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Sectres du cinéma, numéro un, Automne 2008
• SOMMAIRE •
Des spectres hantent le monde du cinéma, par Borges. 3
Tract, par la rédaction. 8
Burdeau et Lanzmann, Badiou, par Jean-Maurice Rocher. 9
Membres de la rédaction
Sur les traces du documentaire, par Adèle Mees-Baumann. 11
Entre parenthèses, nos pseudonymes
du forum des Cahiers du Cinéma.
Belliard Stéphane
(GLJ)
Mail: [email protected]
Regard(s) morbide(s) 15
1. Terrain(s) battu(s), par Simon Pellegry. 16
2. La mort en cette image… (sur Diary of the Dead), par Lorin Louis. 18
3. Ce que la guerre du Golfe ne montrait pas, par Simon Pellegry. 22
Borges
Mail: [email protected]
Clairefond Raphaël
(Largo)
Mail: [email protected]
Blog: http://wizzz.telerama.fr/largo
HarryTuttle
Mail: [email protected]
Blogs:http://screenville.blogspot.com
http://unspokencinema.blogspot.com
Louis Lorin
Mail: [email protected]
Mees-Baumann Adèle
(Adeline)
Mail: [email protected]
Môlard Arthur
(diez)
Mail: [email protected]
Pellegry Simon
(David_Boring)
Mail: [email protected]
Raulin Sébastien
(Eyquem)
Le Russe est-il un conservateur naturel ?, par Arthur Môlard. 24
Perte du temps (autour de Taken), par Jean-Maurice Rocher. 28
Approches du réel 30
1. En Avant Jeunesse / Still Life, à l'épreuve du temps, par Raphaël
Clairefond. 31
2. Contre la mort (autour de En Avant Jeunesse), par Adèle Mees-Baumann. 33
3. Travail de forces (sur Still Life), par Sébastien Raulin. 36
4. Coutures (autour de Useless), par Jean-Maurice Rocher. 39
Entretien avec Hamé de La Rumeur 40
What's happening Mr. Shyamalan ? 47
1. Les villes, par Sébastien Raulin. 48
2. La bulle brisée, par Jean-Maurice Rocher. 49
Zones (dos aux murs), par Jean-Maurice Rocher. 50
Mail: [email protected]
Rocher Jean-Maurice
(JM)
Mail: [email protected]
Blogs: http://cinechanges.blogspot.com
http://carnetdebord-jm.blogspot.com
Ont aussi participé
Claës Balthazar
Dreamspace
Lacuve Jean-Luc
Wootsuibrick
Plateforme internet de diffusion, de
communication et d'échanges :
http://spectresducinema.blogspot.co
m.
Mail: [email protected]
Mise en page : Rocher Jean-Maurice.
Photographie du sommaire : "La
Cabane", par Largo.
Représentation des minorités
hollywoodien du XXIe siècle 51
mexicaines
dans
le cinéma
1. Sur quelques films hollywoodiens, par Borges et Jean-Maurice Rocher. 51
2. Bilan, par Jean-Maurice Rocher. 53
3. Los Bastardos, par HarryTuttle. 53
Entretien avec Charles Tesson 58
Guy Gilles ou l'adolescence mélancolique de la Nouvelle Vague, par Raphaël
Clairefond. 69
Tournent, les fantômes (autour de Ghost Dance), par Jean-Maurice Rocher. 71
Critiques 73
Les Ruines de C. Smith & Shrooms de P. Breathnach, par Lorin Louis. 73
Bon baisers de Bruges de M. McDonagh, par Stéphane Belliard. 74
Glory to the filmmaker! de T. Kitano, par Lorin Louis. 75
Falafel de M. Kammoun, par Lorin Louis. 77
Des spectres hantent le monde du cinéma
par BORGES
D
es spectres hantent le monde du cinéma, comme Dieu et le communisme hantaient le petit monde de Don
Camillo: les spectres des Cahiers du cinéma.
Nous ne visons pas à les faire revenir, ni à les chasser ; nous sommes contre la chasse, aux sorcières, aux bêtes, au
Snark, et plus encore au Boojum.
"Spectres du cinéma".
Une analyse spectrale révèlerait la présence des Cahiers et de Marx dans cette construction qui condense deux titres
fameux. Qu'on ne se trompe pas sur nos intentions ; nous ne cherchons pas à substituer des spectres à nos vieux
"Cahiers", ou à insinuer qu'ils ne seraient plus désormais que les spectres de ce qu'ils furent, encore moins cherchonsnous à substituer le cinéma à Marx, en opposant à ceux qui cherchent à changer le monde, sa simple reproduction
divertissante. Un opium contre l'autre. L'opium du peuple contre celui des intellectuels. Si les discours sur le cinéma
contiennent nécessairement une rhétorique des drogues, nous ne croyons plus avec Griffith que les artifices de l'opium
nous ramènent au paradis, pas plus que nous ne croyons qu'une culture, une religion, disposeraient plus que d'autres à
faire du cinéma. A ceux qui conseillaient d'apprendre la mise en scène pour comprendre Mizoguchi et non pas le
japonais, nous ne disons pas qu'il faut se faire asiatique pour saisir les cinémas asiatiques. Ces histoires de culture ne
nous intéressent que modérément, surtout quand elles naturalisent l'histoire et, niant l'universelle capacité des hommes à
produire de la vérité au-delà des multiplicités, dérivent avec l'aplomb d'une logique scolastique indigne des médecins de
Molière les plans d'immanence de Hou Hsiao-hsien des vertus dormitives de la calligraphie. Que les gens écrivent en
arabe, en pictogramme, idéogramme, en forme de coins, en morse, cela ne dispose à rien d'essentiel, pas plus que
manger avec des baguettes, ses mains, une fourchette, porter le chapeau, la kippa, le voile ou la culotte ne prédisposent à
diriger le monde, et encore moins à égaler le génie de la rebelle, Katharine Hepburn.
Seules nous importent les vérités dont les singularités, les exceptions, toujours minoritaires, sont capables.
"Spectres du cinéma".
Notre intention ici n'est pas d'annoncer : "les Cahiers sont morts, vivent les spectres".
Ce serait d'un comique !
Aucun d'entre nous ne se sent de taille à se lancer dans une parodie admirative de Marlon Brando discourant sur le
cadavre de César assassiné, dans le film de Mankiewicz, qui, comme Shakespeare et Madame Muir, s'intéressait aussi
aux fantômes. On n'essayera donc pas de désigner aux lecteurs improbables, les plaies faites à la revue, par la bêtise
d'untel, les compromissions d'un autre, les lâchetés de tous ces hommes honorables, qu'un manque de désir de vérité, si
accordé au nihilisme d'une époque qui voit les rats se précipiter vers "le service des biens", aura finalement conduits,
sans que l'on comprenne comment, malgré le sérieux de nos efforts, et les prodiges de nos ironies, à égaler Ozu à je ne
sais quel auteur de série Z, Spiderman et Still life ; alors que n'importe quel amateur de comics vous prouverait avec brio
que la vie de Peter Parker est très loin de la tranquillité des natures mortes et de la vie des braves gens des Trois Gorges.
Si nous n'affirmons pas "les Cahiers sont morts, vivent les spectres", c'est aussi, sans doute, parce que nous ne
sommes pas assez magiciens, sorciers, ou fils de Dieu, pour faire revenir à la vie les spectres, bien que nous croyions au
lien de la vérité à ses résurrections ; et puis, pour qui veut bien considérer la chose, les spectres échappent à l'alternative
vie ou mort ; les spectres n'existent pas ; c'est du cinéma ; à moins que le cinéma ne soit un héritage des croyances au
surnaturel, magie, ombres chinoises et table tournante ; ce qui revient au même ou à l'autre.
Et Marx alors ?
On y reviendra.
ECRIRE DU CINEMA
Si les Cahiers du cinéma sont morts, meurent, risquent de mourir ; pour nous, en nous, pour le cinéma, nous restent
les spectres du cinéma ; ceux de Bazin, de Daney, des autres, de toutes ces signatures qui écrivent sur le cinéma ou, pour
le dire avec Godard, "écrivent du cinéma" ; un Godard que je m'invente peut-être pour le plaisir de le citer, pour le
bonheur de m'expliquer avec son spectre ; ici même.
"Ecrire du cinéma", Godard l'entendait comme écrire depuis le cinéma, le cinéma comme origine de l'écriture.
