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•
Pensée méditerranéenne
et religions monothéistes selon René Habachi
•
Chantal Hoss
e
•
Chantal Hoss, 2000
14'1
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Canadl
•
ii
TABLE DES MATIÈRES
Résumé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. üi
Remerciements
iv
ABBRÉVIATIONS UTILlStES
v
UN11l0DUCTION
Introduction 1/1
CHAPITRE 1
UN ITINÉRAIRE DE PENSÉE
Chapitre 1 11/7
1. 1 La Méditerranée, un espace
Chapitre 1 12/8
1.2 Temps et longue durée
Chapitre 1 17/13
1. 3 La formation philosophique
Chapitre 1 1III17
1. 4 Les activités d'enseignement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Chapitre 1 114/20
•
CHAPITRE 2
LA PENSÉE MÉDITERANÉENNE: CONDITIONS ET PERSPECTIVES
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Chapitre 2 11/32
2. 1 La méthode en question
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . Chapitre 2 14/35
2. 2 L'actualité·
Chapitre 2 16/37
2. 3 Un impératif: la liberté
Chapitre 2 111142
2. 4 Nature et aventure
Chapitre 2 114/45
2. 5 Perspectives . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Chapitre 2 121/52
CHAPITRE 3
L'ALTÉRITÉ
3. 1 Judaïsme et hospitalité
3. 2 Islam et tolérance
Chapitre 3 11/54
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Chapitre 3 17/60
Chapitre 3 111164
CHAPITRE 4
LA GRATUITÉ
CHAPITRE 5
PENSÉE MÉDITERRANÉENNE ET MONOTHÉISMES
5. 1 La recherche d'une harmonie
5. 2 Le concept de révélation
5. 3 Le rapport au Iudaïsme
5. 4 La proximité de l'Islam
5. 5 Une Méditerranée au présent
CONCLUSION
•
;
BIBLIOGRAPHIE _
1. ~ources premières: Ecrits de René Habachi
2. Ecrits sur René Habachi
3. Autres sources
Chapitre 4 11/67
Chapitre 5 11/75
Chapitre 5 12/76
Chapitre 5 16/80
Chapitre 5 18/82
Chapitre 5 116/90
Chapitre 5 121/95
Conclusion /1/102
Bibliographie
Bibliographie
Bibliographie
Bibliographie
/1/106
/1/106
/9/114
/9/114
iii
•
Résumé
Préoccupé par la survie du Christianisme en Méditerranée, René Habachi engage
le dialogue de la pensée avec la vie.
propose, avec un demi siècle d'avance, ce que la
diplomatie d'aujourd'hui essaie avec peine d'esquisser. Dans une Méditerranée où les
traditions abondent, les origines varient, les cultures se chevauchent et les civilisations se
succèdent, Habachi définit la philosophie comme une pensée ancrée dans l'actualité et il
recourt aux traditions du passé pour mieux préparer l'avenir. Respectueux des trois
monothéismes en Méditerranée aux prises avec la gestion difficile d'une coexistence
pacifique, il en appelle au dialogue en précisant une triple tâche: pour le Judaïsme, la tâche
de l'hospitalité, pour l'Islam, la tâche de la tolérance, et pour le Christianisme la tâche de
la gratuité. Il insiste sur le fait que seule une économie saine, mais surtout équitable, est
à la base de toute solidarité.
n
•
Abstnct
Concemed with the survival of Christianity in the Middle-East, René Habachi
engages a dialogue between thinking and life. Half a century ahead of his time, Habachi
puts forward a proposai for peaceful coexistence - something which today's diplomacy is
still stl11ggling to sketch out. In a Mediterranean where traditions abound, nationalities
vary, cultures overlap and civilisations succeed one another, Habachi opts for a philosophy
anchored in the present, baving recourse ta traditions of the past, so as to prepare a better
future. Respectful of the three monotheistic religions in the Middle-East and cognizant of
the practical difticulty in managing a peaceful coexistence, Habachi calls for dialogue
between the three religions, while assigning to each a specific task : for Judaîsm, the task
of bospitality; for Islam, the task of tolerance; and for Christianity, the task of
gratuitousness. Habachi remains convinced that ooly healthy and equitable economy is the
basis for solidarity.
•
iv
•
Remerciements
Le professeur René Habachi a suivi cette recherche avec intérêt et son encouragement fut
constant. Mes plus sincères remerciements vont également au personnes suivantes:
Cécile
Moussa1~ Elie
et Camille Gédéon ainsi que Marlice Heneen Sirdar, nièce de René
Habachi; le Père Simpn Saliba, Bibliothécaire de l'Université Saint...Esprit de Kaslik
(Liban), le Père Jean Maroun A Y. Meghames, Chargé des institutions de L'Ordre Maronite
•
du Liban à Jaffa, Bethléem et Jérusalem; le Père René Baril, franciscain, le Professeur
Sarnir Qusaym, s.j., de l'Université Saint...Joseph de Beyrouth; Antoine Kosseim, pour son
intérêt et son soutien tout au long de cette recherche, ainsi que mes enfants pour leur
estime; les membres du personnel du Service de prêts entre bibliothèques de la
Bibliothèque de l'Université de Montréal, pour les écrits de Habachi obtenus auprès de la
Library ofCongress à Washington, D.C., de la Bibliothèque du Boston College à Boston,
de la Bibliothèque Nationale à Paris, de la Bibliothèque de L'université Laval à Québec et
de la Bibliothèque de l'Université McMaster à Hamilton (Ontario); les Professeurs Michael
f. Davie, de l'Université Francois-Rabelais de Tours (France) et B"rre Ludvigsen, de
lUniversité d'0stfold (Norvège), également professeur invité à l'Université Américaine de
Beyrouth, pour leurs précieuses références sur Internet; le Professeur Eric Ormsby, de
l'Institut des Études Islamiques; le Professeur Maurice Boutin, directeur de cette recherche,
pour ses conseils judicieux.
•
•
•
•
v
ABBRÉVIATIONS UTILISÉES •
AHD
J. Berque, Les arabes d 'hier à demain, 1960
A. Casanova (dir.), Aujourd'hui. l'histoire, 1974
AuH
BrH
F. Braude~ Écrits sur l'histoire. 1969
F. Braude~ La Méditerrané ... Philippe II. vol. 1 et 2, 1979
BrM
CBB
R. Habac~ La colonne brisée de Baalbeck, 1963
R. Habachi, Commencements de la créature, 1965
CC
COoLI-D
R. Habachi, "Conférences sur Simone de Beauvoir", 1956
Dno
M. Bou~ "Dieu et la projection non-objectivée" : LTP 44/2 Ouin 1988)
E
G. Bourdé et H. Martin, Les écoles historiques, 1983
Expo
R. Habachi, Exposé critique de "les Arabes...• de J. Berque". 1964
L'Histoire (oct. 1995 - nO 192)
H
HiM
C. Samaran (dir.), L'histoire et ses méthodes, 1961
HIP-FM
F. Majid, A History oflslamic philosophy, 1983
S.N.Hossein & O.Leaman, History oflslamic Phi/osophy. 1996
HIP-Ia
HPA
R. Habac~ Hamlet ou le Prince de / 'absurde, 1964
H. Corbin, Histoire de la philosophie islamique, 1986
HPI
J.- R. Milot, L'Islam elles musulmans, 1975
IsM
J. Boulos, Le patrimoine libanais el sa réactivation, 1965
18
L
B. Lewis, "Mosle~ Christians and Jews...", 1992
Lb I-II
R. Habachi, Liban l 1970 - Lihan Il. 1971
R. Habachi, "Lettre aux intellectuels d'Occident", 1967
LeO
Magazine Littéraire
MagLit
R. Habachi, Le Moment de l'Homme. 1984
MhIcbb
NCTI-u-m R. Habâchi, Notre civilisation au tournant 1-2-3, 1959
R. Habachi, Orient quel est ton Occident? 1969
o
PMI
R. Habachi, Vers une pensée médite"anéenne 1. 1956
PMU
R. Habachi, Vers une pensée médite"anéenne 2, 1957
PMm
R. Habachi, Vers une pensée médite"anéenne 3. 1959
R. Habachi, Vers une pensée médite"anéenne 4, 1960
PM IV
R. Habachi, Une philosophie pour notre temps, 1960
PPT
R. Habachi, Qualres aspects de Maurice Zundel, 1993
QAZ
Th. Fabre, Revue d'ÉlUdes Palestiniennes. 1995
REP-TF
R. Habachi, Recherche de la personne ... de Maine de Biran, 1957
RPM
R. Habachi, Le transgresseur, 1984
T
G. Barraclough, Tendances actuelles de / 'histoire. 1980
TAH
R. Habachi, Théophanie de la gratuité. 1986
TdG
J.- P. Peroncel-Hugoz, Une croix sur le Liban. 1984
UC
R. Habachi, Une philosophie ensoleillée. 1998
UPE
y
R. Haba'Chi, uy a-t-il des catastrophes théologiques?", 1977
• Les autres abréviations utilisées sont tirées de Siegfried M. Schwenner, Index
international des abréviations pour la théologie et domaines apparentés. Berlin & New
York, Walter de Gruyter, 21992, xli + 488p. - Voir la bibliographie pour la référence
complète des ouvrages mentionnés.
•
INTRODUcnON
Une main gantée~ celle des gouvernements arabes, a
silencieusement rempli de sable la bouche des poètes.
C'est à l'écrivain marocain Taher Ben Jalloun, récipiendaire du Prix Méditerranéen
•
de la Communauté des Universités Méditerranéennes en
1990~
que nous devons cette
affirmation (cité dans UC 201). Le philosophe René Habachi réfléchit, travaille, et vit dans
cette atmosphère complexe et troublée.
Plus qu'une étude critique du contenu de la pensée méditerranéenne, l'objectif de
cette recherche concerne les moyens empruntés par Habachi pour articuler une pensée dont
les conditions et les perspectives philosophiques se fondent sur l'altérité et la gratuité. Ces
deux thèmes qui se conditionnent mutuellement permettent aux rapports entre eux des trois
monothéismes qui cohabitent en Méditerranée de se perpétuer. fi s'agit de comprendre
comment Habachi décèle, entre différents courants de pensée, une connivence qui rend
possible le dialogue entre les traditions philosophiques et religieuses, qu'elles soient
indigènes ou importées en Méditerranée. fi s'agit également de discerner les moyens
proposés par Habachi pour permettre au Christianisme de paniciper à l'évolution
économique et culturene de I~Orient méditerranéen dans le présent quelque peu orageux de
la région.
•
Ceux qui eurent au Caïre le privilège de compter parmi les étudiants de ce maître
méditerranéen à la fois humaniste et personnaliste connaissent son ouverture d'esprit et sa
créativité, deux conditions essentielles pour la compréhension du multiculturalisme
•
Introduction 112
croissant de nos sociétés. Habacbi est préoccupé depuis des décennies par la rencontre des
cultures. De par son caractère méditerranéen, il accorde une grande importance à la notion
de continuité historique. Fondée sur des traditions millénaires, sa pensée entend favoriser
une implication nouvelle en économie et originale en ce qui concerne la politique et la
religion.
La manière avec laquelle la pensée de Habachi est habitée par l'actualité des
rapports entre les nations et les peuples ne laisse pas indifférent. Plus que de s'intéresser
à l' histoire passagère des événements de la philosophie, Habachi questionne plutôt la
permanence philosophique des événements de l'histoire. Sa pensée est une réflexion
philosophique active "engagée dans le temps et dans l'espace" (pM 1 Il). Elle cherche à
promouvoir l'auto-détermination de certains pays de Méditerranée qui s'effondrent, alors
que d'autres se créent.
C'est le personnalisme qui, pour Habachi, "tient tête à
l'existentialisme en nous donnant le sens de la liberté", il nous "dispose à entrer en société
au lieu de nous coaguler en masse"; loin de susciter "une union par inditrérenciationn , il
•
engendre "une coopération par croissance de différenciation" (pPT 135). Il favorise
l'élaboration d'une pensée à la fois philosophique et culturelle empreinte d'un engagement
socio-politique qui reconnaît aux chrétiens du Liban le droit à l'existence et les incite au
devoir de mieux s'affirmer. L'enjeu est imponant : il s'agit de promouvoir "la présence
active de toutes les énergies d'une société aux problèmes de son développement humain"
(Lb 1 179). Pour Habachi, le sens de "toute la problématique arabe serait incompréhensible
sans le dialogue de la pensée musulmane avec le Christianisme oriental et le Judaïsme"
(pPT (32). L'historieh libanais Jawad Boulos, qui propose également d'examiner à la
lumière de l'histoire les possibilités et les limites de nos initiatives) soutient que Ucertains
héritages) tels que les grandes découvertes, les pensées et les oeuvres des hommes de génie)
etc., quoique familiaux ou nationaux, sont le patrimoine commun de toutes les nations." (IB
14)
Loin de s'attarder à une critique de l'histoire de la philosophie selon une structure
spécifique Habachi s'adonne plutôt à une réflexion philosophique à partir de conjonctures
t
•
ponctuelles et localisées. fi préfère un discours évocatif à un discours argumentali( et on
peut se demander si sa pensée est une philosophie d'unification, ou au contraire une sorte
d'amalgame de visions théologÏco-religÏeuses de différentes traditions philosophiques du
•
Introduction 313
passé adaptées à un présent en proie au marasme économique, socio-politique, culturel et
religieux. Le respect de la diversité permettrait-il au Christianisme de s'affirmer dans une
identité méditerranéenne, au lieu de s'épuiser et de disparaître?
'4Je ne prétends à aucun universalisme", dit Habachi qui favorise un humanisme
indispensable à la cohabitation.
un me suffit de m'identifier à cette rive orientale de la
Méditerranée", dans le prolongement d'une histoire longtemps partagée "à laquelle je tiens
par toutes les fibres de moi-même, et sans lesquelles [... nous] serions poussière dans le
vent, absurdes, incompréhensibles à nous-mêmes et à autrui, et par surcroit inutiles au
monde et définitivement stériles" (pPT 112-113). Pour HabacbL "il n'y a pas de culture
arabe, telle que l'histoire nous la donne, sans Méditerranée" (pPT 138). Mais les nombreux
éclatements des structures socio-politiques dans plusieurs pays de l'Orient méditerranéen
ont entraîné la disparition des supports philosophiques et des traditions religieuses qui
avaient servi d'infrastructure à leur paisible cohabitation. Dans ce sens, Habachi demande
en 1960 : "l'arabisme qu'on nous propose aujourd'hui en Proche-Orient, est-il la réponse
•
à nos besoins, peut-il faire fonction de personnalisme, ou bien nous en écarte-t-il
dangereusement?" (pPT' 112). Lui qui ne s'est pas penché sur la question de l'arabisme de
façon particulière, aborde la question en 1964 dans son Exposé critique sur «Les Arabes
d'hier à demain» de J. Berque. n considère cet ouvrage comme un "capital de connaissance
et de sympathie", il exprime "une inquiétude cependant à l'égard de la structure de pensée
sur laquelle ce monument, dangereusement, repose" (Expo 94). Ses réserves à l'égard de
la sociologie de Berque concernent la difficulté de celui-ci "à entrer dans une durée
proprement orientale", de sone que, selon Habachi, il finit par "nous proposer une
philosophie de notre devenir qui va nous paraître [...] beaucoup plus construite de
l'extérieur que vécue et pressentie du dedans." (Expo lOS)
Chez Habachi, le concept de durée prime sur le concept de temps chronologique et
est le fil condudeur de sa pensée. Tout au long de son itinéraire philosophique, il demeure
préoccupé par l'évolution culturelle de l'Orient méditerranéen dans ses relations avec un
Occident peu conciliant, ct est le moins qu'on puisse dire. Les rapports de rivalité sont au
•
coeur de la pensée méditerranéenne, et la revendication, au nom de promesses révélées par
le Judaïsme, le Christianisme et l'Islam, des mêmes lieux sacrés sur une seule terre devenue
sainte, constitue pour Habachi un défi politique incontournable dont Jérusalem est l'enjeu
•
Introduction 4/4
par excellence.
L'itinéraire philosopbico-religieux de Habachi traduit à quel poin~ comme il le dit,
"le besoin profond [de philosopher] naît du désarroi de nos intelligences orientales à la
recherche d'une vision du monde où elles puissent enfin trouver une place. (...] L'unité
arabe s'est otfene à beaucoup comme le substitut d'une philosophie absente" (pPT 7).
Pour développer une pensée susceptible de tenir compte de la complexe réalité
méditerranéenne, "il ne s'agit pas" pour lui "de déprécier les valeurs arabes, mais de les
délivrer des cadres trop étroits de l'arabisme et des moyens maladroits qui risquent de les
desservir" (pPT 133). En invitant les trois monothéismes à tenir compte d'une diversité en
constante interaction, Habachi se propose de poursuivre simultanément quatre buts qui sont
tous d'une extrême urgence:
Politiquement : un réveil hostile à toute objectivation, afin de retrouver une
position de transcendance. Religieusement : un dégagement hors du
traditionalisme théologique, qui risque de nous retenir en arrière.
•
Économiquement : une exploitation de nos possibilités économiques pour
aboutir à une démocratie. Et enfin, cultureUement : une réactivation de la
culture et de la langue. Ces quatre buts, comment les refuser? Us dessinent
vraiment les lignes maîtresses d'un réveil historique, et d'une revitalisation
de notre vocation originale. (pT 133-4)
Habachi souligne que '4~ette connexion du langage et des techniques dans une civilisation
est si solide que là où une nation n'est plus féconde en oeuvres, il est à prévoir que sa
langue s'est déjà figée en un vocabulaire sans ressources, et que cette crise d'expression est
elle-même motivée par une conscience entrée en léthargie. [...] Qui ne pose rien en dehors
de lu~ c'est qu'il est démuni d'énergie à expliciter".
1
n ajoute qu'une "absence de création
prouve souvent une anémie de conscience", que "l'avarice diJne culture en oeuvres
manifestes, et la paralysie diJne langue attestent plus souvent un vide qu'une plénitude", et
qu' "ainsi meurt une nation, avec de grands gestes et des discours: on ne s'en rendra
compte que longtemps après." 1
•
1
CaB (1963) 105; csa (1968) 94; caB (1984) 217.
2
caB (1963) 105-6; CBS (1968) 94-5; CSB (1984) 217-8.
••
Introduction 5/5
Arraché à son terreau culturel à deux reprises, Habachi écrira au sujet de la pensée
méditerranéenne, dans une lettre en date du 7 novembre 1995 : "[Ce] thème me paraît
aujourd'hui lointain [...) bien que ma conviction soit la même".
La pensée de Habachi compone quatre moments chaque fois centrés sur une optique
.
qui ne se sépare jamais d-Une we d'ensemble. Dans une première étape, elle passe manifestement dans sa thèse doctorale sur Maine de Biran en 1939 - d'un existentialisme
intuitif à une vision plus académique de type personnaliste. En 1960, Habachi affirme que
le personnalisme gratifie l'humain du "sens de la liberté qui fait de l'homme un sujet, un
absolu." Il insiste sur "le sens du travail qui met en communication l'homme et le monde,
l' homme et les autres. Du même coup, l'homme libre humanise le monde en même temps
qu'il s'ouvre à la société" (pPT 110). Son intérêt le conduit à une évaluation des systèmes
philosophiques occidentaux au moment où ceux-ci rencontrent les grandes traditions
orientales, chrétiennes et musulmanes. Les oeuvres marquantes de cette époque sont les
quatre cahiers Vers une pensée médite"anéenne (1956 à 1960), Notre civilisation au
•
tournant (1959), et Une philosophie pour notre temps (1960). Dans un deuxième temps,
il insiste sur le fait que "le sens du travail met en communication l'homme et le monde,
l'homme et les autres" (pPT 110). La réédition, vingt ans plus tard, de La colonne brisée
de Baalbec (1963) et de Commencements de la créature (1965), en une seule publication
sous le titre Le Moment de [·homme (1984) confirme la pertinence de cette préoccupation.
Dans une troisième étape Habachi, qui n'est pas historien, réfléchit sur le "sens de
l'Occident pour l'Orient". Sa pensée témoigne alors d'une volonté d'engagement qui
s'exprime dans une analyse critique des retombées économiques et socio-politiques des
rivalités entre l'Orient et ('Occident au Moyen Orient. Cette réflexion est présentée surtout
dans Orient, quel est ton Occident? (1969), qui souligne la nécessité d'une identité
méditerranéenne qui s'aBirme au sein de l'Islam arabe. Ses textes de philosophie engagée
sont publiés dans les deux volumes Liban 1 en 1970, et Liban Il en 1971. L'engagement
politique est à son avis le facteur clé de la survivance du Christianisme au Moyen Orient,
surtout au Liban. En fin de parcours, Habachi centre son attention sur des thèmes qui, sous
•
l'influence de Maurice Zundel (1897-1975)~ component une dimension nouvelle et donnent
lieu à des conférences centrées sur la spiritualité. Inspiré par son intérêt pour la théologie~
Habachi reprend les thèmes de vérité, de liberté, d'amour et de gratuité dans Le
•
Introduction 6/6
transgresseur (1985), Théophanie de la gratuité (1986), et Une philosophie ensoleillée
(1998). Ces ouvrages aussi démontrent que Habacbi reste fidèle à une ligne de pensée qu'il
s'était toujours promis de respecter: maintenir l'actualité au coeur du débat.
Après avoir rappelé les principaux moments de l'itinéraire philosophique de
Habachi (chapitre 1), la présente étude dégage les conditions et perspectives de la pensée
méditerranéenne (chapitre 2) et examine ensuite les impératifs de tolérance et d'hospitalité
eu égard à l'Islam et au Judaïsme (chapitre 3), et l'exigence de gratuité reliée essentiellement
au Christianisme (chapitre 4). Le chapitre S résume et prolonge les chapitres précédents,
et la conclusion souligne l'importance du rapport entre philosophie et théophanie dans
l'oeuvre de Habachi.
Si selon Habacbi, "la vraie mélodie commence quand le dernier accord s'est éteint"
(CC 149), la pensée méditerranéenne aura-t-elle été l'idéologie d'un rêve incompatible
avec la dure réalité, ou bien demeure-elle encore un projet porteur d'avenir dont il faut se
préoccuper?
•
•
•
CHAPITRE 1
LTN ITINÉRAIRE DE PENSÉE
Contemporain de bien des itinéraires actuels, celui-
ci [mon itinéraire] leur doit beaucoup sans pouvoir
mesurer, même quand il les nomme, toute l'étendue
•
de sa dette. D'une cenaine façon il leur doit tout,
sauf de les réfracter à sa manière qui est celle de
l'orient méditerranéen où mon destin s'est inscrit.
(CC 24)
C'est par ces mots que René Habachi termine son Introduction à Commencements
de la créature, en date du 6 août 1965, à Hazmieh au Liban. Né au Caire en 1915, Habachi
réside actuellement à Paris. En arabe, le mot Habachi veut dire abyssin, en d'autres termes,
celui qui vient d'Abyssinie. Cette contrée avoisine les plateaux de Nubie en Haute Égypte
et représente, avec l'Étythrée, l'Éthiopie d'aujourd'hui. Le haut plateau abyssin, dont le
centre atteint 2440 m. d'altitude, est à la frontière du Soudan, de l'Ouganda et du Kénya, et
ses rivières se jettent dans le N'ù. Pratiquement inondée par le lac Nasser créé par le Haut
Barrage d'Assouan (Al Sad al AlI) construit entre 1960 et 1968, la Nubie, à cheval sur la
frontière soudano-égyptienne, comprenait une population indigène d'origines tribales
•
multiples_ Mi-sédentaire mi-nomade, cette population est aujourd'hui non seulement
irrévocablement déplacée, mais écologiquement dépourvue de ce qui avait permis sa survie
d'éleveurs-cultivateurs pendant des millénaires. Ces vieilles cultures aux confins des
Chapitre 1 12/1
mouvements religieux originaires du Christianisme nubien sont aujourd'hui politiquement
fragmentées entre l'Égypte, le Soudan et l'Éthiopie, tandis que les trois monothéismes sont
présents et que l'animisme subsiste.
Citoyen libanais, Habachi est d'origine égyptienne, de confession chrétienne, et de
rite copte, terme qui est la transcription du mot grec qui veut dire -égyptien».. Habachi est
donc égyptien non seulement d'origine, de naissance et de citoyenneté, mais également de
religion.
À la conquête de l'Égypte par les Arabes en 642, la majeure partie de la
population indigène, pour éviter de payer la ..jizab., taxe supplémentaire imposée aux non
musulmans, se convertit à l'Islam. Devenus minoritaires dès ce moment, les coptes se
subdivisent en deux sous-groupes: les coptes onhodoxes, qui relèvent du Patriarche copte,
et les coptes catholiques, qui constituent une infime minorité rattachée à Rome.
Dt allégeance copte catholique, Habachi appartient au sous-groupe minoritaire de la
minorité chrétienne d'Égypte.
Fùs de médecin, Habachi est éduqué au Collège de la Sainte-Famille du Caire tenu
•
par des Jésuites majoritairement venus de France. Cette institution vouée à l'éducation des
garçons de la bourgeoisie égyptienne - Boutros Boutros Ghali, par exemple l'a fréquentée dispense une éducation à la fois orientale et occidentale, ce qui classe Habachi dans une
nouvelle minorité. L'éducation de ses parents, probablement dans les mêmes conditions,
peut expliquer le fait français à la maison. Dans ce pays arabophone, avoir pour langue
maternelle le français ne peut qu'ajouter à la ségrégation.
De famille chrétienne
francophone et bien nantie, Habachi, de culture occidentale, vit en Orient au sein d'une
majorité musulmane arabophone et pauvre. La complexité socio-politique, culturelle et
religieuse de ce statut de minoritaire aurait pu l'amener à rester dans ('ombre. Elle suscite
au contraire chez lui la volonté de comprendre et de faire comprendre que '~si les choses
sont différentes par leur matière, par leur forme elles peuvent être semblables : voici par où
l'unification est possible". (pM 1 47)
1. 1 La Méditerranée, un espace
•
UL'une des principales applications de notre analyse de l'existentialisme dans ses
rapports avec la pensée méditerranéenne porte sur la Méditerranée elle-même" (pM IV Il),
dit Habachi. Cette Méditerranée, que les Arabes ont toujours appelée le bassin du centre,
Chapitre 1 1319
reçoit les eaux du Nd chargées de limon fertile et alourdies par les traditions. Elle accueille
également des tleuves européens, dont l'Èbre, le Rhône, et le PÔ. Elle abrite des peuples
et des cultures millénaires, et l'Occident la considère comme le berceau de sa civilisation.
Souvent placée au coeur des conflits mondiaux, la Méditerranée est pour Habachi un
symbole de liaison.
n affirme que s'il y avait "une unification possible, c'est bien par le
biais de la Méditerranée qu'elle se ferait; [car] la culture voit plus loin que la politique."
(pM Il 29)
Lourde d'un passé culturel et religieux considérable, la situation méditerranéenne
compone actuellement des exigences politiques, économiques et culturelles dont
l'importance ne saurait être minimisée. Cette Méditerranée qui a fait parler d'elle à travers
les millénaires et qui a passionné tous ceux qui s'en sont approchés, s'engage dans l'actualité
meurtrie par les rivalités politiques et religjeuses. Également aftligée d'une endémique
pauvreté, elle accueille le troisième millénaire avec appréhension. Habachi n'est pas le
premier penseur arabo-oriental, mais probablement le premier philosophe méditerranéen
•
contemporain francophone et chrétien, à raviver le patrimoine philosophique de ce
carrefour de civilisations. Il situe sa pensée dans le même espace que celui choisi par
l'historien Fernand Braudel pour sa monumentale étude La Médite"anée et le monde
médite"anéen à l'époque de Philippe Il. publiée en 1949. Parlant de son projet, Braudel
estime que "l'inconvénient des trop grandes entreprises est que l'on s'y perd souvent avec
délicesu (BrM 1 15).
Conscient des nombreuses constituantes d'une pensée
méditerranéenne dépositaire d'une histoire dont la richesse culturelle et religieuse millénaire
est pleinement reconnue, Habachi déclare pour sa part : UPourquoi se hâter de passer du
multiple à l'un? La ligne droite n'est pas le plus court chemin, si elle nous fait manquer la
richesse du monde" (pM 146). Objet commun de leur attention, la Méditerranée représente
toutefois quelque chose de différent pour Braudel et pour Habachi.
"En digne représentant de IIÉcoie des Annales, [Braudel] relègue Il-événementiel..
à l'arrière-plan" (E 189), car selon lui~ "l'histoire événementielle" est "davantage produit
de l'histoire que productrice d'histoire" (H 81). Son ouvrage sur la Méditerranée, à l'origine
•
de l'imponant tournant de ce qu'on a fini par appeler à la tin des années '70 la -nouvelle
histoire-, a établi la réputation de Braudel en tant qu'historien. Pendant plus de vingt ans,
de 1946 à 1968, c'est d'abord avec Lucien Fèbvre, puis seul aux commandes, que Braudel
•
Chapitre 1 14/10
dirige la rewe Les Anna/es. En 1984, Georges Duby parle de lui en ces termes:
Braudel le patron: c'est vrai Qui d'entre nous, et je pense à ceux-là mêmes
que dérangèrent naguère les coups de boutoir qu'il assénait sans
ménagements contre les citadelles de l'histoire traditionnelle, n'a jamais eu
le sentiment de prolonger des pistes qu'il avait lui-même frayées, et de
travailler comme sous sa conduite? Il me semble que nous sommes assez
nombreux qui, sans lu~ ne serions pas devenus ce que nous sommes.'
Si nombre de commentaires élogieux accueillent l'oeuvre de Braudel, plusieurs
controverses entourent sa personnalité. À trop célébrer le -miracle français» en matière
d'histoire,
on ne pouvait que s'attirer les remarques peu amènes, mais ô combien
pertinentes, d'un historien néerlandais, W. Den Boer, pour lequel les
Annales et «l'Histoire nouvelle» ont bénéficié d'un mécanisme bien connu
dans l'histoire des sciences, (...) qu'il appelle le phénomène de concentration
•
épique ou principe de Saint Mathieu : -Ce dernier consiste à attribuer dans
l'histoire des sciences les inventions de nombreux savants à un petit nombre
seulement d'entre eux. Comme le dit l'Évangile : ~ car on donnera à celui qui
a déjà et il aura davantage; mais pour celui qui nta pas, on lui ôtera même
ce qu'il a"t.%
François Dufay appelle Braudel "le pape de la nouvelle histoire", "le mandarin",
immense historien" dont les ouvrages "ont considérablement vieilli",
'~n
c~
autocrate
impérieux, un prince de la Renaissance" (H 78-79). Ces critiques à l'égard de Braudel et
de l'École des Annales ne sont pas sans rappeler le commentaire de Pierre Legendre au
cours d'un entretien publié en 1995 sous le titre "Qui dit légiste, dit loi et pouvoir' : "Je me
souviens dUne visite que je fis à Braude~ magnat des sciences sociales d'après- guerre, pour
faire valoir auprès de lui l'importance de la dogmatique médiévale et d'une histoire des
montagnes étatiques. D écarta mon discours d'un revers de la main. J'étais jeune alors, je
sortais de mes expériences dans le milieu
•
internation~
mais je n'ai jamais oublié la
l
"Braudel le patron de la nouvelle histoire" : Maglit (juin 1984) 17.
2
L'histoire el ses méthodes, Presses Universitaires de Lille, 1983, pp. 90-91;
cité dans E 202.
•
Chapitre 1 15/11
suffisance de cet intellectuel typiquement français, devenu l'idole de l'École des Annales.
Voyez-vous, la différence entre Braudel et Kantorowicz est là : l'arrogance chez l'un, la
modestie chez l'autre, quant au questionnement".J Habachi, quant à ~ se passe de
reconnaissance.
nnargue la renommée et n'a suscité que des critiques élogieuses de la pan
de ses confrères (nous y reviendrons).
Pour le philosophe comme pour l'historien, la Méditerranée représente à la fois un
objet et un sujet d'étude. L'espace géopolitique et le temps historique de longue durée
qu'elle représente sont toutefois différemment perçus par le philosophe et par l'historien.
Braudel savamment la personnalise, faisant d'elle un sujet constitutif d'histoire, tandis que
Habachi crée un sujet historique qui se trouve au coeur de sa pensée philosophique. Mais
en quoi se distinguent. les deux approches et où se croisent leur vision respective des
choses?
