institut Ricci de Paris, Mai 2009 perfection, alors c’est un « corps transparent56 », c’est la perfection, et la sainteté peut être atteinte à tout moment. Si l’on parle de libération, c’est la libération ; si l’on parle de salut, c’est le salut. Si l’on parle de croyance, c’est une croyance, c’est une croyance intérieure et non pas une croyance extérieure qui s’adonne à prier un sauveur. Peu importe d’être saint ou non, l’important est de faire la pratique morale d’une manière consciente, fonder son ‘Esprit fondamental’ et sa ‘Nature humaine fondamentale’ pour purifier à fond sa vie. C’est un travail illimité et inépuisable. Tout ce qui est sens mystérieux du caractère religieux et moral se trouve en lui. Tout ce qui est moralité et principe de l’école de la sainteté intérieure se trouve dans son déploiement. » Enfin57, Mou allant encore plus loin, propose la thèse de l’enseignement58 parfait et du Bien parfait et montre que le véritable enseignement parfait se trouve dans le confucianisme. Dans Intuition intellectuelle et philosophie chinoise, Phénomène et chose en soi, Du Bien suprême59, Mou, après avoir assimilé Kant, développe d’une manière constructive les trois enseignements confucianiste, bouddhique et taoïste. Il distingue deux niveaux d’ontologie. Il estime que la distinction transcendante dont parle Kant doit être comprise comme une distinction au niveau de l’être (distinction de l’ontologie des phénomènes et de l’ontologie des noumènes) et non comme une distinction métaphysique ordinaire entre noumène et phénomène. Mou met encore en évidence que Kant n’ose pas reconnaître que l’homme a une ‘intuition intellectuelle60’ et en fait une prérogative divine, aussi il ne peut connaître que le caractère de l’ontologie de la connaissance (c’est-à-dire ‘l’ontologie de l’attachement’) pour achever l’ontologie du monde des phénomènes, c’est-à-dire la métaphysique immanente, et il ne peut pas achever la métaphysique transcendante61, c’est-à-dire l’ontologie du monde des noumènes (‘l’ontologie du détachement’)62. Les trois enseignements chinois (confucianisme, taoïsme et bouddhisme) soutiennent que l’homme a une intuition intellectuelle et, en cela, corrigent la philosophie de Kant ; ils peuvent mener à bonne fin la métaphysique transcendante et l’ontologie fondamentale que Kant ne pouvait aucunement achever. Cette ontologie à deux niveaux disparaît au cours de la pratique du devenir saint, du devenir bouddha, du devenir homme véritable. Du point de vue de l’ultime, c’est devenir saint, devenir bouddha, devenir ‘homme véritable63’ : l’homme quoique fini peut être infini. Mou Zongsan développe la théorie de l’enseignement parfait de la secte bouddhique du Tiantai64 afin de la faire communiquer avec la théorie du Bien parfait65 de Kant et réinterprète l’orientation psycho-spirituelle des confucianisme, bouddhisme et taoïsme. Il souligne que le christianisme tient que l’homme est fini et ne peut être infini, que Dieu est infini et ne peut pas être fini, que l’homme et la divinité sont séparés et ne communiquent pas, aussi il notion bouddhique. Les développements qui suivent ont été attaqués par des disciples de Mou Zongsan. 58 Ici, il convient ici de traduire « jiao » par enseignement, plutôt que religion. 59 Œuvres de Mou Zongsan publiées respectivement en 1971, 1975 et 1985. 60 Le terme chinois équivalent à l’expression kantienne d’ « intuition intellectuelle » est zhi de zhijue 智 的直, littéralement ‘intuition sapientielle’. Voir l’excellente note sur ce terme chez Sébastien Billioud. 61 Kant parle de ‘métaphysique transcendentale’. 62 On trouvera une discussion approfondie de cette question de l’intuition intellectuelle chez Kant dans J.Thoraval, Introduction, Spécificités de la philosophie chinoise, pp.43-47. 63真人, zhenren. Voir A. Cheng, Histoire …, p. 126s ; l’homme idéal pour Zhuangzi, en qui n’existe même plus la moindre démarcation entre lui et le Ciel. 64 Tiantai 天台 ou ‘Plateforme céleste’. 65 L’expression de Kant est « Bien suprême ». 56 57 - 16 / 33 - Introduction, notes et traduction de François Hominal, Institut Ricci de Paris, Mai 2009 l’appelle « religion de la séparation ». La ‘conscience sapientielle de la Prajna 66 ’ des Bouddhistes, l’‘Esprit du Dao’ des Taoïstes, ‘ le Corps de la connaissance (morale) et la Perception claire67’ au sens moral des Confucianistes sont toutes des ‘consciences infinies’. Les trois enseignements (confucianisme, bouddhisme et taoïsme) reconnaissent tous que l’homme fini peut être infini, tous ont maîtrisé cet élément-clé qu’est la ‘vigilance dans la solitude68’ (dans le bouddhisme c’est la “Méditation Samantha”, dans le taoïsme l’‘atteindre le Vide et garder le Calme’), tous pensent que l’on peut par sa propre pratique manifester clairement une conscience infinie, c’est pourquoi, il les appelle « religions pleines » (religions accomplies). Mou expose l’enseignement parfait et le Bien parfait dans les trois religions (confucianisme, bouddhisme et taoïsme), il souligne que l’accès à l’enseignement parfait du bouddhisme est la « libération de l’esprit sans souillure », celui de la religion taoïste est le « non-agir nonattachement », alors que le confucianisme pénètre directement dans la conscience morale. L’enseignement parfait des Confucianistes depuis le « pratiquer le ‘sens de l’Humain’ c’est connaître le Ciel » de Confucius, a connu de nombreux développements avec Mencius, l’Invariable Milieu, le Commentaire du Classique des Mutations et jusqu’aux Confucianistes des dynasties Song et Ming. Comparativement, le bouddhisme et le taoïsme manquent de sens créatif, ils ne peuvent pas atteindre directement tous les êtres. Les Confucianistes « préparent une conscience sapientielle infinie morale ; cette conscience sapientielle infinie par l’effet de sa volonté créatrice ou par l’effet de son interaction avec le ‘sens de l’Humain’ fertilisant, peut initier tous les êtres et en faire des existants. » Mou estime que la religion confucianiste a une signification de création morale ; pénétrant verticalement le monde de l’existence, elle déploie les deux dimensions horizontale et verticale, elle est l’enseignement parfait de l’« impartialité jusqu’à l’équité ». Le sujet taoïste permet à l’enseignement parfait de devenir possible, il n’y a qu’à l’intérieur de l’enseignement effectivement parfait que le Bien parfait unissant la vertu et le bonheur est véritablement possible. Chez Kant, la réalisation de l’union de la vertu et du bonheur doit être garantie par Dieu ; dans le confucianisme, pour Mou Zongsan, c’est la conscience infinie libre (le sujet moral) qui prend la place du Dieu de Kant. La conscience infinie libre est donc l’initiateur de l’union de la vertu et de la morale. Le partenaire Dieu, en se transformant en une divinité dotée d’une personnalité, devient l’objet adoré et prié par la connaissance émotionnelle. Ensuite, le sujet moral de la religion confucianiste (la conscience sapientielle infinie, la conscience libre infinie) peut se réaliser et se manifester aux hommes et atteindre dans la pratique morale le monde du Principe de la Sainteté parfaite. « Le Saint parfait agit selon le Principe céleste autonome de la conscience sapientielle infinie, et c’est la Vertu ; ceci est le royaume des fins; la conscience sapientielle infinie, au milieu du divin répondant aux sollicitations du divin, fertilise les êtres et les engendre, elle fait que l’existence des êtres change en fonction de la conscience, et c’est le bonheur, c’est le royaume de la nature. (Ici la nature est la nature au niveau de la chose en soi et non la nature au niveau des phénomènes). Les deux royaumes ‘‘ ont la même constitution et se rejoignent’’, c’est le Bien parfait. L’enseignement parfait rend possible le Bien parfait ; le saint parfait incarne la possibilité que le Bien parfait est véritable. Aussi, en raison de l’orientation sapientielle du saint Le terme chinois traduit ici par « sagesse » rend la notion bouddhique de « Prajna ». Mou Zongsan aime utiliser cette expression de Wang Yangming, qui ne signifie rien d’autre que la connaissance morale ; c’est encore un autre nom du sujet moral confucéen. 68 慎独 shendu : Ce terme très apprécié par les néo-confucianistes est trouvé dans la Grande Etude et sous une forme proche dans l’Immuable Milieu. 