Le cinéma n'étant pas un lieu, l'espace prétendument empirique des salles obscures, ni la totalité des films tournés, la
liste des 100 meilleurs de tous les temps, les dix de l'année, mais ce qui nous arrive, nous affecte dans la rencontre
singulière avec un film qui nous fait dire : "putain, ça c'est du cinéma". Proust, l'amateur de pâtissiers bien connu, parlait
de "puissante joie" pour désigner cette rencontre, que nous cherchons à dégager afin de faire sentir l'essence spectrale du
cinéma. D'autres, plus costauds et amateurs de combats physiques, parlent de "coups de poing", de "gifles". Peu
importent les métaphores ; comme les prophètes de Spinoza, ces êtres d'imagination, nous dépendons de nos affects pour
approcher la vérité à travers les images. L'essentiel est qu'après avoir tendu l'autre joue, repris un peu de thé, posé sa
tasse, on se décide à ne pas rater sa chance, riposte et touche à la fin de l'envoi. Surtout ne pas manquer la chance de ces
signes qui nous sont adressés, chercher d'où vient le coup, le choc qui bouleverse l'être, et vous fait sentir moins
"contingent", "médiocre", "mortel".
La recherche des causes, après les effets.
Progression logique et spinoziste ; nous sommes désormais dans le deuxième genre de connaissance. Notons que
Spinoza, qui échangea sur la question quelques lettres avec un certain Boxel, ne croyait pas aux spectres, au sens propre
du mot.
Et nous ?
Ne nous égarons pas. Revenons à notre sujet, à notre cause.
Se tourner vers l'origine, c'est nécessairement chercher la cause, l'origine de l'affect, l'impression du monde, du dehors
dans une âme, un corps.
Comme les quatre causes d'Aristote, la matière, l'auteur, la fin, la forme, dont les Cahiers n'auront célébré qu'une
seule, l'efficiente, ne suffisent pas, on en inventera d'autres, plus subjectives, transcendantales, objectives,
pataphysiques, sans pourtant réussir à expliquer d'où ça vient. Du dedans ou du dehors ? Du cerveau ou du corps ? De
partout ou de nulle part ? On s'y perd, nécessairement ; l'origine se perd dans la nuit des temps, la nuit de ces "sommeils
touffus" où l'on aime les rêves et dont les salles dites obscures visent à recréer les conditions. Si l'origine se perd, c'est
que le cinéma, ça vient de loin ; il faut le croire ; des Lumières, des momies, du travail du deuil, de toutes les pratiques
plus ou moins fantastiques qui visent à garder les morts en vie, à faire revenir les absents, et de plus loin encore, de la
lumière qui éclaira pour la première fois le monde, et dont l'astrophysique fait l'analyse spectrale ; l'origine se dérobe
avec les galaxies, que l'on fait fuir en les poursuivant, selon cette logique comique décrite par Derrida, et souvent mise
en scène par Chaplin, qui nous fait moins courir après l'autre pour le rattraper, le capturer, que pour le faire fuir, le tenir
à distance, l'éloigner, l'exorciser.
Les filles le savent, qui trop court après elles, risque de les chasser, de les faire courir.
Chassons plutôt les spectres du cinéma.
"Ecrire du cinéma", si l'origine du cinéma nous fuit en nous attirant, nous hante, comme toutes les origines, c'est
nécessairement écrire sur l'absence d'origine, la fuite des origines, leurs fugues. D'une voix à l'autre. Ecrire du cinéma,
depuis le cinéma, n'est qu'un rêve, une vaine passion, la passion vaine du désir métaphysique de présence, de la
présence, à quoi certains auront identifié l'essence du cinéma ; art ontologique qui donne, montre, ce que les autres arts
ne font que représenter, en redoublant, et doublant nécessairement l'être, le réel, et sa "robe sans couture". Si l'on ne peut
écrire du cinéma en faisant du cinéma l'origine de l'écriture, son unique objet, sa seule fin, notre seule référence, alors, il
faut se tourner vers notre pratique, ici, l'écriture de la pensée et des affects, la mise en scène de l'amour du cinéma, et
trouver en elle, l'origine du cinéma ; "écrire du cinéma", dès lors, ce n'est plus chercher dans le cinéma la loi de
l'écriture, mais bien plutôt faire du cinéma en l'écrivant ; "écrire du cinéma", comme on écrit un roman, une lettre
d'amour, un scénario, une carte postale, un texte sur un blog ou sur un forum ; écrire du cinéma, ce serait alors le
fictionner, l'inventer autant que l'agencer. Pour qui écrit c'est l'évidence. Le cinéma n'est pas une donnée ; il faut l'écrire,
le penser, si on l'aime et cherche à le garder dans la pensée. Cela est nécessaire plus que jamais, à l'heure des
spectralisations spectaculaires, des menaces fantômes, numériques et ludiques ; à l'heure où une certaine critique, qui fait
du plaisir un combat et du combat un plaisir, perdant dans ce tour de passe-passe sans magie, le plaisir de jouer et le
risque du polèros émancipateur, se complaît dans la caricature ; amnésique, sans sens de la généalogie déconstructrice,
sans fidélité à la puissance évanouissante de l'événement, sans capacité à le répéter en le gardant dans sa vérité, sans
force pour oser se libérer du cinéma afin de le libérer à cette essence sans essence qui laisse venir le monde en présence,
spectralement. Car l'écriture qui s'essaye à faire le cinéma, en l'écrivant et le pensant, n'est jamais seulement un discours
sur le cinéma. Le cinéma n'est pas, sans ses spectres ; toutes ces présences absentes qui le divisent en son dedans,
l'ouvrant à ses dehors, le mettent au dehors, le grand murmure anonyme. Que l'écriture du cinéma ne porte pas seulement
sur le cinéma, ne puisse jamais ne porter que sur le cinéma, même si elle ne vise que lui, cela peut se dire autrement,
simplement, en partant de son impureté bien connue, qui nous interdit de rien dire du cinéma, sans que ne se glissent
dans la pensée les fantômes, le souci de toutes ces formes, de ces arts, de ces pratiques qui le contaminent, la peinture, le
théâtre, la littérature, les télé-techno-sciences…
Parlant du cinéma, on parle nécessairement de ces spectres.
C'est pourquoi il nous faut garder à l'esprit que le cinéma n'existe pas, n'est pas, un objet, un référent, un étant, mais
une foule de spectres et de traces ; mémoires et promesses de résurrection, de retour, de répétition, d'avenir.
COMMENT NE PAS PARLER, DES SPECTRES, DU CINEMA
En apparence, rien ne nous oblige à cette aventure, à nous lancer dans cette chasse aux spectres du cinéma. On
pourrait ne rien dire, fermer sa gueule, ne pas protester, ne pas manifester, se manifester ; à quoi bon ajouter des mots
aux images, se plier aux exigences de la machine à produire de l'oubli et concourir ainsi à l'"universel reportage", cette
errance muette et spectrale des signes ? Mais, d'un autre côté, on ne peut y résister ; comment ne pas parler, quand on est
ému ? Comment ne pas parler si on est touché ? Comment ne pas parler quand on aime, et qu'il faut bien d'une manière
ou d'une autre se risquer à une déclaration ?
Comment ne pas parler du cinéma si on aime le cinéma ?
La question ne se pose pas parce que nous serions sommés de choisir entre le silence et la parole ; la décision
concerne uniquement l'essence critique de la critique, le partage entre bien parler, parler bien ou mal parler, parler mal ;
car parler, il faut bien le faire.
Si on aime le cinéma, il faut bien parler du cinéma.
Et pas de ses spectres ?
Mais comment les séparer ?
Comment séparer les spectres du cinéma ?
Affaire de rhétorique, de bonté, d'ajustement, de justesse, question éthico-politique ; il faut faire justice au cinéma et à
ses spectres, leur rendre justice ; eux, qui dans la fiction et dans la vie ne reviennent souvent nous hanter que pour
réclamer une manière ou l'autre de justice, réparer un oubli ; il faut bien parler pour rendre justice aux spectres du
cinéma ; une histoire du bien et de ses rhétoriques, de ces tours de passe-passe où parfois le bien parler, le parler bien, se
perd dans le jeu de formules vides qui oublient la chose même pour tourner autour du pot, dans le vide, faisant la roue ;
on doit dénoncer cette prostitution de l'esprit de l'écriture, de la pensée, qui ne doivent recevoir leur loi, leurs règles,
leurs injonctions que de la chose à dire, à penser, de cela à quoi il faut rendre justice ; cela est juste, pourtant, on ne peut
sacrifier le plaisir de dire, à dire, son amour, à jouer. L'amour, que certains placent à l'origine même de la parole, fait
causer selon bien des guises, des déguisements ; il s'avance masqué, parfois, faisant mine de jouer, de peur d'être pris au
sérieux et repoussé, ou alors il joue sérieusement, vraiment, débordant d'esprit, d'invention.
L'amour donne de l'esprit, quand il ne le fait pas perdre, quand il ne vous fait pas bafouiller, balbutier des âneries ou
bégayer comme l'inventeur d'une langue étrangère à la langue commune.
Cet esprit, donné, perdu, retrouvé, il faut bien en faire quelque chose ; faire de l'esprit avec l'esprit ? Oui, puisque
l'esprit n'est pas un, étant partagé, divisé, hanté, comme le rappelle Derrida à Heidegger, qui, lui, prenait l'esprit au
sérieux, le croyait un, propre à la seule langue allemande.