Dans sa grande étude de 1949 sur la Méditerranée, Braudel, qui hésite à faire de
l'histoire un simple reportage journalistique qui annule l'implication personnelle, "tourne
•
le dos à la tradition de ccl'histoire historisante-·. Le personnage central de son livre n'est pas
Philippe IL un homme d'État, mais la Méditerranée, un espace maritime" (E 186). Habachi,
pour sa p~ refuse de ne faire de la Méditerranée qu'un objet d'histoire dont on détaine la
chronique et décompte les événements. Son intérêt pour la Méditerranée en tant qu'entité
géographique est inversement proportionnel à son intérêt pour ce que représentent ses
cultures et leurs rapports en tant qu'objets d'analyse. II s'interdit de la réduire à un objet
géographique dont on mesure les dimensions et choisit de dégager l'essence de la diversité
culturelle inhérente à la permanence philosophique de son histoire, en vue d'une
cohabitation qui reste à créer. Si les deux approches se rejoignent dans leur refus de faire
de la Méditerranée un simple objet cartographique, elles témoignent pourtant de la
différence entre le philosophe et l'historien. Dans une entrevue accordée à François Ewald
et Jean-Jacques Brochier, Braudel précise son rappon à la Méditerranée en ces termes:
Je n'étais pas, ou pas seulement, à la recherche de la Méditerranée de
l'histoire.
•
J'étais aussi à la recherche de moi-même.
Je n'ai pas eu
d'illumination. Je suis resté indécis des années et des années face à la
Reproduit dans P. Legendre, Sur la question dogmatique en Occident, Paris, Fayard,
1999, pp. 153-191;p. {56.
3
Cbapitre 1 16/12
•
Méditerranée. Je ne l'ai comprise qu'en 1941, dix-huit ans donc après le
début de mon travail. le jour où je me suis aperçu que la géographie était le
moyen par excellence de ralentir l'histoire, un moyen d'arriver au plan zéro.
C'est seulement alors que j'ai découvert les avantages de la Méditerranée
comme sujet d'histoire. Je me suis compris alors grâce à elle.·
Habachi, qui s'y trouve déjà, effectue le cheminement inverse: il invite l'humain qui habite
la personne à retrouver la Méditerranée. "Nous pensons légitime, pour ceux qui refusent
d'être des nouveaux-nés du 20ème siècle, qu'ils se souviennent qu'en se réclamant d'une
pensée méditerranéenne ils se réclament d'eux-mêmes, et que loin de se trahir ils reprennent
pied dans ce qui fut la splendeur de leur passé et la noblesse de leur tradition". (pM IV 1112)
Dans ses publications parues entre 1956 et 1960, Habachi parle de la Méditerranée
marquée par deux cultures: rune indigène, l'autre importée. II s'agit d'un double regard
: l'un intérieur à sa propre histoire, l'autre, extérieur, qui emprunte l'oeil critique de
•
l'étranger. N'étant pas historien de carrière, Habachi n'entend pas proposer une histoire de
la philosophie, qu'il considère déjà faite, et il refuse de faire une philosophie de l'histoire.
Déterminé à faire une philosophie dans l'histoire, il fonnule des questions dont la réponse
appartient au présent de l'actualité plutôt qu'au présent de la temporalité historique.
L'actualité représente pour Habachi un présent qui recompose ses propres lieux, solidifie
son unité temporelle, et apaise le tumulte que peuvent provoquer les diverses composantes
ethniques, linguistiques et culturelles. L'imponance qu'il accorde au présent de l'actualité
tempère le rôle centralisateur du présent chronologique d'une culture ou d'une religion
majoritaire qui utilise en outre une langue à connotation sacrée (nous y reviendrons).
Même si pour Habachi, la Méditerranée est faite d'espace et de temps, de géographie et
d'histoire, de projection et de tradition, de passé et de futur, elle demeure l'agent de liaison
dont la pennanence rend possible la cohabitation et la paisible coexistence dans la diversité.
Unique en son genre, cette réalité méditerranéenne constitue pour Habachi un défi à relever.
Il propose un projet de société qui invite les diverses ethnies à prendre une pan active et
•
constructive dans l'édification d'un avenir collectif:
"n s'agit pour nous de découvrir les
.. "La vie pour l'histoire" : MagLit (juin 1984 • nO 212) 18.
•
Chapitre 1
n 113
éléments communs à tous ces courants de pensée qui se croisent en Méditerranée, entre
lesquels notre Proche-Orient doit se frayer un chemin". (pM n 5)
La Méditerranée n'est pas une entité géopolitique, culturelle et religieuse non
différenciée. Ethnies, peuples, langues, traditions, religions, cultures et courants de pensée
y sont toutefois la somme de situations, de difficultés et de conflits qui mettent à mal la
solidarité. Braudel a bien saisi l'enjeu du rapport des pays de la Méditerranée entre eux
quand il écrivit que "les pays de Méditerranée sont des collections de régions isolées [...]
et les contacts qu'ils établissent sont comme des décharges électriques, violents et sans
continuité." (SrM 1 147)
1. 2 Temps et longue durée
Sans contredire le projet de Habachi, celui de Braudel est différent. Cette différence
est manifeste entre autres dans la manière de comprendre le rapport au temps. L'imponant
pour Habachi est, comme il le dit en 1957 de "mûrir le futur en sauvant tout ce qui est
t
•
récupérable du passé" (PM Il 5). Dans son article
~~La
méthode Braudel" publié dans la
revue L'Histoire en 1995, Olivier Dumoulin parle de ce dernier comme d'un 'jOinventeur"
qui a "profondément renouvelé la manière d'écrire et de penser l'histoire, en utilisant des
notions - pluralité des durées, géohistoire, économie-monde - jusqu'alors inédites. [...] la
grande nouveauté de sa thèse (publiée en 1949) (...] fut de transformer le récit historique
en une pluralité de ceduréesM" (H 81). Comme le dit Braudel dans l'entrewe qu'il accordait
à François Ewald et Jean-Jacques Brochier, "je suis arrivé ainsi à la décomposition du
temps. Car le temps de l'bistoire n'est pas d'une seule coulée; il est comme feuilleté".5
Dans la préface de son chef-d'oeuvre, Braudel parle d'une notion qualitative du temps qui
permet de distinguer trois aspects de ce qu'on a pris l'habitude d'appeler l'histoire.
fi y a une histoire quasi immobile, celle de l'homme dans ses rappons avec
le milieu qui l'entoure [...] Au dessus de cette histoire immobile, se
distingue une histoire lentement rythmée, (...] une histoire sociale, celle des
groupes et des groupements (...] e~ l'histoire traditionnelle, si l'on veu~
•
l'histoire à la dimension non de l'homme, mais de l'individu, (...] une
5 "Une vie pour l'histoire" : MagLit (juin1984) 19.
Cbapitre 1 11/14
•
agitation de surface (...] Une histoire à oscillations brèves~ rapides,
nerveuses. Ultra-sensible par définitio~ le moindre pas met en alerte tous
ses instruments de mesure.
passionnante~ la plus
Mais telle queUe, de toutes c'est la plus
riche en humanité~ la plus dangereuse aussi. Méfions-
nous de cette histoire brûlante
encore~
teUe que les contemporains l'ont
sentie~ décrite~ véale~
au rythme de leur vie, brève comme la nôtre. Elle a
la dimension de leurs
colères~
de leurs rêves et de leurs illusions. (BrM 1
13)
Comme le souligne Geoffrey Barraclough, "il appartenait à Braudel d'élaborer le concept
de la cclongue durée»" (TAH 72 n. 48) et de mettre l'accent sur la dialectique essentielle de
l'bistoire~ c'est-à-dire
l'interaction entre cette continuité à long terme [...] et les enchaînements
rapides~
les mouvements de houle qui viennent s'y briser comme les vagues
de la mer contre un rocher, mais qui parfois font éclater le roc~ ouvrant .ce
•
passage d'un monde à l'autre- qui est .le très grand drame humain sur
lequel nous voudrions des lumières-. (TAH 72)
Le concept de temps pour l'histoire classique implique une pluralité quantitative
"sur lequel viennent se ranger, chronologiquement, des faits minutieusement étiquetés"
(HiM 52). Pour Lucien Febvre, cette conception est périmée, car cela véritable histoire n'est
pas la science des faits historiques, c'est la science de l'homme dans le temps, le temps ce
continu mais aussi ce perpétuel changement». Et Fernand Braudel de renchérir: «L'histoire
traditionnelle attentive au temps bref: à l'individu, à l'événemen~ nous a depuis longtemps
habitués à son récit précipité,
dramatique~
de souftle court.
La nouvelle histoire
économique et sociale met au premier plan de sa recherche l'oscillation cyclique et elle mise
sur sa duréen • (HiM Si)
Habachi ne réfère pas explicitement à la -longue durée-- de Braudel; mais il
maintient qu' "il nous faut mûrir le futur en sauvant tout ce qui est récupérable du passé"
(pM fi 5).
•
ntransfonne à sa manière une histoire événementielle, sous-produit de l'histoire~
en une histoire existentielle productrice d'histoire. Il recourt pour ce faire à une notion de
temps qui met llaccent sur un devenir culturel mettant en rapport liberté sociale et liberté
personnelle. U en appelle simultanément au respect de l'individu et à la tolérance au sein
•
Chapitre 1 19/15
de la société muiticultureUe et religieuse de la Méditerranée; mais il évoque aussi
l'indispensable préoccupation soclo-économique, compagne obligée de toute philosophie
digne de ce nom.
Bien que localisé dans l'espace méditerranéen, le temps historique échappe à la
temporalité immobile.
La complexité de la notion de permanence du temps en
Méditerranée fait que loin d'être figée dans le passé, la permanence culturelle
méditerranéenne s'actualise dans la pérennité des civilisations. C'est Jacques Berque qui
a le mieux saisi l'impact de cette pérennité. Pour l'illustrer, il réfère à l'Égypte qui
constittte une identité coUective d'assise au moins cinq fois millénaire.
L'historiographie la moins imaginative doit constater cette extraordinaire
permanence, cette personnalité qui revêt, colore, détermine tout ce qu'elle
agit et tout ce par quoi elle est agie, à commencer par les phénomènes
physiques, tel que le Nil. II n'y a pas de Nil sauvage, il y a depuis cinq mille
ans un Nil éduqué. Le Nil sauvage serait un fait naturel. Le Nil endigué,
•
prolongé de canaux, est un projet humain, un projet historique. Toute
l'histoire du pays se fonde sur ce genre de projets, depuis l'origine jusqu'à
la construction du haut barrage, par quoi l'on débouche sur la planification
présente [...] Il va sans dire que cette identité collective n'a pour moi rien
de métaphysique. En définitive elle se résout dans les rapports que les
égyptiens entretiennent avec la Nature. Ce sont leurs rapports avec le fleuve
qui en constituent la première dimension, remarquablement claire, et la
solidité de ces rapports est la permanence caractéristique de ce peuple.
(AuH 109-110)
La présence de ce -Nil éduqué» change le désen en ceinture nilotique de terre fertile:
dès son arrivée en Égypte et jusqu'à ce qu'il se jette dans la Méditerranée, villes et villages
s'alimentent à ses eaux chargées de limon. Recueillant les eaux de l'Afrique centrale, ce
fleuve, le plus long du monde, a assuré l'existence aux égyptiens et la survivance aux
peuples qui vinrent s'y alimenter, y compris le peuple de Yahweh. Mesuré à panic de la
•
Ruvyironza, branche de la rivière Kagera en Tanzanie considérée comme sa source
originaire, le Nd a 6,671 kms de longueur. La surface globale de son bassin atteint plus de
3,349,000 kms carrés.
n poursuit son cours en suivant la frontière de l'Ouganda avant de
Chapitre 1 110/16
se jeter dans le lac Victoria. À sa sortie de ce lac considéré comme sa source principale,
il prend le nom de ~d Victoria et a une longueur de 5,584 lems.
n descend jusqu'au lac
Albert par un étroit p~sage de falaises rocheuses 10Dg de 483 kms, à l'issue duquel il est
dénommé le Nil Albert.
n traverse l'Ouganda jusqu'à la frontière soudanaise, où il est
désigné du nom de Bahr el Jabal, littéralement, Mer de la Montagne. À partir de sa
jonction avec son aftluent second en importance, le Bahr el Ghazal ou Mer des Antilopes,
il prend le nom de Bahr el Abyad ou Nil Blanc. U arrive à Khartoum, littéralement la
Trompe d'Éléphant, où il reçoit son principal affluent originaire d'Abyssinie, le Bahr el
Azraq ou Nil Bleu. Ce gigantesque drain des hauts plateaux de l'Érythrée, long de 1,529
kms, arrive chargé de limon fertile qu'il déverse dans le Nil Blanc à Om Doorman. Tous
les deux quittent Khartoum sous le nom de El Nil el Kébir, ou Grand Nil. Plus au Nord,
le Grand Nil reçoit la rivière 'Atharah chargée de sédiments noirs qu'il déposait
périodiquement, lors de sa crue annuelle, tout au long de son parcours sur des rives
désertiques et sur la plaine de son delta, saline et marécageuse. Avec la construction du
•
Haut Barrage d'Assouan qui débuta en 1960, le ralentissement du débit d'eau favorisa le
dépôt de ces sédiments au fond du Lac Nasser. Continuellement dragués, ils sont déposés,
inutilisés, dans les environs. Cette opération réduit de façon importante les sédiments
limoneux qui avaient de tout temps permis la fertilisation de la ceinture nilotique, y compris
celle de son Delta. Le peuple égyptien en désarroi accuse l'Occident de ce désastre
écologique, ce qui n'est pas sans ajouter à la rivalité entre l'Orient et l'Occident (nous y
reviendrons). Arrivé au Caire, le Nil se divise en deux branches, celle de Damiette et celle
de Rosette, du nom de deux viDes côtières de la Méditerranée. C'est à Rosette qu'en 1799
t
un soldat de la campagne napoléonienne trouva la fameuse pierre du même nom
comportant un texte gravé en trois versions qui devait servir de clé d'interprétation au
physicien anglais Thomas Young et permettre à l'égyptologue français Jean-François
Champollion de déchiffrer les versions hiéroglyphique et démotique par voie de
comparaison avec la version grecque.'
D'une portée mythologique considérable, ce Nil vénéré qui nourrit les corps
•
Le hiéroglyphe est l'écriture idéographique de l'Égypte antique. Le démotique,
calligraphie cursive dérivée du hiératique, est l'écriture cursive dérivée des hiéroglyphes
monumentaux.
6
Chapitre 1 111/17
jusqu'à leur mort en achemiœnt les âmes vers l'éternité se trouve régulièrement inscrit aux
panthéons des cosmologies du Proche-Orient Ancien. Cette divinisation du NiL à la fois
horloge et boussole de l'Égypte, instaure une indubitable permanence vécue au rythme de
ses crues. Cette complexe symbolique permet de mieux saisir la préoccupation centrale de
Habachi qui a grandi au Caire, c'est-à-dire à la jonction de la ceinture nilotique et de son
fertile delta. Cette métropole pennet aujourd'hui de distinguer la Haute et la Basse Égypte,
et séparait déjà dans l'Antiquité le Royaume du Nord de celui du Sud. Habachi s'attache
en effet à relier les questions existentielles d'aujourd'hui à la longue histoire culturelle et
religieuse de la Méditerranée.
1. 3 La formation philosophique
Habachi qui se dit "très attentif aux courants existentialiste et personnaliste, tels
qu'ils s'expriment depuis les années 1933-36"(RPM 9), poursuit ses études en France et
•
plus particulièrement à Grenoble, haut-lieu du mouvement personnaliste, où il s'ouvre à
l'influence des grands maîtres du personnalisme français. Entre 1937 et 1939, il rédige à
Grenoble une thèse de doctorat sous la direction de Jacques Chevalier. Ce dernier est
fortement marqué par le groupe d'intellectuels catholiques de gauche de la rewe Esprit,
source initiale du mouyement personnaliste conjointement avec "L'Ordre Nouveau»'· et
Alexandre Marc. Le premier numéro de la rewe Esprit fondée par Emmanuel Mounier
paraît en octobre 1932.'"
Intitulée La recherche de la personne à travers l'expérience philosophique de Maine
de Biran, la thèse doctorale de Habachi propose une analyse de type existentialiste du
philosophe français Maine de Biran (1766-1824) et témoigne également de son
cheminement personnel.
J'avais choisi le Journal Intime précisément pour montrer combien la
philosophie biranienne est en situation par rapport à sa vie (...]. Biran
m'apparaissait avoir traversé trois étapes : l'homme sensible, l'homme de
•
Christian Roy, Alexandre Marc et lajeune Europe (1904-1934) : L'O,dre Nouveau aux
origines du personnalisme. Nice, Presses d'Europe, 1999, 587 p.
7.
Voir John Hellm~ Emmanuel Mounier and the Catholie Left 1930-1950. Toronto,
University of Toronto Press, 1981, viii + 357 p.
7b
•
Chapitre 1 /12/18
l'effo~
l'homme de la grâce, à travers lesquelles se développait par cercles
concentriques une même notion: celle de personne humaine, - et non point
d'un mouvement systématique, mais par déséquilibre et révolution de tout
l'acquis des étapes antérieures. La vision qui en ressonait alors renversait
toutes les perspectives. L'axe de la vie humaine n'est plus ni le corps ni
l'esprit, mais Dieu lui-même. Et nous sommes plus ou moins "personne"
selon notre présence ou notre absence à Dieu. Le centre du monde c'est
Dieu lui-même, autour de quoi tourne l'homme comme un principe actifet
libre, un transformateur d'énergie. (pM 1 26)
Les titres de chapitre de la thèse sont aussi significatifs que ceux de la plupart des
pubücations de Habachi. Parallèlement au contenu de l'ouvrage, ils esquissent un profil qui
rappelle sa propre démarche. L'introduction suggère un itinéraire qui pan à la rencontre
de l'homme sensible (chapitre 1). Cette rencontre s'achemine vers l'approche de l'unité
personnelle vue à travers la perspective de l'homme de l'effort (chapitre 2) et passe ensuite
•
à la confrontation de la personne humaine concernée par l'homme de la grâce (chapitre 3),
pour aborder enfin le dynamisme de la personne (conclusion). Les questions que Habachi
pose à ('absurdité existentielle ne sont qu'un début. En 1984, il demande encore dans Le
trallsgresseur :
le sens de l'être, extrême fleur de la métaphysique, peut-il éclore dans une
intelügence en sécession d'avec l'homme total, pensant et souffrant? N'est
pas métaphysicien qui veut. L'expérience savoureuse de l'être flue et reflue
selon les niveaux de la vie et selon l'ouverture de la conscience au
ruissellement de l'exister. Et lorsqu'eUe se risque aux approches de sa
source - au coeur des substances, des formes et des essences emponées dans
leur devenir - ce n'est pas un objet qu'elle saisit : elle se trouve saisie par cet
Acte Pur, équivalent rationnel de Dieu, Sujet par excellence, dont le
débordement créationnel suscite l'homme à devenir sujet." (T 127)
La thèse est publiée en 1957, quelques 20 ans plus tard, aux Presses de l'Université
•
Libanaise de Beyrouth. Habachi la dédie alors à son directeur en ces termes: "À Jacques
Chevalier mon professeur à Grenoble, de 1937 à 1939, qui faisait de son enseignement une
recherche vivante et un témoignage" (RPM 10). Cette dédicace compone une affirmation
•
Chapitre 1 /13/19
imponante dont la teneur est précisée dans le premier cahier Vers une pensée
méditerranéenne(1956):
C'est aussi contre cette neutralisation du singulier que se dresse d'abord
Bergson puis Jacques Chevalier, en marge de l'existentialisme. (Il faut s'en
souvenir puisque précisément, cette indifférence au singulier sera le cri
d'alarme pour la philosophie nouvelle.) Cet appel ne pouvait éveiller [...]
la disponibilité d'Aristote, beaucoup trop pris par la structure générale du
monde pour se prêter à l'urgence de l'individue1.·
Qu'il s'agisse de philosophie nouvelle ou de nouvelle histoire, il importe de
constater que Braudel panage l'urgence de l'intuition fondamentale de Habachi quand il dit
: "l'homme est autrement complexe" et "l'individu est trop souvent, dans l'histoire, une
abstraction." (BrH 21)
Les tendances existentialistes de la pensée de Habachi alors confrontée à différents
courants philosophiques se changent en un persoMalisme qui l'accompagne plusieurs
•
années durant, voire tout au long de sa vie.
"Si j'adopte le personnalisme comme
philosophie centrale, c'est parce qu'avec lui je m'avance à la fois à la rencontre de mon
passé et de mon présent", écrit Habachi en 1960. (pPT 95)
Sans donner tort à Denise Barrat qui, dans son liminaire à Commencements de la
créature. affirme que Habachi l~ne parle jamais de lui-même et qu'il dit rarement je" (CC
14), il faut bien constater que l'oeuvre de Habachi est parsemée de textes hautement
personnels, ce qui laisse croire qu'il réserve à l'écriture des confidences qui sont loin d'être
négligeables, par exemple la réflexion suivante : "Dieu n'est pas à chercher à l'extérieur
comme U-'1 Être étranger, mais au-dedans comme en attente de dévoilement. Le Tout-Autre
de mon intimité, le Tout-Autre en moi" (TdG 95). D'ailleurs, poursuit Barrat, "pour qui le
connaît bien, ne serait-ce en quelque sorte être infidèle à son amitié que vouloir évoquer son
existence quotidienne pourtant si limpide?" (CC 14) Cette question de Barrat s'adressait
probablement à l'hol1Qe ou à l'ami plutôt qu'au philosophe ou à son oeuvre. Dans une
lettre datée du Il février 1996, Habachi confie : ULes philosophies qui m'ont influencé sont
•
: pour la veine personnaliste, Emmanuel MOUIÛer, Jacques Maritain et Jean Lacroix; et pour
8
PM 1 47_ - La parenthèse est dans le texte original.
•
Chapitre 1 114120
.
la veine existentielle : Maine de Biran, Gabriel Marcel, Maurice Zundel et Teilhard de
Chardin."
nréserve à "la générosité d'une mère comme les eaux d'un océan sans bords, et
[à] la fierté d'un père heureux de steff'acer dans la croissance de ses enfants", une place de
choix.
On parle mal du plus proche. Mais à l'invitation à la vie que me firent mes
parents je réponds oui, dans la gravité de l'âge mûr. Malgré les revers de la
famille, ils ont débordé mon attente et comblé mon droit à l'existence. La
main
qu'i1~
tendirent vers moi en décidant ma naissance, je la recouvre
aujourd'hui de ma propre main. Et nous voici contemporains d'une même
tendresse. (T 132-3)
1. 4 Les activités d'enseignement
À son retour de Grenoble en 1940, année de la déclaration de principe de
l'indépendance du Liban, t Habachi occupe un poste de professeur de philosophie à
•
l' Université du Caire et dans divers lycées. Ses tendances personnalistes ajoutées à ses
intérêts philosophiques lui valent ses premiers succès de conférencier auprès d'une
intelligentsia qu'il souhaite initier au nouveau tournant de sa pensée. Parallèlement à son
enseignement, Habacbi donne des séries de conférences jusqu'au moment où eurent lieu
en Égypte les événements qu'on connait : le grand incendie du Caire (janvier 1952); la prise
du pouvoir par les militaires et l'abdication de Farouk 1, dernier roi d'Égypte (juillet 1952);
la Guerre des trois jours, appelée aussi "la triple et lâche aggression" de la France, de la
Grande Bretagne et d'Israël, qui "faisait suite à la nationalisation du Canal [de Suez] et
celle-ci au refus des crédits demandés pour le Haut-Barrage, c'est-à-dire en we d'une
promotion dans l'économique" (AHD 42). L1exode massif des ressortissants français et
britanniques ainsi que celui de plusieurs juifs apatrides jouissant jusque-là du statut de
résidents en Égypte creuse une faille culturelle profonde au coeur de l'intelligentsia et
provoque un déficit important dans l'économie.
Le vide socio-culturel, politique et
financier permet alors à une politique de caractère plus régionaliste de se développer. Un
•
nationalisme arabisant de tendance islamiste et plus radicalisé ne tarde pas à s'affirmer et
ceDe principe-, parce que la fin du statut de Protectorat Français ne prend effet
qu'en 1943.
9
•
Chapitre 1 115121
à s'étendre aux pays environnants.
Suite à ces événements, Habachi émigre au Liban. Même si le Liban se proclamait
terre d' accueü pour les victimes de cet exode, ces départs précipités provoquaient chez
certains de ceux qui eurent à les subir, un sentiment de lâche abandon. Par ailleurs, ils
représentaient pour tous un véritable déchirement avec la mère-patrie. Habachi l'exprime
en ces termes:
S'il appartient au Liban de nous rappeler la synthèse dont nous avons
besoin, que grâces lui soit rendues! - Ah! Quand pourrais-je dire tout ce que
je dois au Delta du ~d et à cet autre delta de cultures qu'est le Liban? Je les
joins tous deux dans mon coeur et dans une même supplication, jusqu'au
jour où les événements nous permettront de les joindre dans nos
intelligences enfin réconciliées avec elles-mêmes. (pPT 10)
Dans ce contexte, Habachi se préocccupe essentiellement des relations
Orient/Occident en Méditerranée dans le but de sauvegarder une identité chrétienne au
•
Liban, dernier espace du fragile destin qu'avaient appris à partager le Christianisme et
l'Islam au Moyen-Orieat. Sans avoir jamais été formellement militantes, les interventions
de Habachi à l'Université d'Al Kahirah au Caire et à l'Université Libanaise à Beyrouth ne
se sont jamais voulues conflictuelles.
Dans l'espoir de maintenir un Christianisme
fortement menacé au Moyen-Orient, Habachi prend part activement aux débats socioculturels et politiques de l'heure et poursuit le projet d'une pensée philosophique devenue
à ses yeux indispensable à la survie d'un Christianisme minoritaire au Liban. "Plus je
réfléchis, plus il me semble que dans notre Proche-Orient, seul le Liban pourrait devenir
le Liban de la pensée méditerranéenne" (pM
n 29).
Habachi est certain que "en notre
condition d'homme, s'arracher à l'histoire c'est se défendre d'entrer dans la communauté
internationale qui s'ébauche. Sans compter qu'on ne rejoint l'éternité, -la super-histoire qu'à travers le temps" (2M 15). fi précise sa position en ces termes: "Certains m'accusent
de pessimisme quand il me semble voir pour bientôt la fin du christianisme en ProcheOrient, saufau Liban, peut-être. La seule chance qui demeure au christianisme libanais, me
•
semble-t-il, c'est de prendre l'initiative du problème social et de l'esprit civique" (pM fi
13). Bien que la pensée de Habachi témoigne philosophiquement d'une Méditerranée
menacée, c'est sans pessimisme aucun qu'il incite la minorité chrétienne de ('intelligentsia
•
Chapitre 1 116111
libanaise, privilégiée par sa double culture et favorisée par ses moyens financiers, à
développer une identité méditerranéenne qui assurera la survie du Christianisme en milieu
arabisant. Habachi n'est pas seul à souligner le rôle unique que pourrait jouer le Liban.
Michel Hayek abonde également dans ce sens lorsqu'il écrira en 1972, à propos du Liban ~
"Les responsabilités qui sont les siennes ne relèvent pas des droits classiques des États,
mais des exigences spirituelles de l'histoire". Il
Jusqu'au début de 1969, Habachi enseigne à l'Université Libanaise de Beyrouth.
n
cherche à promouvoir une solide formation philosophique chez ses étudiants et dans les
milieux intéressés par la question socio-culturelle au Moyen-Orient. Comme au Caire,
Habachi s'adresse à un auditoire composé d'une minorité cultivée et principalement
chrétienne, sans exclure les adeptes d'autres religions. Il prend la relève d'un "cours public
commencé à l'hiver 195S à l'Institut de Lettres Orientales dirigé par le Père Le Génissel"
(pM 1 5). En 1956, l'Institut de Lettres Orientales publie le premier des quatre cahiers Vers
une pensée méditerranéenne.
•
L'Institut de Lettres Orientales de l'Université Saint-Joseph fut une
institution très prestigieuse, mais qui a plus ou moins fermé ses portes lors
de la guerre du Liban. Il fait aujourd'hui partie de la Faculté des Lettres et
des Sciences Humaines de l'Université Saint-Joseph de Beyrouth.
La
bibliothèque qui fut ceDe de l'Institut fait aujourd'hui partie de la
Bibliothèque Orientale, qui appartient également aux Jésuites. 11
Les conférences de Habachi au Cénacle Libanais entre les années 1955 et 1969 sont
déterminantes pour l'élaboration de sa pensée. Sa préoccupation pour la culture au MoyenOrient témoigne d'un vif intérêt, déjà présent dans ses interventions en Égypte, pour
L'unité de la société humaine., titre d'une conférence donnée par Habachi à la Société
10
ue 13 note J ... Michel Hayek est prêtre maronite et auteur notamment de Arabes ou le
baptême des larmes, Paris, Gallimard, 1972; voir le quotidien le Monde (9 juin 1976).
"The Institut des Lettres Orientales al Université St-Joseph was once a very prestigious
institution, but which more or less closed down because of the war in Lebanon. It is DOW
pan orthe Faculté des Lettres et des Sciences Humaines of St-Joseph University; the
library it once had is DOW part orthe Bibliothèque Orientale, also the propeny ofthe
Jesuits" (renseignemeni fournis par le Professeur Michael Davie, de l'Université FrançoisRabelais de Tours, France).
11
•
Chapitre 1 117123
Égyptienne de Droit International à Alexandrie le 3 novembre 1948, et qui révèle un
humanisme soucieux de mettre à profit la coexistenœ des religions en Méditerranée, surtout
en ce qui concerne le Christianisme et l'Islam. Mais cet humanisme ne sera pas tout à fait
le même au Liban que celui préconisé par Habachi en Égypte, même s'il s'agit d'une ..idée
féconde». Habachi en ést bien conscient lorsqu'il dit en 1954 :
Une idée est féconde, me semble-t-il, lorsqu'à l'usage, elle s'avère riche en
développements et en explications. Il ne faut d'ailleurs pas se hâter de
chanter victoire; il y a des coïncidences fortuites. Et s'il s'agit, non plus
d'Égypte mais du Liban, je ne prétends plus du tout avoir la même
assurance, et c'est pourquoi je vous demande par avance pardon des
maladresses qui pourraient se psser dans les réflexions de ce soir. Je crois
en effet qu'il n'y a qu'un Libanais de longue date pour bien comprendre le
Liban. À tout autre, même éclairé par une ardente sympathie, à tout autre,
il y a quelque chose qui résistera. (Lb U 4)
•
Une seule approche qui a toujours inspiré Habachi est de mise : il faut pratiquer un type
de philosophie où "il n'y a plus de discussion entre l'Immanence et la Transcendance, mais
dialogue et altruisme" (NCT m 55). Mais tout comme l'Égypte de Nasser ne parlait plus
de son appartenance à l'Occident, le Liban d'après-guerre taira la sienne, sans plus.
Habachi est fermement convaincu que pour exister en tant que personne, l'individu doit
d'abord trouver la dignité.
Pour détenniner quelques indices de la condition de la personne en ProcheOrient, il suffit de la saisir en situation dans notre climat culturel. La
culture est à la fois le reflet des conditions économiques et sociales, et la
cause de celles-ci. Dépendant du monde et cependant le surplombant, il est
normal 'lU' elle nous renseigne véridiquement. (pPT 113)
Peu après avoir émigré au Liban, Habachi investit ses espoirs dans ce territoire restreint,
ce qui nécessite toutefois un témoignage d'authenticité difficile à exprimer :
Si le Christianisme doit mourir en nos pays, et à supposer qu'aucune reprise
•
d'énergie ne vienne soudainement le ressusciter à lui-même, que ce soit au
moins dans un geste de générosité. Qu'il ne disparaisse pas par avarice et
lâcheté~
mais qu' il laisse de lui le souvenir de la grandeur qu'il n'a pas pu
•
Chapitre 1 111114
sauver et de sa présence à ('histoire qui est sa seule raison d'être. (pM II
14-15)
.
Quand il s'agit de répondre à des arguments qui s'opposent à cette opinion, Habachi devient
radical :
Je crois qu'il faut répondre implacablement que dans la mesure où le Liban
répondra à ces appels, il deviendra nécessaire au monde. Autrement il perd
le sens de sa vocation historique[...]. Et si l'un de vous me dit que c'est trop
exiger du Liban puisqu'il n'est qu'un petit pays, un simple coquillage jeté
.
au bord de la Méditerranée, je lui répondrai : Oubliez-vous que dans ce
coquillage vous pouvez entendre la grande voix de l'Océan? (Lb
n 44)
Jean-Pierre Péronœl-Hugozll est également persuadé du rôle spécifique réservé à un Liban
chrétien. Il souligne que le
prodige libanais, naturellement, s'explique. Il tient à mille cinq cents ans
d'endurance, de privations, de qui-vive, de drames, de sacrifices,
•
notamment en vies humaines. Il ne s'est pas passé un demi-siècle sans que
quelque barbe-bleue politique ne tente d'effacer le non-conformisme
libanais, depuis l'an 517 où les Byzantins massacrèrent sur l'Oronte 350
moines de la règle de saint Maron - les premiers maronites. Chez eux
fermentait déjà cette passion pour l'indépendance d'esprit et de corps qui
devait être ensuite, face à tous les empires, l'apanage de la nation
décidément peu commune que sont, en Orient proche, les chrétiens du
Liban. (UC 12)
Pour Habachi,
la seule chance qui demeure au christianisme libanais, [...] c'est de prendre
l'initiative du problème social et de l'esprit civique: promouvoir un nouvel
ordre social appuyé sur une justice distributive plus équitable d'une p~ et
d'autre part animer de qualités de conscience chrétiennes les rouages
administratifs et les institutions. Je ne dis pas que ceDes-ci sont l'apanage
•
des chrétiens, mais au contraire, qu'on ne peut appanenir au christianisme
11 Journaliste au Monde. auteur d'un essai sur l'intégrisme islamique en Orient arabe9 Le
Radeau de Mahomet (voir bibliographie).