66 67 - 17 / 33 - Introduction, notes et traduction de François Hominal, Institut Ricci de Paris, Mai 2009 confucianiste, la classification des enseignements des Confucianistes commence avec le maître et se termine avec le saint et le divin. … Du maître au sage, du sage au saint, du saint au divin, les quatre positions (lettré, sage, saint et divin) forment une entité et se transforment l’une en l’autre. L’harmonie résultant de la pratique des hommes présente des différences en raison de la variété des facteurs matériels originels et des limites des circonstances particulières ; et pourtant le saint-sage établit l’enseignement, c’est un début et deviendra une fin. Arrivé à la positions du saint ou de la divinité, l’enseignement parfait est accompli. L’enseignement parfait accompli, le Bien parfait devient manifeste. Le saint parfait manifeste le Bien parfait dans le monde. Et voila le terme du terme pour l’homme » Ici il y a quatre enseignants : le lettré, le sage, le saint et le divin. Le lettré enseigne à « élever ses aspirations », « il se distingue entre tous »69, etc. L’enseignement du sage est représenté par « ce qui est désirable est appelé ‘bon’ (ici ‘ce qu’on désire’ désigne des raisonnements, des significations ou des paroles) …ce qui en est rempli s’appelle ‘beau’, ce qui en est rempli et brille s’appelle ‘grand’70 ». L’enseignement du saint est marqué par « celui qui est grand et en est transformé s’appelle ‘saint’71 » jusqu’à « il unit sa vertu à celle du ciel et de la terre et son éclat à celui du soleil et de la lune72 », « il fait un avec le ciel-terre et tous les êtres73 ». L’enseignement du divin a pour contenu « être ‘saint’ et dépasser l’entendement s’appelle ‘divin’74 », « là ou passe l’homme de bien se produisent des transformations, là où il se tient est divin, il se déplace en haut et en bas et se fond dans le courant du Ciel et de la Terre 75 ». Les quatre enseignements peuvent aussi être dits quatre milieux vécus. En résumé, la réflexion de Mou Zongsan sur le confucianisme comme ‘religion morale’ fait communiquer la Nature humaine et la Voie du Ciel, la morale et la religion, la transcendance et l’immanence, la religion parfaite et le Bien parfait, il propose d’une manière précise une vision du confucianisme en tant que religion et en pose les fondations théoriques. C’est là qu’il s’arrête, à une borne que les néo-confucianistes contemporains n’avaient pas encore atteinte sur ce sujet. 69 Liji, XXXVIII, 16, Couvreur, vol.2, t.2, p.610. Mencius VII.B.25.3, 5,6 Mencius VII.B.25.7 72 Il s’agit du « grand homme ». Voir note ci-dessus ? 73 Cheng Yi, « Questionnement sur la Grande Etude ». 74 Mencius VII.B.25.8 75 Mencius VII.A.13.3 70 71 - 18 / 33 - Introduction, notes et traduction de François Hominal, Institut Ricci de Paris, Mai 2009 4. Du Weiming : la transformation ultime du Moi en tant que comportement du groupe Du Weiming 76 , qui fait sans relâche des exposés pour que les sources du confucianisme coulent vers le monde, est actuellement le plus actif des représentants des néo-confucianistes contemporains. Dans le dialogue avec les principales religions mondiales, il a fait de nombreuses déclarations sur la question de la religiosité du confucianisme. Dans un premier temps, il n’admet pas que le monothéisme (avec un Dieu extérieur transcendant) soit pris comme critère universel du caractère religieux. Au début des années 70, il a proposé de ne pas prendre la particularité de la civilisation occidentale pour l’universalité de la culture de l’humanité. En prenant comme modèles la spéculation philosophique grecque et l’expérience religieuse du christianisme, ou encore les conceptions abstraites de « philosophie » et de « religion » pour analyser le confucianisme, on peut commettre des erreurs « à se couper le pied pour entrer dans la chaussure ». Il préconise de changer la question de savoir si le confucianisme est une philosophie ou une religion en la question de la philosophicité et de la religiosité du confucianisme. Comprendre les particularités du savoir et de l’expérience des Confucianistes là où la philosophie et la religion se rencontrent et communiquent entre elles, voilà qui est précisément une philosophie sur le mode de l’expérience ou une religion ayant un caractère de sagesse. En bref, la philosophie et la religion sont en Occident deux traditions, mais en Chine et en Orient elles désignent deux aspects de la même tradition. Dans les années 80, Du Weiming a critiqué l’affirmation de Max Weber que les Confucianistes ne font que s’adapter au monde, estimant qu’elle « a sérieusement déprécié l’intégrité psychologique et la capacité de transcendance religieuse du confucianisme. » Dans les années 90, il a réfuté des propos du genre qu’il manque à la culture chinoise d’avoir un Dieu. Il estime que c’est la culture occidentale qui, lors du mouvement du 4 mai 1919, interroge sur le manque de science et de démocratie et aujourd’hui sur le manque d’une tradition religieuse. La première vient du mouvement des Lumières, la seconde de la religion monothéiste. Du Weiming n’admet pas que les Confucianistes soient félicités du point de vue d’une raison instrumentale pour leur prétendu athéisme, ni n’approuve que les prétendues insuffisances de « l’immanence transcendante » de la tradition des Confucianistes soient à compléter par « l’extériorité transcendante » du christianisme ou d’un autre monothéisme. Il a émis des avertissements et des critiques bienveillantes à l’égard de quelques chercheurs chinois contemporains qui avaient naïvement transplanté une religion occidentale particulière, ou, qui avaient, pour étendre le domaine de la religion, gommé et abandonné, sans les avoir étudiées, de précieuses richesses de leur propre culture qui ont encore force et capacité de convaincre. Toutes ces choses, il faut les peser par soi-même, traiter avec bienveillance ou regarder comme il le faut les particularités de ses propres richesses, éviter la tendance à faire de l’Occident la référence. Ce travail est une stimulation méthodologique. D’autre part, du côté de la réflexion sur la religiosité des Confucianistes et leur ‘école de l’Esprit et de la Nature humaine’, Du Weiming a subi de nombreuses influences, dont quatre principales. Du Weiming, 杜维明. Né à Kunming (Yunnan) en 1940. Etudes universitaires à Taiwan (1961), puis à Harvard (PhD en 1968). Enseigne à Princeton, Berkeley, avant de revenir à Harvard en 1983 où il enseigne jusqu’à ce jour, tout en occupant divers postes de responsabilités. 76 - 19 / 33 - Introduction, notes et traduction de François Hominal, Institut Ricci de Paris, Mai 2009 La première, il hérite directement de la tradition de Tang Junyi, Mou Zongsan et Xu Fuguan et on peut dire qu’il la prolonge. La deuxième, il subit l’influence d’existentialistes religieux tels que Martin Buber, Paul Tillich, Gabriel Marcel ; Kierkegaard est aussi un homme dont Du Weiming se sent proche, ce qui n’a pas été sans inspirer le déploiement en niveaux de l’expérience religieuse implicite de l’ ‘école de l’Esprit et de la Nature humaine’. La troisième est l’influence des recherches d’un historien des religions, W C Smith, sur le sens et la visée des définitions et dogmes de la religion. Smith distingue la « religion » et la « religiosité », la première désigne la structure statique, le système objectif, la seconde la tradition, la croyance et, tout particulièrement, l’identification au niveau spirituel des Moi des membres d’une communauté de croyants. Cette dernière lui a été très utile pour révéler les niveaux internes du confucianisme des dynasties Song et Ming en tant que tradition spirituelle. La quatrième, c’est tous les propos recueillis au cours des discussions avec des théologiens contemporains et des spécialistes de la religion. Plus tard, Du Weiming a révélé le sens religieux éthique de ‘l’école pour soi’ et a défini la religiosité du confucianisme des dynasties Song et Ming. A l’opinion de Max Weber que le confucianisme manque d’un point d’appui transcendant, Du Weiming réplique : en réalité c’est plaquer violemment sur le confucianisme une sorte de christianisme et par là une interprétation qui lui est extérieure. Si les Confucianistes ne croient pas à l’existence d’un dieu personnalisé transcendant, ils croient que la Nature humaine est finalement bonne et qu’il y a une nature divine qui concerne tous les êtres. Cette Nature humaine, octroyée par le Ciel, ne se réalise pleinement que par des activités conscientes de l’Esprit visant à étendre au maximum sa ‘connaissance innée du Bien’77. Du Weiming l’appelle ‘continuité existentielle’. La réalité du Ciel n’est