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CONVERSATION
ENTRE CHRISTINA TILMANN DU BERLINER FESTSPIELE & ROMEO CASTELLUCCI
The Four Seasons Restaurant commence avec une ouver ture:
les sons que la NASA a enregistrés dans les trous noirs de l’uni -
vers. Pourquoi?
ROMEO CASTELLUCCI: C’est le son réel d’un trou noir super -
massif, un des plus grands de l’univers connu. C’est un
document de la NASA, un objet trouvé, qui fonctionne
comme une ouverture. C’est comme entrer dans l’esprit
du spectacle à travers un trou noir, à travers quelque
chose qui fait précipiter les choses et les fait disparaître
– c’est une attention totalement différente à la réalité
des phénomènes. La lumière elle-même est absorbée, c’est
un effondrement, une éclipse de lumière. La raison en
est que l’esprit du travail est inscrit dans la philosophie
de la dissimulation. C’est la philosophie qui est la struc-
ture qui construit la portée dramatique de ce travail.
Après cette ouverture, il y a une scène au cours de laquelle
les actrices, toutes des femmes, se coupent la langue.
Pourquoi?
R. C.: L’amputation est accomplie comme un acte de vo -
lonté: couper la langue, l’exclure. Le caractère extrême
de ce geste semble être indispensable à la création de cette
communauté. Les dix jeunes femmes se prennent par la
main et forment un cercle. Dans un deuxième temps,
arrive le chien qui mange les morceaux de langue aban-
donnés par terre. Dès lors, il est trop tard: on ne peut
plus récupérer la langue, elle est d’abord dénoncée
comme une partie animale et, ensuite, elle doit retour-
ner aux animaux. Le paradoxe sur lequel se fonde cette
scène consiste dans le retour à la parole des femmes
mutilées. Mais désormais, elles le font avec une « autre
langue », la langue de la poésie qui n’a pas de rapport
avec le réel. C’est la langue de Hölderlin – tirée de son
drame La Mort d’Empédocle, un texte philosophique qui
décrit le processus adopté par Empédocle pour dispa-
raître. Le suicide qui est raconté n’est pas un suicide
existentiel: c’est un suicide de type esthétique, comme
un enseignement, un geste accompli au sein de la com-
munauté et pour elle.
C’est un geste volontaire?
R. C.: Oui, c’est un geste volontaire: pour la vie.
Ce désir de disparaître qui surgit constamment dans votre
œuvre n’est pas une chose négative mais semble en revanche
un acte héroïque. C’est bien cela?
R. C.: Je ne sais pas s’il est héroïque, je ne sais pas non
plus s’il s’agit d’un acte de résistance par rapport à ce
monde. Disons qu’il s’agit surtout d’une façon de conce-
voir l’art, de concevoir l’affirmation des figures de manière
différente. Tout cela est en relation avec Mark Rothko, le
titre The Four Seasons est seulement une référence, une ré -
férence lointaine mais précise. Rothko aussi avait ce pro-
blème. Il avait compris, au début des années soixante et
principalement aux États-Unis, qu’une conception des
images très proche de la consommation s’imposait peu
à peu, une sorte de boulimie hystérique. Rothko a réagi
à cette attitude et a refusé que ses tableaux soient exposés
dans ce célèbre restaurant. Le peintre a refusé l’idée de
consommation, de boulimie de marchandises. De la même
manière et à la même époque, Andy Warhol se rend
compte de cette nouvelle attitude de la société face aux
images. À ceci près que Warhol a sauté dans le train en
marche et dit : « Je vais faire encore plus. Je vais en faire
mon affaire ». Aussi bien l’un que l’autre dépasse le pro-
blème du style et de l’artiste comme personne. Derrière,
il n’y a personne, c’est du moins ce qui semble arriver.
Mais cette critique de la boulimie d’images est-elle encore
valable aujourd’hui?
R. C.: Le comportement de la société américaine de ces
années-là se prolonge à l’évidence encore aujourd’hui,
alors que nous sommes plongés dans un flux continu
d’images toute la journée. Il s’agit d’images qui ne
disent absolument rien, qui n’ont pas de signification
profonde pour nous et qui n’ont rien à voir avec les actes
de notre résistance. Alors, quelle est l’image juste? Si
nous devons choisir, quel est le bon choix? Culture
aujourd’hui signifie choisir. Ce n’est pas une chose
négative, ce noir, cette soustraction de couleur, les der-
niers tableaux de Rothko sont presque noirs. Ce n’est
pas un noir négatif, c’est un noir de commencement, du
principe des choses. Un noir qui promet un monde à
venir. Ce n’est pas le noir de l’Apocalypse, c’est le noir de
la Genèse.