ECRIRE DU CINEMA
Si les Cahiers du cinéma sont morts, meurent, risquent de mourir ; pour nous, en nous, pour le cinéma, nous restent
les spectres du cinéma ; ceux de Bazin, de Daney, des autres, de toutes ces signatures qui écrivent sur le cinéma ou, pour
le dire avec Godard, "écrivent du cinéma" ; un Godard que je m'invente peut-être pour le plaisir de le citer, pour le
bonheur de m'expliquer avec son spectre ; ici même.
"Ecrire du cinéma", Godard l'entendait comme écrire depuis le cinéma, le cinéma comme origine de l'écriture.
Le cinéma n'étant pas un lieu, l'espace prétendument empirique des salles obscures, ni la totalité des films tournés, la
liste des 100 meilleurs de tous les temps, les dix de l'année, mais ce qui nous arrive, nous affecte dans la rencontre
singulière avec un film qui nous fait dire : "putain, ça c'est du cinéma". Proust, l'amateur de pâtissiers bien connu, parlait
de "puissante joie" pour désigner cette rencontre, que nous cherchons à dégager afin de faire sentir l'essence spectrale du
cinéma. D'autres, plus costauds et amateurs de combats physiques, parlent de "coups de poing", de "gifles". Peu
importent les métaphores ; comme les prophètes de Spinoza, ces êtres d'imagination, nous dépendons de nos affects pour
approcher la vérité à travers les images. L'essentiel est qu'après avoir tendu l'autre joue, repris un peu de thé, posé sa
tasse, on se décide à ne pas rater sa chance, riposte et touche à la fin de l'envoi. Surtout ne pas manquer la chance de ces
signes qui nous sont adressés, chercher d'où vient le coup, le choc qui bouleverse l'être, et vous fait sentir moins
"contingent", "médiocre", "mortel".
La recherche des causes, après les effets.
Progression logique et spinoziste ; nous sommes désormais dans le deuxième genre de connaissance. Notons que
Spinoza, qui échangea sur la question quelques lettres avec un certain Boxel, ne croyait pas aux spectres, au sens propre
du mot.
Et nous ?
Ne nous égarons pas. Revenons à notre sujet, à notre cause.
Se tourner vers l'origine, c'est nécessairement chercher la cause, l'origine de l'affect, l'impression du monde, du dehors
dans une âme, un corps.
Comme les quatre causes d'Aristote, la matière, l'auteur, la fin, la forme, dont les Cahiers n'auront célébré qu'une
seule, l'efficiente, ne suffisent pas, on en inventera d'autres, plus subjectives, transcendantales, objectives,
pataphysiques, sans pourtant réussir à expliquer d'où ça vient. Du dedans ou du dehors ? Du cerveau ou du corps ? De
partout ou de nulle part ? On s'y perd, nécessairement ; l'origine se perd dans la nuit des temps, la nuit de ces "sommeils
touffus" où l'on aime les rêves et dont les salles dites obscures visent à recréer les conditions. Si l'origine se perd, c'est
que le cinéma, ça vient de loin ; il faut le croire ; des Lumières, des momies, du travail du deuil, de toutes les pratiques
plus ou moins fantastiques qui visent à garder les morts en vie, à faire revenir les absents, et de plus loin encore, de la
lumière qui éclaira pour la première fois le monde, et dont l'astrophysique fait l'analyse spectrale ; l'origine se dérobe
avec les galaxies, que l'on fait fuir en les poursuivant, selon cette logique comique décrite par Derrida, et souvent mise
en scène par Chaplin, qui nous fait moins courir après l'autre pour le rattraper, le capturer, que pour le faire fuir, le tenir
à distance, l'éloigner, l'exorciser.
Les filles le savent, qui trop court après elles, risque de les chasser, de les faire courir.
Chassons plutôt les spectres du cinéma.
"Ecrire du cinéma", si l'origine du cinéma nous fuit en nous attirant, nous hante, comme toutes les origines, c'est
nécessairement écrire sur l'absence d'origine, la fuite des origines, leurs fugues. D'une voix à l'autre. Ecrire du cinéma,
depuis le cinéma, n'est qu'un rêve, une vaine passion, la passion vaine du désir métaphysique de présence, de la
présence, à quoi certains auront identifié l'essence du cinéma ; art ontologique qui donne, montre, ce que les autres arts
ne font que représenter, en redoublant, et doublant nécessairement l'être, le réel, et sa "robe sans couture". Si l'on ne peut
écrire du cinéma en faisant du cinéma l'origine de l'écriture, son unique objet, sa seule fin, notre seule référence, alors, il
faut se tourner vers notre pratique, ici, l'écriture de la pensée et des affects, la mise en scène de l'amour du cinéma, et
trouver en elle, l'origine du cinéma ; "écrire du cinéma", dès lors, ce n'est plus chercher dans le cinéma la loi de
l'écriture, mais bien plutôt faire du cinéma en l'écrivant ; "écrire du cinéma", comme on écrit un roman, une lettre
d'amour, un scénario, une carte postale, un texte sur un blog ou sur un forum ; écrire du cinéma, ce serait alors le
fictionner, l'inventer autant que l'agencer. Pour qui écrit c'est l'évidence. Le cinéma n'est pas une donnée ; il faut l'écrire,