pas inconnue de l’homme, elle peut être appréhendée par ses fonctions de volonté, d’émotion et de connaissance. Par l’éducation et le perfectionnement de l’âme, l’homme peut, par le son infime que produit la perception de la divinité, comprendre le mystère du mouvement céleste. A l’encontre des preuves théologiques, les Confucianistes des dynasties Song et Ming maintiennent l’ancienne conception de l’interaction mutuelle du Ciel et de l’Homme : « Le Ciel voit par les yeux de notre peuple, le Ciel entend par les oreilles de notre peuple. » 78 Le Moi de l’homme témoigne de sa transcendance suprême dans sa propre existence véritable, qui ne peut pas être comprise comme une relation entre un être isolé et Dieu. « La ‘foi’ en l’homme des Confucianistes qui a vraiment un sens est la foi en la possibilité réelle du surpassement79 du Moi de l’homme vivant. Le corps, le cœur, l’âme, l’esprit d’un homme vivant sont emplis d’un profond sens religieux éthique. Ils ont un sentiment religieux au sens des Confucianistes, c’est-à-dire ils effectuent la transformation ultime du Moi en tant que Mencius remarque que tout homme ne peut pas supporter la souffrance d’autrui, indice de sa connaissance innée du Bien. Mais ce n’est que par l’éducation et un travail sur soi que le caractère insupportable de cette souffrance s’étend de la famille à l’extérieur de la famille, puis du clan, du pays, pour être finalement aux dimensions du Ciel-Terre. C’est de ce processus double (transformation du moi et extension de la sensibilité) qu’il est directement question ici. 78 Classique des Documents, I, IV, 7 Traduction Couvreur, p.48 79 Notons ici que le même terme chinois (chaoyue, 超 越 ), qui traduit le terme technique « transcendant », « transcendance », a aussi en chinois un usage ordinaire courant rendu par « dépasser », « dépassement », « surpasser », « surpassement ». Autant dire que ce qui est traduit par « transcendant » est moins ‘marqué’ en chinois qu’en français ; il en est de même de neizai (内在) que l’on rend souvent par « immanent » a un sens ordinaire courant rendu par « intérieur », « inhérent », « intrinsèque ». 77 - 20 / 33 - Introduction, notes et traduction de François Hominal, Institut Ricci de Paris, Mai 2009 comportement de la communauté. Le ‘salut’ a dès lors la signification que ce nous avons en propre dans notre Nature humaine, c’est-à-dire cette réalité qui appartient à la fois au Ciel et à l’homme, atteigne son accomplissement complet. » Le fondement ultime de la communauté connaissante ou des chercheurs de la Voie proches les uns des autres par la visée et l’intérêt n’est pas une force transcendante attribuable à un « Tout Autre ». Les Confucianistes croient profondément dépasser [transcender] le Moi en tant que situation existentielle, dépasser la transformation de l’expérience réelle, la limite de cette transformation est ce qui permet à l’homme de correspondre à la Nature humaine fondamentale que le Ciel octroie. Cette promesse d’une transformation ultime du Moi contient plusieurs niveaux de transcendance. Du Weiming décrit ainsi la religiosité des Confucianistes des dynasties Song et Ming : « elle est formée par l’articulation d’un double processus, celui de l’approfondissement sans fin du sujet humain et celui de l’extension continue de la sensibilité humaine. Dans ces circonstances, la transformation ultime du Moi en tant que comportement du groupe produit nécessairement une série de bizarreries : comme par exemple l’éducation du Moi prend la forme d’une domination du Moi : le Moi, pour ‘réaliser sa Nature humaine fondamentale’, doit changer la structure où il se considère comme le centre … » Il précise encore : cette sorte de transformation ultime du Moi peut être vue comme un comportement de la communauté, et même devenir une sorte de réponse sincère au transcendant sous forme de dialogue. Plus simplement, c’est dans le processus d’apprentissage à être un homme que peut complètement se développer le potentiel infini transcendant du Moi que le Ciel a octroyé. Du Weiming note : « La religion confucianiste en tant que philosophie ayant un caractère religieux, recherche le ‘pôle de l’accomplissement de l’Homme’. Son principal souci est d’étudier les particularités de l’homme et à partir de là comprendre sa moralité, socialité et religiosité … Sa tâche principale consiste à rechercher comment devenir un homme authentique ou devenir un saint. » « La voie de la sainteté des Confucianistes prend comme fondement une conviction, à savoir que l’homme, par ses efforts, peut parvenir au Bien suprême. Ainsi, la connaissance du Moi en tant que forme du perfectionnement du Moi, est en même temps tenue pour une action de transformation intérieure du Moi. En réalité, la connaissance du Moi, la transformation du Moi, non seulement sont étroitement liées, mais encore sont liées et ne font qu’un. » Finalement, nous synthétiserons ainsi les trois points-clés et apports de Du Weiming à la théorie de la religiosité du confucianisme. 1. Le Moi est une idée religieuse éthique qui a un profond contenu cosmologique et ontologique. Le centre des activités créatrices dans le domaine de la religion éthique, c’est la subjectivité de l’homme. Le Moi est épanoui, il est le centre dynamique de toutes sortes de réseaux organiques, il est un processus concret par lequel un homme concret communique avec la communauté de l’humanité entière. Au sein de la perfectibilité du Moi, il ne cesse de s’approfondir et de s’étendre ; dans le processus d’amélioration, de mise en ordre, de régulation et de pacification80, il est passé par une voie concrète qui ne cesse de s’élargir tandis que les communautés sociales se fondent ensemble. Chaque étape de son perfectionnement est un rapport dialectique entre une limitation au niveau de la structure et une liberté au niveau du processus. 80 On reconnaît la thématique de la Grande Etude (Daxue). - 21 / 33 - Introduction, notes et traduction de François Hominal, Institut Ricci de Paris, Mai 2009 Les limitations de la situation du Moi et de son rôle social sont aussi une assistance au développement du Moi. Dans le processus décrit précédemment, le dépassement continuel des limites de l’ethnologie manifeste la sainteté au sein de chacun de nous. 2 « Le rapport du sacré et du profane » -- la particularité de la religiosité du confucianisme est sa manifestation des valeurs et du sacré dans le monde réel et profane, la transformation qu’il fait d’une limite réelle en tremplin dans le surpassement de chaque humain et de la communauté. A l’époque axiale, ce que la Chine a révélé avec les Confucianistes fut la réflexion sur l’homme lui-même, c’est-à-dire mener une réflexion en faisant de l’homme concret et bien vivant un être que l’on ne peut pas éliminer. Les quatre grands niveaux auxquels elle s’applique sont le Moi, l’individu et la communauté, l’homme et la nature, l’homme et le Ciel. Les Confucianistes ne partent pas du centre du Moi, du centre de la société, du centre de l’humanité pour définir l’homme ; ils affirment que, entre le Ciel et la Terre, l’homme est précieux. Les Confucianistes considèrent que le monde profane est sacré, que la réalité implique obligation, que l’exceptionnel réside au sein de la banalité. Voilà qui peut fournir des ressources psycho-spirituelles pour la modernisation de toutes les grandes religions mondiales. 