L'esprit se dit en plusieurs langues ; son nom est parfois "légion".
Bien entendu, nous aimons le cinéma dit "fantastique", comme s'il en existait d'autres, comme si le cinéma n'était pas
toujours fantastique.
L'esprit a ses esprits ; l'esprit du cinéma, ses spectres.
S'il faut bien parler du cinématographe, au fond, c'est que le plaisir esthétique n'existe que parlé, discuté, échangé ; il
appelle, désire, aime la parole, seule manière de donner le monde à l'autre, de partager l'expérience sensible du sensible.
L'image appelle les mots, même si "ce que l'on voit ne se loge jamais dans ce que l'on dit", même s'il faut savoir se taire
pour montrer, qu'on sait se tenir contemplativement dans une salle de cinéma, devant un film, devant ses objets
d'admiration, ses "consolations matérialistes". Se taire, oui ; mais doit-on rappeler qu'à l'époque où le cinéma fut le plus
silencieux, dans les salles ça causait ferme, ça discutait ? Le silence que nous croyons naturel au spectateur, que nous
croyons de rigueur, seul mode de réception accordé à l'objet, est un effet de l'histoire. Comme le silence dans les salles
de théâtre, il fut imposé. De même qu'on lisait à haute voix avant de lire sans remuer les lèvres, on allait d'abord au
cinéma pour manifester, se manifester. Une vraie foire. Peut-être retrouvons-nous quelque chose de cette parole sauvage
dans les blogs, les forums, tous ces lieux qui bouleversent, spectralisent si radicalement la distribution de l'écriture et de
la parole, du silence et de l'écriture, du savoir et de l'ignorance, bref, les hiérarchies de la parole légitime et des opinions
insignifiantes. Ces prises de parole, que l'on ne balaiera pas d'un revers de main, en les mettant sur le compte du
narcissisme, le narcissisme est essentiel, multiplient l'être du cinéma, l'être depuis le cinéma : elles le disséminent, quitte
à n'ajouter que de la confusion à Babel, de la dispersion au vide de ces paroles sans adresse qui échouent à jamais
trouver un destinataire ; mais il faut bien se risquer à l'errance de la destination, du destinataire ; c'est une règle d'essence
de l'écriture, de la création, de toute production.
Les films ne viennent dans le visible, ne restent dans les mémoires que pensés, écrits, par les critiques, les historiens,
les philosophes, les inconnus qui philosophent sans le savoir, parce que s'ils savaient, ils philosopheraient pas ; ils
seraient aussi sages que ces images que contemple l'éternité.
Nous, notre seule éternité est celle des spectres du cinéma ; ces spectres que nous sommes.
CES SPECTRES QUE NOUS SOMMES
Les films ne gardent pas seulement les traces de la vie, ils sont aussi les traces du cinéma, de ses histoires, filiations,
généalogies, circularités interfilmiques, biographies, devenirs des corps, celui de Brando, de Welles, de Bogart,
d'Eastwood, de toutes ces femmes qui, passé un certain âge, disparaissent de l'ordre du visible et des désirs pour prendre
le voile. Il est impossible de séparer les films de leurs conditions d'émergence, de leurs genèses. Il n'y pas d'un côté
l'histoire du cinéma, et de l'autre l'histoire des hommes ; l'histoire des hommes est une histoire du cinéma ; l'histoire du
cinéma, une histoire d'hommes, de femmes, d'enfants, de chats, de chiens, d'ours, d'arbres et de déjeuner sur l'herbe. Il
faut pouvoir raconter comment les films se font, se défont, ne se font pas, à l'intérieur de champs de forces, dans des
rapports de volontés, des agencements affectifs. Comme le fait Godard, dans Le Mépris, par exemple. L'histoire de ces
mouvements qui s'achèvent dans des œuvres ou restent inachevés, comme La Splendeur des Ambersons, Les Rapaces,
Que viva Mexico est passionnante, comme celle des films qui ne se firent jamais, Le Capital d'Eisenstein, le Napoléon
de Kubrick, La Recherche du temps perdu de Visconti. Welles était venu à Hollywood tourner Heart of Darkness ; le
projet échoua, mais le bouquin de Conrad hante toute l'œuvre du metteur en scène. Kane est une trace de Kurtz, l'un de
ses spectres.
Que de films jamais tournés ; que de spectres du cinéma.
Qu'aurait été l'histoire du cinéma si Welles, plutôt que Citizen Kane, avait tourné Heart of Darkness, en Afrique ou en
Amérique du Sud, comme il le projetait?
La face du monde en eût-elle été changée, et le nez de Cléopâtre ?
Le jardin aux sentiers qui bifurquent ou les mondes incompossibles ?
Impossible à dire. Nous ne savons pas ; nos savoirs sont plus modestes, mais absolus ; nous affirmons par exemple
que le cinéma étant dans le monde un monde, "spectres du cinéma" désignera aussi les traces qu'il laisse, qui restent,
persistent, insistent, dans les consciences, la société, la culture, l'univers des images ; toutes les images ; le cinéma,
redoublement spectral du monde, aura fait l'histoire, aura doublé nos relations aux choses, aux corps, à l'amour, aux
désirs, à la politique, à la vie. Il faut, dès lors, être attentif à ces effets que les analyses purement internes manquent
nécessairement. Le cadre de réception est aussi une décision d'interprétation ; le cadre ne préexiste pas ; il est affaire
d'espace et de temps, un acte de création ; une "décision d'existence". Une généalogie devrait permettre de déconstruire
les présupposés, le sol d'évidences non interrogées sur lequel reposent les rhétoriques et les politiques critiques du
cinéma, et dont nos regards sont les produits plus ou moins conscients.
Giotto, disait Malraux, n'est pas devenu peintre en regardant ses moutons, mais en regardant les fresques de Cimabue.
Nous n'écrivons du cinéma que parce que nous sommes du cinéma, l'une de ses traces dans le monde.
Nous sommes des spectres du cinéma, non pas dans le sens où on l'entend quand on dénonce les dangers que courent
ces pauvres cinéphiles dont l'essentiel de la vie consiste à hanter les salles obscures, les blogs, les forums, à consommer
du DVD ; si nous sommes des spectres du cinéma, c'est d'abord, en tant qu'effets de son histoire, des images, des films,
qui nous auront marqués, mais aussi des textes, des discussions, réelles, comme on dit, ou virtuelles, comme on dit aussi,
qui accompagnent nos agencements aux films.
Jamais une image n'existe seule, séparée de la voix, de la parole, des discours, des débats, des concepts, des tableaux,
des musiques…
Daney, qui date sa venue au monde du cinéma, parlait de "cinéfils" ; si l'on met de côté son histoire singulière,
histoire d'inconscients et d'orphelins à la recherche du père ou le fuyant, on dira que le cinéfils est un cinéspectre.
SPECTRES DU CINEMA
CECI N'EST PAS DU CINEMA
Il faut nécessairement dire quelque chose de la division du cinéma d'avec lui-même, d'avec son essence, ou plutôt sa
vérité sans vérité, son essence sans essence.
La formule "spectres du cinéma" se lira alors comme une opposition entre l'être et le non-être du cinéma ; "spectres
du cinéma" désignerait tout ce qui se présente comme du cinéma, prétendrait à être du cinéma, nous est vendu comme
tel, sans l'être.
Des spectres du cinéma, sans l'être du cinéma. Du cinéma spectaculaire et marchand, portant très haut "les emblèmes
de la démocratie" ; le cinéma de la terreur.
Cela n'implique pas que nous sachions ce qu'est le cinéma ni ce qu'il doit être. Cela nous le sentons, comme nous
sentons la puissance de ces spectres qui jouent à faire peur, à décourager l'affirmation qui veut voir dans cet art autre
chose que la production industrielle d'objets temporels visant à "grammatiser" les consciences, sous prétexte de nous
divertir des fatigues de la vie, qui doit bien se vendre si elle veut se continuer. Nous n'avons rien contre l'entertainment,
c'est nécessaire à la condition humaine ; étant au monde, nous vivons tous dans l'opinion et la banalité des échanges de
l'existence intéressée et distraite. Pascal allait au cinéma, Einstein à la plage. Mizoguchi passait ses journées au bordel.
Spinoza adorait se détendre en admirant des combats d'araignées ; ce fut ses jeux du cirque, ses blockbusters.
Oui, il nous faut divertir aussi.
Mais si quelque chose nous arrive dans l'affirmation "putain, ça c'est du cinéma", c'est bien l'idée d'un partage, dans
l'art et dans la vie, qui nous arrache à la multiplicité, nous oppose aux simulacres.