•
Chapitre 1 119125
sans les cultiver. (pM n 13)
En plus de son enseignement à l'Université de Beyrou~ Habachi participe avec
assiduité aux activités du Cénacle Libanais. Ce centre culturel a joué un rôle très imponant
dans le développement de la pensée méditerranéenne et du dialogue islamo-chrétien. Une
liste des conférences données au Cénacle Libanais en 1964-65 témoigne de la diversité de
la mise en commun des cultures et des idées. Cette liste a été publiée dans un fascicule du
Cénacle Libanais qui comprend les conférences de Jawad Boulos (I8 Jan. 1965) et de
Habachi (15 fév. 1965). IJ
CONFÉRENCES DU CYCLE 1964- 65
~ en français IIlIen anglais..
CONFÉRENcIERS ÉTRANGERS
BARRATyDenise. Témoignage sur lcs témoins: François Mauriac. Jean Annouche. Louis
Massigno~
Pierre Emmanuel ~
BERQUE. Jacqucsy Problèmes de la culture arabe contemporaine III
BLANCHET. Émile, Problèmes de la jeunesse dyaujourdYhui ~
•
DU CHAUA, ~ Vipgt ans au service de la diplomatie III
FOURASTIÉ. Je~ La civilisation en devenir ~
LAHBABlyMohamed Am, L'ère de la détraumatisation ~
METTRA. Jacques, Deux écrivains devant l'événement: Charles Péguy et Romain Rolland fi'
SUJETS DIVERS
ALM.1EDDINa Nagib. Les fondements d'une industrie touristique libanaise
ASMAR. Michel, Commémoration du Souvenir de Badr Chaker As-Sayyab
AS-SA YYAB. Mustapha, Commémoration du Souvenir de Badr Chaker As-Sayyab
DEMESHKŒ, Nadim, Inquiétudes du Tiers-Monde à la Conférence de Genève sur
le Conunerce et le Développement
EL HASSAN. Hassan, Prestige de l'infonnation et ses moyens techniqucs
EL OMARI, Nather, Commémoration du Souvenir de Badr Chaker As-Sayyab
FADLI OAJAN!, Nahida, Commémoration du Souvenir de Badr Chaker As.Sayyab
LAHAM, Edouard, Le rôle des glandes endocrines dans le développement de l' individu.
Incidences psycho-sociales III
MORIN, Lucy Commémoration du Souvenir de Badr Chaker As·Sayyab III
SAlO, Khalida, Conunémoration du Souvenir de Badr Chaker As-Sayyab
.
COORDoNNÉEs LIBANAISES 64--65
•
M-fMOUN. Fouad, Le Liban dans la fraternité arabe
ARIDlyBéchir. La politique
ASMAR, MicheL La vie culturelle
BOULOS, Jawad, Le patrimoine libanais et sa réactivation ~
GHORRA, Edouard, La collaboration des émigrés au devenir national
HABACHI. René, Générations nouvelles: engagement 1965 ~
HAFEZ, ~ La vie économique
13
Ce fascicule se trouve à The Boston College Lihrary. Chestnut Hill. MA.
•
Chapitre 1 /20116
HONEIN, Edouard, Liban de demain
ISKANDAR. Adnan. L' administration
LAHAM. Albert, Les sources spirituelles du message libanais
WAHIB, Rida, Le social
LES GRANDES VOIX DE L'AFRIQUE
ABRAHAM, Willi~ Le uconsciencisme" du Président Kwame Nkrumah fI'fI'
AZKOUL, Karim, Le "'conscicncismc" du Président Kwamc: Nkrumah fi'
BOURGUIBA, Habib, La bourguibisme : doctrine ct méthode de lutte pour la liberté et le progrès.
ROUS, Jean, Senghor ct la voie africaine du socialisme fi'
CHRISTIANISME ET ISLAM AU LmAN
ABOU·~ Youssef,
gans les pas de Mahomet
DUPRÉ LA TO~ François, Le christianisme et la science d'aujourd'hui fi'
ES·SADR. Moussa, Islam et culture au XX • siècle
KHODR, Georges, Le christianisme aux prises avec les problèmes économiques et sociaux
MOUBARAC, Youakim, Le dialogue islamo-chrétien au Liban et sa fécondité
SAAS, Hass~ L'[sIam face aux problèmes du temps présent
SALER. Sobbi; Le dialogue islama.<:hrétien au Liban et sa fécondité
SALHAB, Nasri, Dans les pas du Christ.
Par delà les avatars de la guerre, le Cénacle Libanais qui, "en sa tribune libre, aura
•
le mieux mérité de la nation", garde aux yeux de Habachi le droit à la reconnaissance,
parce qu'il "prépare les archives de l'avenir" (Lb fi 43).
En 1955-56, on retrouvait déjà Jawad Boulos et René Habachi dans le programme des
conférences et les publications du Cénacle Libanais. Des rumeurs ont circulé à l'effet que
cenaines publications du Cénacle Libanais, demeurées jusqu'ici introuvables, pourraient
être rééditées. Mais de l'avis du Père Simon Saliba, bibliothécaire de IUniversité SaintEsprit de Kaslik (Liban), une telle chose est fon peu probable.··
Bien que Habachi n'ait pas été l'instigateur de la pensée méditerranéenne, il en est
un des plus importants promoteurs. Loin de faire obstacle à l'adoption d'une attitude
nouvelle et plus scientifique envers l'histoire devenue, selon Barraclough, victime de
04
1' inaptitude des historiens à se dissocier de leur propre milieu" (TAH 334), Habacbi est
préoccupé par la poursuite du développement de la pensée philosophique en Méditerranée.
nfaut espérer que le dialogue islamo-chrétien aetue~ assuré entre autres par le Père Yoakim
Moubarac, Mgr Georges Khodr, Mgr Joseph Nasrallah et M. Camille
•
Aboussou~
s'inscrive dans le prolongement du souhait de Habachi de voir s'organiser une relève qui
14
Information transmise le 14 mars 2000.
•
Chapitre 1 121127
reprenne et dépasse la pensée philosophique "jusqu'à se faire oublier dans un vaste courant
de pensée méditerranéenne7 dont l'urgence est un appel à l'histoire" (pM 1 6). Camille
Aboussouan, Président-du Pen-Club du
Lib~
considéré comme
un homme pondéré s'il en est, n 7hésita pas, en février 1969, après que
Tsahal eût chargé et blessé à Gaza des écolières arabes manifestant les
mains nues contre l'occupation israélienne, à publier dans L'Orient - Le
Jour un éditorial intitulé ccAnne Frank ... Anne Frank ...... Cela fit scandale,
que l'on jetât à la face d'Israël le symbole de la malheureuse petite juive
hollandaise. (UC 103)
La relève se poursuit également avec Samir Kh. Samir Qoussaym,s.j., qui oeuvre en Egypte
et au Liban. Sa thèse, soutenue à l'Université Grégorienne de Rome, pone principalement
sur la pensée arabe médiévale du 8ème au 13ème siècles et rapproche théologique et
culturelle des rapports. entre les auteurs arabes islamo-chrétiens de cette époque. Son
enseignement à l'Université Saint-Joseph de Beyrouth et ses rencontres avec les
•
représentants de l'Islam palestinien ont essentiellement pour objet l'analyse des tendances
islamistes en émergence dans le monde arabe d'aujourd'hui et la reprise d'un dialogue
islamo·chrétien adapté à la modernité. Cette activité est dans le prolongement de la
préoccupation de Habachi. Par ailleurs, ses recherches ont mené à la découvene de liens
importants entre le Moyen Âge arabe et le monde moderne autant chrétien que musulman. 15
Dans son introduction au premier cahier Vers une pensée médite"anéenne (1956),
Habachi invite à la coUaboration en ces termes: "Une pensée méditerranéenne. Il y faudrait
plus qu'un chercheur. Une équipe. Comment la rassembler en ces temps où la vie
politique, arabe et inte~tionale, fait irruption dans nos vies et nous arrache à une retraite
réfléchie?" (pM 1 5) On peut rapprocher ce souhait de celui de Fernand Braudel pour qui
l'histoire "devrait se chanter, s'entendre à plusieurs voix, avec cet inconvénient évident que
les voix se couvrent trop souvent les unes les autres (BrM 0 SIS). Comme le dit
U
Barraclough~
si "la science progresse sur un front
international~
[...] il Ya autant de types
d'histoire qu'il y a de peuples et de nations". (TAH 334)
•
La dédicace au premier cahier Vers une pensée médite"anéenne reconnaît en
IS Voir son "Traité du Cheikh Abu 'Ali Ibn Yumn sur 17accord des chrétiens entre eux
malgré leur désaccord dans l~expression", 1990 (voir bibliographie).
•
Chapitre 1 112128
Michel Chiba, décédé en 1954, "le premier témoin d'une pensée méditerranéenne" (pM 1
5). Habacbi souligne l'importance de ce penseur libanais en ces termes: "On aurait
tellement souhaité que les amis de Michel Chiba ne manquent pas de faire de lui le premier
témoin d'une pensée méditerranéenne, et n'hésitent pas à fonder, en souvenir de
lu~
un
Institut, ou une chaire de recherches méditerranéennes" (pM fi 30). Dans sa préface à
Liban 1 rédigée à Paris le 6 septembre 1970, Habachi reconnaît que "le premier de tous les
pays-frères, le Liban par la bouche de M. Chiba en 1948, a crié à l'injustice et au danger
d'un État israélien" (Lib 1 xili). Habachi, pour qui la dimension politico-économique fait
partie intégrante de la pensée philosophique en Méditerranée, dédie son deuxième cahier
Vers une Pensée Médite"anéenne à quelqu'un qui tient compte de l'importance de ces
implications : ''Henri Pharaon, Président du Comité de Patronage du Cénacle Libanais,
parce qu'il milite manifestement pour l'équilibre méditerranéen dans la tourmente actuelle
de notre Proche-Orient" (pM II 5). Il est convaincu qu' "il n'y a plus de temps à perdre.
Il n'y a pas de temps pour la fidélité. Or il ne s'agit pas moins que d'être fidèle à notre
•
histoire" (pM n 30). Militer pour un Liban chrétien devient pour Habachi une exigence
qu'il exprime par ces mots au début de sa conférence sur "La pensée engagée et dégagée au
Liban, 1954" :
Je ne crois pas beaucoup aux idées neuves. L'humanité me semble depuis
longtemps en possession de quelques grandes idées, vite épanouies mais
réapparaissant sous de nouveaux éclairages historiques et dans de nouvelles
densités sociales qui renouvellent leur expression. Et ce n'est point pour
vieillir notre jeunesse que je dis cela, mais plutôt pour rajeunir un antique
héritage qui pourrait nous confier aujourd'hui des secrets étrangement
neufs." (Lb fi 3)
Fidèle à lui-même, Habachi ne peut taire ses convictions philosophiques, sociocultureUes et religieuses dans un Liban qui piétine. À contre-coeur, il accepte en 1969 le
poste de Directeur de la Division de Philosophie de l'UNESCO et quitte le Liban pour
Paris. Également apprécié dans les milieux académiques et socio-politiques, Habachi est
•
estimé par ses coUègues orientalistes de toute allégeance religieuse, politique ou culturelle.
Bien qu'il ait connu deux émigrations, il reste fidèle à ce qu'il appelle "le dialogue de la
pensée et de la vie". Pour lui,
Chapitre 1 /23/2,9
•
la marche d'une pensée est à la fois ordre, imprévision, évolution et système.
Suivre pas à pas le dialogue de la pensée et de la vie ne signifie pas
abandonner la logique au bénéfice de la pure incohérence, mais saisir
combien la vie alimente la pensée de dons impréws, et combien en retour
la pensée gouverne et oriente la vie ... jusqu'à la jonction des deux si
possible. (D est vrai qu'à ce moment, quand vie et pensée s'épousent sans
hiatus, en général un philosophe n'a plus rien à dire).•,
En 1971, Habachi retourne en visite à Beyrouth où il rédige la préface à Lihan Il qui
débute par ces mots :
Absent du Liban depuis deux longues années pour un exil volontaire vécu
malgré tout comme un exil, un mois de vacances à Beyrouth m'a permis
d'assist~r
à la prise du pouvoir universitaire par les étudiants[...]. Nous ne
sommes pas sans tristesse en rédigeant cette préface en avril 1971. D'où
viendrait l'optimisme alors que toutes les pages de ce livre, échelonnées sur
•
plus d'une décade, insistent pour un changement qui ne vient pas, ou qui
n'est concédé que par morceaux incohérents. (Lib II ix & xi)
En 1975, alors qu'il est encore au service de l'UNESCO, une guerre longue et
sordide éclate au Liban. Péroncel.Hugoz, journaliste français, débute le premier chapitre
de son livre sur cette guerre Une croix sur le Lihan (1984) en ces termes:
Si le Liban n'était qu'un pays, on n'aurait pas besoin de tant d'acharnement
pour le supprimer. Avec tous les coups qu'il a reçus, toutes les trahisons
.
qu'il a subies depuis le début, en 1975, de la guerre protéiforme qui le
ravage, il aurait disparu de longue date. Mais le Liban est également une
idée. Une idée et une exception., celle d'un État de droit, du respect des
droits de l'homme, au milieu de la géhenne orientale [...l.
Bref un
microscopique lieu de liberté parmi l'immensité, les richesses et les foules
des satrapies arabes. (UC Il)
En 1957, Habachi parlait du Liban comme du pays qu' "on a défini terre d'amitié" (pM 1
•
5). Prévoyant déjà une situation éventuellement désastreuse, il disait :
16
PM 1 24. • La parenthèse est dans le texte.
Chapitre 1 124130
Et je sais bien que c'est une tâche ingrate de faire le vide autour de soL
comme je le fais, si l'on ignore, surtout, quelle forme future pourrait
combler la place vacante. Mais toute croissance est un arrachement, et toute
virilité veut qu'on chasse, d'une main rude et sans nostalgie, les rêves,
même très doux, d'une adolescence attardée. Nous ne connaîtrons pas la
joie de ceux qui construisent et voient monter l'oeuvre de leurs mains, mais
nous aurons la satisfaction, âpre et fone, de ceux qui déblaient l'histoire,
pour que d'autres générations construisent, dans des conditions enfin
nouvelles. (pM n 16-17)
Au terme de son mandat à l'UNESCO en 1977, Habacbi ne retourne pas à Beyrouth.
fi accepte un poste de professeur de philosophie à l'Université de Paris VII Jussieu, poste
qu'il occupe jusqu'à sa retraite en 1982. De 1971 à 1994, il participe aux travaux des
Colloques internationaux sur la problématique de la démythisation fondés à Rome en 1961
par Enrico Castelli (1900-1977), professeur de philosophie de la religion à l'Université de
•
Rome. En 1973, un jury présidé par Paul Ricoeur lui décerne un Doctorat d'État en
philosophie sur présentation de publications déjà parues sur "les conditions dlune pensée
méditerranéenne". En e 198S et en 1987-88, Habachi est professeur invité à l'Université
Laval. Ses publications chez Anne Sigier le font mieux connaître au Québec. En 1992,
René-March Habachi 1'7 se voit décerner le Prix Médile"anéen de la Communauté des
Universités Méditerranéennes. Destiné à des personnalités dans le domaine de la recherche
et de la culture, ce prix adjugé tous les deux ans fut décerné en 1986 à Fernand Braude~ en
1988 au poète grec Odisseus Elytis, en 1990 à l'écrivain marocain Taher Ben Jalloun, et en
1994 à l'océanographe turc Umit ÜnJüata. Constamment préoccupé par le souci d'établir
une relation significative entre philosophie, religion et culture eu égard au développement
de la personne, Habachi continue à ce jour de donner des conférences à Paris, Lyon, Dijon,
Perpignan, Lausanne et dans les abbayes bénédictines de Landevannec, de la Coudre.. Laval,
de Dourgne et du Mont des Cats.
Bien qu'il soit compté parmi les philosophes qui ont contnbué au développement
•
de la pensée arabe aujourd'h~
et
que ses activités dans le domaine de la culture aient été
17 March est le prénom de son père. Clest une pratique courante au Moyen-Orient, pour
les garçons, que de poner aussi le prénom de leur père.
•
Cbapitre 1 125131
reconnues par des organismes officiels tels que l'UNESCO et la Communauté des
Universités Méditerranéennes, René Habachi est encore peu connu. Autant qu'on puisse
voir, il n'existe pas encore de monographie exhaustive sur son oeuvre et sa pensée, à
l'exception d'une thèse de doctorat rédigée en arabe à l'Université Saint-Esprit de Kaslik
au Liban. II
En quittant le Liban, Habachi a légué sa bibliothèque personnelle à la
Bibliothèque Orientale de l'Université Saint-Joseph de Beyrouth dirigée jusqu'à aujourd'hui
par les Jésuites.
•
•
18 Jean Salim Saadé, Philosophie médite"anéenne et engagement libanais dans ['oeuvre
de René Hahachi [BibUothèque de l'Université Saint-Esprit de Kaslik, 29], 1993.
•
CHAPITRE 2
LA PENSÉE MÉDITERANÉENNE: CONDITIONS ET PERSPECTIVES
Le philosophe que j'essaie d'être, séduit par la
modernité qu'il tente comme d'autres de promouvoir,
refuse cependant une facile complaisance : le neuf
•
n'est pas toujours du nouveau. (T (27)
La philosophie ne saurait être pour Habachi une idéologie ponctuelle socialement
structurée, voire politiquement canalisée. li s'agit pour lui non pas de mettre la philosophie
au service d'une pensée méditerranéenne déjà constituée, mais de rappeler l'importance de
la philosophie pour la conduite du quotidien en Méditerranée, de répéter qu'elle n'est pas
simplement l'expression d'une réflexion, mais l'intuition d'un projet socio-culturel,
économique et religieux qui s'élabore graduellement, qu'elle est en définitive le contraste
entre les exigences de cette intuition et un impératif de développement. C'est pourquoi il
persiste à dire que la philosophie est accessible à tous.
En 1956, Habachi situe encore sa réflexion philosophique dans une perspective
existentialiste, plus préG,isément dans ce qu'il appelle un "existentialisme empirique" (pM 1
(9). L'originalité de son approche est plus que le simple choix d\m mode d'analyse qui soit
conforme à une "histoire de la philosophie- ou à une .philosophie de l'histoire-. Elle réside
•
dans l'élaboration d'une expérience réfléchie qui n'est pas autre chose qu'une manière de
faire de la philosophie. Cette '6expérience réfléchie" (pM 1 Il) correspond à ce que
Habachi appelle en 1963, dans La colonne hrisée de Baalbeck, une uexpérience
•
Chapitre 2 12133
fondamentale" (CBB 1), et en 1984, dans la réédition de ce livre sous le titre Le moment
de l'homme. une "intuition fondamentale", ou encore une "intuition originelle" (MH 149).
Pour Habachi faire de la philosophie, c'est mettre à profit sa propre expérience marquée
d'une double influence: existentialiste (en référence à Sartre. Nietzsche, Heidegger,
Feuerbach et Kierkegaard) et personnaliste sous l'inspiration d'Emmanuel Mounier. Plus
qu'une simple approche comparative de ces philosophies, Habachi s'attache à démontrer
leur portée dans le quotidien afin de mieux situer les rapports mutuels des trois
monothéismes en we de la coexistence pacifique des cultures et des religions au ProcheOrient.
Habachi estime que son choix d'une méthode soumise au point de we de
.
l'évolution plutôt qu'à celui d'un système est un problème plus complexe qu'on ne pense,
puisque son "projet ne vise pas à retrouver une pensée, une doctrine, mais à récupérer une
histoire à travers une chaine de pensées et de doctrines" (pM 1 26). En 1960, à la fin de son
livre Une philosophie pour notre temps, il dit :
Devenir.
•
Personne humaine.
Transcendance.
Liberté.
Démocratie.
Travail. Sens de l'histoire [...) furent le fruit d'un long etron et d'une ample
maturation auxquels collaborèrent toutes les énergies de la Méditerranée
[...].
Renoncer à la Méditerranée, pour nous, c'est tout simplement
renoncer, en tant que peuple, en tant qu'histoire, à toutes nos raisons
d'exister. (pPT 137-8)
.
Le fait que Habachi s'adresse à un auditoire indifféremment chrétien ou musulman
se reflète dans le choix des penseurs auxquels il décide de référer. S'il privilégie Aristote
que l'Islam a fait connaître à l'Occident, c'est que
la réalité fondamentale pour Aristote est l'Être. Ltêtre qui se présente à nous
sous forme de devenir [...) d\Jne
part~
le devenir où nous sommes, où l'être
s'actualise progressivement faisant ainsi l'histoire, et d'autre
p~
un être en
dehors de toute histoire, qui ne devient pas parce qu'il est, en la gloire de
son éternité. D'une part, le monde créé emporté dans son histoire, de rautre,
rincréé, la divinité transcendant rhistoire. l
•
Habachi considère que les
PM IV 14-15. Habachi précise dans une note: "Nous parlerons de -divinité- et non de
Dieu, pour réserver ce mot au Dieu personnel"
1
Chapitre 2 13134
•
théologies du Proche-Orient autant chrétiennes que musulmanes, sont plus
essentialistes qu'existentialistes, et l'on devine déjà le drame sourd qui
devait en résulter. Le platonisme des Pères Grecs, chez les chrétiens, et
celui d'Avicennes chez les musulmans, ont perdu leur virilité doetrinale,
fondus dans un climat essentialiste, qui pour n'être pas conscient n'en est
pas moins intimement subi. [...] Mais l'on peut aussitôt lui donner un nom
sociologique actuel selon sa réfraction dans notre histoire: Traditionalisme,
tel est son nom. (pM 1 19-20)
Pour Habachi, "de l'essentialisme théologique au traditionalisme sociologique, la
pente est directe", et c'est ce qu'il craint le plus. Car ains~ "l'histoire indifférente se passe
de notre action en nous abandonnant à l'immobilisme des essences immuables". De fait,
"il en résulte quelque anachronisme entre notre pensée et notre action, notre idéologie
prétentieuse et notre réalité humiliée" (pM 1 20). Mais comme "il y a également, mêlé à
notre existentialisme diffus, un essentialisme de base venu non du présent mais du passé,
•
et d'origine religieuse" (pM 1 19), Habachi décide de remonter "jusqu'aux philosophies du
Moyen-Âge Occidental et Arabe" (pM 1 6), et couvre ce même long Moyen-Âge qui
représente pour Jacques Le Goff "le contraire du hiatus qu'ont vu les humanistes de la
Renaissance" .1
Selon Habachi, la marche dUne pensée est "à la fois ordre et imprévision, évolution
et système" (pM 1 24). Loin de soumettre sa pensée aux critères d'une théorie structurée,
il privilégie le point de vue de l'évolution. Non pas parce que ce point de vue '~s'oppose
au point de vue du système, mais parce qu'il empone la logique de celui-là dans une
croissance créatrice" (pM 1 26), tel un progrès qui prépare les conditions d\1ne nouveauté.
Mais pour Habachi, il "reste à voir comment avec chaque période il y a continuité et
discontinuité, évolution et création, de quel élan simple ou de quel élan brisé sommes-nous
les fils" (pM 1 27).
arrière.
Le retour aux sources effectué par Habachi n'est pas un retour en
nest encore moins ce renfermement sur soi et sur le passé ou sur le présent, et qu'il
décrit comme un fanatisme. Pour lui,
•
'~Ie
traditionalisme est un fanatisme parce qu'il se
replie sur son passé", et "l'égoïsme est un fanatisme parce qu'il se replie sur son présent"
2
J. Le Goff: Pour un autre Moyen-Âge, 1977, p. 10.
•
Chapitre 1 14135
(NCT m 34).
n considère que dans les deux cas. "nous nous trouvons soit happés hors du
temps, soit écrasés dans le temps". car pour lui, ''le traditionalisme des essences conduit aux
déroutes de la pensée et de l'action" (pM 1 22). Mais toutes les analyses auxquelles
s'adonne Habac:hi "révéleraient un étrange goût de l'humiliationy
[ ••• ]
si elles ne devaient en
même temps nous ouvrir la seule voie à suivre. la seule issue par où sauver notre présent
et notre passé. remettant en contact l'intelligence et l'action" (pM II 25) à partir de la
situation confuse où nous sommes. Cette façon de procéder "mérite une explication" (pM 1
Il), comme il dit.
1. 1 La méthode en question
Aborder la dimension millénaire dlune histoire méditerranéenne dépositaire de
repères appartenant au présent en remontant vers le passé ne signifie pas privilégier le
y
passé en tenne de commencement. Ceci serait pour Habachi répéter le travail des historiens
qui ont déjà accumulé ~~tant de documents et de richesses suggestives sans que personne ne
•
songe à en faire une synthèse qui nous permette d'en vivre et de les
assimiler'~
(pM 1 6).
Même si, selon Habachi, les chercheurs désintéressés et fidèles qui mettent à jour une
continuité capable de donner corps à une culture explicite et conforme à l'histoire sont rares
en Orient, il refuse quand même de faire une histoire de la philosophie. Mais il ne fait pas
une philosophie de l'histoire non plus. Sa préoccupation la plus importante est plutôt de
déterminer comment procéder. De fait
y
la question parait étrange, et cependant si je me la pose c'est qu'il me
faudrait résister pour ne pas commencer par la tin, à l'encontre de ce qui
semblerait indiqué. À la réflexion, s'accroît encore à mes yeux l'importance
de cette question. Le sujet que je me propose pourrait se prendre en général
de deux manières, et enfin d'une troisième manière. C'est cette dernière qui
me tente le plus. (pM [ 9)
Traiter d'un sujet sous forme de questions, de problèmes sur lesquels on porterait
"le faisceau lumineux des différentes philosophies [...] supposerait une connaissance déjà
•
.
acquise du climat où se poseront ces questions et du lien intrinsèque ou accidentel qui
invite ces diftërentes philosophies à dialoguer suc un même sujet. Voilà donc un moyen
à écarter" (PM 1 9-10). La seconde manière serait de suivre l'évolution de certaines
•
Chapitre 2 15136
doctrines en faisan~ comme on l'entend en général, une histoire de la philosophie. Mais
c'est précisément cela surtout que Habachi veut éviter.
Car "suivre pas à pas le
développement des philosophies c'est se condamner à estomper dans le panorama le relief
par quoi eUes se rencontrent ou par quoi eUes s'opposent" (pM 1 10). Habachi partage la
réticence de Jacques Le GotT vis-à-vis de "la pire ennemie de l'histoire", c'est-à-dire "la
philosophie • l'histoire"..J et opte pour une philosophie dIUu l'histoire. Selon lui, personne
n'ignore que pour retrouver la cohérence d'une doctrine, il y a deux points de we : "l'ordre
systématique et l'ordre chronologique", et que "le second tient compte du développement
de l'oeuvre, des réactions de la vie sur elle, d'eUe sur la vie; le premier, systématique, vise
immédiatement l'unité de la doctrine, le point en fonction de quoi tout s'organise" (pM 1
23). Qu'on aborde une pensée philosophique "soit du point de we du système, soit de celui
de l'évolution" (pM 1 36), il n'en demeure pas moins, selon Habachi, qu'on pourrait voir
que "le système est en suspens à l'intérieur du développement, et non point le
développement contenu dans les cadres du système. Le système n'est ici qu\m germe en
•
devenir dont la croissance est imprévisible [... l". (pM 1 26)
Pour découvrir ~e vérité méditerranéenne, les règles fondamentales sont pour lui
les suivantes : "attitude existentielle - point de we évolutif• intuition intériorisante" (pM
(36).
C'est pourquoi notre méthode a choisi d'aller du présent au passé, visant
ainsi trois buts: - discerner les éléments du passé qui peuvent être réactivés
par les appons du présent, - dégager les éléments du présent assimilables
par nous sans incohérence, - reconstituer ainsi un corps vivant de culture,
capable d'affronter un avenir émanant de nous·mêmes, ou du moins,
naissant de notre dialogue avec les événements. (pM fi 5)
La nouveauté de cette démarche réside dans la manière de comprendre le temps historique
: "Il n'y a pas d'option.à faire entre le passé et le
présen~
mais à l'intérieur de l'un et de
rautre, il faut cueillir ce qui intéresse la situation méditerranéennen (pM fi 21).
nne s'agjt
pas de revisiter l'histoire. L'objecttt: précise-t-iI, "est différent. À la fois plus modeste et
•
plus intéressé. Et plus complexe" (pM
J
A
n
S). Car il s'agit de pénétrer l'épaisseur de
1. Le Goff, Pour un autre Moyell-Age, p. 14.
•
Chapitre 2 '6137
l'histoire afin de comprendre un monde défiguré "où le spirituel s'affole, le temporel vole
en éclats et le monde est défiguré". (NCT m 59)
Malgré les ambivalences de la situation, Habachi garde les questions qu'il aborde
à l'abri de l'ambiguïté en établissant les distinctions qui s'imposent entre le spirituel et le
temporeL l'immanent et le transcendant, les phénomènes et l'être des phénomènes, la raison
et la
fo~
l'expérience moderne et l'expérience ancienne, les vicissitudes de l'Orient et les
abus de l'Occident. Dans un monde où "toutes nos vérités s'égarent parce qu'elles ne
retrouvent plus les pistes de Dieu" (NCT m 59), il en appelle à la Révélation comme au
"chemin de retour, de la Transcendance à l'Immanence. Et la réplique du Dieu-Réponse
de la Foi, au Dieu-Question de l'Intelligence" (NCT m 56). Ce qu'il faut déceler dans cette
démarche, c'est la quête philosophique dans l'histoire plutôt que la remise en question, par
la philosophie, de la conjoncture historique. Selon l\IL "le plus précieux apport des
I<sciences humaines» [est d'avoir] dénudé l'homme de tout ce qui en lui n'était que tissu
accidentel et que l'histoire a accroché sur sa charpente, révélant du même coup que lui-
•
même est porteur de la question et chargé de la réponse." (T 126)
nest évident que pour Habachi, "le changement des questions implique aussitôt un
changement parallèle des méthodes. L'être étant saisi différemment, on n'y entre pas par
les mêmes voies" (pM 1 36). Si la philosophie du passé avait pour objet Ja connaissance
et que celle d'aujourd'hui a pour inquiétude l'existence, "conséquemment, la méthode
ancienne est J'abstraction intellectuelle, celle d'aujourd'hui est la phénoménologie" (pM 1
37). Qui ne voit pas que la philosophie ne peut garder intacte une existence qui se découpe
sur fond de néant n'a rien compris à la philosophie. Selon Habachi, si pour Heidegger
u«l'être humain est un être en qui il est question de son êtrCJt, il ne s'agit pas tant de définir
la nature de l'homme, (...] mais de s'éprouver existant. Sans savoir ..ce qui existe., savoir
seulement que cela «existe-. Qu'il ya encore de l'existence."(pM l 39)
2. 2 L' actualité
C'est pounant une autre subtilité qui détermine Ja méthode que Habacbi décide
•
d'adopter. C'est à l'actualité qu'il laisse le soin de gérer les deux paramètres fondamentaux
de sa réflexion : temporalité et spatialité. C'est elle qui détermine les points de dépan et
les points de retombéé de sa réflexion dans l'histoire. C'est à travers ('actualité que sa
•
Chapitre 2 n138
philosophie~
qui peut aujourd'hui moins que jamais faire fi de la géopolitique, entend
habiter ce "temps d'aujourd'hui" dont parle Braudel "qui ne se comprend guère que lié au
temps de demain", ce temps qui traverse l'histoire, la transforme et fait qu'eUe soit
à la fois connaissance du passé et du présent, du -devenu- et du "deveniJ'M,
distinction dans chaque -temps- historique, qu'il soit d'hier ou d'aujourd'hu~
entre ce qui dure, s'est perpétué, se perpétuera vigoureusement - et ce qui
n'est que provisoire, voire éphémère [...]. C'est toute l'Histoire qu'il faut
mobiliser pour l'intelligence du présent. (BrR 2SS)
Ces conditions amènent Habachi à affirmer que ~'prendre l'histoire de la philosophie par le
bout du commencement" nous expose "à perdre de vue l'actualité, en la noyant dans un
large horizon qui s'ouvre derrière nous".
C'est pourquoi il déclare : "Je l'avoue
immédiatement, c'est l'actualité qui m'intéresse." (pM 1 10)
Habachi, pour qui "l'histoire est une croissance dont la perspective change selon
qu'on s'y engage par un bout ou par l'autre" (pM 1 Il), ne prétend aucunement être un
•
historien de la philosophie.