3. « connaissance corporelle » -- Ce n’est pas un savoir rationnel et logique dans un domaine de connaissance, mais un savoir éthique dans le processus de perfectionnement de soi, c’est une sorte d’expérience de la vie, une connaissance de soi acquise dans le processus d’autotransformation. L’inter-affectation entre l’homme et le Ciel-Terre-Homme-Moi, est un processus dynamique et non une structure statique, et il n’est pas possible qu’elle puisse se libérer du cadre cosmique de l’union du Ciel et de l’Homme et devenir une théorie de la connaissance isolée. Allant plus loin, Du Weiming analyse la connaissance personnelle en quatre niveaux (sensible, rationnel, sapientiel et spirituel) et estime que ces quatre niveaux de la connaissance personnelle se nourrissent mutuellement, qu’ils sont la caractéristique de l’homme qui, doté de la perception spirituelle, peut aussi entrer en relation avec les dieux. D’une manière générale, les exposés de Du Weiming sur la nature religieuse et éthique de l’‘école des Corps Esprit Nature Destin’ et l’‘école du perfectionnement de soi’, et notamment les trois points ci-dessus, ont apporté des développements créatifs à la modernisation et mondialisation du confucianisme, qui méritent d’être reconnus et prolongés. - 22 / 33 - Introduction, notes et traduction de François Hominal, Institut Ricci de Paris, Mai 2009 5. Liu Shuxian : le Principe des deux perspectives et le Principe est Un et les manifestations multiples Liu Shuxian est sans conteste l’un des intellectuels qui a la plus haute formation philosophique parmi les néo-confucianistes contemporains 81 . En tant que représentant des Confucianistes, il pousse activement au dialogue avec le catholicisme, le christianisme et l’islam, il prend part activement aux échanges dans les domaines des religions mondiales et de l’éthique. Il a écrit une thèse en anglais sur la question de la religiosité du confucianisme, publiée dès les années 1970-1971.82 Sa position fondamentale n’a toujours pas notablement changé à ce jour, même si, sur le sens religieux de la pensée de Confucius, les écrits de ces dernières années présentent manifestement des explorations plus profondes. D’abord, Liu prête attention à la théologie moderne et à la connivence du confucianisme et du protestantisme à l’égard de la modernisation. Empruntant le point de vue du théologien chrétien Paul Tillich, il redéfinit la foi religieuse comme la préoccupation ultime. C’est manifestement une manière de prendre la « religion » en un sens large, parce que, pour Tillich, l’aspiration de l’homme à la religion est universelle, chaque homme ayant sa propre divinité, sa propre foi, sa propre préoccupation ultime. Bien sûr la question consiste à savoir quelle est la préoccupation ultime qui est la véritable préoccupation ultime. Liu tire aussi des leçons de la pensée de théologiens contemporains tels que Rudolf Bultmann, Karl Barth, Henry Nelson Wieman, Charles Harthorne, Dietrich Bonhoeffer, Harvey Cox et Hans Küng, et notamment sur des sujets tels que la démythologisation, l’usage du langage symbolique, la théologie de l’expérience, la théologie du process ou encore les efforts pour séculariser complètement la religion, etc., afin de discerner le contenu religieux de la tradition confucianiste sous l’angle de la religion actuelle. La théologie contemporaine dépasse la structure formelle cosmologique et autre du Moyen-âge, d’une part en insistant sur la pertinence du message chrétien pour le monde moderne, d’autre part en acceptant le défi de la civilisation contemporaine. Au début, la conception de la religion obtenue en prenant le christianisme traditionnel comme modèle était tout à fait inadaptée au débat sur les religions mondiales (comme par exemple le bouddhisme athée). Du point de vue de la phénoménologie de la religion, la définition de la religion doit être à nouveau corrigée, car elle ne peut plus être centrée sur l’idée de divinité (et surtout sur le monothéisme). Dieu peut mourir, mais la question du sens religieux ne peut pas mourir. L’aspiration à un « autre monde » n’est plus une condition nécessaire de la religion, mais l’aspiration à la « transcendance » est une condition indispensable de n’importe quelle religion authentique, l’importance donnée à l’esprit de ce monde n’est pas nécessairement opposée à l’aspiration à la transcendance. Liu Shuxian, partant de ces perspectives, juge que Confucius ne croyait pas en un Dieu sur le mode occidental traditionnel, mais ne dit pas que Confucius manquait de profonds sentiments religieux, la tradition chinoise ayant son mode spécifique d’aspiration à la « transcendance ». Liu Shuxian 刘述先). Né à Shanghai en 1934. Il s’exilera à Taiwan en 1949 où il suit des études de philosophie (il est élève de Fang Dongmei), puis à Southern Illinois University où il soutient en 1966 une thèse sur le théologien d’origine allemande Paul Tillich. Il enseignera aux USA, à Taiwan et à Hong-Kong. Ses principaux d’intérêt sont la philosophie de la religion confucianiste, le futur de la culture chinoise et la modernisation du pays et le néo-confucianisme et, en particulier, Zhu Xi. 82 La thèse de Liu intitulée A critical Study of Paul Tillich’s Methodological Presuppositions a été soutenue en 1966. Guo Qiyong évoque ici des articles importants sur la religiosité du Confucianisme publiés dès 1971. 81 - 23 / 33 - Introduction, notes et traduction de François Hominal, Institut Ricci de Paris, Mai 2009 Liu estime : « On ne peut déduire de l’attitude de Confucius s’opposant aux religions populaires dans leurs demandes aux esprits et démons qu’il préconisait une pensée humaniste élitiste. En réalité du début jusqu’à la fin il a eu un profond respect pour le Ciel transcendant et cela ne se limite pas à ses nombreux propos qui ont conservé des traces d’une foi en une divinité personnalisée, comme par exemple ‘‘le Ciel me tue’’.83 » En interprétant les propos de Confucius « Le Ciel ne parle pas … », “l’enseignement sans paroles” et “les trois craintes”, Liu allant plus loin soutient que Confucius a complètement brisé la tradition: « le Ciel ici n’a déjà plus les traits d’une divinité personnelle, et pourtant il n’est pas possible de faire de la Voie du Ciel les lois du mouvement de la nature …. Toute sa vie, Confucius a craint le Ciel et a conservé son caractère transcendant. C’est pourquoi nous ne pouvons pas ne pas considérer la Voie du Ciel comme la force spirituelle qui ne cesse d’engendrer à chaque instant la vie dans l’univers sous le mode d’un mouvement silencieux, et c’est précisément l’origine ultime de toutes les valeurs existantes. » Liu fait attention à la liaison étroite chez Confucius entre le ‘Saint’ et le ‘Ciel’, ainsi qu’à son attitude d’authenticité à l’égard des sacrifices ; il a souligné que Confucius n’a jamais douté de l’existence d’un Ciel transcendant et n’a jamais isolé les affaires humaines du Ciel. Mais Confucius insiste sur le mouvement silencieux de la Voie du Ciel, sur le fait que la réalisation de la Voie du Ciel dépend des efforts de l’homme, que les affaires de l’homme et la Voie du Ciel sont indissociables. C’est analogue au rapport de partenariat entre Dieu (la Voie du Ciel) et l’homme dans la pensée théologique occidentale actuelle. L’homme consciemment prend la responsabilité d’élargir la Voie et joue un rôle de nœud dans les relations entre le Ciel et l’Homme. Mais ce n’est pas l’athéisme occidental, il n’y a pas de rupture complète de la foi religieuse. La pensée confucianiste que préconise Confucius est une Voie unique qui se préoccupe du Ciel et de l’homme, d’une part, en faisant appel à la Voie des saints-rois ramenée ici-bas et, d’autre part, en s’examinant pour progresser afin de chercher l’origine transcendante. Liu estime qu’en entrant dans la modernité, qu’en faisant face au défi d’une civilisation scientifique, technique et marchande, les deux grandes traditions du confucianisme et du protestantisme rencontrent les mêmes crises, celle de l’effondrement de la transcendance et celle de la perte de son sens. Les religions de notre temps doivent chercher de nouvelles manières pour communiquer le message de la ‘ transcendance ’. Des courants de pensée de la théologie contemporaine aspirent à démythologiser, à se servir du langage symbolique, à donner de l’importance à l’expérience et au ‘process’, mais aussi à se séculariser davantage de jour en jour, à changer leur caractère d’un autre monde en caractère de ce monde ; la distance entre le confucianisme et le protestantisme se réduit avec évidence. Les Confucianistes n’ont jamais eu de tradition mythologique 84 ; même les saints, sages, maîtres et Confucius ont toujours été seulement des hommes et non des dieux ; la cosmologie du type Yin-Yang, Cinq Eléments, etc. n’a été rajoutée que par la suite, sous la dynastie des Han, et peut en être assez facilement détachée. 83 Entretiens de Confucius (Lunyu), 11/9. Par ‘mythologie’ est rendu le terme shenhua (神话, littéralement ‘parole des dieux’) qui a des connotations différentes en chinois, ce qui peut expliquer cette affirmation d’absence de mythologie. La culture chinoise a aussi des mythes, au sens de l’ethnologie moderne ; les œuvres classiques font souvent allusion à des héros aux traits humains (notamment Yao et Yu le Grand) qui jouent le rôle de héros mythiques. Des spécialistes ont établi que ces héros sont d’anciens dieux devenus des humains. Voir Henri Maspéro, Le taoïsme et les religions chinoises, Gallimard, Paris, 1971. 