Comme Platon s'efforçait de sauver des imitations, de la doxa, et de la sophistique les possibilités d'accès à la vérité,
et au Bien au-delà de l'être, il nous faut aussi tenter d'exorciser les spectres du cinéma, même si une telle lutte est sans
fin.
Il le faut, si on croit que le cinéma n'est pas un, qu'il insiste dans quelques films plus que dans d'autres, même si un
peu de cinéma se laisse deviner ici ou là ; du cinéma, nous voulons dire des pensées, des affects, quelques mouvements,
un peu de monde, de la vie, ou juste ses traces bafouées.
Le cinéma n'est pas un, parce que l'un n'a pas de sens là où l'être est pensé à partir de la trace, de la spectralité.
Il faut bien.
Dès lors, il nous faut bien séparer ces spectres du cinéma des autres spectres, sans les exclure de la pensée, de
l'écriture ; nous ne disposons d'aucun concept, d'aucune idée, morale, qui nous permette d'échapper à la décision
critique. La critique est toujours un geste qui décide, tranche, sépare. S'orienter dans la pensée, dans la vie, c'est le geste
critique, la décision de vie contre les puissances de mort.
Le critique déconstructeur doit décider entre l'être et le non-être du cinéma, séparer le cinéma de ses spectres, décider
si le cinéma, selon les termes de Badiou désignera : "la production industrielle d'une démocratie des images, d'un
universel partage des images, dont le paradigme est l'art pompier des Empires finissants ou s'il peut devenir, la ressource
d'une adresse nouvelle de l'art, d'une universalité encore balbutiante. Etant le seul art, aujourd'hui, qui soit à la mesure
du monde, il est le seul à pouvoir inventer les enseignements et les fables qui feront lever sur la scène de la vie harassée,
les nouvelles et indispensables "révoltes logiques"".
"Révoltes logiques".
La formule est de Rimbaud.
"Les révoltes logiques", pas seulement celles qui découlent de situations intenables, dont on dit qu'elles sont
normales, naturelles, prévisibles, qu'on aurait dû s'y attendre, faire quelque chose, alors qu'on s'en fout, mais aussi celles
qui ne renoncent pas à la philosophie, à la pensée, et à ses rigueurs. Il faut de la logique aux révoltes, des révoltes à la
logique. Les spectres du cinéma ne peuvent se passer ni des révoltes ni de la logique, c'est-à-dire de la philosophie, qui
comme la cinéphilie est une affaire d'amour, d'amitié.
Le philosophe va à la joie à travers les images, les rencontres, comme le cinéphile, dont l'amour va moins aux images
qu'aux devenirs, aux mouvements du temps et de l'espace ; image-mouvement, image-temps ; la vie.
Mais qu'est-ce que la vie ?
Qu'est-ce que vivre ?
De vieilles questions philosophiques.
Qu'est-ce que vivre sa vie ?
Un film de Jean-Luc Godard, avec Anna Karina.
Ah, ces questions que les spectres reviennent poser aux vivants que nous croyons être, quand nous expérimentons que
nous sommes immortels ! •
Durant la préparation de ce numéro, nous avons appris la décision de M. Hortefeux d'interdire une manifestation à
proximité du centre de rétention administrative (CRA) du Mesnil-Amelot (Seine-et-Marne), au prétexte totalement
infondé que les associations de défense des sans-papiers risquaient de mettre en danger la vie de ceux pour lesquels
elles ne cessent de se mobiliser1.
Le 26 juillet dernier, c'étaient déjà 18 militants de SOS Soutien aux sans-papiers qui avaient été arrêtés sans motif alors
qu'ils se rendaient à une manifestation devant ce même CRA, où les sans-papiers sont retenus dans des conditions
indignes2.
Nous jugeons bon de rappeler que s'il y eut mise en danger de la vie des sans-papiers, ce ne fut jamais du fait des
manifestations des militants associatifs : c'est pour fuir un contrôle policier que Baba Traoré s'est jeté dans la Marne ;
c'est pour fuir un contrôle policier que Chulan Zhang Liu s'est défenestrée ; c'est pour fuir un contrôle policier qu'Ivan
Dembski est tombé de son balcon3.
C'est pourquoi, nous tous et nous toutes, nous continuerons à soutenir les sans-papiers en manifestant devant les CRA
ou dans la rue, silencieusement ou bruyamment, dans le recueillement ou dans la colère, pour demander la fermeture
des CRA et la régularisation de tous ceux qui vivent et travaillent ici.
Les rédacteurs
———
1
2
3
"Mesnil-Amelot : Hortefeux interdit une manifestation prévue samedi", Libération du 05 août 2008.
"Intimidation policière contre des défenseurs de sans-papiers", L'Humanité du 28 juillet 2008.
"Morts de sans-papiers : où en sont les enquêtes ?", Rue89, 14 avril 2008.
Liens utiles : www.educationsansfrontieres.org/
Lanzmann et Burdeau, Badiou
par JEAN-MAURICE ROCHER
En conclusion de son article "Front Commun" (CDC #635, Juin 2008),
Emmanuel Burdeau gratifie ses lecteurs d'un agencement pour le moins
curieux1, emprunté à une autre conclusion, celle du discours d'ouverture du
festival de Cannes prononcé par Claude Lanzmann2 : "il n'y a qu'un seul
cinéma". Il n'y a qu'un petit pas à franchir pour entendre dans l'écho que
Burdeau donne aux propos de Lanzmann dans sa revue, le récent cri
politique de Badiou : "il y a un seul monde"3 tant aujourd'hui substituer au
"monde" le "cinéma" est chose commune, voire galvaudée. Pourtant, cette
formule qui paraît tellement prodigieuse aux yeux du critique qu'elle
mériterait selon lui d'être reprise en choeur, me paraît plutôt malheureuse,
sinon tout à fait malhonnête émanant de Lanzmann, aussi bien que de
Burdeau.
En effet, Lanzmann a, par le passé, prouvé qu'il ne brillait pas par son
ouverture d'esprit vis-à-vis des différences, c'est le moins que l'on puisse
dire. Le cinéaste, très connu pour avoir dressé un mur réactif autour de son
film-monument Shoah, face aux différentes représentations possibles de
celle-ci (en particulier la fameuse forme fiction-documentaire qui devrait
faire "front commun" selon Burdeau), ne manque pas, par ailleurs, de
soutenir quelques "philosophes", pseudo-philosophes, que Badiou fustigeait
encore récemment dans l'Ouverture de son livre Petit panthéon portatif4,
dans leurs croisades de pressions contre la projection de certains films,
comme lors du mic-mac qui a précédé le festival du cinéma du Réel pour
Route 181, fragments d’un voyage en Palestine-Israël en 2004 à
Beaubourg. Le documentaire de Khleifi et Sivan, aujourd'hui disponible en
DVD sans avoir créé aucun "trouble à l'ordre public" ou malheureusement
de "véritable débat"5, propose pourtant un important voyage en trois étapes
(Sud-Centre-Nord) à travers la Palestine-Israël, au cours duquel les
cinéastes recherchent sur les terres des colons les vestiges en voie de
disparition d'anciens villages arabes et interviewent les gens qu'ils
rencontrent sur leur route, recueillant leurs différents témoignages. Ce
documentaire évoque parfois, sans son humour grinçant et ses
interrogations existentielles aiguës, le travail non moins passionnant d'Avi
Mograbi.
Non, réellement, si l'unité (de combat ?) du cinéma de Claude Lanzmann,
s'appropriant violemment Tarantino au passage en le positionnant
abusivement de son côté de la frontière, se veut "indestructible", c'est pour
mieux être destructrice, et mieux vaut alors s'inquiéter de celle-ci que de
s'en féliciter et s'en gargariser. La pensée de Badiou6 est ainsi gravement, et
sciemment, trahie vis-à-vis des destinataires des attaques préventives
éventuelles d'une telle unité. Mais qu'attendre d'autre de la part de Burdeau,
rédacteur en chef sur la sellette (et futur gestionnaire ?) d'une revue
appartenant à un grand groupe de presse, peu apte donc à soutenir les mots
émancipateurs du philosophe, que de répondre benoîtement aux courbettes
par d'autres courbettes ?
1
"[..] On se dirige peut-être alors vers un front commun
de l'image : le cinéma doit montrer et avoir valeur de
preuve, peu importe sous quel pavillon. C. Lanzmann
n'a pas dit autre chose le soir de l'ouverture. Après
avoir affirmé qu'entre sa manière de concevoir la mise
en scène et celle de Tarantino il n'y avait pas au fond de
quoi construire une frontière, il invitait chacun à se
rendre à l'évidence : il n'y a qu'un seul cinéma." E.
Burdeau, Cahiers du Cinéma #635, Juin 2008.