U élabore une philosophie qui s'investit volontiers dans
l'histoire, il se dit tenté "d'être seulement philosophe engagé dans notre histoire" (pM fi 21),
qui propose ''une philosophie en situation" (pM 1 13). Selon lui, on ne peut demander quels
sont les autres "moyens de faire de l'histoire de la philosophie" (pM 1 10) sans reconnaître
que
la question a quelque chose de candide, bien sûr, quand on veut se
confronter [à...] ces ingénieurs du passé [qui] ont construit des monuments
d'histoire de la philosophie [... qui] ont précisément parcouru leur chemin
en entrant dans l'histoire par un bout, le bout du commencement, prenant la
patience et le temps de traverser les étapes en relevant leurs points de
continuité et leurs oppositions. Puisque ce travail est déjà fait, n'y aurait-il
pas une troisième manière de traiter notre sujet? (pM 1 10)
Habachi affirme qu' "une philosophie engagée ne se sépare pas de son histoire [et
qu'] une pensée méditerranéenne actuelle doit se dégager de toutes les couches qui nous
•
constituent, les ayant traversées, [...] y montrer en préparation le reliefde l'avenir" (pM 1
13). Un
~'philosophe
devant faire une philosophie en situation, pense à l'histoire de la
pbilosophie pour mieux vitaliser l'actualité de sa philosophie" (pM 1 13), et l'actualité
•
Chapitre 2 11139
représente pour lui une portion d' "histoire présente, passée et future" (NeT n 39). EUe sen
à Habachi de toüe de fond pour identifier "quelques éléments à l'éveil d'une pensée
méditerranéenne" (pM 1 9). Elle est également ce qui permet de prendre acte de l'épaisseur
de l'histoire, à la condition de la soustraire à la domination exclusive des médias.
L'actualité n'est pas d'abord ni seulement source d'information, eUe est surtout matière à
réflexion et source de création. C'est d'ailleurs par le biais de l'actualité que Habachi
entretient avec l'histoire une relation de philosophe, et avec la philosophie une relation
d'historien. fi rappelle que "pour mieux comprendre l'homme, [et...] pour se comprendre
lui-même, il [l'historien} ressuscite ses racines. [Aussi] parce qu'il se sent en question il se
penche sur l'abîme de l'histoire pour voir de quelle profondeur émerge la question, et si eUe
n'ébauche pas eUe-même une réponse. Il veut retrouver en elle la dimension de l'avenir"
(pM 1 13). Quant au philosophe, "devant faire une philosophie en situation, afin de mieux
comprendre son présent [il] commence par prendre ses repères dans le passé" (pM 1 13).
Il s'agit donc pour Habachi "de découvrir les éléments communs à tous ces courants de
•
pensée qui se croisent en Méditerranée, entre lesquels notre Proche Orient doit se frayer un
chemin (pM2 5), et de "remettre à jour cette ligne de continuité par où notre vitalité
existentielle rencontrerait nos richesses médiévales". Alors, "chemin faisant, s'éveillera en
nous la conscience de ce qui, dans ces philosophies, devrait changer d'éclairage pour croître
et refleurir dans le présent." (pM fi 26)
Cette approche souligne non seulement l'importance de l'actualité chez Habachi,
malS
sunout sa spécificité en tant que constitutive, dans le présent, de l'impératif
d'édification du futur "qu'il nous faut mûrir (...] en sauvant tout ce qui est récupérable du
passé (PM US). Habachi n'est pas préoccupé par la question du sens de l'histoire; sa
réflexion s'attarde à dégager le sens dans l'histoire. Ce n'est pas là tâche facile, compte tenu
de ce qu'il perçoit comme étant l'ambivalence, l'incertitude et l'angoisse issues de la pene
du sens de l'histoire en Méditerranée. Ce qu'il redoute le plus, c'est que "fatigués de notre
incohérence existentieUe nous en appelons à la logique de notre essentialisme religieuxDéçus de nos essences impuissantes nous retombons dans un existentialisme à courte vue"
•
(pM 1 22).
n rappelle également que celui
qui ne comprend pas que l'homme de notre siècle veut arracher le monde
Chapitre 2 19/40
•
à la torpeur des systèmes intellectuels pour lui redonner un sens humain, n'a
rien compris à l'énorme entreprise commencée par Kierkegaard [... l. À
l' attitud~ du déchiffrage de l'univers par la connaissance, correspond
aujourd'hui l'attitude de sauvetage par la libené. On peut dire que le
déchiffrage avait pour but le salut de l'homme par le monde, alors que
l'existentialisme a pour but le salut du monde par l'homme. (pM 1 58)
Autrement dit, être existentialiste ne signifie pas pour Habachi renier le passé, mais au
contraire comprendre dans quelle mesure il enrichit la philosophie au présent. Selon lui,
on n'apprécie la portée unique de l'existence présente que si l'on voit par quoi elle diftère
de l'existence passée. "Plus que cela, il apparaît que la méthode d'abstraction aurait tout à
gagner à utiliser la phénoménologie qui, lorsqu'elle porte sur l'homme dans ses relations
avec le monde apporte des trésors de renseignements qu'on ne pourra jamais plus négliger"
(pM 1 59). Habachi estime qu'une pensée méditerranéenne ne sera signifiante pour la paix
au Moyen-Orient que dans la mesure où elle s'engagera pour l'économie et de ce fait, pour
•
la justice sociale.
Dans sa conférence du 22 décembre 1958 au Cénacle Libanais, Habachi démontre
qu "il ne fallait dégager la pensée que pour mieux l'engager, plus consciente de ses
t
moyens, plus attentive aux conditions dont elle est inséparable". Pour lui, "les problèmes
politiques sont noués aux problèmes culturels", et "la séparation du culturel, de
l'économique et du politique est [...] superficielle, car ils sont en interdépendance
réciproque" (NCT n 7). Une philosophie porteuse de sens doit aborder conjointement "ces
deux pôles que sont l'essence et [' existence, dont l'opposition subie et inavouée fait notre
drame".
nprécise: "C'est le dialogue des deux que nous allons repérer dans l'histoire pour
déterrer leur origine et voir à quelle profondeur elles font pression sur notre présent" (pM
122). Habachi est convaincu qu'on ne peut ignorer plus longtemps qu' "il y a chez nous un
existentialisme empirique" (pM 1 19) superposé à un essentialisme théologjque auquel se
conjuguent étrangement les cris et les appels de la foi. D ne pense pas non plus devoir
srexcuser auprès de son auditoire de Irentrainer dans des analyses inattendues, de lui
•
signifier l'urgence d'une philosophie en situation, et de l'inviter à s'engager en toute libené.
Autant, pour lu~
renoncer à comprendre quoi que ce soit aux événements que de ne point y
•
Cbapitre Z /10/41
lire la pensée qui sy cherche. Une philosophie inengagée est un non-sens.
Et réciproquement, notre histoire n'est pas encore si incohérente qu'elle ne
révèle un sens. Or ce sens, nous avons essayé de le dégager. C'est de lui
que se prendra le départ pour notre enquête dans le passé, afin d'y voir
s'annoncer les lignes de notre avenir. (pM 122)
Le but de Habachi, qui est d'assurer la survie du Christianisme en Méditerranée,
l'amène à établir une relation étroite entre l'humain et un monde dépositaire de l'immanence
de Dieu. Un monde réceptacle de cultures millénaires, impossible à contenir dans une
entité géopolitique, culturelle ou religieuse, singulière et indifférenciée. C'est pourquoi
l'actualité telle que l'entend Habachi s'alimente à même les cultures contemporaines et
celles qui les ont précédées. Afin de donner une cohérence à la complexe diversité de
l'unité culturelle en Méditerranée, Habachi, marqué par l'ambivalence des deux cultures qui
constituent son éducation, entreprend de
•
réentendre le dialogue des philosophies essentialistes et existentialistes, non
pour les classer définitivement dans des systèmes clos et les liquider une
fois pour toutes mais au contraire pour voir comment eUe se complètent,
comment toutes sont à la recherche, - mais chacune à sa manière - d'une
certaine' compréhension de l'être et du monde, et de les ressusciter autour
d'une même conversation dont dépend notre issue. (pM 1 26-27)
Cenaines coordonnées toujours complexes et souvent contradictoires amènent Habachi à
craindre "plus que tout, de Perdre la fleur du présent, et la ferveur de l'actualité" (pM fi 21).
Il propose de définir la philosophie comme
une expérience réfléchie, - car toujours la philosophie est réflexion sur
l'expérience, - [pouvant] se dérouler comme un itinéraire subjectif et
imprévisible, [...] se déployer noblement comme un vaste système qui se
veut objectif et général [et être aussi] cette rigueur de l'inteUigence payée
d'une lenteur et d'une sagesse impraticables pour les voyageurs rapides qui
préfèrent les échappées soudaines de ('intuition aux vastes horizons clairs
•
du raisonnement. (pM 1 Il)
Bien que le souci de Habachi demeure ude mieux comprendre notre actualité" (pM
1 22) et que celle-ci soit pour lui le lieu premier de l'engagement d'une philosophie en quête
•
Chapitre 1 111/41
de sens dans l'histo~ ü s'efforce quand même de dégager le sens et la portée de la tradition
pour la construction du (iatur à partir des échappées soudaines de l'intuition. Car, ')jne seule
voix ressuscite la tradition, cene de l'actualité" (pM 1 14), et cette dernière ne peut être
autre chose que la voix de la liberté.
1. 3 Un impératif: la liberté
C'est la liberté de l'homme qui est la
chance ou le risque de Dieu. (CBB 51)
La constante et fondamentale fidélité de Habachi à l'égard de la quête de soi dans
et par la liberté s'exprime depuis sa thèse de doctorat de 1939 sur La recherche de la
personne dans J'expérience de Maine de Biran. U affirme que "le candidat à l'absolu doit
avoir assez le sens du risque pour aller jusqu'au bout de lui-même, et si nécessaire au-delà"
(RPM 89). Cette liberté, Habachi finira par la comprendre comme l'intégrité d'une
authenticité qui en appeUe à la gratuité et rapproche l'homme de Dieu. D'où sa connivence
•
avec la pensée de Maurice Zunde~ surtout à partir de 1980. Habachi estime qu'à une liberté
en émergence, Dieu ne pouvait
infliger ce vilain tour de la soumettre à l'épreuve d'un interdit contraire à la
nature divine aussi bien que contraire à la nature humaine.
[Sino~
nous ne
serions pas] encore sortis de la mentalité biblique, d'un Dieu solitaire dont
la toute-puissance est jalouse de ses prérogatives, comme s'il hésitait devant
la révolution d'un Dieu-Trinitaire dont seule la liberté est la loi. Il ne
pouvait s'agir d'une interdiction mais d'une invitation à entrer en dialogue
pour le rendez-vous de deux libenés. Dieu entreprend de révéler l'histoire
à elle-même en en faisant iJne histoire d'amour, une histoire-à-deux, et
sollicite l'homme à se reconnaître en lui par l'élan qui le précipite en Dieu
en l'arrachant à moins que lui. Mais la liberté ne serait quun vain mot, une
illusion fallacieuse, si elle ne comportait la possibilité de se refuser. (QAZ
21)
•
Moyennant la jonction du présent et du passé et la complémentarité du continu et
du discontinu on pourrait croire, comme le fait le marxisme, "à la fin de la querelle entre
l~homme
et la
nature~
entre l'homme et l'homme, la fin de la querelle entre l'essence et
•
Chapitre 2 /12/43
l'existence, la liberté et la nécessité, ('individu et l'espèce" (pM IV 194). Mais Habachi
estime que rien ne garantit que le mystère de l'histoire ou celui de la liberté se résolve de
cette manière; loin de résoudre l'énigme de la liberté, l'histoire témoigne que "le prix du
tra8ique, c'est la bbené" (CBB 35). C'est pourquoi "il nous faut tenir compte du risque de
la liberté. EUe contient l'espoir du monde et son désespoir.u (pM IV 194)
Sans fonder sa réflexion sur une philosophie ou une idéologie particulière, l'objectif
de Habachi est d'amener ses contemporains à se libérer des déterminismes. Les systèmes
politiques et religieux doivent mettre leurs idéologies et leurs théories au service de
l'humain et non pas l'inverse. "En somme, écrasée par la connaissance et la science qu'elle
a engendrées, [il faut que] la conscience moderne se délivre du poids des essences, et
réforme le monde en fonction de l'homme" (pM 1 58). Ceci n'est pas pour Habachi une
négation de Dieu.
À une humanité engagée dans la découverte d'un monde qui ait un sens pour l'être
•
humain, à un monde préoccupé de ICsignifications humaines~., Habachi propose une notion
de l'humain qui est dans le prolongement d'une histoire longtemps panagée en
Méditerranée.
nestime que sans une solide identification
à la Méditerranée, nous "serions
poussière dans le vent, absurdes, incompréhensibles à nous-mêmes et à autrui, et par
surcroît inutiles au monde et définitivement stériles" (pPT 112-113).
Vis-à-vis de
l'aventure cosmique chargée d'angoisse existentielle et dans laquelle nous sommes
impliqués, la première question est de savoir si l'homme n'est finalement qu'une illusion et
de s'assurer si "notre aventure temporelle, qui est simultanément intemporelle, ait pu être
('enjeu d'un pari [...) sans que nous, les intéressés, ayons arbitré la situation: voilà le vrai
problème sans solution" (CC 135). Habachi croit qu'au fond de tout être humain se pose
la question de savoir si oui ou non ses parents ont été les "témoins conscients et libres du
commencement de [son] histoire personnelle" (CC 135). Ce n'est pas le discours théorique
sur l'être et le non-être qui intéresse Habachi, mais l'être humain et sa liberté, surtout là où
la misère, la surpopulalion et les préjugés racistes et religieux les remettent en question.
En effet, "la personne peut-ene naître tant qu'elle est retenue captive de la misère, et la
•
liberté ne bascule-t-elle alors pas dans les déterminismes les plus implacables?" (QAZ 8)
Les débats sur la prédestination et le libre arbitre en Islam ne lui sont pas étrangers (nous
y reviendrons.)
•
Chapitre 2 113/44
Soumise depuis ses commencements à un questionnement quelque peu hors du
commun, la pensée de Habachi n'est pas sans avoir laissé des traces au Liban. Le
journaliste français Jean-Pierre Péroncel-Hugoz témoigne, sans le nommer et peut-être
même sans le savoir de l'importance que Habachi accordait dans son enseignement à
y
l'engagement en faveur de la liberté. Dans son document sur la guerre du Liban paru en
1984, Péroncel-Hugoz rapporte que "nombre de chrétiens, Béchir Gemayel en tête,
exprimèrent leur scepticisme ou leur méfiance à l'endroit de la présence armée syrienne au
Y7
Liban (UC 59). On n'est en mesure d'accorder à ce commentaire toute son importance que
si l'on sait combien mitigée était l'implication socio-politique de l'intelligentsia libanaise
avant la formation des -kataëbs», ces jeunes chrétiens membres du Parti Phalangiste
Libanais particulièrement engagés dans la défense nationale lors de la guerre du Liban. Les
"kataëb&. répondent au profil des étudiants que Habachi a formé pour être des cctémoins..
et qui "se sentant pris entre le relatifet l'absolu [... l, cherchent leur collaboration dans un
y
•
corps-à-corps avec l'événement" (0 30-3 1 et NCT 1 24-25). Péroncel-Hugoz rappelle
également que
la première législation libanaise sur le travail fut édictée sous l'impulsion
des 'kataëbs'. On ne s'étonnera pas de ces orientations dès lors que l'on
saura que c'est le personnalisme chrétien du philosophe français Emmanuel
Mounier (1905-1950) qui fournit les principes directeurs de leur doctrine
aux kataëbs [... l. Ce penseur est assez délaissé aujourd'hui en France. Pas
au Libaq. Au printemps 1984, alors que nous nous trouvions à IUniversité
des moines maronites, à Kaslik, [...] nous avons découvert qu'un jeune
religieux, le Père Jean Maroun, auteur d'une thèse à IUniversité
Grégorienne de Rome sur ccL'internationalisme chez Emmanuel Mounier»,
faisait, depuis 1980, un cours sur ccl'actualité du personnalisme» où il
insistait sur "l'ouverture à toutes les religjoflSlt. Les chrétiens n'ont jamais
songé à exploiter à leur profit ce type de fait, témoignant pourtant avec
éloquence qu'ils représentent plus que jamais les lumières en Orient arabe."
•
(UC 44) - Le Père Assaad Yuhanna Meghames, connu sous le nom de Jean MarouD, est
en charge des institutiops de L'Ordre Maronite du Liban en Israël ( Jaffa, Bethléem et
Jérusalem). Sa thèse soutenue en 1980 (xii + 539 p.) n'est pas encore publiée; une copie en
4
•
Chapitre 1 114/45
Bien que les propos de Péroncel-Hugoz ne confirment pas explicitement que ce sont les
interventions de Habachi qui gardent Emmanuel Mounier encore présent au Liban, ils ne
le nient pas non plus. Le Père Jean Maroun a lui-même confirmé qu'il connaît Habachi par
l'intermédiaire de Paulette Mounier veuve d'Emmanuel Mounier et il convient de rappeler
7
7
aussi qu'en 1965 Habachi a dédié Commencements dl! la Créature "à Emmanuel et Paulette
7
Mounier qui appartiennent à cette race remontante dont parle Péguy, en pensant à leur
17
accueil à Châtnay-Malabry en 1950.
Habachi considère pour sa part que "c'est de la présence de l'homme au temps que
peut naître la véritable histoire" (0 30-31 et NCT 1 24-2S). Cette affirmation renvoie
simultanément à la notion de spatialité dans la "présence de l'homme.., et à la notion de
temporalité dans sa .'présence au temps». Le crucial débat concernant la relation tempsespace est d'une importance capitale dans les rapports entre le Judaïsme et l'Islam. La nonreconnaissance par l'Islam du principe d'élection du peuple juit: et la priorité accordée par
le Judaïsme à la promesse d'une terre par Yahweh sont, selon Habachi, à l'origine du
•
problème palestinien. Le prochain chapitre analyse deux des trois propositions de Habachi
pour remédier à cette déchirure du Proche-Orient. La troisième proposition, qui concerne
la gratuité fondée sur la liberté et l'amour, fait l'objet du chapitre 4.
2.4 Nature et aventure
"Toute la nature nous invite à courir l'aventure" (CC 94). Pour Habachi, il n'y a
d'homme libre que l'homme intègre, et "l'authenticité, c'est précisément la jeunesse d'un
présent libre, riche de sa dimension intérieure, ne niant rien du passé mais s'offrant à
17
l'avenir, ne refusant pas la nature, mais faisant face à l'aventure (CC 67). Le rapport étroit
entre nature et aventure est souvent évoqué par Habachi, notamment dans Commencements
de la créature.! Ce rappon aide à comprendre le principe suivant, fondamental pour
Habachi : qui n'a pas de passé ne peut construire un avenir. Car "tant que nous ne
trouverons pas le point de clivage du présent et du passé, nous serons essouftlés entre deux
•
français est conservée à la Bibliothèque Centrale de l'Université Saint...Esprit de Kaslik.
Sur "nature'\ voir pp. 17. S5. 64. 65. 133. 134; sur "aventure" voir pp. 7. 52. 56. 57. 58.
60. 73. 107. 109. 135; sur "nature et aventure" voir pp. 9. 12.25.66. 67. 70. 71. 94. 104.
142. 166. 187.
5
•
Cbapitre 2 /15/46
impulsions inverses qui nous aplatiront dans un présent sans mémoire, ou un passé sans
avenir" (pM n 29). Aussi lui impone-t-i1 non seulement de combler le "fossé entre notre
passé et notre présent, [mais aussi et sunout] entre nous-mêmes et nous-mêmes." (pPT 19)
L'importance que Habachi accorde au rappon temps/espace dans l'analyse de la
relation entre nature et aventure est fondamentale dans la mesure où elle préside aux
retrouvailles de l'unité de la personne avec son alter ego. Accuser Habachi de passéisme
serait oublier que pour lui, le présent qui se ressource au passé ne s'actualise vraiment qu'à
la condition de se laisser saisir en prévision de l'avenir. D'autant plus que selon lui, "on ne
recule pas dans un monde qui avance. Reculer serait sortir de l'histoire, c'est la réaction
des "passéistes- qui se laisseront évincer par les forces en mouvement et accepteront
finalement un exil hors du temps. Ainsi meurent les civilisations, par refus d'adaptation
au rythme du monde" (NeT m 33-34). La position de Habachi rejoint cette idée du
philosophe américain d'origine espagnole George Santayana (1863-1952) à l'effet que ceux
qui ne peuvent se souvenir du passé sont condamnés à le répéter.'
•
Pour Habachi, ula philosophie est une aventure en suspens dans la stature des
aventuriers que nous sommes". Et il ajoute : "Je cherchais une sécurité et c'est l'insécurité
qui est ma terre promise" (T 130-31). Situé entre les deux pôles d'une "conscience
écanelée entre mon existence brisée et la possibilité de mon essence intègre" (CC 181),
Habachi récuse une humanité placée à la jonction d'un monde sans aventure. Cette
humanité qui se dénatare comme trahie par ses propres brisures est, selon lui, réduite à
sombrer dans l'absurdité. C'est peut-être bien cette absurdité qu'il saisit dans
cette agonie au rendez-vous de toutes les fractures du monde, cette vision
démoniaque de l'échec de Dieu dans la dérision des siècles, ce dernier cri du
second Adam dans lequel l'éternité elle-même semble se briser aux lèvres
de l'instant (... En un mot, le] etsuspense,a pathétique auquel s'accroche toute
notre histoire. (T 137)
Pathos et logos ne sont jamais loin l'un de l'autre dans la pensée de Habachi. Quand il
affirme : "Impossible d'oublier les multitudes de corps tordus sur les plages de la
•
Voir G. Santayana, The Life ofReason or the Phases ofHuman Progress, vol. 5 :
Reason in Science, chapitre 2 intitulé l'HistOry", New York, Charles Scribner's Sons, 19051906.
6
•
Chapitre 1 /16/47
souffrance, insensibilisées à la montée du transabsurde.
Ignoreront..elles leur
transfiguration?" (T 143), la question posée est en réalité celle-ci: "Le sens de l'être,
extrême fleur de la métaphysique, peut..ü éclore dans une intelligence en sécession d'avec
l'homme total, pensant et souffiant?"(T 127)
L'importance du rapport entre nature et aventure dans la réflexion de Habachi se
répercute sur la relation entre les sexes. Dans son important ouvrage Les Arabes d'hier à
demain, Berque débute son chapitre sur "l'intercession de la femme" en faisant référence
aux deux conférences données par Habachi le premier et le 15 décembre 1955 sur Le
deuxième sexe de Simone de Beauvoir : "De nulle société plus que de l'Islam ne se vérifie
la parole du philosophe copte René Habachi sur la femme -essence intègre et existence
brisée..; du moins dans la pratique traditionelle, qui la vouait à la maternité et au plaisir
masculin" (AHD 155). Ces deux conférences éclairent le parallèle entre nature et aventure
et les rapports entre le masculin et le féminin décrits dix ans plus tard, en 1965, dans
Commencements de la créature. Sans donner une idée précise de sa position personnelle
•
vis-à...vis de la femme et du féminisme, Habacbi est en profond désaccord avec de Beauvoir
qui, selon lui, se méprend sur l'essence de la femme. U reconnaît cependant que même si
un esprit de polémique marque l'oeuvre, il en affecte la portée, mais non la signification :
cele deuxième sexe» se présentait comme le plus important documentaire
paru sur la femme jusqu'à ce jour. Parfois volumineux plus que riche,
savant mais pas assez, vulgarisateur mais insuffisamment. [...] Ce sera
toujours l'inconvénient de ces oeuvres qui veulent ni manquer d'érudition
ni manquer à rejoindre la vie de tous les jours, et à promouvoir une
modification des situations. (Conf: 1 23)
Habachi estime que si le livre de Simone de Beauvoir ne servait qu' c'à nous alerter,
en nous apprenant que la féminité est en péril, et que le péril est assez imminent pour
fausser la voix de celle qui nous alerte... que son livre trouve ici sa raison dtêtre et à la fois
son meilleur argument" (Cont: 1 24).
Plus important que de se préoccuper de
(texistentialisme sartrien sur lequel de Beauvoir fonde sa pensée, ü faudrait plutôt réfléchir
•
sur le fait que "si Ithomme s'est construit une essence déterminée au long de l'histoire, on
est en droit de se demander par contre si celle de la femme est aussi précise. La femme
serait bien embarrassée de définir son essence. Non pas qulelle n'en ait
poin~
mais que
•
Chapitre 1 117/41
celle que l'histoire lui a fait est si contradictoire et ambiguë qu'elle semble en avoir subi
quelque pervertissement" (Conf: 1 24). Habachi reconnait le rapport contlictuel et pervers
entre les sexes. Selon lui, ce rapport "semble s'être résolu, historiquement, au bénéfice de
l'homme qui a réussi à fixer la femme dans une position de chose en fonction de lui, si bien
que l'essence féminine porte une marque de fabrique masculine" (Conf: 1 25).
n estime que
la femme est honteusement objectivée par l'homme, par les systèmes politiques la société
t
et les religions.
n déplore que la femme soit réduite à la fécondité, ou encore à servir de
bouclier protecteur à Ithomme afin que celui-ci amonte sans crainte les éléments d'un
cosmos menaçant.
nadlnet qu' "il y a ce trait d'union de féminité grâce à quoi il [l'homme]
peut rejoindre l'eau, la terre, la nuit, le néant, le Tout" (Conf: 128). Cela explique, selon
Habachi, que la femme est divinisée dans les panthéons, et inexistante dans le monde des
humains.
n juge
peu représentatif de monter "en épingle des cas comme la Reine
Hatshepsout (...] et plus proche de nous, Catherine de Russie ou la Reine Victoria" (Conf.
1 28). U estime que "le caractère exceptionnel de ces cas suffit à dénoncer leur rareté. Et
•
de plus, ils n'ont pas modifié le destin de la femme" (Conf: 1 28). Habachi s'érige contre
l'ambiguïté des attitudes et des dires masculins dont "on se scandalise" et pour lesquels "les
femmes se bouchent les oreilles d'indignation et les hommes sont quelque peu humiliés des
déclarations émanées du clan des hommes, et chacun se fait petit, et innocent de tous ces
crimes de lèse-féminité". Il considère cependant que "nous sommes tous solidaires du
climat social et politique que réfractent de telles conceptions" (Cont: 1 31).
n maintient
que l'homme cherche dans la femme
le compagnon humain, mais un compagnon qui l'approuve et ne se
transforme pas en juge. Il veut en elle ccl'autre» mais un autre qui le reflète,
et c'est pourquoi il craint son accession au rôle de sujet. Et la femme, pour
être en face de l'homme, est contrainte d'être autre qu'elle-même. Trahie par
lui, elle est trahie par elle-même. L'homme a fabriqué le faux mystère
féminin, et en a fait un mystère en soi. Mais ce mystère masque une
dérision. (Conf: 1 32)
•
Habachi souligne par ailleurs que la dichotomie des essences mène à un traitement à deux
vitesses, l'un réservé aux garçons et l'autre aux filles. "On demande au garçon d'être luimême, mais à la fillette d'être souriante: mais sourire c'est sourire à quelqu'un, aux autres,
•
Chapitre 2 111/49
et donc déjà la voici
postée comme aux fenêtres d'eUe-même, en fonction des autres. Déjà
on lui apprend à se &ire l'autre, le deuxième sexe"( Conf: 1 34). "L-Univers de la fillette est
partout limité, entouré, envahi par l'homme, suscitant pour elle cene étrange expérience de
trouver son infériorité inscrite dans le monde comme si eUe lui était donnée à titre
d'essence, dans sa propre nature" (Conf.l 37).
Pour luL la fragilité même de la femme nous ouvre les yeux sur les réussites
trompeuses et la fausse sécurité de l'homme.
Comment ne pas souhaiter, avec Simone de Beauvoir, cette intégration de
la femme dans l'histoire? [...] Or, le but de Simone de Beauvoir n'est pas
d'établir à tous les échelons de la responsabilité sociale le dialogue des
sexes, il est d'arracher la femme à sa féminité [...] Quand elle se plaint que
pour des dizaines de Napoléons, [de] César, et d'Archanges il n'y a qu'une
Jeanne d'Arc [...] je ne vois pas en quoi se serait ennobli le répertoire de la
féminité!
•
n faudrait, par surcroît, se demander si ceux qui font du tapage
dans l'histoire la poussent en avant plus que le silence plein des silencieux.
Il se pourrait que [...] l'apparente immobilité de la femme soit plus
dynamique que la gesticulation désordonnée des politiciens et des hommes
d'État. (Conf. II 52-53)
C'est pounant la femme qui, toujours insatisfaite et en attente, nous apprend qu'elle "est
assez consciente de sa blessure pour être encore la pan la plus authentique et la plus sauvée
de l'humanité". (Conf
n 61)
Dans Commencements de la créature (1965), le discours de Habachi sur la femme
et sa maternité est loin d'être admissible pour les femmes d'aujourd'hui, qu'elles soient
occidentales ou orientales. Pour avoir comparé la femme à la passivité de la nature et
('bomme à la dynamique de l'aventure, Habacbi soulèverait aujourd'hui toute une polémique
chez les féministes. Son discours s'alimente en effet à ce à quoi le mouvement féministe
réfère comme à un discours patriarcal marqué d'une ambivalence bien propre à Habachi.
Sans vouloir diminuer la femme et avec tout l'effort qu'il y met, Habachi ne peut
9
•
s'empêcher de faire des distinctions qui ne sont pas dépourvues d'ambiguïté. D'une pan,
il afftrnle que "chaque être humain est à la fois nature et aventure" (CC 66); de l'autre, il
suggère que 4'la femme est un principe de sécurité et d'abri" et que l'homme ''y prend son
•
Chapitre 1 /19/50
essor pour l'aventure", qu'elle est uberceau" et qu'il est "mouvement", qu'eUe "marque les
temps de repos" et qu'il "dessine la marche en avant, le progrès" (CC 109). Selon
l~
la
femme est ''tournée vers l'homme, mais à travers lui vers le don et la maternité; [tandis que]
l'homme est tourné vers la femme pour mieux conquérir soi-même et l'univers" (CC 109).
Dconsidère en outre que chez la femme, "la maternité trouve une attente en ses entrailles"
et que, "sexuellement tournée vers le don des corps et des esprits, sa maternité organique
et spirituelle, par le don. l'accomplit" (CC 107). Habachi creuse encore plus profondément
le fossé de l'accessibilité à l'aventure pour la femme, en écrivant :
L'homme abstrait et construit de vastes systèmes, la femme éprouve
atrectivement et se passionne. Au niveau de la sensibilité, les sens de
l'homme dressent impatiemment leurs antennes qui interrogent l'univers
extérieur et se fatiguent de l'horizon quotidien, ceux de la femme éprouvent
chaudement les impressions internes orientées vers la maternité.
Biologiquement la structure organique de l'homme révèle un moteur à
•
puissant rendement, dressé pour la lutte, c'est le système végétatif qui
domine chez la femme et la dispose intérieurement à la sécurité de la race.
(...] L'essentiel est de découvrir qu'à travers les assises de l'esprit et du
corps, ces deux races s'interrogent et s'appellent pour composer cette riche
unité dont la nostalgie les tourmente. Plus que deux races, ce sont deux
univers, résumant tous les ordres de la création, traversés par un élan
cosmique qui cherche sa complémentarité à travers l'esprit. (CC 110-1)
Le système végétatif, passif par définition, exclut la femme de toute participation à l'action
et à la construction de l'avenir - en dehors de perpétuer la race. Habachi a beau insister pour
dire que "chaque être humain est à la fois nature et aventure- (CC 66) et que "si vous
méprisez la nature, l'aventure s'affole, mais si vous refusez l'aventure la nature s'asphyxiet(CC 66), il n'en demeure pas moins que privée de l'énergie indispensable à l'aventure parce
qu'elle lui est refusée, la femme/nature -s'asphyxie- sans autre forme de procès. Mais c'est
la crise économique et la croissance démographique qui poussent
•
ces Simone de Beauvoir arabes, devenues mûres, [qui] se jettent au birthcontrol limitant la famille et allégeant la maternité. EUes ne sont plus
honteuses de demeurer vieilles tilles, se révoltant contre les marieuses
Chapitre Z /20/51
•
professionneUes [...] Se libérant ainsi du poids de l'ancienne féminité, les
femmes accèdent à l'histoire, eUes se découvrent citoyennes, veulent être
•
utiles à leur pays [...] Ce faisant, la femme modifie aussi bien sa relation à
l'homme que ses rapports avec la nature. Elle est sortie de sa prison
familière, afliontant le monde, la science, la politique. Elle accède au
soleil". (Expo 46-47)
"Cet être encore immergé dans la nature" représente "le fond du tableau (...] Voilà pour le
passé, l'ancien... et maintenant que nous appone le nouveau?" (Expo 44)
Malgré son intérêt pour la relation et le relationnel, malgré l'imponance qu'il
accorde à l'amour dans l'expérience humaine et le développement de la libené, Habachi
aborde la relation entre les sexes avec retenue. D'une pan, il estime qu' "il était temps que
le corps ne soit plus une chose honteuse et sous-estimée", mais par ailleurs, dans "l'absence
d'autre valeur de culture et de loisir, le corps et le sexe prennent un relief exaspéré et par
là déséquilibrant pour la personne tout entière." (Expo 47)
•
Bien que Habachi ne cherche pas " à contrôler la valeur de l'information théologique
de Simone de Beauvoir", il demande: "l'avènement du Christianisme a-t-il amélioré les
conditions de la femme, ramenant l'équilibre là où la nature et l'histoire avaient accumulé
les iniquités?" (Conf. 1 29)
La philosophie de Habachi entend prendre en compte la nature humaine vulnérable parce
que libre. La seule possibilité de réchapper cette chétive nature, selon lui .plongée dans
l'absurd~.,
réside dans le recours au ..transabsurde- auquel il accorde un sens spécifique:
L'absurde se découpe en nous sur la possibilité d'un cctransabsurde,· qui lui
est antérieur et intérieur, puisque c'est au nom de celui-ci et à partir de lui
que surgit la conscience de l'absurde [...]. Le transabsurde est omniprésent
dans la fibre de cet univers brisé, il le transcende de toute son intégrité.