84 - 24 / 33 - Introduction, notes et traduction de François Hominal, Institut Ricci de Paris, Mai 2009 Le langage chinois, dans sa manière de parler du Dao, fait justement appel au langage symbolique. La Chine n’a jamais connu de scission entre un sur-monde et ce monde, les Confucianistes sont depuis l’antiquité de ce monde. Ils ont une tradition qui met encore plus l’accent sur la manifestions concrète de la pratique et la réalité. Face aux défis d’aujourd’hui, dans une situation où la culture contemporaine est structurellement pluraliste, la tradition religieuse doit évoluer avec son temps afin de toucher le cœur et résoudre les questions de l’homme contemporain, c’est-à-dire se réaliser dans le monde des hommes et en même temps conserver un niveau transcendant, pour que les hommes gardent en leur for intérieur foi religieuse et préoccupation ultime. Dans ces domaines, la religion confucianiste, si on la compare au christianisme, présente un certain avantage en faisant appel à une sagesse et à de riches ressources. Plus tard, Liu développa la théorie de ‘ l’immanence transcendante ’ en donnant toute son importance à la tension entre ces deux termes ; il propose une théorie du « souci conjoint des deux perspectives 85 transcendante et immanente ». Dans son ouvrage Le principe des deux perspectives et ‘se poser et accomplir son Destin’ , il analyse soigneusement les théories de la transcendance, de l’immanence et du rapport entre elles dans le confucianisme, bouddhisme et taoïsme. A propos du confucianisme, il souligne qu’il a un aspect transcendant : le ‘Ciel’ est l’aspiration transcendante de Confucius, ce que les Entretiens révèlent est un modèle à la fois immanent et transcendant. Liu met en évidence que Mencius ne nie jamais que l’homme dans les faits peut être mauvais, il tient seulement pour certain que la bonté foncière de l’homme est ce qui fonde que l’homme ait Esprit et Nature humaine et que la transcendance fondamentale trouve son origine dans le Ciel. Nous pouvons connaître le Ciel, et ceci précisément si nous avons déployé nos capacités innées à connaître et à faire le bien que l’Esprit et la Nature humaine donnent. Même si Mengzi penche plutôt vers l’immanence, quand il parle de morale ou d’affaires politiques, il garde un arrière-plan transcendant indélébile ; il en sort une théorie de la Nature humaine transcendante. « Seulement la manière dont les Confucianistes maîtrisent la transcendance est complètement différente de celle du christianisme : le christianisme tient à séparer les activités religieuses des activités profanes, alors que les Confucianistes estiment que les activités profanes sont pleines de sacralité ; le christianisme tient à mettre sa confiance dans la foi au Christ, que ce n’est que par la force d’un autre que l’on peut obtenir le salut ; les saints confucianistes ne font appel qu’à l’éducation par l’exemple pour susciter une stimulation, de sorte que les humains peuvent trouver la réalisation de leur Moi par leurs propres forces. Même si ‘‘les facultés humaines obéissent à des règles’’86, il n’est bien sûr pas difficile de comprendre que ‘‘tous les êtres sont en moi’’87, que le ‘milieu vécu’ de ‘‘la joie suprême, c’est faire retour sur soi en toute sincérité’’88 ; et ‘‘là ou passe l’homme de bien se 85 liangxing 两行, ‘les deux marches’, ‘les deux parcours’, expression issue de Zhuangzi, chap.2, où le sage apparaît comme capable de maintenir ensemble deux aspects contradictoires, ici l’immanence et la transcendance. Liu Shuxian développe ainsi cette idée : « There is the particular immanent perspective, and there is the universal transcendent perspective, both are necessary for manifestation of the Way, as transcendence always finds its concrete expressions through immanence. One must always act according to his peculiar nature and also "transcend" himself to hold on to the axis of Dao, this is the meaning of taking two courses at the same time. » (Identity as a Philosophical problem : A Neo-Confucian Perspective, p.27) Mencius VI A 6/8, citant un commentaire de Confucius d’un poème du Shi Jing. Mencius VII A 4/1. 88 Mencius VII A 4/2. 86 87 - 25 / 33 - Introduction, notes et traduction de François Hominal, Institut Ricci de Paris, Mai 2009 produisent des transformations, là où il se tient est divin, il se déplace en haut et en bas et se fond dans le courant du Ciel et de la Terre’’89. L’Invariable Milieu dit qu’il participe au CielTerre et l’idée de Mencius est exactement le même. » Liu estime que Mencius, comme Confucius, a clairement compris la finitude de l’homme, il a accepté l’idée de Destin mais a insisté sur la nécessité pour l’homme de maîtriser son « vrai Destin ». Ainsi, il dit, d’une part, que nous devons ‘déployer tout le potentiel de notre Esprit, connaître notre Nature humaine, connaître le Ciel’, que le Ciel n’est pas complètement incompréhensible et, d’autre part, l’intention du Ciel reste insondable, le lettré et l’homme de bien, même s’ils ont une responsabilité, ne peuvent pas ne pas être humbles dans leur cœur ; il suffit que nous fassions tous des efforts et attendions la venue du Destin. Liu met en évidence qu’à partir de Mencius, les Confucianistes pensent que l’extension de la ‘conscience de l’Humain’ ne connaît pas de bornes ; sur ce point il est entièrement d’accord avec Tillich qui soutient l’idée d’un dépassement 90 continuel du Moi. Cette idée des Confucianistes s’est développée à profusion avec le Questionnement sur la Grande Etude91 de Wang Yangming. La préoccupation ultime du ‘grand homme’ est de ne faire qu’un avec le Ciel-Terre et tous les êtres, il ne peut pas se confiner à des choses finies comme le privé de son enveloppe corporelle, sa famille ou son pays. Chez Wang Yangming, la racine effective de l’aspiration de l’homme à l’infini s’enfonce dans notre Esprit fondamental et Nature humaine fondamentale ; il n’est pas possible de briser la liaison entre l’actualisation de la ‘connaissance innée du Bien’ et la Nature essentielle dont l’Invariable Milieu dit « ce que le Ciel octroie s’appelle Nature humaine ». « Le confucianisme n’a pas tracé de fossé infranchissable entre ce monde et l’autre monde ; ce qu’il incarne est un appel à la fois immanent et transcendant. En suivant cette piste, il est possible, en mettant en œuvre le principe des deux perspectives de respecter à la fois l’immanence et la transcendance, de trouver la voie du ‘se poser et accomplir son Destin’. » Liu Shuxian affirme que la Voie est à la fois transcendante et immanente, en même temps il insiste sur la distance entre le Ciel et l’Homme présente qui se trouve dans la pensée de Mencius jusqu’à Wang Yangming et parle avec mesure de l’inter-affectation entre le Ciel et l’Homme. « Mencius dit que ‘notre corps et ses désirs sont octroyés par le Ciel’92 et parle de ‘déployer tout le potentiel de son Esprit, connaître sa Nature humaine, connaître le Ciel’ ; manifestement, par des voies telles que la pratique et la connaissance de sa Nature humaine, il est possible d’atteindre le Ciel. C’est une pensée typiquement chinoise d’une transcendance immanente, il n’y a pas à quitter le quotidien pour chercher la consolation d’une foi religieuse. Mais, si le fini communique avec l’infini, la distance entre le fini et l’infini ne saurait être abolie par un glissement indu. Dans la pensée des Confucianistes, l’idée de Destin fait saillir l’idée de finitude de la vie, dans la vie concrète il y a souvent trop de (choses) que l’homme n’a aucun moyen de changer ou de déplacer. » L’origine ultime de la vie humaine est le Ciel, mais, même si vivre signifie pour l’homme une limitation physique et une limitation de destin, l’homme peut encore faire usage de ce qui lui est octroyé pour développer sa créativité, et prendre consciemment le Ciel pour norme, ce qui Mencius VII.A 13/3. En chinois, ce mot est le même que « transcender », « transcendance ». Paul Tillich utilise fréquemment 91 Daxuewen, « Questionnement sur la Grande Etude ». 92 Mencius VII A 38 ; le texte original continue en précisant que seul le sage peut donner à son corps un accomplissement complet. 