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Pendant quatre soirées, un public nombreux, croyant ou pas, aura fait une démarche qui laisse des
traces au cœur, en profondeur. Pour le non-initié, aller à Landévennec, c’est faire l’expérience du désert, se
perdre par des « routes sans nom », sinueuses, interminables, sous les frondaisons, à travers des abers et des
ponts. Comme dans le roman du Graal, en Brocéliande, le voyageur est en proie à un mélange d’errances,
d’épreuves, de conquêtes. L’inquiétude affleure aux lèvres et le postulant désespère de trouver le poteau
indicateur de l’abbaye, le havre de Paix où les disciples de Saint Benoît savent accueillir en chacun l’image
fraternelle du Maître. Ce cheminement contraint le « civilisé » des villes à l’humilité, tel Cébès de Tête d’Or
qui monologue, « imbécile, ignorant », jusqu’à rencontrer Simon Agnel. Alors peut s’amorcer un dialogue ;
un pacte fraternel est scellé.
L’Ouest ! En fin de terre ingrate et granitique, tandis que plus à l’Ouest encore, Quelqu’un a dû jeter
Ouessant et Sein, a voulu déverser, comme dans le Tardenois de Camille et de Paul, sa « Hottée du
Diable » en deux boules rocheuses. Qui donc se joue de l’Homme, ou lance au sculpteur, au poète,
d’invisibles appels ? L’espace, déjà, pose question.
Oui, à Landévennec, le Verbe Créateur redevient présent. L’Espace et l’Histoire ont rendez-vous
pour redire à l’humain « In Principio erat Verbum… ». Le Verbe, ou la Vibration originelle ! Il faudrait se
boucher les yeux et les oreilles pour ne pas ressentir en ces lieux des vibrations sacrées. Dans ces vestiges de
l’abbaye fondée par Gwénolé au Vè siècle, ravagée par les Normands en 913, mille ans avant la
séquestration de Camille, puis reconstruite ou incendiée au rythme des vagues de l’Histoire, au creux d’un
silence crépusculaire, quatre soirées, sous la voûte du ciel, dans l’élan des colonnes tronquées et des fenêtres
romanes ouvertes sur le vide, profèrent les Psaumes, par la voix d’Antoine. De ces vibrations, nul ne sortira
intact. Le piano, inventif, agile poursuit, prolonge dans les eaux de l’Aulne et de l’aber ces vagues d’images,
de pensées, de cris, d’attentes, consacrées par David, Salomon et d’innombrables bénédictins.
Meschonnic travaille au plus près de l’hébreu, transcrit le rythme, cultive le blanc typographique.
Claudel, bien avant, a retenu de Mallarmé cette respiration de la page, qu’il aime retrouver chez les artistes
japonais, ou dans les haï-kaï ; par le pinceau ou la plume, il vise parfois à débonder une véritable hémorragie
du sens, tandis qu’il exalte, chez sa sœur, la spiritualisation de la matière, l’interstice subtil dont elle a le
génie, avant de subir une « incarcération » de trente ans. Autrement dit, nos deux « transcripteurs » partent
de supports différents, l’hébreu pour l’un, la Vulgate ou les Septante chez l’autre. L’agnostique entend
« débondieuser » et « déchristianiser »
(sic) les traductions piétistes. Le chrétien devenu « bibliste » ne
cesse de prier, mais nos deux Psalmistes se rejoignent dans leur soumission au rythmique.
Deux méthodes, deux visées divergentes. Meschonnic pratique l’ascèse du professeur-traducteur.
Claudel inlassablement prie, répond le latin de la Vulgate, et se projette sans pudeur ni restrictions dans sa
démarche. L’un entreprend une traduction systématique des 150 Psaumes. Claudel en traduit 102 seulement,
-Meschonnic :Gloires, traduction des psaumes, Desclée de Brouwer, 2001 (p.20, 50).