Transcender c'est rejoindre mais en dépassant, c'est étreindre mais en
libérant. Tout est absurde, donc Dieu est. Le transabsurde est l'un des noms
de Dieu. [...] Le transabsurde était déjà là. Il nous habitait [et] n'attendait
•
pour se dire que le battement de son coeur à l'interrogation de notre liberté.
(T 135)
•
Chapitre 2 /21/52
L'intuition de Habachi concernant la possibilité d'un transabsurde immanent l'amène à
affirmer
que l'axe de la vie humaine n'est plus ni le corps ni l'esprit, mais Dieu luimême. Et nous sommes plus ou moins -personnes- selon notre présence ou
notre absence à Dieu. Le centre du monde, c'est Dieu lui-même, autour de
quoi tourne l'homme comme un principe actif et libre, un transformateur
d'énergié. (pM 126)
Fragile intuition, à vrai dire, qui peut expliquer la perspicacité de Paul Ricoeur quand il
conseille, dans sa préface à Commencements de la créature : "Lisez ce livre d'une traite"
et "l'unité de ton qui le traverse vous sera d'emblée évidente." Pour Ricoeur, "tout dans cet
ouvrage est placé sous le signe d'une alacrité grave, comme au début d'une aventure que
hante la possibilité de l'échec et du néant" (CC 7). Suite à pareilles déductions, quiconque
n'aurait pas encore saisi que l'intuition de Habachi est marquée par l'ambivalence des deux
cultures qui l'habitent risque de ne pas résister à qualifier sa pensée d'ambiguë.
•
2. 5 Penpectives
Ce qui n'a jamélis changé et qui demeure constant chez Habachi, c'est son intérêt
pour la survie et le maintien du Christianisme en Méditerranée. Sa pensée correspond à l'
intuition fondamentale suivante concernant l'être humain : "Dès que l'homme apparaît,
l'univers, pour se faire, attend que l'homme le crée" (CC 8). Pour Habachi, "être présent
consiste précisément à se placer au point d'intersection de toutes les brisures du monde.
Brisure de l'homme, avec son exigence d'unité butant contre l'absurde. Brisure de la nature
même de l'homme" (CC 16-17). C'est à cette jonction névralgique que Habachi situe sa
compréhension de la Méditerranée. Son but est de créer des rappons là où il n'yen a pas,
de les maintenir là où il yen a, afin de permettre ou de faire progresser le dialogue entre les
trois monothéismes présents en Méditerranée. Le dialogue est pour lui la condition
première et essentielle de la survie du Christianisme, et il doit s'ajuster à une forme
spécifiquement adaptée à la Méditerranée.
•
Pour remédier à la faille non seulement culturelle du Proche-Orient, mais également
socio...économique, Habachi propose une philosophie à trois volets.
Pour IsraëL dont
l'existence est le fait d'une religion qui répond à des paramètres de spatialité fondés sur la
•
Chapitre 2 122/53
promesse d'une Terre. devenue exiguë et surpeuplée il propose une philosophie de
7
l'hospitalité à l'endroit de ses citoyens non juifs.
Alors que pour l'Islam tourné vers
l'histoire et dont les paramètres religieux fondamentaux reposent sur la temporalité, il
propose une politique sociale dont la tolérance est le fondement.
n maintient par ailleurs
que seule la gratuité, dont l'essence est la liberté, peut rendre à l'humain le visage qui lui est
approprié. C'est au Christianisme que Habachi réserve la tâche de conjuguer amour et
liberté dans la gratuité.
•
•
•
CHAPITRE 3
L'ALTÉRITÉ
Mais cette Jérusalem céleste qui se fait au rebours de
la Jérusalem terrestre n'est possible que parce que
•
révélé, révélant et révélateur sont unis en une réalité
personneUe qui n'existe qu'en se donnant parce que
l'altruisme est son secret. (Y 280)
C'est par ces mots que Habachi termine sa contribution au 17 ème Colloque
international sur la problématique de la démythisation (Rome, 3-8 janvier 1977) qui portait
sur l'herméneutique de la philosophie de la religion. Le titre de cette contribution est la
question suivante : "Y a-t...il des catastrophes théologiques?"
uJérusalem, terre des
rencontres, terre des ruptures" (Y 279), est le symbole même du fragile équilibre du
Procbe...Orient menacé. Alors que le Christianisme est aux prises avec sa propre passivité,
les deux autres monothéismes prolifèrent. Habachi centre l'attention sur la mosaïque
ethnique, religieuse, politique et culturelle encore présente aujourd'hui en Méditerranée, où
deux des trois monothéismes ne sont pas sécularisés. D'après lui, la coexistence pacifique
n'est pas une tâche facile qui relève uniquement des instances politiques; les autorités
•
religieuses également sont concernées.
L'échec de la paisible coexistence raciale, nationale, politique, sociale, religieuse
et idéologique stimule la réflexion de Habacm.
Loin de se laisser arrêter par les
•
Chapitre 3 12/55
insurmontables différences, il tient compte de la multiplicité des ethnies, des peuples, des
traditions, des religions, des cultures et des courants de pensée. Son espoir repose sur les
éléments communs permettant de conjuguer les divergences et de relativiser les différends.
À l'égard de deux de ces monothéismes, Habachi s'intéresse surtout aux retombées
économiques de systèmes socio-politiques dépourvus de solidarité.
Il propose une
philosophie à visée universelle et susceptible d'être communément partagée, et il lance à
l'Occident deux défis : maintenir des relations respectueuses de l'altérité et qui protègent
la spécificité des cultures méditerranéennes, et établir des conditions favorisant la dignité
humaine au niveau des peuples et de l'individu.
Le présent chapitre concerne plus particulièrement le défi pour l'Islam et pour le
Judaïsme. Habachi rappelle à l'Islam sa traditionnelle tolérance et incite le Judaïsme à
pratiquer l'hospitalité traditionnelle en Méditerranée. Il réserve au Christianisme le défi de
la gratuité (nous y reviendrons au chapitre suivant.)
•
Plutôt que d'élaborer une étude comparative des structures, comme le fait Bernard Lewis
dans son article sur le rêve de coexistence entre chrétiens, musulmans et juifs, l Habachi
assigne aux trois monothéismes certaines tâches indispensables à leur coexistence. Lewis
rappelle que pour George Washington, premier président des États Unis, "la coexistence
signifie l'égalité en tant que droit naturel inhérent à tous les différents groupes qui
constituent une société politique - l'accorder n'est d'aucun mérite, le retenir ou le limiter est
une otfense".l Puisque pour Lewis "le terme cccoexistence», dans son sens actuel, implique
une volonté de vivre en paix, et peut-être même dans le respect mutuel avec les autres", 3
Lewis estime que pour une coexistence paisible, la tolérance, qu'il définit comme suit,
s'impose : "Pour le groupe majoritaire défini par sa foi, sa race ou quelque autre critère, la
tolérance signifie permettre aux membres de groupes différents quelques-uns des privilèges
Dans The New York Review (26 Mars 1992) 48-52. - Texte d'une conférence donnée à
Naples en avril 1991 au Colloque sur Cohabilazione tra religioni e laicità dello Slalo nel
Medile"aneo dei novecenlo. organisé par Storia Uomini Religioni.
1
•
UCoexistence means equality between the different groups composing a political society
as an inherent natural right of aU ofthem - to grant it is no merit, to witbhold or limit it
is an offense" (L 49).(L 49).
2
"The term coexistence, as it is used at the present lime, implies a willingness to live at
peace, and perhaps even in mutual respect, with others"(L 48).
J
•
Chapitre 3 13/56
- mais rarement tous - dont jouissent ses propres membres". 4 La notion de tolérance que
Habacbi envisage pour l'Islam a le même sens que chez Lewis à quelques nuances près. Ce
dernier réfère à deux documents importants de John Locke : A Lener Concerning
Toleration, with the Second Treatise ofCivil Govemment, 5 et To Bigotry No Sanction:
Documents in American Jewish His/ory.'
Ces définitions de la tolérance et de la
coexistence sont importantes pour comprendre le rapprochement préconisé par Habachi
entre tolérance et hospitalité, deux facteurs indispensables à la coexistence.
La
Méditerranée n'étant pas un -melting pot.. à l'américaine, Habachi entend contribuer à un
aménagement des différences dans les confrontations et conflits entre les instances
religieuses, politiques et culturelles de la Méditerranée. Les pays méditerranéens partagent
un héritage culturel commun enraciné dans les civilisations du Proche-Orient Ancien et de
l'Antiquité grecque.
Les trois religions qui prédominent en Méditerranée aujourd'hui
proviennent d'une tradition monothéiste qui faisait exception dans un environnement
polythéiste. Cependant, marquées par un manque de solidarité légendaire, leurs perceptions
•
mutuelles et leurs attitudes réciproques sont souvent sources de conflit et d'agression. Pour
désigner le non grec et le non jutt: Lewis rappelle les deux termes méditerranéens «barbare.et ccgentil» qui remontent à l'Antiquité grecque et au Judaïsme primitif: Ces termes qui
définissent par la négativité ne sont pas sans évoquer une hostilité qui conduit à identifier
l'autre à l'ennemi. Us marquent toutefois un progrès sur des concepts plus anciens et moins
flexibles fondés sur la permanence des liens du sang et de l'appartenance tribale.
Habachi prend en compte que "la dimension de l'avenir est tout aussi nécessaire que
la dimension du passé" (CC 66), car il s'agjt pour lui d'insister sur l'actualité de l'existence
historique et de ce qu'il appelle un uprésent successif' (CC 67). C'est pourquoi il insiste
sur l'imponance de la notion d'espace pour le Judaïsme et de temps pour l'Islam, tout en
rappelant que "la natur" n'est peut-être qu'une aventure". (CC 22)
Préoccupé par la brisure fondamentale de l'être, Habachi prend en compte les
•
.. "Tolerance means that a dominant group, whether defined by faith or race or other
criteria, allows to members of other groups sorne - but rarely if ever all - of the rights and
privileges enjoyed by its own members"(L 49).
5
6
Oxford, Blackwell, 1946; p. 160.; édité par J.W. Gough.
Philadelphie, PA, Annenberg Research Institute, (1988), pp. 56-59.
•
Chapitre 3 14/57
retombées qu'ont provoqué "deux événements de portée politique internationale et de
signification religieuse universelle [qui] se sont suivis à distance de trois décades en
Proche-Orien~ carrefour de
civilisation où jusqu'alors coexistaient trois monothéismes" (Y
273). Il s'agit de ce que Habachi appelle "la stabilisation d'Israël" et la "désintégration du
Liban" (Y 274). L'imponant pour lui n'est pas de porter "un jugement avant tout politique
sur la nature et la complexité de ce processus", il s'agit plutôt de déceler" quel est le sens
de ces deux événements, quel est le lien théologique qui les associe au plan de la
phénoménologie, et quel enseignement peut en tirer une herméneutique de la philosophie
des religions". (Y 274)
Ces visées fondamentales démontrent combien Habachi est personnellement affecté
par le démantèlement des infra-structures socio-économiques, politiques, culturelles et
religieuses de la Méditerranée. U reprend les mots de Hamlet : .Le temps est sorti de ses
gond&., une expression de Shakespeare admirablement commentée par Jacques Derrida en
1993." Comme Hie dit en 1984, "ces mots d'Ramlet correspondent à l'expérience centrale
•
de ma vie. Une expérience de l'absurde sociologique et culturel, mais aussi bien national,
familial et personnel. Une cassure investissant la connaissance tout autant que l'action.
L'absurde dans toute sa splendeur, identique au diamant noir du mal" (T 125). Sensibilisé
par l'absurde du "drame métaphysique qui rayonne à travers les événements", il affirme en
1964 : "Cette réalité n'est point un
événemen~
elle est réverbérée à travers tous les
événements" (HPA 7). "La vision d'un monde équivoque" réduit à un monde aliénant,
où rien ne dit ce qu'il voudrait dire, où toutes les valeurs sont bafouées parce
que les vérités elles-mêmes se font menteuses, où l'esprit le premier tombe
sous les coups de l'irrationnel entraînant derrière lui le cortège défiguré de
toutes les significations, où la boursouflure des situations pervertit leurs
buts et leurs motifs, où les tendresses elles-mêmes ne posent plus que des
baisers de trahison, toute cette végétation confuse des contradictions dans
laquelle étouffent le sens, le but, la raison, toute cette vanité du monde fait
remonter en Ramlet, dans une irrépressible nausée, le sentiment de
•
l'absurde. (HPA 12-13)
7 1. Derrida, Spectres de Man. L'État de la dette, le travail du deuil et la nouve//e
internationale, Paris, GaIlilée, 1993, 281 p.; voir surtout pp. 19 et 41 à 59.
•
Chapitre 3 15/51
Selon Habachi, si Ramlet se pose la question -être ou n'être pas-, c'est que ule néant qui
ronge partout l'être vide l'existence de toute authenticité. Alors que Hamlet, lui,
existe'~
(HPA 13). Soutenu par une solide foi chrétienne, Habachi se considère privilégié de n'avoir
pas été porté au désespoir par l'absurde, mais plutôt conduit dans un face à face avec
l'exigence de l'Évangile qu'il reconnaal ne pas avoir été de tout repos. ULa douceur de Jésus~
je ne la connais pas. Sa violence, oui. Et parfois sa paix comme une rosée sur le désert"
(T 125). Habachi fait part de ses interrogations et de ses attentes dans sa conférence Lettre
aux intellectuels d'Occident donnée en juillet 1967 au Cénacle Libanais de Beyrouth. Le
texte de cette conférence est précédé d'un liminaire qui précise que le "philosophe René
Habachi souhaite ouvrir un dialogue avec tous les intellectuels d'Occident à la recherche
d'un arbitrage plus définitifque celui des armes et contenant les chances d'une viabilité pour
le Proche-Orient." (LeO 7)
Au nom de ces fragiles vérités de l'histoire qui attendent "d'être prises en charge par
la conscience des hommes et par leur liberté" (LeO 13), Habachi accuse "le vacarme des
•
triomphes éphémères" et "le tumulte de l'histoire [qui se frayent] un chemin parmi nos
consciences bourbeuses mais pas inexorablement imperméables aux tâtonnements de la
lucidité" (LeD 13-14). Compte tenu de l'apparition plus récente du Christianisme et de
l'Islam~
le Judaïsme demeure un prédécesseur important.
La rivalité s'installe et les
différends surgissent plutôt entre les deux derniers arrivés. Chronologiquement postérieur
au Judaïsme et au Christianisme~ l'Islam est fondé sur le concept de temporalité historique.
Ce concept revêt une importance décisive quand il s'agit de la tradition abrahamique, de la
sauvegarde de son intégralité, de la chronologie des rapports historiques de l'Islam avec
Jérusale~
mais sunout de son rôle de rectification théologique par l'affirmation d'une
révélation venant corriger et compléter le Judaïsme et le Christianisme. Le Judaïsme
maintient avec sa tradition un rapport de spatialité: départ de la terre d'Ur (Abraham),
promesse d'une terre où coulent le lait et le miel, multiples exodes aboutissant à la création
de l'État d'Israël en 1948.
Le rapport à Jérusalem est essentiel à l'Islam poUf rappeler le Dieu unique de la
•
tradition d'Abraham altéré par le Christianisme et sa conception du Dieu trine. Quand
Habachi rend compte des sources existentielles du Christianisme et de l'Islam, et de leur
originalité propre, il reporte leurs antagonismes à un niveau plus fondamental. Pour ne pas
•
Chapitre 3 16/59
ajouter au conflit, il aborde la situation par le biais de la philosophie et choisit d'éclairer
l'opposition entre la philosophie du présent [...] et la philosophie du passé
commune au Moyen-Âge chrétien et musulman. Pour ces philosophies,
l'univers, depuis Aristote, est fait de substances que nous saisissons par
leurs accidents, c'est-à-dire par leurs phénomènes. (...] Non rien que des
phénomènes,
mais les phénomènes de ..quelque chosCH c'est-à-dire,
impliquant un principe d'unité. Ce principe d'unité ne se sépare pas des
phénomènes, c'est pourquoi il ne s'abrite pas derrière eux ou dans leur
secret. Mais leur unité à eux ne pourrait se faire sans lui. C'est pourquoi
notre raison le décbiffie, sans qu'il soit cependant projeté par elle. Il se tient
dans les phénomènes, ou plutôt les phénomènes tiennent grâce à lui qui leur
donne une réalité. C'est cela la substance. (pM
n 57-58)
Cette approche philosophique explique ce qui rapproche, et éloigne à la fois, Islam et
•
Christianisme. Elle permet â Habachi d'insister sur la tolérance. Une tolérance différente
de ceDe évoquée par George Washington qui soumettait la collectivité à une seule et même
loi et astreignait l'ensemble à une identité culturelle uniformisée.
Christianisme et Islam se considèrent, chacun pour sa part, dépositaires de la vérité
universelle révélée une fois pour toutes, et assignés à la mission sacrée de transmettre cette
révélation au reste de l'humanité. Pendant des siècles, un Christianisme triomphant s'était
réclamé de la possession exclusive de la vérité, tandis que l'Islam, qui est par définition
c-abandon dans la soumission.., maintenait que l'assujettissement à Allah de l'ensemble du
monde créé était un fait irréversible.
Jaloux de son élection par Dieu, le Judaïsme ne s'adonne à aucun prosélytisme mais
ne prétend pas non plus à l'exclusivisme de ses convictions. Les conditions fondamentales
qui déterminent la judaïté sont le fait d'être né dilne femme juive, de pratiquer la morale
dictée par la Torah, et d'adhérer au monothéisme. Cette dernière condition rapproche le
Judaïsme de l'Islam et fonde le rejet du dogme trinitaire chrétien et donc aussi de la divinité
de Jésus.
•
Pendant des siècles, le Christianisme estimait que sa révélation complétait celle du
Judaïsme et en représentait la fin. Chronologiquement antérieur à l'Islam, il a longtemps
prôné l'exclusion de tout salut en dehors de l'Éslise. Non seulement s'estimait-il le dernier
•
Chapitre 3 n'60
tenant de la dispensation révélatrice, mais
n ignorait
toute révélation subséquente et
considérait celle de l'Islam comme nécessairement fautive et nocive. Chronologiquement
postérieur aux deux autres monothéismes, ('Islam s'estime le tenant définitif de la tradition
prophétique d'Abraham, demeurée jusque-là incomplète avec: le Judaïsme, et le réformateur
d'une interprétation théologique altérée par le concept trinitaire du Christianisme. Même
s'il se réclame du Coran comme étant la version améliorée et universelle de la révélation
de Dieu, l'Islam se considère le dépositaire de la vérité dans sa version finale et définitive.
Loin de juger le Christianisme et le Judaïsme comme deux fausses religions, l'Islam les
considère comme simplement dépassées. Fondées sur une croyance authentique véridique
mais incomplète, elles sont surpassées par la version finale, plus récente et plus
perfectionnée, de la révélation à Mahomet consignée dans le Coran.
Aux dires de Lewis, les différends quasi irréconciliables entre l'Islam et le
Christianisme sont issus de leurs ressemblances plutôt que de leurs différences: "Chrétiens
et musulmans partagent la conviction de détenir l'unique vérité universelle et qu'il leur
•
incombe en outre la mission sacrée de la transmettre au reste de l'humanité".' Lewis en
déduit que lorsqu'en cas de litige ou de conflit, "chrétiens et musulmans s'accusaient
mutuellement d'être d'exécrables infidèles, chacun comprenait exactement la portée de
l'insulte, parce que tous les deux voulaient dire exactement ta même chose".'
3. 1 Judaïsme et hospitalité
Habachi a plus d'affinité avec l'Islam qu'avec le Judaïsme et fait plus volontiers
alliance avec Allah qu'avec Yahweh.
Si dans le cas de l'Islam, Habachi privilégie la
commune tradition abrahamique et le passé philosophique panagé avec Aristote, dans le
cas du Judaïsme, c'est l'instauration de l'État d1sraël en 1948 et les conséquences qui en
découlent qui orientent sa réflexion.
La terre promise par Yahweh est une conviction qui traduit l'importance de l'espace
pour le Judaïsme. Le rapport à l'espace explique "cette confusion du spirituel et du
•
"Christians and Muslims shared the beliefthat theirs was the sole universal truth, and
that it was their sacred mission to bring il to alI mankind" (L 48).
8
"When Christians and Muslims ca1Ied each other accursed infidels, each understood
exacdy what the other meant, because both meant exactly the same thing" (L 48).
9
•
Chapitre 3 /1/61
temporel, offerte comme un mirage secourable ou comme la revendication d'un droit à tous
ceux dont le désarroi a aveuglé le regard [... J. Ce fétichisme d'un Occident qui a dépassé
.
le stade des superstitions est un lapsus de l'histoire qui ne fait que commencer de révéler
de quelle trouble émotivité il est le symptôme, et qui ne finira pas de sitôt de dérouler ses
conséquences pathologiques dans le Proche-Orient aussi bien que dans le monde" (LeO
15).
Pour Habachi, l'exclusivisme ethnique et religieux légitimise l'arbitraire d'une
revendication territoriale et justifie les agissements despotiques de l'État d'Israël autant sur
son territoire que par rapport aux États voisins. Sans le nommer, Habachi estime que cet
élitisme, considéré même par certains juifs comme étant la source de tous leurs problèmes,
devrait être révisé, voire abandonné. Pour lui, le problème palestinien est la principale
conséquence de cet élitisme, surtout depuis la création de l'État juif en 1948. C'est
pourquoi il choisit d'articuler sa pensée autour de l'extrémisme sioniste, ce qui le conduit
à insister sur l'hospitalité comme tâche politique.
Le déplacement inhumain des
populations palestiniennes chassées du territoire depuis 1948 et le traitement inégal des
•
citoyens israéliens au coeur même de l'État d'Israël sont pour lui inacceptables.
"L'installation du peuple juif en Palestine devait faire du peuple palestinien le nouveau juif
errant" (Y 279). fi considère que le retrait du droit à une terre, inhérent à la vie de tout
humain, est une offense à l'ensemble de l'humanité. Cet exclusivisme israélien est au coeur
de la Lettre aux intellectuels de l'Occident de Habachi. Ce texte, le plus véhément de son
oeuvre, remémore l'horreur et souligne la .mutilation de la vérité- :
Nous comprenons que l'anti-sémitisme européen qui a écrit les pages les
plus atroces [...] ait suscité en vous des trésors de solidarité. [... Mais] il Y
a plus grave. L'anti-sémitisme hitlérien portait le nom d'une démence où
personne n'a reconnu le visage de la vérité; le manyre de la Palestine
prétend, à travers vous, poner le nom de la justice et de la bonne conscience
[...] vous donnez la caution de vos engagements
morau~
jetant ainsi une
bande de sécurité sur une plaie qui ne cessera jamais de suppurer. Et ce sera
le douloureux honneur des refoulés de Palestine de demeurer, dans leur
•
dénuement de personnes déplacées, le reproche de la faiblesse à la dure et
calme mutilation de la vérité. (LeO 14-1 S)
Habituellement toléran~ Habachi pose toutefois aux responsables occidentaux une
•
Chapitre 3 19/62
question qu'on qualifierait plutôt d'accusation outragée : "Quel Nuremberg condamnera-t-il
ce nouveau génocide que seule a enseveli une effiayante distraction occidentale?" (LeO 17)
fi affirme également que la coexistence pacifique fortement compromise au Proche-Orient
n'est pas exclusivement l'oeuvre néfaste de ses habitants.
n soupçonne l'Occident d'avoir
favorisé
en t 947, l'institution d'un État à fondement judaïque,
écartant les
populations musulmanes et chrétiennes pour s'installer dans un
monolithisme religieux. En 1976, la décomposition d'un État [le Liban]
où cohabitaient deux religions tentées de se séparer aujourd'hui. (...] Si,
pour confirmer l'exclusivisme de l'État israélien, il fallait démontrer la
difficulté pour les monothéismes de vivre ensemble, la preuve en est
donnée par l'échec de l'État hDanais où Islam et Christianisme avaient
acquis une certaine expérience de la vie en commun. (Y 273)
Selon Habachi, l'effondrement de l'État libanais est une preuve dérisoire de ce que les
•
nations étrangères pensaient mettre à profit : affaiblir le Liban, le détruire, et faire
disparaître le Christianisme de la Méditerranée. Il s'agit là pour Habachi d'un prix culturel,
voire théologique, exorbitant. Alors qu'un Liban fort avait jusque là maintenu un équilibre
de première importance pour la paix, Habachi estime que "le refus d'une Palestine où coexisteraient les trois monothéismes est [lourd] de conflits ontologiques et [gros] de
contradictions historiques qui n'ont pas fini de dérouler leurs conséquences" (Y 279). La
crise libanaise est, précise-t-il, "mineure par son importance quantitative, mais majeure par
sa signification, car l'hennéneutique de cette crise est régionale, et plus que régionale : cette
herméneutique est avant tout théologique et d'une portée universelle" (LeO 279). Le
Christianisme libanais, ajoute Habachi, est amené
à s'arcbouter sur ses positions temporelles, tenté de créer, lui aussi, face à
une objectivation sa propre objectivation, se durcissant en une réaction
nationaliste qui constituerait en fait une négation du Christianisme. Il n'a
d'issue qu'en acceptant de perdre son corps temporel au risque, dans les
•
conditions aetlJelles, d'y perdre aussi son âme. (Y 279-280)
Habachi rappelle d'autre part qu'en droit international, en l'absence d'injustice par
rapport à une situation antérieure, seules deux raisons fondent le projet d'un nouvel État:
Chapitre 3 110/63
le pouvoir-vivre, et le vouloir-vivre. Or,
si le vouloir-vivre dans le cas d'Israël est manifeste bien qu'alimenté par le
philtre malsain d'un mythe, le pouvoir-vivre fait défaut : non seulement
l'économie israélienne pompe ses ressources du dehors, mais l'État en
question ne sera jamais intégré par son environnement. Et c'est afin de
continuet à quémander l'aide extérieure et afin de se faire imposer du dehors
à ceux qui le refusent qu1sraël ne cesse de proclamer l'innocence
pharisaïque de ses desseins: "Nous ne demandons qu'à vivre en paix avec
nos voisins". S'il en est
ains~
s'il ne s'agit que de vivre en paix avec les
voisins, pourquoi donc l'Occident pro-israélien ne fixerait-il pas à l'intérieur
de ses territoires les frontières où s'écouleraient les flots humains appelés
par la loi du retour? (LeD 18)
Rappelant les millions dépensés pour l'instauration de l'État d'Israël, Habachi demande :
"Pourquoi ne pas imaginer une solution plus complexe et peut-être plus viable si l'on
•
dépensait ce qui fut dépensé pour l'absurde, d'une Palestine groupant des minorités
confessionnelles musulmanes, chrétiennes et juives? Êtes-vous cenains que ce n'est pas
vers de telles synthèses qualitatives que monte l'histoire?" (LeO 18-19) C'est pourquoi
Habachi rappelle au Judaïsme palestinien de naguère, et suggère au Judaïsme israélien
ccimporté», une notion d'hospitalité qui est toujours de mise en Méditerranée. Selon lui, non
seulement "le statut de Jérusalem s'en trouverait éclairé d'un jour absolument neuf' (LeO
19), mais cela redonnerait au peuple palestinien déplacé une existence dans la dignité. Au
lieu de profiler son drame "sur fond de Golgotha, et rayonnant ténébreusement à travers
l'histoire" (Y 273), le peuple palestinien, majoritairement constitué de réfugiés, cesserait
alors de transporter l'anarchie panout où il va.
Du point de we de l'évolution, aucune perversion ne serait plus significative
que la tentative de vouloir fixer une terre promise extérieure, sur quelque
continent heureux, alors qu'elle est en attente au-dedans de l'homme dans
la mesure où il s'apprête à son intériorité. La reconnaissance d'une cité
•
incarnant la terre promise serait une catastrophe métaphysique, une nouvelle
tour de Babel. (CC 88)
Chapitre 3 111/64
•
3. 2 IJlam et tolénnce
Afin d'atténuer les retombées d'une prépondérance islamique marquée sur les
minorités environnantes, Habachi rappelle à l'Islam sa traditionnelle tolérance. Déjà en
1958, l'orientation de sa pensée s'exprime sans ambiguïté dans cet éloquent avertissement
qui évoque une des croyances fondamentales de l'Islam: "Ne faisons pas outrage au Dieu
de l'Évangile ou du Coran de séparer les hommes, de les jeter les uns contre les autres. [...)
Si Dieu sépare, ce n'est pas de lui qu'il s'agit" (NCT 1 46). À partir de visées communes
universellement partagées, il préconise une politique de tolérance qui a toujours prévalu en
Méditerranée en général, et en terre d'Islam en particulier.
Pour comprendre l'idée de tolérance chez Habachi, il est indispensable de tenir
compte des exigences de réinterprétation rappelées par Lewis quant au caractère et au degré
de tolérance en Islam. Si l'on entend par tolérance l'absence de discrimination, l'État
musulman traditionnel n'était pas tolérant, et pareille définition de la tolérance n'aurait pas
été considérée comme un mérite mais plutôt comme un manquement au devoir. Aucune
•
égalité n'était reconnue en pratique, et encore moins en théorie, entre ceux qui acceptaient
et obéissaient à la parole de Dieu, et ceux qui, volontairement et de leur propre chef, la
rejetaient. La discrimination était structurale, universelle, imposée par la doctrine et la loi,
et renforcée par le consentement populaire. Sans être inconnue, la persécution était par
ailleurs rare et atypique. Si jamais il y en avait eu au cours de l'histoire musulmane, il y en
aurait eu peu qui équivaudraient aux massacres, aux conversions forcées, aux expulsions
et aux bûchers qui furent si communs dans l'histoire du Christianisme avant la montée du
sécularisme. 10
Si de nos jours eenains militants islamistes extrémistes, qui prétendent agir au nom
de leur foi, brutalisent des otages et s'en prennent à des innocents, et si leurs agissements
•
10 "Ifby tolerance we mean the absence of discrimination, then the traditional Muslim
state was not tolerant, and indeed a tolerance thus detined would have been seen not as a
merit but as a dereliction ofduty. No equality was conceded, in praetice or even less in
theory, between those who accepted and obeyed God's ward, and those who willfully and of
their own choice rejeeted it. Discrimination was structural, universai, imposed by doctrine
and law and enforced by popular consent. Persecution, on the other band, though not
unknown, was rare and atypical, and there are few if any equivalents in Muslim history to
the massacres, the forcëd conversions, the expulsions, and the burnings that are 50 common
in the history ofChristendom before the rise of seœlarism" (L Sa).
•
Chapitre 3 112/65
ne sont condamnés par aucune autorité islamique officielle, c'est que leurs crimes sont
considérés comme des gestes dirigés contre des idéologies et non contre des humains.
Tyranniques chez eux et terroristes à l'étranger, leurs actions sont des violations de la
morale et de la loi islamiques. Les auteurs de ces crimes, tout comme ceux qui en sont les
instigateurs, ont un comportement encore pire envers leurs coreligionnaires qu'envers les
autres.