89 90 - 26 / 33 - Introduction, notes et traduction de François Hominal, Institut Ricci de Paris, Mai 2009 s’appelle ‘rectifier son Destin’, ‘accomplir son Destin’. La Voie du Ciel est une voie ‘d’une vitalité incessante’, cette voie vivante intériorisée en l’homme est la Voie de l’homme. La manifestation de cette théorie des Confucianistes de la ‘vitalité’, c’est la fusion de l’individu avec le Ciel-Terre. En se référant à la tradition chinoise, Liu Shuxian estime que la création dans l’univers est un processus dialectique. La création pour se réaliser doit donner une forme, ce qui donne aussitôt une limite.93 Les Confucianistes de la dynastie Song distinguent ‘la nature du Ciel-Terre’ de ‘la nature psycho-physique94’. Ce dont il est question par ce dernier terme, est le résultat du processus de création mené jusqu’à l’homme concret, il rend compte de ce que la création de l’homme est déterminée par des conditions matérielles, individuelles, extérieures. Mais il suffit que la ‘nature psycho-physique’ retourne à l’origine de la création pour pouvoir manifester l’existence de la ‘nature du Ciel-Terre’. Ce n’est qu’en montrant concrètement le «‘sens de l’Humain’ vivace » jusqu’à ce qui relève de la Nature humaine que l’on peut du fini accéder à l’infini. Les Confucianistes insistent sur le fait que nous subissons toutes sortes de limitations inhérentes à la vie, mais ce n’est pas là subir le destin ; ils ne limitent pas leur regard aux avantages et inconvénients effectifs, ils s’efforcent de développer leur propre créativité, ils ne s’arrêtent pas aux échecs, savent ce qu’ils ne peuvent pas faire ; leur soutien vient de leur confiance ultime du Moi à la Voie. Ainsi, transcendance et immanence, infini et fini, Ciel et Terre, nature du Ciel-Terre et nature psycho-physique, Voie et ‘choses concrètes’, sont des couples de termes différents l’un de l’autre, en tension l’un avec l’autre, leur unité n’étant pas une identité absolue. Liu Shuxian estime que ne se préoccuper que de la transcendance et non de l’immanence n’aboutit à rien et ne sert à rien. « Mais l’idéal transcendant pour se réaliser concrètement ne peut pas ne pas passer par un processus d’auto-négation’95, revenir de l’aspiration à l’infini à l’affirmation de l’ici bas. Mais l’auto-négation de la ‘connaissance innée du Bien’ ne peut pas ne pas produire un lien d’une nature substantielle avec ce qui est connu par expérience. S’occuper simultanément des deux perspectives de la transcendance et de l’immanence fait que l’homme a une double identification : je m’identifie à la Voie transcendante et je m’identifie aussi au moi d’ici-bas. Je suis fini, la Voie est infinie. La création de la Voie réunit tout en moi, mais ma création fait que je retourne à l’infini de la Voie. C’est au sein de Dans la culture chinoise, le « processus d’engendrement » (même si Mou Zongsan emploie souvent le mot chuangzao « création ») est un processus qui fait sortir de l’indistinction en attribuant une forme : « Ce qui est en amont de la forme (xing 形) s'appelle le Dao. Ce qui est en aval de la forme s'appelle la ‘chose concrète’ (qi 器). » (Classique des Mutations, « Grand Commentaire », 周易系词, A 12/4). Noter que le terme « métaphysique » rend l’expression xing er shang (形而上) « ce qui est en amont de la forme » ; aucun terme particulier occidental ne rend son opposé , xing er xia.(形而下), ce qui est en aval de la forme. Notons aussi que ce qui est traduit par ‘amont’ et ‘aval’ est en chinois simplement ‘supérieur/inférieur’. 94 La ‘nature psycho-physique’ (qizhi 气质) s’oppose à la ‘nature foncière’ comme ce qui diffère d’un humain à l’autre (sa constitution physique, sa psychologie, …) à ce qui est identique chez tous les humains (la capacité innée de connaître le bien et de faire le bien) ; la première relève du qi (matière à organiser) et la seconde du li (principe d’organisation). Cheng Yi et Zhu Xi ont mis l’accent sur la perfectibilité de l’homme et sa capacité à surmonter ses limitations et faiblesses provoquées par une nature psycho-physique déséquilibrée. Voir Anne Cheng, Histoire p. 434, 480. 95 Mou Zongsan a utilisé ce terme d’auto-négation’ (kanxian 坎陷) pour désigner le mouvement du sujet confucéen citoyen d’un état moderne, contraint de renoncer à l’idéal de la continuité entre l’exigence morale (sagesse intérieure) et l’exercice du pouvoir (royauté extérieure) pour se conformer à la réalité des lois de la cité, renonçant à une visée de l’infini pour se conformer au fini de sa situation. 93 - 27 / 33 - Introduction, notes et traduction de François Hominal, Institut Ricci de Paris, Mai 2009 la circulation du transcendant à l’immanent, de l’immanent au transcendant que je trouve le lieu où je peux authentiquement ‘me poser et accomplir mon Destin’. » Enfin, Liu Shuxian insiste sur la réalisation concrète du monde du Principe transcendant et donne une nouvelle interprétation de l’expression “le Principe est un et ses manifestations multiples96 ” pour illustrer la modernité et l’ouverture de la philosophie de la religion des Confucianistes. Liu Shuxian considère que le ‘milieu vécu’ transcendant est infini, qu’il est « le Principe un », et par conséquent que sa réalisation concrète passe nécessairement pas un processus sinueux. L’autre terme, c’est le fini, c’est ‘ l’immanent ’, ce sont les ‘ manifestations multiples ’. Il n’est pas possible de mettre directement un signe d’égalité entre « le Principe est un » et « les manifestations sont multiples », il n’est pas possible de préférer l’un des deux termes à l’autre et il faut se soucier simultanément des ‘ deux perspectives ’. C’est seulement en se souciant à la fois du ‘ Principe un ’ et des ‘ manifestations multiples ’ que l’on peut s’unir au mystère de la circulation de la Voie. Liu Shuxian réinterprète “le Principe est un et ses manifestations multiples” sous trois aspects. 1 Eviter de s’attacher aux manifestations liées aux conditions spatio-temporelles concrètes et de tomber dans la sclérose du dogme. Il met en évidence que le Principe transcendant, tout en montrant une direction, ne supporte pas d’être figé. Par exemple, les contemporains n’ont aucune raison d’abandonner leur souci ultime pour le ‘sens de l’Humain’, la Vie et le Principe, mais ils ont à abandonner les modes de pensée traditionnels de la résonance entre le Ciel et l’Homme, des cosmologies médiévales, les « trois règles97 » qui ont donné sous les Han une forme aux valeurs confucéennes, ainsi que le despotisme, le patriarchat, le pouvoir de l’homme, etc. … « Absolutiser des déterminations finies conduit au résultat de leur sclérose, ils conservent en vain une forme, ils perdent leur esprit vital jusqu’à dégénérer et devenir des rites et enseignements destructeurs opposés à la Nature humaine … Si nous pouvions complètement comprendre l’esprit du ‘‘le Principe est un et multiples ses manifestations’’, nous comprendrions que l’unité et la pluralité ne sont pas nécessairement contradictoires. A notre époque, nous devons absolument abandonner la structure moniste traditionnelle. Aujourd’hui nous ne pouvons plus parler comme autrefois de la transmission de la Voie qui descend en ligne droite du Ciel, de la Terre, du souverain, des proches et maîtres ; la préoccupation ultime est devenue pour l’individu un choix existentiel de sa foi religieuse. » Cela aide à limiter la critique de la tradition, à en dépasser les aspects négatifs et à en détruire les stéréotypes. 2. Encourager la mise en œuvre de l’idéal transcendant en reliant la tradition et le présent. Liu Shuxian met en évidence que la situation face à laquelle nous nous trouvons aujourd’hui n’est plus du tout celle que Confucius rencontra ; mais, en même temps, nous comprenons aussi qu’une distance immense sépare l’idéal de la réalité. Ce n’est qu’en trouvant, à notre époque, les multiples possibilités de développement de la vie, qu’en adoptant des modes indirects et détournés, qu’en élargissant le domaine de la vie, qu’« en autorisant voire encourageant les gens à chercher des modes d’expression indirects et détournés de la Cette formule qui remonte au XIème siècle signifiait qu’un Principe était présent et à l’œuvre en tout être, les unifiant sans en altérer les spécificités.(Voir Anne Cheng, Histoire .., pp.450-452). Liu Shuxian réinterprète cette expression en mettant non plus l’accent sur l’unité sous la diversité, mais sur la diversité, sur le pluralisme des expressions. 97 Les « trois règles » (三钢 sangang) les règles d’obéissance absolue du ministre au prince, du fils au père et de l’épouse à l’époux. 