2
"[..] De même qu’il n’y a qu’une humanité et que je
peux pleurer ou rire en voyant un film de Ozu, des frères
Dardenne ou d’Almodovar, de même il n’y a, dans sa
diversité, qu’un seul cinéma. Vive la diversité
interminable du cinéma ! Vive l’unité indestructible du
cinéma !" C. Lanzmann, discours d'ouverture du 61ème
festival de Cannes, disponible en intégralité sur le site des
Cahiers du Cinéma (sic) à cette adresse :
www.cahiersducinema.com/article1657.html.
3
"[..] Face aux deux mondes artificiels et meurtriers
dont "Occident", ce mot maudit, nomme la disjonction, il
faut affirmer dès le début, comme un axiome, comme un
principe, l'existence d'un seul monde. Il faut dire cette
phrase très simple : "Il y a un seul monde". Cette phrase
n'est pas une conclusion objective. Nous savons que,
sous la loi monétaire, il n'y a pas un monde unique des
femmes et des hommes. Il y a le mur qui sépare les
riches et les pauvres. Cette phrase : "il y a un monde"
est performative. Nous décidons qu'il en est ainsi pour
nous. Nous serons fidèles à cette phrase. Il s'agit de tirer
les conséquences très dures et difficiles de cette phrase
très simple. [..]" A. Badiou, "De quoi Sarkozy est-il le
nom", p.81.
4
"[..] On a vu des "philosophes" déclarer que, le Bien
étant inaccessible, voire criminel, il fallait se contenter
de lutter pieds à pieds - et surtout au coude à coude avec
nos amis yankees - contre diverses formes du Mal, dont
à y regarder de plus prêt le nom commun, s'il n'est pas
"arabes", ou "Islam", est "communisme". [..] Cette
prostitution permanente des mots "philosophe" et
"philosophie", dont il faut rappeler que l'origine,
aussitôt stigmatisée par Deleuze, fut, à partir de 1976, la
production purement médiatique du syntagme "nouveaux
philosophes", finit tout de même par accabler. [..]" A.
Badiou, "Petit panthéon portatif", p.9, 10.
5
On peut lire la lettre de réponse des réalisateurs aux
institutions qui ont censuré certaines séances du film à
cette adresse :
www.aloufok.net/article.php3?id_article=1023.
6
"[..] Après tout, cette démocratie impose la loi du
nombre. Tout comme le monde unifié par la
marchandise impose la loi monétaire du nombre. Il se
pourrait bien qu'imposer par la guerre le nombre
électoral, comme à Bagdad ou à Kaboul, nous ramène à
notre problème : si le monde est celui des objets et des
signes, c'est un monde où tout est compté. En politique
aussi on doit compter. Et ceux qui ne comptent pas, ou
sont mal comptés, on leur imposera par la guerre nos
lois comptables. Et, en outre, si la loi comptable donne
un résultat hétérogène aux résultats que nous attendons,
nous imposerons derechef, par la violence policière et la
guerre, non seulement le compte, mais le "bon" compte,
celui qui fait que la démocratie doit élire des
démocrates, c'est-à-dire des proaméricains, des clients
dociles, et personne d'autre. [..]" A. Badiou, "De quoi
Sarkozy est-il le nom", p.79, 78.
Sans doute l'étonnement d'Emmanuel Burdeau revenu de Cannes devant
la recrudescence actuelle de cette forme fiction-documentaire est bien
sincère, plus douteuse en revanche est l'inscription de celle-ci dans ce qu'il
nous annonce être un mouvement d'avant-garde unifié, franchissant
allègrement la fonction de "rempart contre la tyrannie de l'écran fatal"
attribuée au cinéma que quelques vieux grincheux à contretemps
défendraient encore.
D'une part, la prétendue "unité" à laquelle il appelle ici comme ailleurs
est précisément la pire. C'est celle, institutionnelle, qui, selon ses propres
termes, apeurée par l'effet "niches culturelles" vise à "effacer de la
différence" dans un grand fourre-tout, touche à touche démagogique7. Un
autre texte8 ("La muraille de Cannes") signé E. Renzi et A. Thirion dans le
même numéro de la revue peine à convaincre d'un quelconque lien de
parenté sérieux entre les différents noms avancés par Burdeau dans son
article. Les murs du monde dans lequel nous vivons (ceux évoqués par
Badiou3 et ceux de la honte qui ont une existence matérielle) ne sont,
surtout, évoqués à aucun moment. Apolitisme de l'autruche cinéphile.
L'artificialité de telles propositions laisse pantois. Il y a quelques mois,
avant de tomber dans l'oubli aussi vite qu'il était créé, c'était le "concept" de
"films mineurs" qui agitait la rédaction, permettant la défense des nouveaux
petits maîtres hollywoodiens via quelques raccourcis dévitalisants dans la
pensée du philosophe Gilles Deleuze (en en occultant, bien entendu, toute
résonance politique indésirable).
7
"[..] On peut songer ici, c'est un peu plus qu'un
exemple, à ce que Spiderman-Man 3 partage avec Still
Life de Jia Zhang-ke : une apesanteur qui tient à un fil,
une poudre fine - villages engloutis des Trois Gorges,
Hommes-Sable soluble dans les égoûts de New York.
Même époque, même tamis. Mais cet état intermédiaire
sert chez Jia Zhang-ke un déplacement d'art, de la
bal(l)ade moderne vers la science-fiction ici-bas, l'effet
spécial d'un passé communiste qui ne passe pas. Depuis
The World, Jia veut un monumental mineur, un
Hollywood chinois. Alors que Raimi ne sait plus sur quel
pied danser (léger ? Il y excelle ; grave ? Il a du mal),
quoi tirer de cette matière friable, entre deux âges sinon la faire approximativement correspondre avec les
dilemmes à répétition de Peter Parker. [..]", Emmanuel
Burdeau, éditorial, Cahiers du Cinéma #623, Mai 2007.
8
Ce texte est disponible en ligne à l'adresse :
www.cahiersducinema.com/article1655.html.
9
A lire ici : www.cahiersducinema.com/article1707.html.
10
Entretien avec A. Badiou dans le livre "Cinéma 68",
Petite Bibliothèque des Cahiers du Cinéma, parution mai
2008.
11
"[..] Premier point : le cinéma n'est pas la vie.
Deuxième point : le clivage entre la fiction et le
documentaire est un clivage de type bourgeois. Ce qui
est intéressant c'est de tenter de produire des fictions
matérialistes. Avec les pas que nous faisons vers un
matérialisme de fiction, nous avons franchi un seuil
irréversible. [..]" Jean-Pierre Gorin, Entretien avec JeanLuc Godard et Jean-Pierre Gorin, Politique Hebdo #26,
27 avril 1972.
Il est clair en lisant l'édito de Jean-Michel Frodon (censé représenter dans l'imaginaire des lecteurs, on ne sait trop
pourquoi, la face gauchiste de la rédaction en chef) du numéro de Septembre 20089 qu'il est toujours sympa de sortir son
Badiou pour fêter l'anniversaire de Mai 6810 mais que les temps sont plutôt, résolument, à un appel à collaboration avec
le gouvernement Sarkozy et ses projets.
D'autre part il faut rappeler que l'éclatement de la fiction au profit d'une fusion de celle-ci avec la forme documentaire
fut l'une des pierres angulaires du Groupe Dziga Vertov dans les années 70 (et avant lui, bien sûr, pour Dziga Vertov
lui-même dans les années 20 avec son fameux manifeste du ciné-œil en opposition avec le cinéma dit "bourgeois" de
l'époque), justement contre le pouvoir audiovisuel en place, contre le grand propriétaire de l'écran fatal (expression qui
sonne étrangement godardienne)11. Avant la prolifération des petites caméras numériques, la vidéo, détournée de son
exploitation frauduleuse véhiculant l'image des maîtres, fut l'outil pratique des cinéastes du Groupe pour mettre, sans
concession aucune, sur la table (de montage) des questions essentielles d'ordre politique et cinématographique.
Prétendre répondre à une polémique vaseuse en faisant le coup de la nouveauté révolutionnaire pour un tel dispositif en
2008, qui plus est dans le cadre de films (comme celui de Soderbergh) qui s'annoncent on ne peut plus consensuels dans
leur contenu si j'en juge par leur réception lors du festival, c'est oublier, volontairement ou pas, l'apport théorique (certes
idéologique) important de cette époque-là, faire preuve d'un net retard sur soi-même (lorsque l'on écrit aux Cahiers du
Cinéma). •
Sur les traces du documentaire…
par ADÈLE MEES-BAUMANN
Il y a dans l'affirmation qu'il n'est "qu'un seul cinéma", quelque chose qui dérange. Désagréablement.
Il y a dans l'idée, que l'on croise maintenant un peu partout, que documentaire et fiction se valent, quelque chose qui
dérange. Désagréablement.
Comme une inexactitude.
Un oubli.
Une simplification.
On sait, évidemment, que c'est une réflexion fine et poussée sur le cinéma qui mène à prendre conscience, contre
l'idée commune, que la frontière qui séparerait le cinéma documentaire et le cinéma de fiction est tout à fait incertaine,
mouvante et parfois même inexistante.