Face à un Islam majoritaire en Méditerranée pour qui la revendication de l'espace
ne se pose même pas comme problème, Habachi insiste sur l'importance de la temporalité
historique qu'il associe à l'aventure. Il rappelle aussi que les racines de la personne sont le
meilleur trait d'union entre Islam et Chrétienté, et que "la notion de personne est le pont
exceptionnel pour ne pas dire le seu~ qui remettra en contact notre présent et notre passé
[et refera] circuler dans notre XXe siècle une sève orientale dont je ne crois pas que
l'histoire de la civilisation puisse se passer. Avoir compris cela et le refuser reviendrait à
opter pour l'absurde" (pPT 108). À une religion de la conquête qui oblige le musulman à
•
surveiller les gestes qu'il pose plutôt qu'à analyser ce à quoi il croit ou non, Habachi
rappelle sa traditionnelle tolérance vis..à..vis des minorités. Lewis souligne pour sa part que
l'absence de hiérarchie institutionnelle en Islam change les règles du jeu religieux:
"n n'y
avait pas d'autorité ecclésiastique pour formuler, promulger et diriger la foi, détecter les
fausses croyances, les définir, les corriger, mettre en vigueur les bonnes ou punir". Il
Contrairement aux situations qui menèrent aux grands schismes de la chrétienté, les
litiges en Islam ne relèvent pas directement de divergences sur le contenu de la foi. Ils
concernent plutôt des conflits entre tenants du pouvoir politique et tenants du pouvoir
religieux, comme dans le cas de la grande scission entre Shil ites et Sunnites. Leurs
ditTérends originent dans le désaccord sur l'identité et le nombre des sucesseurs du
prophète. Selon Lewis, les abus qui menèrent à la sécularisation en Occident ont été
longtemps considérés comme "essentiellement chrétiens, n'ayant rien à voir avec les juifs
et les musulmans". Il
n faut noter aussi que depuis ('instauration de l'État d'Israël, il ya eu
des guerres incessantes en Méditerranée, que l'Islam a eu des chefs d'État qui ne séparaient
•
uThere was no ecclesiastical authority to formulate, promulgate, and direct beliet: or to
define and denounce incorrect belief - to detect, to enforce, ta punish" (L 49).
Il
12
U[...] purely Christian, not relevant to Jews or Muslims" (L 52).
•
Chapitre 3 113/66
pas le religieux de la défense nationale, et qu'Israël de son côté ne se lasse pas de confondre
identité religieuse et ambitions politiques et territoriales.
L'absurdité de la situation en Méditerranée outrepasse la raison -d'être ou de ne pas
être,. d'un Liban chrétien et pane atteinte à l'être et au destin même de l'humanité, selon
Habachi. Ce qui le conduit à conjecturer le sens de cette situation absurde dans des
réflexions comme celles-ci : "Peut-être le privilège du Liban au plus terrible de son épreuve
est-il de rappeler au Christianisme sa vocation qui est de tout perdre afin de tout gagner"
(Y 280). Ce commentaire concerne la gratuité que Habacbi propose comme tâche au
Christianisme et dont la dynamique est précisément une authenticité, "la jeunesse d'un
•
présent libre, riche de sa dimension intérieure, ne niant rien du passé mais s'omant à
l'avenir, ne refusant pas la nature, mais faisant face à l'aventure" (CC 67). C'est par le biais
de la liberté qui en appelle au libre choix que l'amour prend le chemin qui mène à la
gratuité.
•
•
•
CBAPITRE4
LA GRATUITÉ
milieu, et ce milieu plus large qu'est ('histoire, - avec leur poids
d'incohérence et d'irratipnnel. (TdG 94)
•
L'itinéraire philosophique qui va d'une attention à l'existentialisme à l'élaboration
d'un personnalisme est loin d'être exclusif à Habachi. On le retrouve aussi entre autres dans
la pensée et l'oeuvre du philosophe piémontais Luigi Pareyson. Chez
Pareyso~
cet
itinéraire s'ouvre, dans les années 60, sur ce que Bruno Bianco propose d'appeler un "penser
tragiqu~'
caractérisé surtout par une réflexion sur le mal et la soutTrance. Le fil continu de
cette évolution de l'existentialisme au personnalisme et au -penser tragique» est, toujours
selon Bianco, la liberté. 1 Chez Habachi, ce fil continu, c'est la gratuité. Semblable au
"vitrail emporté dans la vibration qui l'éclaire et fait chanter sa présence" (TdG 169), la
gratuité conduit à l'élaboration de sa Théophanie de la Gratuité publiée en 1986 chez Anne
Sigier.
Selon Habachi, l'univers de la gratuité dont nous sommes tous nostalgiques n'est
celui ni du désir, du regret, ou du projet, mais celui de l'amour en tant que modalité
principale de l'être. Surgi du physique mais à la fois physique et métaphysique, l'amour
•
1 Voir B. Bianco, "Libertà dell'essere 0 libertà dall'essere? In margine aU' -Ontologia della
libertà.. di Luigi Pareyson", dans Marco-Maria Olivetti (dic.), Philosophie de la religion
entre éthique et ontologie, Padoue, CEDAM, 1996, 829 p.; pp. 773-783.
Cbapitre 4 12'6•
•
peut emprunter ses expressions au registre de la passion. Habachi fait de la gratuité "le
miracle de tout instant que seule a pu voiler la contraction sur soi de l'être, le repli d'un
amour qui s'est détourné de l'autre" (TdG 169). Habachi accorde une telle importance au
passage de l'être identique à l'être relationnel que pour lui, "la réversion de l'altruisme en
identité est une rébellion de l'être contre l'amour" (TdG 169). Dans la mesure où il a une
portée théologique et n'est pas uniquement une notion philosophique fondamentale,
l'altruisme concerne le projet même de Habachi. Or, comme il le précise en 1986, "le
premier problème rencontré par mo~ en tant que candidat à la philosophie, [...] transposé
spéculativement, c'est celui de la philosophie et de la théologie. [...) Existentiellement,
cette discontinuité entre philosophie et théologie, c'est celle de la nature et de la grâce"
(TdG 93). La grâce nlest pas une force extérieure, mais une capacité intérieure de la liberté
humaine elle-même libérée pour que "monte le flot d'une vie plus intérieure que la vie"
(TdG 95). Le caractère théophanique de la gratuité exprime une préoccupation de longue
date chez Habachi .
•
Pour illustrer ce que signifie pour lui la gratuité, Habachi cite de mémoire ces mots
du roman d'Édouard Estaunié (1862-1942) L'infirme ara mains de lumière: qui évoquent
la beauté de la saxifrage qui pousse là où personne ne la voit afin que, tout simplement, "le
monde soit plus beau quand le soleil le regarde-- (cité dans UPE 70). Habachi compare la
gratuité à l'anonymat et au détachement vigilant caractéristiques de l'amour parental: "Si
l'enfant naît du corps de ses parents, il renaît de leur générosité" (upE 73). La gratuité
découle de l'amour, eUe est l'essence même de l'humain, et
souvent eUe nous envahit par le défaut de l'âme plus que par ses perfections.
Comme si elle a besoin de notre pauvreté pour souligner sa propre absence
de motivation.
Car sa motivation réelle est simplement d'être là. [...]
Comme un rire sur un visage. Comme un appel lointain dans la rumeur des
jours. On ne mérite pas la gratuité. Elle profite de notre effacement pour
déclarer sa présence. (TdG 170)
Responsable de ce que nrien n'était, et quelque chose fut", la gratuité n'a pas de prix, '~oici
•
le premier surgissement et la première merveiller n (upE 77) À ceux qui sont en proie à la
1 Paris, Grasset, 1923, 176 p.
•
Chapitre 4 13/6'
nécessité et aux contradictions, qui ploient sous les déterminismes et font appel aux
fantumes de l'inconscient pour écarter l'impensable et expliquer ce qui, peut-être, demeure
inexplicable, Habachi demande : "Pourquoi tout essayer sauf cette explication qui est un
refus d'explication, et peut-être, la seule explication?" (UPE 71) "Le miracle, oui, le
miracle d'une existence qui n'a d'autre légitimation que d'exister et d'autre raison que la
gratuité" (UPE 70), "cette irrépressible nostalgie de gratuité annonce, peut-être, la
symphonie d'un nouveau monde. Mais où est-il? L'événement va-t-il laisser place à
l'éclosion d'un avènement?" (UPE 76)
Situé au croisement de plusieurs civilisations, Habachi est préoccupé par la survie
d'une culture socio-politique et religieuse pour laqueUe l'altruisme est une orientation
majeure. Sa condition première est la cohabitation pacifique fondée sur une liberté qui
dicte l'amour indispensable à la gratuité. À partir d'un passé chargé de traditions et d'un
présent méditerranéen en pleine crise, Habachi propose, on l'a dit au chapitre précédent,
une éthique de l'hospitalité et une plus grande tolérance; mais il insiste aussi sur une équité
•
économique et une solidarité sociale qui relèvent du don. Son approche est moins centrée
sur les débats éthico-philosophiques ou théologiques que sur la coexistence des trois
monothéismes fondée sur la liberté. Tâche propre du Christianisme, la gratuité n'est pas
sans rapport avec
l'Isl~
au moins sous deux aspects, l'un positif: l'autre plutôt critique.
D'une part, Habachi préconise l'action plutôt que la conviction, ce qui est en plein accord
avec l'Islam, plus préoccupé d'orthopraxie que d'orthodoxie. D'autre pan, l'insistance sur
la gratuité pour le Christianisme maintient la liberté au coeur du débat.
L'idée de
prédestination en Islam et la perpétuelle remise en question du libre arbitre qui en découle
portent à croire que le cboix par Habachi de la gratuité issue de l'amour fondé sur la liberté
n'est pas un hasard. Fondée SUT l'amour, la liberté occupe en Christianisme une place que
le Judaïsme et l'Islam lui reconnaissent peu. C'est pourquoi la liberté au fondement de la
gratuité revêt un sens tout à fait particulier : elle est le catalyseur de la relation qui marque
le passage du registre de la nécessité à celui de l'amour, point ultime de l'évolution de
l'homme. Elle n'échappe pas au "tragique de toutes les valeurs humaines d'être en suspens
•
dans le risque de l'homme" (CC 56). EUe est le passage de l'être identique tourné vers luimême à l'être relationnel qui découvre sa propre altérité en même temps que celle de
l'étranger. Pour Habachi, "la personne n'est pas l'individu que nous sommes tous au point
Chapitre 4 14nO
de départ, mais ce dynamisme de la libené que nous ne cessons d'alimenter quand nous lui
sommes fidèles. La personne, c'est le corps de notre libené et de la gratuité q~ déjà, dès
à présent, triomphe de l'espace et du temps et de leur usure" (UPE 84). Dès qu'elle se libère
de l'égOïsme et de la passion, eUe rappeUe "le Dasein" auquel Habachi réfère comme "le
lieu ontologique par excellence" (pM 1 72). La personne libre est alors susceptible de
l'amour indispensable à la gratuité.
Sensable au dilemme de la raison et de la fo~ Habachi expose, notamment au milieu
des années 80, l'imponance de la gratuité pour lui :3
Alors que le dieu des philosophes est appelé, selon une voie de nécessité,
par un univers qui, sans lui, perdrait son fondement et basculerait dans la
plus hasardeuse contingence, le Dieu de Jésus- Christ est la révélation de la
gratuité. li est l'avènement au coeur de l'événement. C'est pourquoi tout en
étant autre que le dieu des philosophes, il ne le contredit pas mais le fait
éclater du dedans. Il le parachève de son visage personnel et, pour ainsi
•
dire, de son identité qui est l'altruisme en personne. Sa Transcendance
absolue garantit son Immanence. [...] Selon les mots extraordinaires de
Fénelon: .Sa différence est de ne point en avoiPt. Alors nous frapperait
son caractère gratuit. Comme le geste imprévisible du Christ, au lavement
des pieds, nous prépare à comprendre que la Trinité est précisément le
reposoir de la gratuité.(TdG 170-1)
Sunout depuis la fin des années 70, on peut constater un intérêt marqué pour la
question de la gratuité dans la théologie chrétienne." Ce renouveau d'intérêt pour la gratuité
ne réussit pounant pas toujours à surmonter le dilemme dans lequel la foi chrétienne est
plongée depuis le 17e siècle : sa confusion avec le théisme qui n'en finit plus d'entrainer la
3 "Dieu de l'Être et Oleu de Jésus-Christ", dans M.M. Olivetti (dir.), Ehraismo. ellenismo.
•
cristianesimo. Padoue, CEDAM, 1985, 2 vol.; vol. 2, pp. 371-389. Voir aussi "le Dieu de
l'Être et celui qui est", dans Théophanie de la gratuité (1986), pp. 53-92, et "Le Dieu des
philosophes et le Dieu des théologiens" : LTP 4212 (juin 1986) 217·234.
Voir par exemple Guy Lafo~ Monothéisme et société, Paris, Cer( 1979, et son article
ponant le même titre dans RSR 67/3 (1979) 419-446.
4
•
Chapitre 4
/snl
foi chrétienne dans sa chute.5 On le voit par exemple dans l'article de Joseph Moingt
"Gratuité de Dieu",' texte de sa conférence du premier octobre 1993 au cours d'une session
sur l'athéisme. Malgré des accents quelque peu nouveaux, Moingt ne réussit pas à porter
le débat sur des bases renouvelées et à tenir compte du constat formulé par Henri Duméry
déjà en 1968 en ces termes :
Dans notre culture, théisme et athéisme sont des frères ennemis.
La
polémique ne cesse pas entre eux, parce qu'ils se nourrissent l'un de l'autre.
Ce que l'un affirme, l'autre le nie. Mais tout à leur dispute, ils ne songent
guère à renouveler le problème. La querelle continue sur de vieilles idées,
avec de vieilles méthodes.
Elle durerait longtemps si la question ne
changeait pas comme question. Or voici qu'eUe change et que le problème
ne pose autrement. Cette modification est l'une des plus significatives de
notre époque. Les conséquences en sont incalculables. [...] ce n'est pas la
religion qui bredouille et l'irréligion qui parle baut et clair. C'est l'homme
•
occidental, qu'il soit croyant ou incrédule, qui change d'attitude et de
langage.'
Changer d'attitude et de langage, c'est ce que peut permettre la redécouverte et l'insistance
sur la gratuité; mais à la condition de la prolonger et de la situer hors du débat théismeathéisme, comme le suggère Habachi en faisant de l'insistance sur la gratuité une réponse
à l'absurde en direction de ce qu'il appelle le transabsurde (nous y reviendrons en
conclusion).
Quand il parle du Dieu de Jésus, Habachi recourt à un langage dont le radicalisme
démontre que "Jésus a pour mission d'enseigner à l'homme la véritable liberté" (TdG 82).
Il cite la première lettre de Jean qui dit que ..Dieu est amoUflt (1 Jn 4,8 et 16) et il ajoute:
"Tel est l'essentiel de la Révélation qu'apporte l'Évangile: l'amour n'est pas un attribut de
Dieu, l'être de Dieu est amour" (TdG 83). "Dieu peut enfin dévoiler son Être-amour.
n est
Voir M. Boutin, "Analyse marxiste de la société et foi chrétienne" : rewe Prêtre el
Pasteur 83/3 (mars 1980) 127-144; surtout pp. 136-140.
5
•
6
RSR 83/3 (1995) 331-356.
H. Duméry, Article "Dieu", 5 : "Par-delà théisme et athéisme" : Encyclopaedia
Universalis, vol. S, P~s, Encyclopaedia Universalis France, 11968 ( 13 1978), pp. 586-7.
7
•
Chapitre 4 16n2
cefoult de l'homme, et la sagesse humaine devra se renverser en ..folie- de Dieu. Saint Paul
l'a compris.n(lCo 1,18-25 et 3,19, cité dans TdG 85)
La gratuité issue de la liberté et de l'amour est un geste divin : "Celui qui a compris
que l'homme souhaite un univers de gratuité - où la paix serait là pour la joie, et la joie pour
la paix - comprend du même coup que l'univers n'a pu naître d'une nécessité mais d'un acte
de générosité" (upE 79). La création est née d'un -geste d'amour gratuitlt ; "voilà ce que
nous découvrons et qui explique l'inexplicable : que l'homme ne respire à l'aise que dans
le royaume de la gratuité" (upE 80). "Que s'entrouvrent seulement les vannes de la
gratuité, et l'unité monte aussitôt dans un univers réconcilié, mettant en communication
chacun avec tous et tous avec chacun, à travers le voile de l'espace et du temps. On ne
meurt pas chacun pour soi, mais les uns pour les autres, ou même, qui sait, les uns à la place
des autres" (CC 184-5). Cette absolue gratuité au fondement même de la responsabilité
rappelle ces mots d'Emmanuel Levinas : "Le signe extraordinaire d'une philosophie, c'est
que je vais mourir, mais que ma mon est moins imponante que celle d'autnli. La mort
•
d'autrui est la mienne! Voilà ma responsabilité.'"
le langage de la gratuité compone une dynamique proprement relationnelle.
Habachi considère néanmoins "inutile de demander à la théologie des démonstrations
scientifiques et vain d'attendre de la science des confirmations de réalités théologiques.
Elles relèvent de deux ordres différents" (upE 168), et il y a pour ainsi dire deux mondes
: 'toccLe monde des commencementSM est celui où nous sommes, [...] celui d'un espace-temps
qui ne cesse de se dilater, et auquel se consacrent les scientifiques. cele monde des origines»
est celui que les textes de la Genèse essaient d'évoquer avec les moyens dont disposaient
leurs auteurs [...] la question est donc celle-ci : le monde des origines et le monde des
commencements sont-ils contradictoires ou sont-ils complémentaires?" (upE 168) Cette
question est essentielle à la théologie de l'Islam. Elle a provoqué de grands débats entre les
théologiens, tenants d'un dieu créateur, et les philosophes Mu'lazellites qui se ralliaient à
la notion aristotélicienne de l'Être suprême. Habachi considère que la création de Dieu est
non pas celle de notre monde cassé, mais la création originelle, [qui] se
•
Émission commémorative de la mort d'Emmanuel Levinas (25 décembre 1995) diftùsée
en reprise le 3 septembre 1998 au programme -Dialogue - Magazine religieuxlt (Radio
Canada, CDF·AM 690 national).
8
Chapitre 4
nn3
situe dans le monde des origines, dans un univers non spatial et non
temporel, un univers métaphysique, inimaginable pour nous - pas plus que
n'est imaginable l'univers de l'eschatologie. Eschatologie et protologie se
rejoignent dans l'éternel présent de Dieu, et n'était la Révélation, nous n'en
aurions rien su par manque de moyens de concevoir un monde qui n'est plus
le nôtre ou pas encore le nôtre, mais dont nous gardons la mystérieuse
nostalgie. Un monde où l'on n'a plus besoin de recourir aux notions de
cause et d'effet parce que tout est présent à tout, alors qu'ici-bas nous avons
tant besoin de comprendre; un monde de la gratuité où la générosité se passe
de toute explication. (UPE 169)
Bien que l'être humain refuse la fixité du définitif et ne se reconnaisse que dans la
liberté, comment expliquer le filet des nécessités qui le retient? Si Habachi insiste sur
l'exigence de la gratuité pour le Christianisme, c'est parce que le Christianisme apporte un
retournement radical dans la compréhension du rapport entre amour de soi et amour
•
d'autrui. Comme l'indique l'Évangile de Luc (Lc 10, 36-37), le prochain, ce n'est jamais
l'autre, mais c'est moi, quand je me fais proche de l'autre.' Il ne fait aucun doute pour
Habachi que "le don de Dieu est contemporain du don de l'homme" (CC 41) et que "l'être
le plus nécessaire au monde c'est l'être le plus gratuit" (CC 185). La gratuité a d'emblée une
dimension cosmique : "L'univers, pour retrouver son unité, n'a besoin que de gratuité. Cette
gratuité que nous prenons souvent pour de l'absurde offre peut-être la réponse la plus
attendue et le contrepoids le plus urgent au déséquilibre du monde" (CC 185). Selon
Habac~
sur le plan de la connaissance, la complémentarité de la métaphysique de l'être et
de la phénoménologie s'impose. L'oubli de la première et sa substitution par la seconde ne
peut conduire qu'à un appauvrissement de la pensée. Car
l'abstraction de l'être n'en est pas une : parce que, bien comprise, ce n'est pas
une abstraction mais une intraction [...] le contraire d'un assèchement
conceptuel [...]
parce qu'elle fournit le fondement à toute validité
herméneutique qui, autrement, ne trouverait d'autre fondement que dans la
•
Voir là dessus M. Boutin, Autrui différé. Remarques sur la théorie de l'action de
George Herbert Mead'~ dans M.M. Olivetti (dîr.), Intersoggetività. socia/ità. re/igione.
Padoue, CEDAM, 1986,810 p.; pp. 725-739, surtout p. 726.
9
IL
•
Chapitre 4 IIn4
subjectivité de i'herméneute.
Le jumelage des deux fondements est
nécessaire: chacun garantissant l'autre et le contrôlant. (TdG 171-2)
On ne saurait dire si ce n'est pas "pour se consoler de n'être pas Dieu lui-même,
[que] l'homme projette l'image d'un Dieu reposoir de ses complaisances" (pM IV 27).
Habachi affirme en tout cas que "si l'univen se prenait d'amour, s'il entrait soudain dans le
dialogue de l'être relationnel [...] alors seule régnerait la gratuité, - unanime et partagée".
Et il ajoute ceci: "Vous avez reçu gratuitement, donnez en toute gratuité" (TdG 189).
Déjà en 1960, Habachi n'hésite pas à dénoncer ceux qui s'inventent
'~n
Dieu pour les
accommoder, autrement dit, pour se dédommager de ce dont ils s'éprouvent manquants"
(pM IV 27). Au cours de sa conférence du 13 décembre 1981 à Notre-Dame de Paris en
commémoration de la mort de Maurice Zundel, il évoque l'indissolubilité du destin de Dieu
et de l'homme chez Zundel :
Une présentation monstrueuse de Dieu a chassé de la culture toute
dimension religieuse, et cette présentation est peut-être à mettre au compte
•
des hommes - des hommes d~glise aussi bien que des hommes de toute
culture - mais d'hommes qui, se trompant déjà sur l'image qu'ils se faisaient
de l'homme lui-même, ne pouvaient que se tromper sur celle de Dieu. Car
un homme réduit à l'état d'objet ne peut concevoir qu'un Dieu seigneur des
objets, c'est-à-dire propriétaire, revêtu de toutes les perfections et de tous les
pouvoirs qui régissent un univers d'objets: ce Dieu despote qui a provoqué
justement la haine de Marx, de Nietzsche ou de lean-Paul Sartre. Seul un
homme qui s'éveille au statut de sujet peut entrer en relation vivante avec
un Dieu sujet, un Dieu personne qui précisément ne communique qu'avec
des personnes, un Dieu liberté qui n'entre en dialogue qu'avec des libertés.
(QAZ 9-10)
•
•
CHAPITRES
PENSÉE MÉDITERRANÉENNE ET MONOTHÉISMES
Trois
monothéismes
qui
apparurent
en
succession
historique, devinrent contemporains par leur héritage,
•
tressèrent entre eux des liens étroits - intellectuels, spirituels
et sociologiques - vont-ils délibérément choisir de se
séparer? (Y 273)
La pensée méditerranéenne doit composer avec trois religions omniprésentes au
Proche-Orient : le Judaïsme, le Christianisme et l'Islam, et s'élaborer dans un climat de
rivalité politique et religieuse, de pauvreté endémique, et de conflit permanent. Appuyant
leurs croyances religieuses sur une politique correspondant à leur foi respective, ils gèrent
chacun à sa manière une économie déficitaire et négligent une éthique dont la subtilité est
tout particulièrement grande en Méditerranée.
Dans l'oeuvre de Habachi, les rapports de la pensée méditerranéenne avec les trois
monothéismes n'impliquent aucune référence aux dogmes et ne présupposent aucune
concordance avec les trois révélations. Habachi cherche plutôt à souligner certaines
références historiques et philosophiques qui affectent le quotidien des adeptes des trois
•
religions, dans la mesure où ils appartiennent à une communauté de civilisation appelée la
Méditerranée.
Le Christianisme personnifie pour ('Orient un Occident colonisateur de ses
•
Chapitre 5 I2n6
territoires et usurpateur de ses ressources et aussi de ses traditions. C'est pourquoi Habachi
en appelle à l'importance de la gratuité en tant que dimension essentielle au Christianisme.
La gratuité constitue pour le Christianisme un défi : celui du partage équitable des
richesses. Par rapport- au Judaïsme, Habachi n'insiste pas tant sur l'aspect économique,
comme dans le cas du Christianisme, que sur l'aspect politique qui s'articule autour de la
situation palestinienne depuis la création de l'État d'Israël en 1948. Le Judaïsme doit
relever le défi de l'hospitalité, de mise en Méditerranée. Quant à l'Islam, Habachi souligne
des visées universelles communément partagées à panir d'une éthique qui pose à rlslam le
défi de la tolérance. Gratuité, hospitalité, tolérance : il s'agit là de trois axes majeurs de la
civilisation et de la pensée méditerranéennes qui concernent tout particulièrement les trois
monothéismes.
5. 1 La recherche d'une harmonie
Il faut rappeler d'abord que Habachi a plus d'aftlinité avec l'Islam qu'avec le
•
Judaïsme et qu'il fait plus volontier alliance avec Allah qu'avec Yahweh. Reconnaissant
l'importance indiscutable de l'Islam dans l'environnement méditerranéen, il se demande "par
quel bout prendre le sujet" (pM 1 9). De toute façon domine chez lui une orientation de
pensée et d'action qui s'exprime clairement dès la fin de 1958 dans l'avenissement suivant
: ~~Ne faisons pas outrage au Dieu de l'Évangile ou du Coran de séparer les hommes, de les
jeter les uns contre les autres. (...] Si Dieu sépare, ce n'est pas de Lui qu'il s'agit" (NeT
1 46). Au lieu de s'arrêter à d'insurmontables différences, Habachi insiste plutôt sur les
similitudes entre Christianisme et Islam. Prenant comme point de départ les sources
existentielles communes, ü tente d'aniculer une pensée méditerranéenne capable de prendre
en compte l'originalité propre au Christianisme et à l'Islam et de déponer les oppositions
éventuelles sur une opposition plus fondamentale encore : ceDe entre le présent et le passé.
Il s'agit pour Habachi "d'éclairer l'opposition entre la philosophie du présent que Sances
incarne ici, et la philosophie du passé commune au Moyen-Âge chrétien et musulman.
Pour ces philosophies, l'univers, depuis Aristote, estfait de substances que nous saisissons
•
par leurs accidents, c'est-à-dire par leurs phénomènes." (pM fi 57)
Habachi rapproche sa position de la pensée existentialiste représentée sunout par
Iean...Paul Sanre et importée de l'Occident. Or, précise-t-il, "entre la notion ancienne de la
•
Chapitre 5 I3n7
substance et Sartre, il Ya Kant" (pM D 59); et il cite cette parole de Sartre dans L'être et le
néant (p. Il) : -La pensée moderne a réalisé un progrès considérable en réduisant l'existant
à la série des apparitions qui le manifestent [...] le dualisme de l'être et du paraître ne saura
plus trouver droit de cité en philosophie-. Habachi transpose le langage de l'être et du
paraître dans celui de l'universel et du singulier. Afin de signifier l'attention de Dieu pour
l'individu, il fait appel au Christianisme qui
a mis assez d'ordre dans l'universel pour écouter enfin l'invitation du
singulier. [...] L'Évangile, avec des mots simples, allait changer la courbure
de l'histoire: ..Pas un cheveu ne tombera de votre tête sans que mon père
qui est dans les cieux...•. Avec lui, le singulier allait faire son entrée dans
la vie et la pensée, et avec lui, la valeur unique du sujet de la connaissance.
(pM 147)
La référence à l'universel et au singulier se retrouve aussi en Islam mais prend un sens
différent. Dans la Sourate 26 du Coran, Allah se dit aussi proche de sa créature que la veine
•
jugulaire qui se trouve dans le cou de l'être humain. Cette proximité d'Allah rappelle au
musulman qu'il ne peut rien cacher à ce dernier. L'engagement du croyant en Islam doit
donc se faire dans la soumission et l'abandon inconditionels de sa destinée à la volonté
d'Allah, son créateur et juge. En Christianisme, la crainte de Dieu s'avère plus libératrice
qu'en Islam, alors que Hâbachi n'aborde pas la question en ce qui a trait au Judaïsme. Il n'a
d'ailleurs pas l'intention d'engager un débat, car "il ne s'agit pas de fanatisme religieux.
Islam et Judaïsme se reconnaissent avec le Christianisme dans le même Abraham père de
la foi, et dans une même racine monothéiste." (LeO 15)
Préoccupé principalement par la coexistence pacifique des trois religions et le
maintien du Christianisme au Liban, Habachi est moins intéressé par l'analyse des
structures que par la détermination des tâches; il insiste plus sur le chevauchement des trois
religions dans le quotidien que sur leurs modes de croyance ou leurs arguments, comme on
l'a w aux chapitres 3 et 4.
Bien que les trois monothéismes en Méditerranée partagent un héritage commun
•
originant dans l'Antiquité grecque et les traditions prophétiques du JudaIsme, leurs
perceptions et leurs attitudes les uns vis-à-vis des autres ne sont pas harmonieuses pour
autant. Habachi constate que la révélation n'a ni le même sens ni la même fonction dans
Chapitre 5 14nl
les trois religions. Pour le Iudaïsme, il s'agit de conserver la promesse faite à Abraham et
la révélation faite à Moïse, et pour le Christianisme, de les réinterpréter à la lumière de
l'intervention de Iésus.dans l'histoire. En Islam, la préoccupation est autre, et comme
l'affirme Lewis, "l'Islam se définit moins par l'orthodoxie que par l'onhopraxie".l
n
souligne également qu'en Islam on ne peut pas parler de guerres de religion. Les rivalités
entre les Sultans turcs et les Shahs d'lran, par exemple, confirment que les conflits opposent
les tenants du pouvoir politique et du pouvoir religieux plutôt que deux groupes de
croyants. Le conflit entre Sunnites et Shi'ites existe, mais il ne concerne pas d'abord la
doctrine du Coran (nous y reviendrons). Pour Lewis, les situations qui menèrent à la
sécularisation en Christianisme concernaient essentiellement les rivalités entre les deux
pouvoirs, politique et religieux, plutôt que des controverses opposant chrétiens et adeptes
d'autres religions. L'Empire Ottoman héritier d'un Christianisme florissant a été obligé à
plus et autre chose qu'à des ajustements architecturaux mineurs à la basilique de SainteSophie. C'est sous l'influence du Christianisme en Turquie que
•
fut instituée une organisation de dignitaires religieux musulmans
hiérarchisée avec ses juridictions territoriales.
Les ayatollahs d'Iran
constituent une innovation encore plus récente, et il ne serait pas faux de les
considérer comme une autre étape en direction d'une christianisation des
institutions islamiques, mais aucunement des enseignements islamiques.
Khomeini n'a pas de prédécesseur historique en Islam, mais il ne serait pas
difficile de lui trouver des homologues dans l'histoire du Christianisme. 1
Tour à tour chrétiens et musulmans, les gouvernements des États de la Méditerranée ont fait
montre d'intolérance les uns envers les autres, alors que les juifs subissaient une exclusion
deux fois millénaire. Mentionnée dans la loi islamique, la traditionnelle tolérance vis-à-vis
des chrétiens et des juifs dans les États musulmans nlest pas un manque de discememen~
l
"An organization ofMuslim religious dignitaries was developed, with a hierarchy of
ranks and with territorial jurisdictions. The ayatollahs of Iran are an even more recent
innovation, and might not unjustly be described as another step in the Christianization of
(slamic institutions, though by no means oflslamic teachings. Khomeini bas no
predecessor in Islamic history, though it would not be difticult to find parallels in the
history ofChristendom" (L 50).
2
•
"Islam is detined not so much by orthodoxy as by orthopraxy"(L 49).
•
Chapitre S ISn9
et la vague fondamentaliste en Islam depuis le 19ème siècle, avec ses tentatives pour
instaurer à nouveau la Sharia comme code de loi civil, traduit la réaction d'un Islam menacé
dans son identité par la laïcité occidentale accusée de tous les laxismes de la modernité.