96 - 28 / 33 - Introduction, notes et traduction de François Hominal, Institut Ricci de Paris, Mai 2009 Créativité, du ‘sens de l’Humain’ et du Principe ; que nous pourrons encore mieux faire pour que la Voie du Ciel et sa vitalité sans borne se réalisent parmi les hommes. » Ainsi, les idées traditionnelles seront exprimées par des expressions modernes plus originales, plus riches. Le ‘milieu vécu’ transcendant (le Principe est unique) peut être rapproché de « triste mais impartial », « paisible et immobile », « se tenir sans cesse au faîte de la sincérité » et le processus de réalisation concrète (les manifestations différenciées) de « il réagit en fonction des circonstances », « en situation il réussit à tout pénétrer », « celui qui cultive les germes ».98 « Dès que la Voie du Ciel, qui est d’une vitalité sans borne, manifeste sa force de création, elle se manifeste concrètement à l’intérieur de traits spécifiques et présente un caractère limité. La création à venir doit surmonter ce caractère limité, mais la créativité d’ici-bas doit néanmoins s’exprimer dans les conditions spatio-temporelles de l’ici-bas. Ainsi le fini (immanent) et l’infini (transcendant) sont dans un rapport dialectique où ils s’opposent mutuellement et s’unissent ensemble. Notre responsabilité est d’exprimer la Voie du Ciel infinie et insondable dans les conditions particulières d’aujourd’hui. Ainsi l’interprétation entièrement nouvelle de ‘le Principe est un et multiples ses manifestations’ que nous proposons, nous ouvre une voie qui permet de relier la tradition et le présent. » 3. Affirmer la pertinence de la sagesse traditionnelle et de l’idée centrale des Confucianistes pour le monde à venir. Dans une étude approfondie de Zhu Xi, Liu Shuxian souligne que la trinité du ‘sens de l’Humain’, de la Créativité et du Principe dont Zhu hérite est l’idée centrale que la tradition des Confucianistes a maintenue ; ce n’est pas parce que la cosmologie de Zhu est dépassée que ces idées ont perdu toute signification. Zhu assimile la cosmologie et les acquis scientifiques de son temps ; il donne de l’idée centrale des Confucianistes qu’il soutient avec fermeté (le Principe unique) un commentaire adapté à son époque (les multiples déterminations) et obtient des résultats remarquables. Aujourd’hui nous pouvons complètement ouvrir un ‘milieu vécu’ tout à fait nouveau, afin de l’adapter aux conditions de notre époque. Liu Shuxian généralise l’essence du confucianisme en l’esprit d’une créativité incessante de la ‘conscience de l’Humain’ de Confucius et Mencius que les Confucianistes des Song ont encore plus déployée ; il préconise de le choisir comme notre préoccupation ultime et comme principe de l’idéal accordé, et, en même temps, il adresse des critiques à la tradition et à l’époque actuelle. Liu estime que « le contenu de la pensée des Confucianistes est continuellement en changement … les principes de l’accord de la ‘conscience de l’Humain’ avec la créativité ont à chaque époque un caractère partiel, ce que l’on appelle ‘‘ le Principe est un et ses manifestations multiples’’, ne les empêche pas d’avoir des lieux où ils communiquent en esprit. » Les expressions de chaque époque sont toutes colorées. L’essence du confucianisme était à l’origine riche d’une sorte d’esprit d’ouverture ; naturellement nous pouvons en donner de nouvelles explications et ouvrir de nouveaux horizons que nos ancêtres ne pouvaient pas imaginer. Ce ne sont là bien sûr que des manifestations limitées adaptées à notre époque, on ne saurait les prendre pour une expression unique ou une expression ultime. Nos successeurs chercheront pour les temps futurs des expressions nouvelles de la ‘conscience de l’Humain’ et de la vitalité qui dépasseront celles de l’époque actuelle. 98 Il s’agit de trois expressions formées par une opposition, tirées respectivement d’un texte de Cheng Hao (1032-1085), du Grand Commentaire du Yijing et du Zhongyong. - 29 / 33 - Introduction, notes et traduction de François Hominal, Institut Ricci de Paris, Mai 2009 Liu Shuxian souligne que la rationalité communicationnelle dont parle J.Habermas, la recherche de ce qui nous est commun en laissant de côté ce en quoi nous différons, l’aspiration à une communauté vraiment mondialisée et, en même temps, le refus du relativisme, l’affirmation du Principe unique invisible, voilà les principes de l’accord transcendant qui doivent guider notre comportement. Ce que nous cherchons à atteindre n’est pas une unité substantielle, mais ce que E.Cassirer appelait une « unité fonctionnelle ». « Par une interprétation contemporaine, la confiance ultime dans le Principe unique transcendant ne devrait pas susciter de conséquences malheureuses conduisant à éliminer les différences. Mais l’affirmation des ‘‘manifestations multiples’’ ne doit pas non plus nous pousser à tomber dans le piège du relativisme. Il en est ainsi parce que nous ne faisons pas des manifestations pour faire des manifestations, et que chaque homme doit avoir sa manière de chercher la mise en œuvre et l’expression concrètes de la raison, et quoique cette forme d’expression soit finie et que nous ne pouvons pas ne pas exclure d’autres possibilités, l’esprit de l’un et l’autre peuvent se correspondre mutuellement. La comparaison des Confucianistes de la dynastie des Song de la lune qui se reflète dans toutes les rivières peut parfaitement exprimer cette sorte d’achèvement du ‘milieu vécu’ idéal. » D’une manière générale, Liu Shuxian suivant la voie montrée notamment par Mou Zongsan et Fang Dongmei99 insiste sur la possibilité de transformation de la ‘conscience de l’Humain’ et de l’esprit de vitalité des Confucianistes en des convictions religieuses et en la préoccupation ultime des hommes d’aujourd’hui ; par une critique multidimensionnelle de la tradition et de l’aujourd’hui, il soutient que le sens religieux de la pensée des Confucianistes a une très haute valeur et un sens pour aujourd’hui. Il fait tout son possible pour démontrer, développer et défendre la théorie de l’’immanence transcendante’ et par de nouvelles interprétations de la théorie du ‘‘Principe des deux perspectives’’ et du ‘‘Le Principe est un et ses manifestations multiples’’ il introduit de nouveaux messages, pour faire en sorte qu’ils aient encore plus de modernité et de réalité, et affirmer l’unité dans la tension de la transcendance et de l’immanence, de l’idéal et de la réalité. 99 Fang Dongmei 方东美 (1899-1977). - 30 / 33 - Introduction, notes et traduction de François Hominal, Institut Ricci de Paris, Mai 2009 6. Conclusion Les réflexions de Tang Junyi, Mou Zongsan, Du Weiming et Liu Shuxian sur le thème de la religiosité du confucianisme ont approfondi et enrichi notre connaissance de la spécificité psycho-spirituelle du confucianisme ; c’est déjà en soi une contribution d’une très grande valeur en terme de ressources spirituelles pour le monde moderne. A une époque où les questions du ‘ se poser et accomplir son Destin ’ et de la préoccupation ultime apparaissent de plus en plus sans pouvoir recevoir de solution des sciences et techniques, ce qui ne fait que valoriser encore plus ces exposés. Le point commun de leurs réflexions est de reconnaître que les ressources du confucianisme contiennent une idée transcendante et un esprit religieux, ils affirment surtout sa particularité qui est la ‘transcendance immanente’ ; s’opposant au Dieu du christianisme qui est ailleurs et à sa thèse de la création du monde ; le ‘ Ciel ’ et la ‘ Voie du Ciel ’ des Confucianistes sont transcendants et pourtant ils circulent dans ce monde ; ils n’ont pas fait de la transcendance et de l’immanence deux pôles. Le christianisme croit en une divinité transcendante dotée d’une personnalité, qu’après avoir perdu le paradis, l’homme a un péché originel, et qu’il lui faut obtenir la rédemption par l’intervention d’un autre, Jésus-Christ, le transcendant et le mondain formant un fort contraste. La Voie que manifestent les Confucianistes traditionnels se manifeste concrètement dans la vie quotidienne. Les Confucianistes croient que la Voie n’a pas de personnalité humaine, affirment que la Nature humaine est bonne, que le travail de perfectionnement de soi change le psycho-physique100 et expriment le ‘milieu vécu’ de l’unité du Ciel et de l’Homme. Les réflexions de chacun d’eux ont leurs particularités. D’une manière générale, Tang Junyi et Mou Zongsan ont posé des fondations et Du Weiming et Liu Shuxian en ont hérité et leur ont apporté des développements. Si nous les comparons, Tang Junyi et Du Weiming recueillent le contenu religieux sous l’angle de l’inspiration humaniste chinoise, d’un point de vue humaniste ou philosophique ; Mou Zongsan et Liu Shuxian exposent l’appel religieux du confucianisme sous l’angle de l’ontologie, de la philosophie de la