Peut-être quand même ne faut-il pas trop prendre pour ignares et peu au fait de la pensée du cinéma, ceux qui
intuitivement perçoivent une différence fondamentale entre documentaire et fiction, et en viennent même à dire "Non,
non, je ne te parle pas d'un film, mais d'un documentaire". Car il serait très difficile de soutenir que Huit femmes et Une
poste à la Courneuve ne se trouvent pas à deux opposés du spectre cinématographique, l'un faux (acteurs, mise en scène,
histoire imaginée), l'autre vrai (vrais guichetiers, vrais usagers, vraie poste et vraies histoires de vie).
Mais il est tout autant vrai que l'histoire du cinéma n'a de cesse de nous montrer, démontrer et remontrer que les plus
"vrais" des documentaires sont en fait joués, mis en scène, scénarisés, retournés, etc. Et que la réalité n'est pas forcément
moins atteinte par le truchement de la plus aboutie des fictions théâtrales que par celui d'un prétendu cinéma "direct" ou
"vérité".
Fiction ou documentaire, le cadre fonctionne ici et là autant comme cache ; le regard de celui qui réalise est tout
autant le sien uniquement ("On ne peut filmer que de l'expression de soi", dit Chris Marker), et subjectif donc, qu'il soit
le fait d'un homme ou d'une équipe ; là comme ici, la machine enregistre ce qu'un regard humain détermine ; et dans les
deux cas, réalisme et imaginaire se renvoient la balle sans jamais vraiment qu'on puisse déterminer lequel des deux joue
au plus près du "réel" - que l'on met entre guillemets, ce réel, car c'est bien par rapport à lui et son impermanence que se
constitue, depuis des milliers d'années peut-être, la réflexion croisée sur l'art et l'image, l'art de l'image, l'art dans l'image,
que cette improbable opposition documentaire-fiction ne peut ni épuiser, ni congédier, encore moins résoudre.
Pourtant…
Pourtant, remarquer ces similitudes des démarches fictionnelle et documentaire, et affirmer qu'il est toujours
uniquement question de cinéma et d'image, ne doit pas faire oublier l'antagonisme certain qui définit leurs rapports, avec
autant d'intensité ; d'autant plus qu'il semble, cet antagonisme, être inhérent à l'histoire du cinéma - puisqu'il est présent
depuis le "premier film" tourné à la sortie des usines Lumière (dont il existe trois versions, dont l'une est
vraisemblablement mise en scène1) -, jusqu'à en constituer peut-être l'épine, ou une des épines dorsales (on pense à la
programmation tenue durant quelques années au Cinématographe à Nantes, intitulée "La véritable histoire du cinéma",
et qui conjuguait fictions et documentaires en miroir et répons ; ou encore à la série de conférences de Jean-Louis
Comolli en partenariat avec la BPI intitulée "Histoire du cinéma sous influence documentaire").
———
1
Comme l'explique Jean-Louis Comolli lors d'une conférence donnée au Centre Pompidou, le 7 janvier 2008, en partenariat avec la BPI :
http://archives-sonores.bpi.fr/index.php?urlaction=doc&id_doc=2656 dans le cadre du cycle "Histoire du cinéma sous influence documentaire" :
http://archives-sonores.bpi.fr/index.php?urlaction=doc&id_doc=2646&rang=4.
Il faudrait peut-être tenter d'aller plus loin que cette affirmation, tout est fiction, tout est documentaire, et se garder de
trop rapidement donner l'un pour l'autre et l'autre pour l'un, comme on en a parfois l'impression ici ou là. Oui, il y a de la
fiction chez Wiseman, et de la documentation chez De Palma. Et heureusement, car sinon, aucune des deux démarches
ne pourrait prétendre à être prise au sérieux cinématographiquement. Pour autant, ce serait trahir la démarche de
Wiseman que de la définir comme relevant de la fiction ; de même que l'on se méprend à tenter d'accoler l'adjectif
documentaire au dernier film de De Palma.
Essayons d'aller un peu plus loin.
On se souvient de Bazin, et de son ontologie de l'image cinématographique, qu'il aborde en partant d'une réflexion sur
la photographie. On se souvient de la chambre claire de Barthes, et de ce spectrum hantant la photo du condamné à
mort.
On sait aussi qu'il est certains documentaires, parangons de ce qu'il est convenu de ne plus appeler un genre, qui n'ont
d'autre mission, et en est-il de plus nécessaire, que de rendre aux morts la place qui leur est due. C'est assez étonnant
d'ailleurs, d'aller chercher ainsi les propos mêmes de Claude Lanzmann parlant de Shoah2 pour infirmer ceux qu'il tenait
quelque temps après3 et à partir desquels nous écrivons. Lanzmann filme non pas les survivants de la Shoah, mais bien
des spectres ; il filme les morts, dit-il, et surtout pour les morts. Pensons également à Nuit et Brouillard. Dans les lieux
filmés dans Shoah, on sait qu'il y a la présence, dans la terre, des morts (souvenons-nous que c'est la rencontre d'un nom
et d'un lieu, "Treblinka" et l'entrée du village polonais, avec son panneau, qui agit comme un détonateur sur Lanzmann
dans la réalisation du film, et qui permet de faire le lien entre un lieu, ses spectres, et les images). Dans les plans
d'archive de Nuit et brouillard, et à Auschwitz filmé par Resnais, on sait qu'il y a, dans les lieux, dans les objets, la trace,
encore, des morts… spectres…
On sait enfin qu'il est un moment de la vie que la fiction joue et sur-joue, et que le documentaire jamais sans doute,
sans transgression du moins, ne pourrait, et comment dire alors, filmer, capter, représenter, raconter… ? ce moment qui
semble, dans la réalité, incompatible avec la machine cinéma, puisqu'il est par lui-même cessation de toute durée : la
mort, mais non pas bien sûr la mort comme idée, ou état, qui sans doute a été filmée - tant d'images de corps dénués de
vie hantent aussi les documentaires - non, le moment de la mort, le passage de vie à trépas, le "mourir", comment dire,
comment dire car comment filmer peut-être… Bien sûr, tout doit être compris à l'intérieur du cadre préexistant de
croyances qui lient le spectateur, son lieu de réception et son époque, au film, son lieu de production et son époque, mais
il est peut-être quelque chose d'intuitif et qui transcenderait ces différents types de contrats passés avec la fiction ou le
documentaire : dans l'un, le mort se relèvera après la fin de la prise, dans l'autre, non.
Quelle est donc cette idée de fil, ténu, invisible, impalpable et bien sûr inexistant, qui lierait l'image à son référent,
l'image à la réalité de "ce qui a été filmé" ; fil que je sens, dans tout film, et qui définirait comme une spécificité du
documentaire… Pourtant non, il n'existe pas, ce fil. L'image n'est pas la chose même, l'image n'est pas la réalité, l'image
n'est pas séparable de la narration qui la porte, du regard qui la construit, du regard qui la reçoit ; si je ne sais pas que
c'est une image documentaire ou une image de fiction, rien dans l'être même de l'image vue ne pourrait me le dire.
Et pourtant…
Il y a des désirs de réalisation, et des nécessités de réalisation qui diffèrent. Désirs et nécessités qui sûrement
imprègnent les films et y laissent leur marque.
Faisons un petit détour du côté de l'un des plus beaux titres de film qui existent.
Où gît votre sourire enfoui ? semblent demander Danièle Huillet et Jean-Marie Straub à l'acteur de la mémorable
scène du train dans Sicilia ! ; tout comme semble le demander Pedro Costa, à la vie bouillonnante qui sourd
indéniablement du grommellement de Jean-Marie Straub ; où se cache donc votre sourire de vie, Monsieur Straub….
"Wo liegt euer Lächeln begraben". Ce fut un simple graffiti sur le mur d'un cimetière, à Francfort. L'histoire est
connue, Jean-Marie Straub aime à la raconter. Chaque matin, avant de se rendre au studio où a lieu le tournage de Von
Heute auf Morgen, Huillet et Straub passent devant ce mur, et sans doute, lisent et relisent ce graffiti. Wo liegt euer
Lächeln begraben. Où gît votre sourire enfoui. Et ce sera cette phrase, sur une décision rapide4, qui ouvrira le film ;
phrase, mur, son, qui avaient accompagné les réalisateurs au long du tournage.
———
2
Claude Lanzmann, le 12 janvier 2008, lors de la conférence "Un vivant qui parle", à la Cinémathèque française.
Claude Lanzmann, discours d'ouverture du 61ème festival de Cannes, le 14 mai 2008.
Thierry Lounas raconte les circonstances du tournage de ce plan : http://audiolabo.free.fr/revue1999/content/straub4.htm. Je crois bien me souvenir que le plan ouvre le film,
et ne le clôt pas comme il l'est dit sur ce site.