Seuls le Liban et la Turquie demeurent des États séculiers en Méditerranée. Cependant,
plusieurs aspects en Islam et dans le Judaïsme traduisent un dynamisme qui a mené à la
sécularisation dans l'Occident chrétien. Si l'on peut dire que "les juifs et les musulmans ont
probablement contracté une maladie chrétienne", il leur serait aussi possible d' "envisager
un remède chrétien. "3
Qu'en est-il du marxisme en Méditerranée? Même si ses ressortissants n'ont pas de
théologie, ils ont quand même une idéologie; même s'ils n'ont pas de religion, ils ont une
institution avec ses doctrines et ses dogmes, sa hiérarchie et ses prélats. Habachi réfère au
marxisme pour mieux articuler les difficultés rencontrées par le Christianisme avec les deux
autres monothéismes, même si, pour le marxisme, l'il ne saurait être question de tenter une
conciliation avec une philosophie religieuse quelle qu'elle soit", puisqu'il revient à
•
"l'humanité d'entreprendre la conquête de sa propre divinité par la libération de l'homme
de tout ce qui suscite le délire religieux, c'est-à-dire de tout régime qui le retient étranger
à lui-même" (pPT 60). Pour Habachi, une analyse de l'aliénation s'impose, s' "il faut
prendre dans son sens absolu l'expression ceun humanisme athée-" selon lequel "il n'y a que
l'homme, il n'y a pas de Dieu. L'homme seul est Dieu et Allah est son délire." (pPT 61)
L'imponance accordée par le marxisme au travail n'est pas sans intérêt pour la
réflexion de Habachi.
nsouligne la nécessité du travail pour la "transformation de la nature
par l'homme" et son "humanisation progressive de ('histoire". Il demande :
Qu'est-ce que le travail précisément, sinon cette transformation de la nature
par l'homme, cette humanisation progressive de l'histoire? Le monde ne
s'humanise que moyennant le travail, comme la conscience ne se maintient
éveillée qu'en état de travail. Vienne à cesser le
trav~
[...] et aussitôt le
progrès s'arrête, la conscience s'amortit et se vide, et se bouclant sur eUemême, r40mpt le lien social que seul alimentait le travail. (pPT 64-65)
•
Habachi ne saurait trop insister sur "la fonction du travail dans la résurrection des peuples
3 "Jews and Muslims may perhaps have caught a Christian disease and might therefore
consider a Christian remedy" (L 52).
•
Chapitre 5 '6'10
du Proche-Orient".
n estime que si
nos conçepts politiques, religieux ou sociaux, ont perdu de leur vigueur en
se désengageant de l'histoire, [...] c'est bien parce que nos énergies n'étaient
plus au travail.
Notre conscience n'engrenait plus sur le devenir et
t
détournée du tête à tête avec la matière, notre intelligence se figeait dans des
cadres anciens provoquant une sclérose de notre vie religieuse et de notre
réflexion philosophique. (pPT 65-66)
Pour toute consolation, il ne resterait plus qu'une éloquence nostalgique et sentimentale,
alors que seul le rétablissement du travail en tant que facteur premier de progrès permettrait
ce retour à la vie sans lequel "ni une libération économique ni une solidarité sociale ne
seront jamais possibles" (pPT 66). Habachi ne quitte jamais des yeux l'aspect économique
au fondement de la tolérance et de la coexistence pacifique.
s. 2
•
Le concept de révélation
Habachi n'aborde jamais de questions exclusivement théologiques concernant les
trois monothéismes. Us'intéresse toutefois à la portée dynamique du concept de révélation
dans chacun d'eux. Si chacun des trois monothéismes nomme le Dieu UN à sa manière; si
les noms de Yahweh, d'Allah et du Dieu trinitaire se rapportent au Dieu unique; si chaque
monothéisme entretient avec son dieu des relations paniculières t pour Habachi t toutes ces
conditions attestent de spécificités qui ne sont pas dépourvues de conséquences. De plus
t
la même terre n'est pas promise aux trois monothéismes de la même manière. Le Judaïsme
marqué par la transhumancet les exodes et les exils maintient avec sa Terre Promise un
rapport de spatialité, alors que l'Islam, arrivé après le Judaïsme et le Christianisme, se dit
soucieux de maintenir la permanence de la tradition d'Abraham dans son intégralitét et
préconise une religion de la temporalité. Puisant ses sources dans la tradition judaïquet
nslam revendique lui aussi les promesses de Yahweh. Non seulement l'Islam se réfère-t-il
à un temps qui lui est bien antérieur, mais encore il étire son présent dans le futur en
s'assignant pour tâche universelle de soumettre le monde créé à Allah. Placé entre les deux,
•
le Christianisme fait fonction de lien chronologique et se caractérise par une tradition dont
l'histoire concerne aussi le même espace promis aux deux autres traditions. Régulateur
historique des rapports fondamentaux de spatialité et de temporalité qui caractérisent
•
Chapitre 5
n 181
chacune des deux autres religions, le Christianisme se distancie autant de lune que de
l'autre.
Habachi distingue trois "éléments constitutifs d\me révélation" : le révélé, le
révélant, et le révélateur. "Le révélé est le message lui-même. Le révélant en est le
médium. Le révélateur est l'humanité contemporaine du révélant ou postérieure à
lu~
héritière ou continuatrice du patrimoine révélé". Habacbi demande : "Ces trois éléments
sont-ils séparables?"
n constate que "l'histoire des religions les a en tout cas distingués
puisque [...] les rapports entre eux diffèrent." (Y 274)
Dans l'Islam, par exemple, le révélé est un livre parfaitement distinct du
révélant, Mahomet. Dans le Judaïsme, le révélé confié à une chaîne de
prophètes s'accumule progressivement en demeurant distinct de chacun et
de tous. Dans ces deux cas, la distinction est telle qu'elle se refuse à tout
lien plus étroit entre le révélant et le révélé. (Y 274-5)
Habachi ajoute que cette distinetio~ qui se refuse à tout lien plus étroit entre le révélant et
•
le révélé, "s'abolit en Jésus qui est en même temps le message et le médium" et qu'à cause
de cela,
~~le
Judaïsme renonce à se reconnaître en
lu~
et l'Islam persiste à en faire un
prophète. Par là Judâisme et Islam s'annoncent déjà plus proches l'un de l'autre que du
Christianisme [...] Seul Jésus a la tranquille audace de s'identifier à son message" (Y 275).
La notion de révélation chez Habachi n'est pas sans rappeler ce que dit Rudolf Bultmann
de l'unité du fondement de la foi chrétienne et de son objet. ~ Si la prétention de Jésus à la
filiation divine fait scandale pour les deux autres monothéismes, c'est qu'elle est
uabsolument irrecevable pour qui a radicalement séparé le révélé du révélant" (Y 275).
D'après Habachi, cette séparation est la raison pour laquelle
les successeurs de Mahomet se disputent sa
successio~
mais le livre
demeure indiscuté. [...] De son côté, le Judaïsme historique sépare si bien
le révélant du révélé qu'il est inattentif à l'annonce que celui-là [Dieu] fait
à son pl'bpre sujet à travers les prophètes, et qu'il désavoue ce révélant qui
ne réalise pas la promesse historique, ce messager qui va à l'encontre du
•
message attendu. Pour le Christianisme, par contre, d'entrée de jeu la
.. Voir M. Boutin, uRévélation et communication", dans : M.M. Olivetti (dit.), Philosophie
de la révélation, Padoue, CEDAM, 1944, pp. 757.773; p. 770.
Chapitre 5 18/82
•
révélatien c'est Jésus lui-même [...]. Cela laisse supposer que le rapport
entre le révélant et le révélé n'est pas celui d'une juxtaposition de deux
réalités séparées, ni d'une attribution d'un acte à un agent, mais un lien
rt 275-6)
interne et coextensifau révélant-révélé.
Selon
Habac~
"le temporel finit toujours par chevaucher le spirituel et se le
soumettre", et dans ces associations et dissociations, "l'identification spirituel-temporel
organise le triomphe de l'instinct sur l'esprit". Toutefois,
~'refiJser
la confusion des deux ne
revient pas à souhaiter leur dissociation [...car] la séparation du spirituel et du temporel est
plus grave encore que leur confusion" (NeT
m 34).
La structure de la révélation dont
Habachi propose l'analyse montre à quel point les trois monothéismes, proches par leur
tradition, s'excluent dans leurs fondements.
5. 3 Le rapport au J udaisme
Dans l'oeuvre de Habachi, le Judaïsme occupe une place nettement plus réduite que
•
l'Islam, ce qui ne trahit toutefois pas de sa part un manque d'intérêt pour le Judaïsme.
D'entrée de jeu, il était impératif pour lui de reconnaître l'omniprésence de l'Islam dans
l'environnement culturel et religieux méditerranéen, et de le faire en ayant recours à la
philosophie. Le cas du Judaïsme est différent. Peu prosélyte, le Judaïsme ne panage
volontiers ni sa prédilection pour Yahweh ni son alliance avec Yahweh.
Avant
l'instauration de l'État d1sraël en 1948 et la détérioration de la situation des palestiniens qui
s'ensuivit jusqu'à aujourd'huL le Judaïsme ne représentait pas une menace pour le
Christianisme en Méditerranée, et surtout au Liban. De fait, si les juifs d'Orient n'avaient
jusque-là dérangé personne, c'est que personne ne les avait importunés. Avant 1948, les
palestiniens, chrétiens et musulmans, avaient de nombreuses affinités avec les juifs
sépharades de Palestine; ils coexistaient dans une relative homogénéité. Mais depuis que
ces mêmes juifs sont devenus
israéliens~
ils se voient dans l'obligation d'adapter leurs
différences à celles des nouveaux arrivés, majoritairement ashkénazes, et bien souvent
sionistes extrémistes. S'ils partagent avec ces derniers le Judaïsme religieux, ils demeurent
•
cependant étrangers culturellement, socialement, économiquement et politiquement, encore
plus qu'ils ne le furent avec les chrétiens et les musulmans de Palestine.
Au
fondamentalisme sioniste s'oppose la modération des sépharades auxquels Habachi réf'ere
•
Chapitre 5 19/13
comme à ces juifs qui,
au long de l'histoire, et jusqu'au moment où prit forme le Sionisme, furent
toujours chez eux parmi les peuples arabes, dans une hospitalité familière
et chaleureuse. Us ne connurent pas de la part des Arabes ce qu'ils subirent
de l'Occident. Jusqu'à présent, quand ils distinguent Judaïsme et Sionisme,
ils trouvent parmi nous des amis. Au Liban, ils jouissent à parts égales de
tous les droits civiques, et personne ne songerait à les leur contester. (LeO
15)
Plus que les concordances et discordances théologiques, plus que les différences
dogmatiques et les différends doctrinaux, plus que la comparaison avec les rituels propres
au Judaïsme, ce sont d'abord les expressions extrémistes de la politique qui intéressent
Habachi. Les vicissitudes de la situation palestinienne sont issues de la revendication
arbitraire de la terre promise par le Sionisme et de la création de l'État d'Israël en 1948,
appuyées sur la notion d'élection. Édifiée sur un ensemble de complexités bien souvent
•
contradictoires dont Jérusalem est le parfait reflet, cette terre devenue sainte et revendiquée
par les trois religions faft l'objet de conflits et de guerres incessants. Habachi s'inquiète du
fait que "Ja loi du retour qui invite tout israélite parmi les nations à se faire israélien renvoie
triomphante l'image d'une réalité que le nazisme voulait pantelante" (LeO 16) et empêche
toute éventualité d'une «Douvelle alliance- avec Yahweh.
Si Habachi accuse
"J'exclusivisme de l'État israélien" d'être "à la source du désordre" (Y 273) au MoyenOrient, il souligne par ailleurs que le conflit n'est pas alimenté seulement par le drame des
réfugiés palestiniens, mais qu'il sévit également et de façon cruciale entre juifs israéliens.
Le malaise judaïque se vit dans l'entre-deux historique d'une tradition prometteuse
d' héritage et de son accomplissement. La revendication territoriale se fonde sur la
promesse de Yahweh afin de justifier la mise en place d'une politique qui en permette la
réalisation. On assiste au dilemme d'un peuple palestinien relativement homogène au sein
d'une nation israélienne nettement hétérogène. Ce peuple doit concilier son sémitisme
longtemps partagé avec les juifs sépharades, avec les veUéités ostentatoires d'une
•
occupation territoriale arbitraire par des juifs ashkénazes nouvellement arrivés de divers
lieux étrangers. Alors que pour cenains il faut constituer un État-nation et s'y installer de
gré ou de force, pour d'autres, il importe de refuser cet état de fait. Mais pour tous, pense
Chapitre 5 /10/84
Habachi, il s'agit avant tout de vivre en paix. Pour I~ les retombées économiques, socio-
politiques et cultureUes assujetties au principe religieux d'élection font du problème araboisraélien un désastre humanitaire qui ne doit pas passer inaperçu. S'il interpelle les
intellectuels d'Occident en leur rappelant les victimes du nazisme, il leur demande
cependant :
Pourquoi transformer les victimes en bourreaux? L'honneur humain n'y a
rien à gagner. Car votre sympathie active pour ceux qui actuellement se
réclament de cette mémoire afin d'accroître l\Jrgence d'un foyer national où
le droit de vivre leur soit reconnu, semble vous masquer le fait que pour
réparer une violence une autre violence mt infligée au peuple de Palestine,
et qu'à l'absurde de l'lOti-sémitisme européen que vous abhorrez, l'histoire
à laquelle vous collaborez a répliqué par l'lOti-arabisme occidental. (LeO
14)
Habachi constate bien qu'en Israël la scission est double. Politique d'une part, elle
•
oppose à l'extrémisme des "settlers" intégristes la modération de leurs compatriotes prêts
à négocier la cession de certains territoires occupés en échange du maintien de la paix.
Démocratique, ou plutôt anti-démocratique d'autre part, elle accepte l'existence de deux
classes de citoyens, selon leurs origines occidentales ou orientales qui fait des premiers des
favorisés, et des seconds, des défavorisés. Habachi rappelle que "si l'on sait en quelle
infériorité sont maintenus les Arabes en Israël, on n'ignore pas non plus le fossé qui sépare
les Juifs orientaux ou sépharades des Juifs venus d'Occident ou ccashkénazeSM" (LeO 17).
Cette nouvelle rivalité entre l'Orient et l'Occident fait que la "pensée méditerranéenne
n'implique pas seulement un courant de culture, mais aussi un cenain arrangement de cette
partie du monde" (pM fi 5). Habachi préconise un aménagement qui prenne en compte,
tant en Islam que dans le Judaïsme, le lien étroit entre religion et politique et les
répercussions de ce lien dans le quotidien de la vie.
Même si le malaise politique découle de l'intégrisme sioniste et que
l'interventionnisme occidental est montré du doigt quand il s'agit du marasme économique,
•
la cause arabo-palestinienne a des racines encore plus profondes. Berque souligne que le
problème de l'Orient arabe est le problème de l'humanité présente. La préoccupation des
penseurs orientaux quant à l'universalité de la question arabe et la rapidité de son expansion
Chapitre 5 111/85
est vive, car il leur faut choisir entre survivre ou être victimes du nivellement par
uniformisation. fi s'agit pour le monde arabe musulman de
conserver so~ ou plutôt, ses identités dans la formidable transformation et
la non moins formidable uniformité qu'entraine le progrès technique. D'un
monde lent et diapré, nous voilà tous ensemble emportés vers un monde
qui, d'année en année, se nivelle et se renouvelle. Les riches variations dans
l'espace que l'homme affectait de pays en pays, de province à province, se
transposent en variation dans le temps, c'est-à-dire en mutation de soi. C'est
l~
pour chaque entité originale, perdre ce qui la différencie des autres, donc,
à beaucoup d'égards, ce qu'elle est elle-même, en échange du droit de se
maintenir. Faudra-t-il payer tellement cher la survie? (...) Mais le problème
reste identique, qu'il s'agisse d'Arabes ou de Français. Un débat de la
personne et du planétaire, et coroUairement du progrès matériel et des
•
valeurs, le définit pour eux comme pour nous, là-bas comme ici. Très
lucidement, les penseurs orientaux le posent ainsi. À la mortelle nécessité,
en même temps qu'à l'appel de la modernisation, ils pensent devoir répondre
par l'aménagement des rapports entre eux-mêmes et les autres d'une part, la
personne et le milieu d'autre part. Et la plupart d'entre eux [les arabes
musulmans], malgré les prestiges d'un passé et d'une foi plus agissants chez
eux que chez nous, ne cherchent pas de solution dans le retour à je ne sais
quel âge d'or, prétendument indemne des lois de l'évolution technique. La
croyance au progrès matérie~ les vertus du plus outre, orientent les efforts,
exaltent les courages, là-bas comme ici.
ressemblances.
Si le problème est
~
Mais là s'arrêtent les
les modalités, les rythmes, les
figures, les significations varient. (AHD 261)
•
La préoccupation de Berque s'apparente à celle de Habachi qui considère que
"jumeler la croyance judaïque à un État, identifier une foi à une nation, lier un message
révélé à la possession d'un territoire: cette confusion du spirituel et du temporel [...] est
•
une solution beaucoup trop régressive, beaucoup trop sous-évoluée pour ne pas provoquer
de désordre dans la conscience des nations" (LeO 15). II affirme par ailleurs qu' '~Israël est
un fait colonial" [...]
44
mais à travers Israë~ c'est l'Occident libéré qui provoque cette sorte
•
Chapitre 5 /12/16
d'épilepsie de civilisation dans un Proche-Orient en voie de s'ouvrir au monde" (LeO 16).
Les divers rapports, qu'ils soient d'ordre culturel, philosophique et à certains égards
théologique, sont pour Habachi soumis à la politique et laissent peu à espérer en termes
d'enrichissement. Dans l'éventualité d'un malaise économique fragilisant les équilibres que
l' histoire a lentement inscrits sur les dunes culturelles de la Méditerranée, "toutes les
contradictions favorables à une Tour de Babel" (LeO 16) sont déjà là.
Tout cela n'est aucunement l'expression dUne vision étriquée ou d'un égocentrisme,
voire d'une juxtaposition de préjugés. On n'a qu'à songer par exemple à la critique de
l'orientalisme à l'occidentale par d'Edward Saïd dans O,ientalism, publié en 1978. Nombre
d'historiens, de philosophes, d'islamologues et d'orientalistes critiqués par Saïd se sentirent
obligés de réagir à ses arguments. Comme le rappelle Oliver Leaman en 1996 dans son
article "Orientalism and Islamic Philosophy", Saïd "soutenait que plusieurs de ceux qui
avaient écrit sur le Moyen-Orient n'avaient pu s'empêcher d'avoir pour cette région et ses
peuples un regard essentiellement "autre", chargé d'exotisme, et de traiter les cultures
•
locales en Occidentaux incapables d'éviter les préjugés colonialistes. n! Leaman reconnaît
à Saïd d'avoir
montré combien il était difficile [...] de traiter le Moyen-Orient
objectivement et que pour esquisser un profil exact de la situation, il était
impératif pour les chercheurs d'être personnellement conscients de la
position· à partir de laquelle ils écrivent, c'est-à-dire de reconnaître qu'ils
font eux-mêmes partie d'un système idéologique qui affecte obligatoirement
la manière avec laquelle ils abordent leur travail, et qu'ils ne peuvent traiter
les questions avec un total détachement scientifique. "6
··He argued that Many ofthe writers on the Middle East had found it difticult to avoid
regarding the area and its people as exotic and essentially .'other" from the point of view of
the West~ and that they incorporated colonialist assumptions in their treatment of the
cultures of the area"(HIP-Fa 1143).
S
"Said showed how difficuJt [...] was an objective treatment ofthe Middle East, and
argued that if an accurate picture is to be construeted it must involve an awareness by the
weiters themselves of ttte position from which they are writing. That is, they shouJd
acknowledge that they are not approaching the issues with complete scientific detachment
but they themselves are pan and parcel ofan ideological system which is bound ta affect
how they set about their wade" (HIP-HL 1143).
6
•
•
Chapitre 5 113/17
Selon Leaman,
mettre de côté toute une production philosophique en la
considérant comme
une sorte de littérature mystérieuse est le pire orientalisme qui soit. Cela
signifie 'lue les philosophes du monde musulman ne peuvent véritablement
être considérés comme des philosophes au même titre que partout ailleurs,
mais qu'ils devraient être considérés comme n'étant capables que duo
moindre travail, de qualité inférieure, nutilisant un langage philosophique
que pour exposer de manière compliquée des idées peu originales. 7
Cependant,
avec une forme d'expression philosophique couvrant une si longue période
de temps et une teUe diversité de penseurs, il fallait s'attendre à ce qu'il y ait
une profusion d'idées variées, de thèmes et d'argumentations.
Par
conséquent, c'est un simplisme grotesque que de tenter de caractériser cette
diversitç comme spécifiquement rattachée à une perspective religieuse
•
particulière, bien que dans son ensemble elle soit apparue au sein d'un
contexte religieux donné. Ceci révèle l'erreur radicale de prétendre qu'on
doit partager la même perspective religieuse pour comprendre ce qui en
découle.Leaman rappone que Saïd affirme également qu'il relève de la responsabilité de ces auteurs
de préciser les tenants et aboutissants de leurs prises de position, et aussi qu' "il leur
faudrait reconnaître que faire partie d'un système idéologique affectait automatiquement
"The notion that one could sweep away all this philosophical output by regarding it as a
mysterious form ofliterature is Orientalism at its worst. It implies that the philosophers in
the Islamic world could not really be thought ofas philosophers just like philosophers
everywhere else, but should be regarded as capable ooly ofa lesser and inferior activity,
using philosophicallanguage to present unoriginal views in convoluted ways" (HIP-~
7
1146).
one would expect with a form of philosophical expression which covers such a long
period in time and so many diverse thinkers, there is an immense variety of ideas~ themes
and arguments. It is a gross over-simplification to try to cbaracterize lhis variety as being
especially wedded to a particular religious perspective, althougb most ofit appeared within
a certain religious conteX!. This brings out the radical error in claiming that one needs to
sbare religious perspective in arder ta understand what is produced in relation to that
perspective" (HIP-HL 1147-8).
8 "As
•
•
Chapitre 5 114/81
leur travail, qu'ils ne pouvaient plus aborder de manière pleinement scientifique et
détachée. n' Leaman décrit la situation contraire comme n'étant pas plus acceptable:
Il y a une approche de la philosophie islamique qui pourrait être désignée
d'orientalisme à rebours. Ceci suggère que la matière du sujet ne peut être
réellement comprise que par des musulmans, puisqu'eux seuls seraient en
mesure d'apprécier les aspects religieux dans ce domaine.
Forcément
limités par leur formation, les non-musulmans pourraient jusqu'à un certain
point aborder la philosophie islamique, mais n'auraient jamais qu'une we
•
partielle de Ja question. Ces distinctions fondamentales et significatives
sensées exister entre musulmans et non-musulmans, vaguement désignés
comme l'"Orient1t et l'..Occident.., pourraient constituer un genre
d'orientalisme aussi problématique que celui que Saïd pointe du doigt. [... l
Toutefois, il est important pour nous d'insister sur le fait qu'en philosophie,
ce sont les arguments qui comptent, tandis que les croyances religieuses
•
personnelles ou leur absence ne font pas partie essentielle du
raisoMement. 18
Habachi n'est pas concerné par la critique faite à J'endroit de ce genre d'orientalisme.
Également estimé par les penseurs chrétiens et les penseurs musulmans, il observe l'Orient
de la même manière que l'Occident, qu'il ne questionne jamais comme une sorte d'objet
étranger.
ntraite les uns et les autres comme des sujets à pan entière qui font partie de son
they should acknowledge that they are not approaching the issues with complete
scientific detachment but that they themselves are part and parcel of an ideological system
which is hound to affect how they set about their work" (lDP.. m.. (143).
9
"There is an approach to Islamic philosophy which might be called Orientalism in
reverse. This suggests that the subject can really be understood by Muslims, since ooly they
are capable of appreciating the religious aspects ofthe area_ Non-Muslims may approach
Islamic philosophy to a degree, but they are necessarily Iimited by their background to a
partial view. This might be clarified as a type ofOrientalism, since it is based upon the
presupposition ofbasic and significant distinctions between Muslims and non-Muslims,
between what might bébroadly called the -East.. and the -West-. This isjust as problematic
as the type ofOrientalism which Said identifies. [...] It is important yet again for us to
emphasize that in philosophy it is arguments which are ofthe most interest, and the aetual
religious heliefs, or lack ofthem, of the arguers themselves is Dot a crucial part of the
equation" (HIP-HL 1146-1).
10
•
"[...]
•
Chapitre 5 115/89
histoire et de SOD espace géopolitique~ la Méditerranée. Le dialogue de Habachi avec eux
est fait d'un va-et-vient d'appartenance et de convivialité. S'il se voit dans les yeux de la
Méditerranée qui le re8arde~ à son tour~ il la regarde d'un regard doublement critique : de
l'intérieur comme l'un des
siens~
et de l'extérieur comme un étranger.
rives ~~avec la personnalité qui résulte de son histoire".
n aborde ses deux
n parle en connaissance de cause
de leur distinction qui a "pour trait d'union, non seulement un passé commun de
civilisation, de brigandage et de sainteté, mais aussi un présent commun : cette eau qui les
reüe, pas assez large pour les séparer, pas assez étroite pour les confondre, juste assez réelle
pour les distinguer et les unir." (pM IV 12)
Habachi admet que dans tout système où se mêlent idéologie politique et croyance
religieuse, aucun réveil ne s'effectue sans profonds bouleversements. Ce qui est encore plus
grave à ses yeux, c'est que "l'antisémitisme hitlérien ponait le nom d'une démence où
personne n'a reconnu te visage de la vérité" (LeO 14). Anticipant les réactions à cette
rét1exio~
•
Habachi ajoute :
L'objection qui vous vient, nous la connaissons: -ce durcissement du
spirituel dans le temporel n'est pas le privilège d'Israël puisqu'on le
retrouverait au fondement de l'Islam». Mais si vous ignorez l'évolution des
peuples arabes et la substitution en cours de l'arabisme, unité de culture, à
l'islamisme, unité de foi, laissez-nous vous renvoyer à la probité de vos
propres sociologues. Us constatent du dehors ce que nous vivons du dedans
: les structures sociales et économiques, comme la conduite individuelle
chez les Arabes depuis plus d'un demi siècle, prennent leurs distances à
l'égard de la théocratie califale, et tout en s'inspirant de la spiritualité
déposée par la tradition, se délivrent des formules dépassées par l'histoire.
Du Golfe Persique à l'Atlantique, l'Orient et l'Occident arabes sont en pleine
mutation. (LeO 16)
Cela explique pourquoi l'invitation de Habachi à ses contemporains vise à réduire un
existentialisme limité à l'individualisme en faveur d'un personnalisme dont l'ouvenure à
•
l'autre advient dans la vérité et conduit en toute libené vers la gratuité.
n n'hésite pas à
rappeler que ul'ordre humain ne commence que là où commence la gratuité", et qu' UiI nous
faudra toujours cette torche vivante pour éclairer la route de ('homme à travers la nuit des
1.
Cbapitre 5 116/90
nations" (LeO 21). Pour Habachi, le "personnalisme, [qui] tient tête à r existentialisme en
nous donnant le sens de la liberté" (pPT 135), concerne aussi le problème palestinien
auquel il réfère comme au "reproche de la faiblesse à la dure et calme mutilation de la
vérité." (LeO 14-15)
5. 4 La proDmité de l'Islam
Malgré les diverses raisons, justifiées ou pas, du récent durcissement des régimes
musulmans dans certains pays de Méditerranée, il demeure que l'espace méditerranéen
comporte un Islam monolithique singulièrement unifié par l'usage de la langue arabe.
Depuis qu'Allah a choisi cette langue pour adresser son Coran aux musulmans, l'arabe n'est
plus une langue ordinaire. À la fois existentiel et théologique, l'usage exclusif de cette
langue renforce la présence immanente et transcendante d'Allah dans la réalité quotidienne.
Habachi souligne que la langue arabe préislamique, d'une grande richesse littéraire et
poétique,est
•
à la source du caractère sacré du verbe coranique.
Le contenu de la
révélation coranique a choisi le support le mieux fait pour lui donner une
réalité supérieure et permanente. La langue arabe qui avait été le paradis
artificiel de l'anté-Islam était apte à contenir la promesse du paradis réel
annoncé par l'Islam. Elle, qui constituait déjà un univers d'essences pures,
venait d'acquérir une nouvelle valeur supra-historique, transcendante :
privilège exceptionnel dont la contrepartie serait de résister à l'Histoire,
d'élever un rempan contre les aventures du temporel mais aussi contre les
progrès de la dimension historique de l'expérience humaine. En un mot la
langue, refuge contre une nature décevante, allait élever un barrage entre
l'Arabe et cette nature. (0 196)
L'usage de la langue arabe au quotidien rappelle constamment le caractère impératif de la
soumission à Allah, et "l'Arabe a dû donner à partir de lui-même ce que la nature lui
refusait" (0 195). Deux sources mentionnées par Habachi soulignent la compensation
•
apportée par la langue arabe à l'indigence de la nature dans ces arides contrées. D'une part,
"l'orientaliste belge Armand Abel a mieux vu quand il dit: [...] -Dégagé des distractions
que le monde extérieur exerce sur les poètes des contrées plus favorisées par la fécondité
•
Chapitre 5 /17/91
du sol et la douceur du climat, le poète arabe reporte sur la langue la ferveur de son
attention,.".11 D'autre part, cette position rejoint celle d'un poète arabe moderne, Ali Ahmed
Saïd, qui, dans sa préface à une anthologie de la poésie arabe, s'exprime ainsi: -La langue
arabe est une langue de jaillissement et d'explosion, et non de logique et de relations
causales,.. Et comme le monde est éphémère pour le nomade qui déplace sa tente selon le
passage des saisons, c'est la langue qui devient son lieu de séjour, seul repère fixe dans
l'usure des paysages. -La réalité immédiatement existante, dit Ali Ahmed Saïd, n'est pas
le monde mais le langage-. Et il ajoute: -C'est pourquoi la langue fut investie, au regard
de l'arabe anté-islamique, d'un pouvoir magique, et au regard de tout arabe, de la grâce
d'être un don de Dieu... Il
Moyen de communication par excellence, la langue arabe n'est pas sans favoriser
une cristallisation culturelle. Qu'il soit juifou chrétien, l'autre est réduit au statut de tiers
étranger. De plus, confinés dans de minuscules oasis à moitié asséchés par leurs propres
litiges, juifs et chrétiens sont dispersés dans le vaste espace occupé par l'Islam. Axé sur
•
deux lignes qui se croisent en Méditerranée, l'Islam s'étend de Gibraltar à l'Ouest jusqu'à
l'extrémité de l'Indonésie à l'Est, et de l'Albanie au Nord jusqu'à l'extrême Sud du
continent africain. Cette étendue spectaculaire permet à Jean-René Milot d'affirmer que
--l'Islam ne connaît pas de frontières, de race ou de culture. [...] Aujourd'hui, l'Islam
déborde largement les pays arabes; en fait, il y a plus de musulmans en Indonésie que dans
tous les pays arabes réunis." (IsM 20)
Quels que soient les ditTérends entre les factions au sein de l'Islam, "tous indiquent
un réveil qui allait être brusqué et menacé par l'intrusion des occidentaux" (lsM 159). De
fait, c'est l'existentialisme occidental et athée - auquel Habacbi fait référence - venu changer
les règles du jeu d'un essentialisme théologique déjà existant, que Milot décrit:
L'Islam officiel et traditionnel, représenté par les ~ Ulama (docteurs de la
Loi et de la théologie) avait commencé à relever le défi des premiers
mouvements de réforme. Mais il fut bientôt interpellé par un autre défi,
•
A. Abel, Esquisse d'une recherche de dynamique sociale appliquée à l'Islam. CoUoque
de sociologie musulmane, 1er sept. 1961, p. 26; cité dans 0 195, note 3.
Il
Ali Ahmed Saïd, Diwân al ch;'r al arabi, Beyrouth, 1964; pp. 11-12; cité dans 0 196
note 4.
Il
Chapitre 5 118192
•
beaucoup plus radical: celui de l'Occident moderne. Les canaux par
lesquels s'est fait sentir
r influence
occidentale sont innombrables : la
structure politique, l'appareil judiciaire et administratif, l'organisation
militaire, le système économique, les mass-médias, l'éducation moderne, le
cinéma, la pensée moderne et globalement les contacts actuels avec la
société 6ccidentale. (lsM 159)
Bien que Habachi réfère à une mutation au sein de l'Islam arabe, l'ampleur et la rapidité de
l'expansionnisme islamiste suscite un débat religieux et politique qui est loin d'être épuisé.
Le commentaire de Fazlur Rahman en 1979 concernant les sources et l'expansionnisme de
l'Islam, fait comprendre le choix par Habachi de recourir à la philosophie de Marx pour
mieux analyser la structure culturelle de la réalité religieuse en Méditerranée :
Une controverse réprobative générale a voilé le vrai caractère de l'expansion
[de l'Islam]. Alors que l'insistance sur la propagation de l'Islam par l'épée
est une parodie des
•
faits [...] la véritable explication réside dans la structure
même de l'Islam en tant qu'unité d'ensemble à la fois politique et religieux,
et dans 90n appropriation du pouvoir politique due au fait qu'il se considère
comme le dépositaire de la volonté de Dieu qui doit être instaurée sur la
terre par le moyen de l'ordre politique. De ce point de vue, la structure de
l'Islam ressemble à celle du communisme qui, même si elle n'oblige
personne à adhérer à ses croyances, prend néanmoins pour acquis la
suprématie de son ordre politique."u
De fait, l'Islam panage avec le communisme une idéologie de supériorité politique et
prétend lui aussi détenir l'ordre politique idéal. L'Islam, dont la Sharia fait acte de loi dans
la gouverne du quotidien au même titre que la révélation contenue dans le Coran, clame visà-vis du communisme une seconde suprématie d'origine théocratique. La logique politique
"A great odium of controversy has hung around the real charader of expansion [of
Islam], and whereas it is a travesty offaets to insist that Islam was propagated by the sword
[...] the real explanation lies in the very structure of Islam as a religious and political
complex [and its] assumption of political power siDce it regarded itselfas the repository of
the will ofGod which had ta be worked on earth through a political arder. From this point
of view, Islam resembles the Communist structure which, even if it does not oblige people
to accept ilS creed, nevenheless insists on the assumption oC [its] political arder" (Fazlur
Rahman, Islam, p. 2).