religion. Si Tang Junyi prête attention à la distinction entre religion et morale, Mou Zongsan affirme directement que le confucianisme est religion et donc moralité, ce qui devient la ‘ religion de la moralité ’. Mou Zongsan ne donne pas d’importance à l’éthique, à la différence de Du Weiming, qui est plus proche de Xu Fuguan. Du Weiming se contente d’affirmer que le confucianisme a un certain niveau de ‘ religiosité ’, c’est-à-dire que les conceptions des Confucianistes de la Chine ancienne et surtout des dynasties Song et Ming contiennent une tendance religieuse d’identification du Moi à l’inspiration de la croyance, que le perfectionnement spirituel du Moi transcendant contient une foi morale ontologique et cosmologique. Liu Shuxian définit la religion comme la préoccupation ultime ; avec cette prémisse, il soutient que le confucianisme a un contenu religieux des plus profonds. Même si Mou Zongsan n’identifie pas absolument le Ciel et l’homme, il ne porte pas trop d’importance à la distance entre la transcendance et l’immanence, alors que Liu Shuxian la met en valeur, insiste sur le fait que ‘transcendance’ et ‘immanence’ ne sont pas en confrontation. Tang Junyi et Mou Zongsan insistent sur la différence entre le confucianisme et le protestantisme, mais leur comparaison reste encore à Ce qui relève du qi (souffle, matière/énergie) diffère selon les individus, à la différence de ce qui relève du li (principe) et notamment la ‘nature humaine’, qui est bonne (voir A.Cheng, Histoire ., p.480). 100 - 31 / 33 - Introduction, notes et traduction de François Hominal, Institut Ricci de Paris, Mai 2009 un niveau ordinaire. A l’endroit du protestantisme et des autres religions, Tang Junyi et Mou Zongsan adoptent une attitude de comparaison des enseignements, alors que Du Weiming et Liu Shuxian abandonnent cette comparaison pour se tourner vers l’assimilation de nouveaux acquis spirituels et dialoguer dans la compréhension. Apparemment cela ressemble à un rabaissement du confucianisme, et pourtant ce n’est pas un pas en arrière, mais une participation active, en apportant la sagesse de la religion confucianiste à la modernisation des grandes religions mondiales. Du Weiming et Liu Shuxian donnent plus d’importance que Tang Junyi et Mou Zongsan aux Entretiens. Leur capacité à critiquer et à réaliser est aussi plutôt forte. La contribution de Tang Junyi consiste à avoir fondé sur le plan de l’expérience effective la base de l’inspiration religieuse du confucianisme, à avoir élargi le domaine des recherches sur la religiosité du confucianisme, à avoir révélé la ‘conscience de l’Humain’ et la ‘connaissance innée du Bien’, l’Esprit fondamental et la Nature humaine fondamentale, c’est-à-dire le lieu du ‘se poser et accomplir son Destin’ de nature religieuse ; il a exhumé des valeurs religieuses confucianistes, y compris les « trois sacrifices », il a établi le ‘milieu vécu’ au-delà du subjectif et de l’objectif de la ‘circulation de la vertu céleste’, du ‘réaliser sa Nature humaine pour accomplir son Destin’. La contribution de Mou Zongsan est d’avoir posé les importantes bases théoriques de la thèse de la religion morale des Confucianistes ; en particulier, il a expliqué d’une manière créative en se plaçant à la hauteur de la philosophie des religions la thèse de ‘la Nature humaine et de la Voie du Ciel’ et des thèses corrélatives de la ‘sainteté intérieure’ et de l’Esprit et de la Nature humaine ; il a assimilé le contenu de la philosophie de Kant, il a construit les thèses de la ‘transcendance immanente’, du ‘fini ouvrant sur l’infini’, ‘de la religion parfaite et du Bien suprême’, et a révélé la subjectivité morale. La contribution de Du Weiming est d’avoir ouvert dans le monde anglophone un espace de discussion pour les Confucianistes, d’avoir été encore plus loin dans la révélation du sens religieux et éthique de ‘l’école du pour soi’ et d’avoir eu des développements tout à fait nouveaux sur les questions de la conception de ‘la transformation du Moi’, de ‘la relation entre le sacré et le profane’ et de la ‘connaissance personnelle’. La contribution de Liu Shuxian consiste à avoir encore plus développé la thèse de la ‘transcendance immanente’ ; pour la modernisation et la mise en oeuvre de l’esprit religieux des Confucianistes, il a réinterprété « le Principe est un et multiples ses manifestations », il a activement soutenu « le principe des deux perspectives » et développé l’appel du ‘sens de l’Humain’ et de la vitalité. Toutes ces contributions sont, sous de nombreux rapports, des stimulations pour la modernisation des thèses confucianistes, si ce n’est de l’inspiration chinoise. J’ai le sentiment qu’il y a encore des questions que nous n’avons pas encore examinées et que nous devons poser pour faire avancer la recherche. 1.Dans leurs études; les Néo-confucianistes contemporains se préoccupent surtout de l’école de l’Esprit et de la Nature humaine et de la foi de l’élite intellectuelle, des lettrés et fonctionnaires ; or les rites, la musique, les relations (humaines), la religion sont des activités qui ont un caractère de système dans la société traditionnelle et de nombreuses questions restent à explorer, celles de l’institution de la religion confucianiste, de son organisation, de ses activités sacrificielles, des relations politique-religion, et spécialement la question de la - 32 / 33 - Introduction, notes et traduction de François Hominal, Institut Ricci de Paris, Mai 2009 religiosité de la société populaire historique et dans la profondeur de la psychologie populaire. Dans le système de catégories éthiques confucianistes, se sont manifestés de puissants sentiments et croyances qui se rapprochent de l’ultime, et se sont aussi infiltrées des réponses au sens final sur la question de la vie et de la mort ; chez les lettrés et fonctionnaires, mais aussi dans le peuple, les gens ne se reposent pas sur des forces surnaturelles, mais sur la responsabilité morale. Il suffit de voir l’importance que le système confucianiste porte à ce monde et l’infiltration de l’inspiration religieuse confucianiste parmi le peuple. Mais les croyances populaires dans les esprits et démons des traditions populaires étaient finalement très différentes des croyances du confucianisme. Ces questions n’ont à ce jour pas encore été complètement discutées. 2. L’effet négatif de la religiosité du confucianisme, y compris le côté négatif de l’enseignement éthique, doit encore être l’objet d’examen des fautes commises et de critiques. 3. Pour parler sans tabous, la transcendance du confucianisme n’est pas visible, elle est plutôt dans l’intériorité. Comment du point de vue de la phénoménologie religieuse, de l’étude comparative des religions et de l’histoire de la religion confucianiste, répondre aux nombreuses questions que le manque de transcendance a apportées à la culture chinoise. 4. Dans l’interprétation du sens religieux du confucianisme, il faut s’attacher aux richesses de ‘l’étude des Classiques’ et à celles de ‘l’étude du Principe’. Aujourd’hui il faut particulièrement renforcer l’étude des documents sur bambou et soie du confucianisme de la Chine ancienne que l’archéologie a récemment découverts. 5. Dans la comparaison entre Kant et le confucianisme, il faut prêter l’attention nécessaire au contexte de l’épistémologie moderne et du rationalisme de Kant, ce qui diffère de beaucoup des façons de pratiquer concrètement la ‘conscience de l’Humain’ et la ‘connaissance innée du Bien’. 6. Il reste encore à mieux élucider la question de limitation de l’Esprit fondamental et du corps du ‘sens de l’Humain’, l’esprit libre infini et les activités du ‘corps de la connaissance (morale) et Perception claire’, c’est-à-dire la question de limitation de la subjectivité morale (ici il ne s’agit pas encore de la question du caractère limité du ‘Destin’), la question que la subjectivité morale et l’individualité ne peuvent pas se substituer l’un à l’autre, celle du développement complet de l’individu en tant qu’existence vivante et celle que l’homme concret en tant qu’homme spécifique est lui-même but et non pas moyen. 7. Reste encore à approfondir en liant réflexion et expérience la question de la capacité réelle du confucianisme, des Confucianistes et de la religion confucianiste au sens précis de ces termes à pouvoir revenir dans la société réelle et y devenir pour nos contemporains le ‘se poser et accomplir son Destin’ et en quel sens et à quel niveau. - 33 / 33 -