3
4
Quelques années plus tard, Pedro Costa reprend cette phrase, pour en faire le titre de son documentaire de la série
"Cinéastes de notre temps", consacré au travail de remontage du film Sicilia !.
Quelle est donc cette phrase, surgie de nulle part, qui, au fil des années, aura vogué d'un film à l'autre, portant
l'histoire du tournage d'une fiction, puis celle du montage d'un documentaire, ou bien était-ce le montage d'une autre
fiction ; tissant ainsi, vie, fiction, documentaire, travail et rêve… "Wo liegt votre sourire enfoui…"
Ce que dit Pedro Costa de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet : "Jean-Marie et Danièle m'intéressaient car je voyais
là un parcours, une vie de cinéma, mais pas enfermée dans le cinéma. Penser le cinéma tous les jours et à tous les
moments, c'est un rêve d'enfance…" et ailleurs, à propos de Dans la chambre de Vanda : "… ce genre de travail que je
fais actuellement, qui consiste à ne pas séparer le cinéma d'une expérience humaine. Le cinéma et cette expérience sont
alors mieux équipés pour ne pas se laisser vaincre, par toutes sortes de morts réelles ou symboliques."5
Le cinéma n'est pas la vie.
Mais le cinéma peut être dans la vie. Et le cinéma peut venir de la matière même de la vie.
Dans le film de Pierre Beuchot, Hôtel du Parc, racontant le séjour du gouvernement de Pétain dans un hôtel de Vichy,
il y a des images d'archive, et des images de fiction. Pétain, et un acteur jouant Pétain. On passe, si je me souviens bien,
des unes aux autres, dans un montage qui les met sur un même plan. Il n'est pas question ici d'apprécier la démarche de
réalisation ni le propos du film. Mais d'affirmer un point important, une certitude absolue : ce ne sont pas des images
similaires. La machine dans un cas a réellement filmé celui qui a serré la main d'Hitler, pour dire les choses directement;
dans l'autre cas, elle n'a filmé qu'un acteur. Les images d'archives sont la marque de la présence à tel moment et tel
endroit de Pétain. Quand les autres ne le sont aucunement.
On se cogne ici à une idée qu'on a parfois tendance à oublier lorsque l'on parle de documentaire. Le mot a la même
racine que le terme document. Le "document", pour les sciences humaines, est ce qui établit un fait, prouve l'existence
de ce dont il est la marque. Un document, c'est une preuve d'existence. De réalité passée. Le documentaire, et non pas
parce qu'il peut avoir recours à l'image d'archive dans sa construction, mais bien plutôt car il est supposé filmer "la vraie
vie", garde encore en lui la présomption de rapport direct à ce qui a été filmé, et dont il témoigne de l'existence. Les
ouvrières des usines Lumière, même en chapeau, et même au troisième passage de porte, ont vécu, existé, et ont travaillé
dans ces usines. Et leurs chapeaux, si elles ne les portaient pas au travail, sont bien ceux-là qu'elles portaient en ville, en
dehors du travail, ou le dimanche à l'église. La fiction de la même scène n'attesterait que l'existence de costumes, et de
costumiers…
Mais ces circonvolutions semblent nous mener bien loin du cinéma.
Preuve. Marque. Persistance. Insistance.
Il y aurait, peut-être, une persistance, dans une certaine manière de considérer l'image de cinéma, de la vie qui a été
filmée. Et sans parler de ce qui est réel ou imaginaire, vrai ou faux, existant ou fictif, on pourrait dire que le
"documentaire" d'un film est ce qu'il reste, persiste, comme marque ou trace, de la vie telle qu'elle est hors de la fiction ;
ce qui persiste au-delà du film, au-delà de la vie, de la mort. Il y aurait, dans cette partie "documentaire" des films, une
équivalence, entre le réel et la fiction, le documentaire serait la persistance dans la fiction d'une trace de vie. Le
documentaire permettrait aussi la fiction…
Il persiste, dans les épaules de Han Sanming, un peu de la lourdeur de travail de mineur qu'il a effectivement enduré6.
La douleur du travail de mineur qui a modelé les épaules de Han Sanming-mineur est la même que celle qui a modelé les
épaules de Han Sanming-acteur. Pas de recherche de vraisemblance, de réalité ; c'est inscrit dans le corps. De même,
persiste dans le corps de Ventura sa résistance vécue à l'espace des nouveaux appartements des immeubles blancs,
quand bien même la scène avec l'agent immobilier est entièrement écrite. Et l'on pourrait continuer les exemples de ces
traces insistantes du monde tel qu'il est dans les films qui le "poétisent".
Si l'image de cinéma peut être considérée comme trace, empreinte de ce qui a été, de ce qui est, il devient évident que
documentaire et fiction ne sauraient être ramenés à un même rapport au monde.
———
5
6
Images Documentaires 61/62, 2e et 3e trimestre 2007, entretien de Pedro Costa avec Jacques Lemière.
Comme le montre un peu plus loin Sébastien Raulin dans son article "Travail de forces".
Le documentaire, comme insistance de l'être au-delà la fiction.
Il y a dans la notion de trace, peut-être une possibilité de dépasser l'aporie à laquelle je me trouvais confrontée,
refusant d'une part l'idée d'un seul cinéma et d'une équivalence entre le documentaire et la fiction, et persuadée d'autre
part que c'est bien dans la conjugaison de leurs rapports que s'écrit le cinéma. Le documentaire n'étant pas trace des
mêmes réalités que la fiction ; en disant que le documentaire tendrait vers la fiction et la fiction vers le documentaire, on
ferme l'horizon de l'un comme de l'autre ; il faudrait plutôt chercher du côté d'un alliage incertain et sans cesse
changeant… les deux composants de l'alliage ne pouvant jamais être confondus ni assimilés l'un à l'autre, mais donnant
après fusion… des films…. •
Regard(s) morbide(s)
"Ils disent qu'il y a un vide, que la figure n'est pas achevée… Il en manque un, rien qu'un seul, un
seul, encore un cierge et la figure sera achevée."
Julien Davenne (François Truffaut) dans La Chambre Verte
Photos de haut en bas, et de gauche à droite : Cloverfield, Matt Reeves, 2008 ; Diary of the Dead, George A. Romero, 2008 ; [REC], Paco Plaza,
2008 ; Redacted, Brian De Palma, 2008.
1. Diary of the Dead, Redacted, Rec, Cloverfield :
terrain (s) battu(s) - Normal et Exceptionnel au cinéma
par SIMON PELLEGRY
C
inéma-vérité, direct, subjectivité, autant de qualificatifs pour analyser cette arrivée,
subitement remise au goût du jour par la légèreté des caméras actuelles, de films au goût
d'un naturalisme artificiel.
Diary of the Dead, Redacted, Cloverfield, Rec, quatre films sortis à l'aune d'une même
année, ont tous joué de cette capacité à remettre le débat sur le "cinéma direct" au centre
de l'intérêt cinématographique. Peut-on considérer ce regard comme nouveau, le qualifier
de novateur ? Certainement pas, la question d'un point de vue purement subjectif n'est pas
de toute fraîcheur. Tout ceci concerne un autre questionnement, une série d'interrogations
qui ne trouve pas sa place ici.
Cependant, on peut tenter de saisir la particularité, la vision toute propre de ces films à
donner une représentation cinématographique d'un concept et idée historique particulier.
Un outil méthodologique - qui nous vient de l'histoire - peut aider à comprendre et
analyser ces films, mais aussi toute cette vague (qu'il nous reste encore à qualifier) se
targuant d'un regard naturaliste via le biais de "fausses-caméras" amateurs :
l'omniprésence au sein de ces films du concept de l'"exceptionnel normal", dont on trouve
la meilleure explication dans Le Débat de décembre 1981 par Carlo Ginzburg et Carlo
Poni. Il s'agit de saisir en quoi un "document vraiment exceptionnel (c'est-à-dire
statistiquement infréquent) peut être beaucoup plus révélateur que mille documents
stéréotypés"1.
En se méfiant toutefois de l'analogie et des dérives qui peuvent en découler, avoir cet
outil historique en tête lorsque nous regardons ces films peut nous permettre de mieux
comprendre leur enjeu. Chacun de ces quatre films tourne autour de l'idée qu'un
événement exceptionnel, une situation impossible, anormale (pêle-mêle : la résurrection
des morts ; un viol et meurtre terriblement brutal et violent ; l'invasion d'un monstre
terrifiant ; l'exposition à une maladie virale réveillant les morts) vient bouleverser un
quotidien et en illustrer sa nature même.
Ainsi dans Cloverfield, nous sommes dès l'entame du film face à un quotidien, à ce que
cette bande d'amis considère comme "normal". Il s'agit d'une scène privée d'un jeune
couple, moment privilégié, matinée comme une autre, ce que le sens commun appelle
souvent une "scène volée". Puis ce quotidien va connaître une première surprise, la fête
donnée pour le départ du personnage principal. Première occurrence d'un événement
exceptionnel, en ce qu'il n'est pas attendu par le héros et revêt une distinction toute
particulière pour celui-ci.