13
•
•
Chapitre 5 119/93
islamique se manifeste dès la conquête de Khaybar en l'an 9/630, au moment où l'Islam
impose à l'oasis juive et prospère de Hijâz, lajizya ou capitation. Prélevée à l'origine pour
des besoins ponctuels, cette taxe individuelle, soumise au diktat de deux poids deux
mesures, finit par être prise pour acquis et par devenir, au dire de Rahman,
~'le
classique
traitement islamique vis-à-vis des juifs et des chrétiens, qui fut subséquemment adopté à
l'égard d'autres groupes religieux". 14
Ce même principe prime encore aujourd'hui chaque fois qu'Israël prend des
décisions unilatérales au nom de l'exclusivisme du peuple élu par Yahweh. Préoccupé par
les désaccords que provoquent ces configurations élitistes en Méditerranée, et au risque de
passer pour un infidèle, un communiste et un rebelle politique, Habachi mesure la gravité
de la situation en remettant en question le bien-fondé des structures politiques quand elles
s'apparentent aux idéologies religieuses. Que les mouvements au sein de l'Islam soient
arabistes, avant-gardistes, modernistes, traditionalistes, intégristes, fondamentalistes ou
radicalement islamistes, en Islam, c'est le pragmatisme politique qui l'empone.
•
L'Islam
ne promet que des choses auxquelles "les pieux'. ont déjà goûté l5 et qui, dès à présent, soot
pour tout bon musulman un prélude aux joies de l'éternité. Berque affirme qu'une des
nombreuses confusions souvent commises par l'Occident à l'endroit .Ides arabes et des
musulmans.. provient de l' "une des originalités des Arabes [qui] réside sans aucun doute
dans cette validation de l'immédiat" (AHD 263). En réalité, l'Islam
préconise l'immédiateté dans la transaction, presque le donnant-donnant.
En somme un corps à corps contractuel. Dès que l'exécution s'ajourne,
comme dans la vente à terme, ou la commandite, il hésite. Il accable de
suspicions les formules mêmes auxquelles a dû sa croissance l'économie
mondiale. Elle s'est fondée sur une culture des probabilités, alors qu'il
proscrit dogmatiquement l'aléa. (Al-ID 107)
Les liens entre le politique et le religieux sont si étroits en Islam que rien nrest
épargné pour rapatrier dans le quotidien une puissante réalité religieuse. Une hygiène
corporeUe amplement ritualisée est exigée préalablement aux cinq convocations à la prière
•
the standard Muslim treatment for Jews and Christians, and was subsequeotly
extended to other faiths" (F. Rahman, Islam, p. 28).
1.. "[...]
15 VoirCoranLll, 17 à28; LVI, 22; LXXVIIL 33.
•
Chapitre 5 /10/94
qui scandent la journée. Au système économique s'ajoutent des règles de financement pour
biens meubles et immeubles. Le prêt à intérêt est taxé d'usure et condamné à plusieurs
endroits dans le Coran.·' De plus, l'absence de hiérarchie institutionnelle en Islam laisse
bien souvent à l'ordre politique une latitude démesurée qui met ce système théocratique fort
à la portée d'un totalitarisme aventurier. Quelle que soit la philosophie du régime en place,
rien n'échappe à la puissance de l'intégrisme qu~ sans être propre à l'Islam, n'épargne pas
ce dernier. Faire de la philosophie à proximité de l'Islam, c'est rapidement verser dans la
théologie, et Habachi en est conscient. Dans son Discours décisif, Averroès l'exprimait
déjà en ces termes :
L'acte de philosopher ne consiste en rien d'autre que dans l'examen rationnel
des étants, et dans le fait de réfléchir sur eux en tant qu'ils constituent la
preuve de l'existence de l'Artisan [... l. Si la Révélation recommande bien
aux hommes de réfléchir sur les étants et les y encourage, alors il est évident
que l'activité désignée sous ce nom [de philosophie] est, en vertu de la Loi
•
révélée, soit obligatoire, soit recommandée.
nest évident, en outre, que ce
procédé d'examen auquel appelle la Révélation, et qu'eUe encourage, est
nécessairement celui qui est le plus parfait et qui recourt à l'espèce de
syllogisme la plus parfaite, que lion appelle -démonstration),. 17
Maintenir dans la bonne entente une position chrétienne vis-à-vis des deux autres
monothéismes constitue un défi pour Habachi dont la philosophie entend rendre justice à
l'autre sans rien concéder de ses propres convictions. Preuve en est le témoignage élogieux
du philosophe Majid Fakhri à l'endroit de sa philosophie personnaliste élaborée sur des
prémisses existentialistes sans être athée pour autant. Au troisième article du chapitre 12,
"La scène philosophique contemporaine : le tbndamentalisme, le modernisme et
l'existentialisme: orientations modernes et contemporaines", Fakhri écrit à propos d'Une
philosophie pour notre temps: "René Habachi fonde sur des prémisses existentialistes une
philosophie ('personnaliste» [...] capable d"élucider mieux que n'importe quel autre système
•
16
Voir Coran Il, 276; ID, 125; IV, 159.
Averroès, Le discours décisit Édition bilingue, Paris, Flammmarion, 1996, 254 p.;
pp.103 et 105.
17
Chapitre 5 /21/95
existentialiste, un sens-ou un dessein divin immanent à l'histoire."·' Comme Habachi le
remarque,
la révélation nous apprend que si l'homme transcende l'histoire et la dirige
c'est que tout l'univers vient d\me transcendance divine et s'oriente vers
une transcendance divine. Et voilà qui donne un sens à cette histoire, alors
que l'histoire marxiste et le devenir des existentialistes athées conduisent à
des impasses qui annulent la signification de l'histoire. (pPT 137)
5. 5 Une Méditerranée au présent
Habachi, qui ne confond pas l'observation et la critique en profondeur avec les
opinions et les engagelDents partisans, déplore que pour beaucoup, la Méditerranée se
réduise finalement à une chimère.
nestime en etTet que pour les masses
dont l'opinion politique est alimentée par des historiens qui se calfeutrent
dans le passé sans voir ses rappoRs avec le présent et par cenains politiciens
•
qui voudraient fabriquer une Méditerranée nouvelle sans rapport avec le
passé [...] parler de pensée méditerranéenne, c'est faire état d'une réalité
morte, ensevelie quelque part dans le temps des Phéniciens et des Pharaons,
ou peut-être de la pensée hellénique entre le 4ème et le 1er siècle avant
Jésus-Christ. Beaucoup ignorent ce que fut le Moyen-Âge méditerranéen
du 7ème au 14ème siècle de notre ère, cette longue période où le courant
arabe s-: mêlait aux t10ts de l'Hellénisme, du Christianisme et de Byzance,
[que] les arabes héritaient de la Grèce par Damas et Bagdad, [et]
communiquaient cet héritage à l'Europe naissante, à travers l'Espagne et
Cordoue. (pM IV 11-(2)
Également influencé par la métaphysique orientale et occidentale, Habachi élabore
une réflexion qui affirme une existence tributaire de la divinité dont la transcendance et
l'immanence sont une nécessité de l'histoire. Bien qu'elle ne soit pas particulièrement
religieuse et qu'elle ne s'accompagne d'aucune velléité de prosélytisme, la pensée de
•
"René Habachi bases on existentialist premises, a .personalist- philosophy [...) which is
able to elicit, better than any other existentialist syste~ a divine meaning or purpose
immanent to history'~ (fIIP-FM 359, note 66).
18
•
Chapitft 5 122196
Habachi s'appuie sur une conviction théologique en perpétuelle évolution et qu'on peut
retracer tout au long de sa vie. Pour lu~ uquel que soit le rythme et l'amplitude [d'une
religion] l'imponant est de retrouver l'univers reflété, ramassé par le prisme d'une
conscience humaine, vécu spontanément, ou mis en ordre volontairement." (pM 1 Il)
Toujours au n0f!1 d'une pensée conçue en we de rappons pacifiques entre les trois
monothéismes de Méditerranée, et au risque de déstabiliser cenains esprits, Habachi
entreprend de démystifier l'emprise que peut avoir l'image absolutisante d'un Dieu
objectivé qui laisse l'homme définitivement résigné. U n'hésite pas, non plus, à dénoncer
ceux qui s'inventent un Dieu pour les accommoder.
Autrement dit, Dieu est un fait de compensation illusoire.
Pour se
dédommager de ce dont il s'éprouve manquant, pour se consoler de n'être
pas Dieu lui-même, l'homme projette l'image d'un Dieu, reposoir de ses
complaisances. [...] ttbomme confère à Dieu la richesse qui lui manque et
se laisse tromper par son mirage. Le prenant pour réalité, cela le dispense
•
de reffort de conquête, et il se résigne à demeurer définitivement appauvri
.
de ce qu'il a objectivé. (pM IV 27)
Cette allusion à l'activité de projection dans le rapport à Dieu renvoie à une théorie
bien COMue de la critique de la religion en Occident: celle de Ludwig Feuerbach, dont la
radicalité pour tout dire âécevante n'a d'égal que la base logique on ne peut plus
conventioMelle. 19 Dans le but de renouveler l'approche du thème de la projection après
avoir indiqué que ce que Feuerbach récuse, ce n'est pas tant (a projection que
('objectivation, Boutin cite les paroles de reb Yasri, un des rabbins imaginaires qui peuplent
('oeuvre poétique d'Edmond Jabès, juif de culture française né au Caire en 1912 et décédé
à Paris en 1991. Dans le volume 3 de la série «Le Livre des Ressemblances.. paru en 1980
.
sous le titre L'ineffaçable L'inaperçu, Reb Yasri ne parle qu'une seule fois pour dire ceci:
..Que Dieu existe ou pas, là n'est pas la question- - avouait reb Yasri, au
scandale de son auditoire.
•
Voir là-dessus M. Boutin, "Dieu et la projection non objectivée. Conséquences de la
compréhension de Dieu dans la théologie de Rudolf Bultmann" : LTP 44/2 (juin 1988) 221246.
19
Chapitre 5 113197
•
-Si je crois que Dieu existe, cela ne prouve pas Son existence.
·De ne pas y croire, ne prouve nullement qu'Il n'existe point.
·Si nous avons pu imaginer Dieu, c'est que nous sommes capables de le
concevoir et de nous abîmer dans notre invention.
«Dieu reste au delà, renforcé dans Son mystère et protégé par Son secret.
la
Et il ajoutait: -Mystère et secret ne sont que distance venigineuse duo mot
toléré à un vocable inacceptable-.J'
À propos du mot 'vocable', Boutin précise que
l'utilisation de ce mot par Jabès, et d'autres mots qui panagent avec
-vocable- le sort d'être maintenant relégués dans l'oubli, font partie chez
Jabès d'une sorte de stratégie visant à sauver précisément ces mots de l'oubli
et à permettre l'intrusion du passé dans le présent. Ces mots apparaissent
presque comme des néologismes dans la poésie de Jabès, et ils contribuent
selon lui à créer -en quelque sorte la modemité-, puisque -la modernité n'est
•
pas décelable sans référence à une modernité antérieure".l1
En effet, dit Jabès, "ces mots oubliés sont, pour moi, un «Sésame ouvre-tain. Ils sont un
passage dans l'oubli, vers la mémoire reconstituée. Lier ces mots aux mots de notre temps,
c'est ne pas laisser s'estomper définitivement le passé. L'avenir porte le poids de tous nos
passés. Il n'est donc pas indifférent de savoir de combien de mots oubliés il est fait".u
On ne trouve dans aucun des ouvrages de Habachi une tentative du genre de celle
mise en oeuvre par Henri Bonnier dans ses Lettres à Nathonaël (paris, Éditions du Rocher,
1996) et qui a pour titre .La ronde de l'alliance-- dans laquelle se dissimuleraient et se
révéleraient des visages de Dieu, ou qui substituerait à la Trinité du Christianisme une
Trinité des monothéismes dont le Judaïsme représenterait Dieu le Père, le Christianisme
le Verbe divin, et l'Islam les lumières de l'Esprit.
Habachi ne fait appel à aucune
interprétation syncrétique de Dieu ou gnostique de ses visages, et il souscrirait sans doute
•
~o E. Jabès, Le Livre des Ressemblances 3. Paris, Gallimard, 1980, 116 p.; p. 31. Cité
dans Dno 234.
Dno 240 - E. Jabè~ Du désert au livre. Entretiens avec Marcel Cohen, Paris, Beifond,
1981, 173 p.; p. 74.
11
~1 Du désert au livre, pp. 72-3.
•
Chapitre 5 /24/98
aux paroles suivantes exprimées par Rudolf Bultmann : "Si nous voulons voir Dieu, la
première chose que nous devons nous dire est que nous ne le verrons peut-être pas comme
nous l'avons pensé [...] car nous ne pouvons le voir que comme il est réellement".D
Habachi sait qu·en Islam, il n'y a pas de place pour l'argumentation théologique si
elle concerne le Coran. C'est pourquoi, quand il s'agit de l'Islam, il privilégie le terrain
commun de la philosophie. Afin d'illustrer "l'un des drames secrets de la raison, ou de
l'homme contre le Dieu des théologies orthodoxes qui voudraient empêcher l'initiative
humaine" (pM II 28), Habachi n'hésite pas à évoquer le drame d' Abû'l Hassan "Ali a1Ash'ari,
profondément heuné par le rationalisme excessif des docteurs mo'tazilites
[groupe dont il fit partie jusqu'à l'âge de 40 ans] dans leur conception de
Dieu et du salut humain. La divinité objet de leurs spéculations, n'était-elle
pas devenue une abstraction pure, sans relation avec le monde ni avec
•
l'homme? Quel sens et quelle portée métaphysique ont la connaissance et
l'adoration chez l'homme, si tout est déterminé par le simple fait de la
causalité dans la création?" (HPI 166)
Dans un Islam qui, aujourd'hui, déborde largement les pays arabes, on voit poindre
une rivalité fondamentale provoquée par un litige semblable à celui des débuts de l'Islam
qui opposait les tenants du Ka/am (révélation) et ceux de la Fa/sa/ah (philosophie). Ce
dilemme est vécu de nos jours dans l'opposition entre tradition et modernité. Islam voulant
dire soumission dans l'abandon, les théologiens de la tradition coranique, appelés Ah/ a/Kilâb, panisans d'une foi inconditionnelle, soutiennent l'irrévocable primauté de la
révélation de l'Islam par un Coran ..incréé- sur toute tentative d'interprétation ou de
réinterprétation par la raison humaine. La confrontation initiale en théologie fondamentale
islamique demeure jusqu'à aujourd'hui celle entre le libre arbitre et la validité simultanée
des principes de la raison et des principes de la foi. Apparentés par la pensée aux dissidents
surnommés Mu'tazellites (séparatistes) qui, sous l'influence d'Aristote, se réclamaient de
la validité de la raison et de sa non-contradiction avec la
•
fo~
certains penseurs ou
philosophes contemporains maintiennent l'irrévocabilité du libre arbitre, affirmant que
13 Cité par M. Soutin dans LTP 44/2 (juin 1988) 245, note 86.
•
Chapitre 5 125/99
l'humain ne peut renoncer à la responsabilité de ses actes et que la logique de la raison a
sa place en Islam aux côtés de la foi en Allah. Le malentendu contemporain concerne ule
phénomène du ..Livre saint révélén" et
nOD
créé.
n demeure fondamentalement le même
qu'au début de l'Islam, opposant traditionalistes Iittéralistes et modernistes progressistes.
Les premiers refusent toute réinterpétation du Coran adaptée au monde d'aujourd'hui ainsi
que tout changement au texte intégral de la Sharï'a dont la mise à jour proposée par les
seconds devient une nécessité. Comme l'explique Henri Corbin,
la
tâch~ première
et dernière est de comprendre le sens vrai de ce Livre.
Mais le mode de comprendre est conditionné par le mode d'être de celui qui
comprend; réciproquement, tout le componement intérieur du croyant
dérive de son mode de compréhension.
La situation vécue est
essentiellement une situation herméneutique, c'est-à-dire la situation où
pour le croyant éclôt le sens vrai, lequel du même coup rend son existence
vraie. Cette vérité du sens, corrélative de la vérité de l'être, vérité qui est
•
réeUe, réalité qui est vraie, c'est tout cela qui s'exprime dans un des termesclefs du vocabulaire philosophique: le mot haqiqat. Ce terme de haqiqat
désigne, entre autres fonctions multiples, le sens vrai des Révélations
divines, c'est-à-dire le sens qui, en étant la vérité, en est l'essence, et par
conséquent en est le sens spirituel. D'où l'on peut dire que le phénomène
du ..Livre saint révélé- implique une anthropologie propre, voire un type de
culture spiritueUe déterminée, et partant aussi postule, en même temps qu'il
stimule et oriente, un cenain type de philosophie. Il y a quelque chose de
commun dans les problèmes que la recherche du sens vrai en tant que sens
spirituel a posés respectivement, en Chrétienté et en Islam, à
l'herméneutique de la Bible et à l'herméneutique du Qorân. Mais il y a aussi
de profondes différences. Analogies et différences seraient à analyser et à
exprimer en termes de structure. (HPI 21-22)
Sans traiter explicitement et longuement ces questions de fond, Habachi n'abdique
•
jamais relativement au fond de la question, même auprès de la philosophie islamique qui
"se présente avant tout comme l'oeuvre de penseurs appanenant à une communauté
religieuse caractérisée par l'expression coranique, Ahl al-Kitâb" (la famille du livre) (HPI
•
Chapitre 5 126/100
21).
Les conditions existentielles de l'Islam aujourd'hui laissent entrevoir peu de
changements quant au respect pour la multiplicité culturelle et religieuse, à moins que ce
respect ne s'accompagne d'un réajustement économique pour les peuples concernés. Selon
Habachi, il ne s'agit pas seulement, vis-à-vis de 11s1am, de "dévoiler le mystère du
-système.., de mettre fin à cette guerre des
dieu~
[d'abolir] cette dialectique verbale qui
n'intéresse que les philosophes [et] de mettre l'homme à la place de l'ancienne imagerie";
le tout est de savoir si jamais, ce faisant, "on atteint le vrai dieu ou seulement une image
délirante de l'homme." (pM IV 32-33)
Pour Habachi, le conflit avec le Judaïsme découle de l'engagement pris par Yahweh
à l'égard de son peuple il y a plus de 3000 ans et qui se perpétue en donnant lieu à une
interprétation qui prête à confusion.
Jumeler la croyance judaïque à un État, identifier une foi à une nation, lier
un message révélé à la possession d\1n territoire : cette confusion du
spirituel et du temporel offene, comme un mirage secourable ou comme la
•
revendication d\m droit à tous ceux dont le désarroi a aveuglé le regard, par
un Occident
qu~
lui, a suffisamment évolué pour distinguer spirituel et
temporel, est une solution beaucoup trop régressive, beaucoup trop sousévoluée pour ne pas provoquer de désordre dans la conscience des nations.
Ce fétichisme d'un Occident qui a dépassé le stade des superstitions est un
lapsus de l'histoire. (LeO 1S)
Même si,
à l'intérieur d'Israël comme dans le Sionisme mondial cette confusion de la
terre et du ciel n'est pas prise au sérieux par bien des luifs à la conscience
trop civilisée pour ne pas en souffiir, elle gardera la puissance d'un mythe
qui détachera toujours plus de masses de leurs patries d'origine, accumulant
dans un territoire malgré tout limité, toutes les contradictions favorables à
une nouvelle Tour de Babel. (LeO 16)
Pour Habachi, "il ne suffisait pas de décrire le faux Dieu et de nommer son vrai
•
remplaçant, l'homme; encore [fallait-il] tactiquement se servir de l'athéisme pour
promouvoir l'élan humain [qui] nous renvoie à une description de la condition humaine"
(pM IV 33-34). La teneur d'une pensée où Dieu et l'homme ont en commun l'essence et
•
•
Chapitre 5 127/101
('existence sans trop tenir compte du mystérieux dépassement de la liberté dans l'histoire,
est un débat encore actuel. La réflexion suivante de Habachi exprime à quel point
il n'y a plus de dilemme : ou Dieu ou l'homme. Mais Dieu par l'homme et
l'homme par Dieu.
Philosophiquement, il ny a plus discussion entre
l'Immanence et la Transcendance, mais dialogue et altruisme. L'Immanence
par la Transcendance et la Transcendance par ('Immanence. Mais nous
voici au.seuil de ce qu'on appelle la Révélation. (NeT m S5)
Fonement influencé par la métaphysique occidentale, Habachi conserve cependant
une affinité avec certains aspects de l'Islam. U reconnaît la transcendance et l'immanence
de Dieu comme une nécessité à la fois essentielle et existentielle de ('histoire. Dans un
monde où la mobilité est devenue condition de survie, et la multiplicité ethnique, culturelle
et religieuse, condition de société, Habachi perçoit qu'il ne s'agit plus seulement de la
coexistence pacifique des trois monothéismes en Méditerranée, mais de l'existence, voire
de la survie de l'humain au niveau mondial. Son personnalisme de chrétien croyant l'incite
•
à concilier sa philosophie avec un Islam volontairement plus souple et plus ouvert. Car
si l'homme peut se faire sans que Dieu en soit lésé, si Dieu pouvait vouloir
la croispnce de l'homme et son renouvellement, comme ('Islam pourrait
aujourd'hui y trouver un élan pour se rajeunir, s'ouvrir au libéralisme,
s'empêcher de s'assoupir dans un Moyen-Age définitivement dépassé!
(pM n 28)
La réflexion suivante de Habachi exprime bien à quel point sa profession de foi en
l'homme confirme sa foi en Dieu :
Si Dieu est, c'est en allant au bout de l'homme que nous pourrions, peutêtre, découvrir sa présence, et aussi qu'il était déjà là dès le premier instant,
et sans doute avant le premier instant. Ce fameux dilemme ..Ou Dieu ou
l'homme.., je crois qu'il faut le refuser absolument. Dieu et l'homme, ou
plutôt Dieu à condition que ('homme atteigne sa pleine stature. Si la liberté
•
est de Dieu, il y aurait des chances qu'elle nous conduise à Dieu. Si
•
('homme est de Dieu, il y a une possibilité que son chemin désigne Dieu.
Mais cela, c'est ('avenir qui nous le dira. (CC 72-73)
CONCLUSION
Dès que l'exercice de la raison
agonise, s'annonce en même temps
un crépuscule de civilisation. (047)
•
Selon Habachi, la pensée méditerranéenne est une optique philosophique dont
l'objectifest la coexistence pacifique des trois monothéismes. Sa perspective fondamentale
est de ne jamais juger, évaluer ou comparer les théologies, les doctrines et les rituels. Son
but central est de défier l'absurde qui compromet la survivance du Christianisme en
Méditerranée. C'est pour cette raison que Habachi insiste beaucoup sur le lien entre
philosophie et théophanie entendue comme manifestation de Dieu. D'après lui, l'absurde
surgi de la conscience que nous avons de Dieu
se découpe en nous sur la possibilité d'un -transabsurde- qui lui est antérieur
et intérieur, puisque c'est au nom de celui-ci et à partir de lui que surgit la
conscience de ('absurde. Plus réel que le mal, si ('on peut dire, puisque c'est
sur lui que jure le mal. Et lors même que nous n'apprenons sa présence
qu'après coup, après avoir plongé dans la nuit de l'absurde, le transabsurde
était déjà là, il nous habitait, il n'attendait pour se dire que le battement de
•
son coeur à l'interrogation de notre liberté. (T (35)
L'absurde est pour Habachi "le seul cercle non vicieux parce qu'il se dénoue dans
la liberté";
il considère que "l'instinct et la raison" ne sont "autre chose que des
étrangJements de la gr,tuité" (T 142). Dans un premier temps, ('absurde du monde est
•
Conclusion 12/103
transcendé par la liberté. Accomplie dans l'amour, la liberté éclaire le chemin vers la
gratuité et marque le transabsurde qui se laisse transgresser par la gratuité. Cette sorte
d'exode demeure toutefois à un niveau historique, alors que "si eUe submergeait l'histoire,
l'histoire s'éveillerait au grand matin eschatologique" (T 143). "Quand la gratuité sourd
dans l'instant, l'instant se fait éternel"; c'est alors que "le temps s'extasierait en son horizon
de gloire" (T 143). Venue transcender l'absurde, la liberté fondée dans l'amour s'éclaire et
devient la gratuité du jamais w. "Je ne connais pas d'autre révolution"
qu~
dans son
"déferlement de gratuité", dégage mieux "du chaos la symphonie des ressuscités" (T 143).
C'est pourquoi Habachi "ne peut se résigner à une option aussi primaire que : ou bien, ou
bien" (pM II 6). S'il ne veut faire fi de l'ambivalence qui l'habite, il indique par ailleurs que
l'ambiguïté n'a pas de place dans sa pensée.
S'il a conjugué à loisir les rivalités entre l'Orient et l'Occident, s'il a passé de
l'existentialisme au personnalisme, s'il a analysé la polarisation entre le communisme et le
capitalisme comme les deux religions du 20e siècle aux côtés des trois monothéismes
•
méditerranéens, c'est pour mieux élaborer une pensée qui s'alimente à des sources variées.
Habachi estime qu'un méditerranéen "ne peut sans se trahir, abandonner les sources de la
culture occidentale qui demeurent les siennes - par le Christianisme et l'Islam." (pM II 6)
Son intuition philosophique reliée à ses croyances religjeuses inspire une foi
agissante. La philosophie est "une aventure en suspens dans la stature des aventuriers que
nous sommes"(T 130-1), et la foi, une exigence qui s'oriente dans la tension "entre une
libené difficile et une grâce à conquérir au prix de sacrifices et de regrets, scandée d'eifons
pas toujours réussis" (TdG 93). Pour Habachi, s'engager, c'est assumer d'abord son corps,
puis son milieu, et ce milieu plus large qu'est l'histoire, - avec leur poids d'incohérence et
d'irrationnel", "tant il est vrai qu'une philosophie ne se sépare pas du philosophe [ni du
croyant], étant avant tout méditation sur la vie (TdG 94).
Cette méditation est une
perpétuelle remise en q\lestion qui l'amène à conclure ceci: "Peut-être me reste-t-il à faire
l'effort non seulement de transgresser les murailles de deux philosophies que l'on pense
contraires, mais, afin d'y arriver, de me transgresser moi-même. Je cherchais une sécurité,
•
et c'est l'insécurité qui est ma terre promise." (T 130-1)
Habachi réfère à cette insécurité comme à "ce petit drame personnel" qui ne se
sépare pas "de situations culturelles et sociales". Tout cela, ajoute-t-il, "alimentait mon
expérience de l'absurde qui allait donner le déclic à ma réflexion, comme il est dit dans le
•
CoadusioD 13/104
-Transgresseur-" (TdG 94). Pourtant, c'est de là seulement que doit surgir de nouveau
"cette pensée méditerranéenne endormie depuis quelques siècles, mais qui ne cesse de
demeurer notre principale vocation." (pM m Il)
Habachi pose à cet égard une question jamais résolue : "Que serait devenue, alors,
la vocation humaine dont la croix nous a appris que l'homme égale Dieu?" (QAZ 21) Cette
question laissée en suspens dans l'histoire de l'humanité rejoint la radicalité de celle de
Zundel quand il demande: "L'homme a-t-il jamais existé?" (QAZ 10) Les variations de
l'absurdité existentielle qui accompagnent l'humain dans son cheminement ne sont pas sans
stimuler la réflexion de Habachi. Car pour lui,
le transabsurde est omniprésent dans la fibre de l'univers, mêlé à l'absurdité
qui se trame avec lui sans arriver à l'enfouir. Mais de plus, intérieur et
antérieur à la totalité de cet univers brisé, il transcende de toute son
intégrité. Transcender c'est rejoindre mais en dépassant, c'est étreindre mais
en libérant. (T 135)
•
Habachi fait rarement une déclaration aussi radicale que celle-ci : "Tout est absurde, donc
Dieu est. Le transabsurde est l'un des noms de Dieu" (T 135). "Dans l'éclatement du vitrail
est apparue la signature du verrier. Voici le secret qu'implique ma vie, le Dieu à la porte
duquel frappait mon acharnement philosophique. S'il existe, ce Transabsurde, slil porte en
lui toute la détresse du monde en l'immergeant dans la surabondance qu'il est, alors tout
pourrait être sauvé" (T 136). L'absurdité est pour Habachi ''une avarice du monde que
seules peuvent guérir ies effiJsions de la transabsurdité", et il n'y a "que le mystère de la
gratuité pour combler les abîmes de l'absurde." (T 138)
En ce qui a trait aux rapports de sa pensée avec les trois théologies monothéistes,
Habachi se tient à l'écart de toute confrontation avec la doctrine officielle. Mais il n'hésite
pas à parler aussi des doctrines dès que l'absurde pone atteinte à la gratuitê. C'est ce qui se
produit lorsqu'il s'agit de l'absurde subi par le peuple palestinien et que Habachi qualifie
de grave parce qu'il y va de la différence entre chrétiens et juifs.
~'La
civilisation judéo-
chrêtienne est faite d'une continuité pour le Christianisme mais dune rupture pour le
•
Judaïsme;" "si les chrétiens reconnaissent dans le Christ le Fils de David annoncé par les
prophètes de l'Ancien Testament, si le Christ est venu accomplir les Écritures, Israël par
contre n'a pas reconnu ce fils dénaturé, - ou sumaturé. Et pour cause" (LeO 19). Or, au lieu
de garantir le triomphe à la tribu d'Israël, Jésus révèle à ce peuple qu'il
•
Conclusion 14/105
n'était élu que parce qu'il détenait un message dUniversalité, et que la
souveraineté de l'amour l'effaçait dans la totalité des hommes. Le drame de
la croix c'est cela: la fraternité universelle refusée par le particularisme juif:
Celui-ci y fut aidé par la puissance de Rome dont le paganisme effarouché
par le nouvel ordre spirituel, enjeu de cet afti'ontement, préféra s'en laver les
mains. (LeO 19)
Par delà la justice encore à inventer, par delà la paix encore à négocier, par delà la pauvreté
encore à soulager, seul l'amour de la liberté mène à la gratuité: "L'ordre humain ne
commence que là où commence aussi la gratuité" (LeO 21). Le dieu "qui est" (Ex 3) 14)
est le «Dieu Esprit- et la promesse du "Dieu Amour-.
"Et nous voilà maintenant affi'ontés à l'unité d'un Dieu en qui, parce qu'il est esprit, l'amour
est une surabondance de l'être et l'être une communication de l'amour. Et donc d'un Dieu
qui, sans contredire le monothéisme antérieur, le submerge dans le mystère de relations
trinitaires dont la gratuité est la respiration" (TdG 172). Ceci explique pourquoi le Verbe
•
est à la fois de l'homme et de Dieu, et comment il incarne ce double mouvement
d'expiration et de rédemption.
Dans son livre Quatre aspects de Maurice Zundel. Habachi consacre un chapitre à
la pensée économique et sociale de Zundel. Le don et la prodigalité envers les démunis qui
inspire l'oeuvre de Habachi dans son ensemble rejoint la «spiritualité de solidarité..
zundelieMe qui lui fait dire que "la générosité est une abondance qui lui [la classe pauvre]
est souvent défendue. Les pauvres n'ont pas le droit d'être charitables. Maurice Zundel
rappone la plainte de la femme pauvre: ceLe grand malheur des pauvres c'est que personne
n'a besoin de leur amitiéta" (CC 161). Si la transgression de l'absurde ne s'effectue que dans
la gratuité, c'est parce que le transgresseur est celui qui, dans sa transgression de l'absurde,
engendre l'histoire telle" une théophanie de la gratuité" (TdG 132). Afin de justifier
l'imponance de la gratuité en tant que manifestation de Dieu dans le monde "entrewe
toujours avec nos lunettes de philosophe", Habachi réfère à la philosophie en tant que
Unécessité intérieure qu'il est inopportun d'abandonner" (TdG Il). Pour lui, il nly a d'autre
•
choix que celui de "la patience de l'écriture [...avec] d'imprévisibles éclosions. Une phrase
est comme un long hiver interrompu soudain de jours de printemps. Il faut veiller alors à
la chaleur de ce souvenir pour traverser d'autres hivers. Et l'on ne sait plus si le printemps
était d1avant ou d'après. Peut-être est-il de toujours?" (TdG Il)
•
BIBLIOGRAPHIE
Les écrits utilisés dans cette étude sont précédés d'un astérisque.
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