C'est-à-dire qu'il n'existe, pour l'instant qu'un niveau de l'exceptionnel (la fête) au sein
du "normal" (la préparation du départ) dans l'organisation de ce soi-disant réel.
C'est sur le second niveau d'exceptionnel que joue en grande partie le film, lors de
l’attaque d’un monstre invisible, dépeint par petites touches. Insufflant alors dans cette
normalité artificielle - ou plutôt, recomposée disons fictive - l'événement qui balaie le
quotidien, fait sauter à la fois ce premier niveau d'exceptionnel et l'apparente linéarité du
"normal".
———
1
Ginzburg C. et Poni C., "La micro-histoire" in Le Débat, n°17, décembre 1981, pp. 133-136, (texte présenté au colloque sur
"Les Annales et l'historiographie italienne ", Rome, janvier 1979).
Même schéma chez Diary of the Dead et Redacted qui proposent, quant à eux, une
bien plus importante réflexion sur l’utilisation même du dispositif fictif (l’idée du
témoignage par la caméra amateur et la vision qu’en donnent tous les modes
d’enregistrements contemporains : vidéosurveillance, moniteur de contrôle, téléphones
mobiles, etc...).
Mais cette myriade de points de vue qui amène à considérer ces événements comme
des niveaux d'exceptionnels distincts, aboutit dans les deux films à servir un discours
assez pessimiste. En effet, cet assemblage de points de vue, de regards (vidéos) sur le
monde, sur l'événement, n'amène qu'une seule et unique chose : la confusion. Il ne s'agit
plus de détenir ou de contrôler l'information - ce que montrent habilement les deux films;
mais tout simplement de la diffuser.
Confusion, trouble, finalement, c'est l'impossibilité d'établir une compréhension neuve,
un savoir établi ; réaffirmant ce que l'on volera à Nietzsche (qui déjà empruntait à
Lessing) dans la Naissance de la tragédie2, où le savoir ne peut être que la recherche de
la vérité et non pas celle-ci en tant que telle.
Ces films illustrent d'une façon éclatante le vieux rapport ambigu des images à la
vérité, en ce qu'elles sont toujours un reflet incertain du réel. A ce titre, Diary of the
Dead prouve, à nouveau, que la captation par l'image est toujours circonstanciée.
A partir d'un cadre particulier d'où l'on visionne la scène ; à partir même du moment où
le choix du, ou d'un, cadre est effectué, l'éloignement au réel se fait alors. Redacted aura
même tendance à l'assener, le choix du cadre, le choix du montage, c'est poser un postulat
par rapport à ce que l'on filme et l'affirmer comme tel.
Ici, l'événement est un objet que l'on ne peut plus appréhender normalement en raison
des images, brouillant toute compréhension de celui-ci ; en atteste la réutilisation des
images de reportage du début de Diary of the Dead qui deviendront une propagande
policière par la suite en raison d'un montage des images différent.
En opérant de fait, au sein de son propre film, la distinction, le choix qui se présente
face aux images qui nous sont dévoilées, Romero rappelle la trahison du réel face à
l'image : on en apprend toujours beaucoup plus sur celui qui est derrière la caméra que
sur ce qu'il filme.
Autant la réflexion, ou tout au moins la prise de distance est possible chez Romero,
autant celle-ci se fait moins évidente chez De Palma, et, complètement absente des deux
derniers. Car c'est à l'événement qu'on réaffirme toute sa valeur (et c'était déjà toute
l'entreprise et l'ambition du dernier Mission Impossible - produit et réalisé par Abrams)
dans Cloverfield et Rec, où il est plus question de "pouvoir" filmer via le biais de la
caméra-amateur que de "savoir filmer". Monstre d'un côté, créatures morbides de l'autre.
Cette même caméra-amateur devient alors l'objet morbide par excellence, enregistrant
l'événement exceptionnel jusqu'à son ultime souffle, comme elle le faisait du quotidien.
La cause de l'enregistrement, de la captation des images n'étant plus seulement cet
événement, la réalité, mais bien l'instrument qui enregistre ce dernier, l'image. Parlons
d'un serpent… qui s'était, un beau jour, mordu la queue… •
———
2
Nietzsche F., La naissance de la tragédie, Paris, Gallimard, 1949.
2. La mort en cette image…
par Lorin LOUIS
T
out débute par une momie qui se détache du noir de la nuit. Mais son rythme ne convient pas. Il tranche la scène,
lui retire ce qu'on attend d'elle, contrarie la signification qu'elle veut délivrer. La momie est bien à sa place, mais seule sa
composition, la façon dont elle habite la séquence est problématique. Le scénographe arrête la scène, invoquant cette
contrariété indue d'une image qui ne correspond pas à ce qu'il en attend. La mise en scène ne va pas dans le bon sens et
c'est la vélocité de ce corps mort, de ce transi capturé par l'objectif qui frappe l'esprit. Tout est à refaire ; la fiction est à
réécrire. L'image doit se réapproprier ce qu'elle a transgressé, ce qu'elle a trahi en induisant la rapidité des corps morts.
Non, les morts ne se meuvent pas rapidement. Car cette image les fige, les fixe sur sa cellulose, ne les délivrant de leur
nature rigide que pour en disséquer le contenu, que pour en neutraliser la portée tragique. L'image des morts impose la
lenteur. Les morts n'imposent plus rien.
Cette momie qui inaugure le dernier opus de Romero peut bien trouver son sens dans le rapport analogique qu'elle
tisse avec le cinématographe. Quoi de plus naturel de convenir à une telle référence étant donné que cette momie est le
protagoniste d'un film d'horreur réalisé par une petite troupe d'étudiants en cinéma. Un film dans le film, qui annonce
une mise en abîme plus
importante encore, plus opaque
et entière. Alors il s'agirait du
complexe de la momie de Bazin,
l'embaumement de ce que
l'objectif enferme sur le support
et couche en une écriture
irréversible et péremptoire. Une
mortification toute dirigée vers la
vie, vers sa conservation d'une
temporalité ravageuse, sans
considération pour ce qu'elle
fauche dans son élan. Mais la
momie, c'est aussi l'icône. Une
dénotation de la mort, sa mise en
image, tel l'ornement des
sépultures qui met en forme ce
qu'elle est censée dissimuler. Ce
régime de l'image ne va pas dans
le sens précis de la conservation.
Elle ne préserve rien mais alourdit la figure de ce qu'elle représente d'une lourde charge symbolique, d'une myriade de
micro-significations qui, à l'unisson, adresse un message sémiologique précis et affiné. Romero, dans sa dernière
réalisation Diary of the Dead, trouve une thématique qui nous offre une parfaite illustration de cette volition à capter, à
fixer sur la bande numérique ce qui échappe à toute perception. Cette lutte pour capturer une mort évanescente, la
donner à voir en même temps que la voir en soi, nous indique la problématique d'une saisie imagière de ce qui se dérobe
au regard, de ce qui s'efface sous le ciseau ou la plume, de ce qui défie l'objectivité mécanique de la caméra-témoin.
Voir la mort
L'usage de technologies numériques, couplé à un soubassement amateur de cette utilisation, sont autant d'étais à l'idée
d'une capture de la mort dans sa naturalité. De son image iconographique, cette momie qui ne sait pas ne pas aller
lentement, on passe à son traitement réel, concret, imprimé dans ce ground zero de la première nuit. La scène première
sera d'ailleurs appelée à se réitérer, selon la modalité de cette authentique image d'un corps lessivé de toute vie, à la
poursuite d'une vie bel et bien vivante. Le souci documentaire de Jason est alors ambigu : rendre les efforts de résistance
d'un groupuscule appelé à s'amenuiser au fur et à mesure qu'ils s'insinuent dans les méandres de cette nuit originelle ou
témoigner de cette improbable éruption, de cette fracture dans laquelle les morts traversent le champ, de ce fantasme de
confiner dans la mémoire du magasin la mort qui passe en ce lieu. L'entreprise du cinéaste en herbe répond-elle à une
impulsion de cadrer la mort elle-même, de filmer cet instant mortel où se confondent les attributs de chacun, où
s'amalgament vie et mort ? Il y a cependant un interdit jeté sur cette instantanéité, une dimension "inénarrable" chère à
Jankélévitch. Une impossibilité des mots implique-t-elle une impossibilité des images ? Sans le secours de ces dernières,
la mort n'est plus ce qu'elle est, elle nous reste inconnue, reléguée aux zones sombres de notre étendue cognitive. La
mort, éjectée de toute expérience, rejoint les frontières de la connaissance et trouve sa seule intelligence dans l'adage
épicurien d'une mort qui nous évite autant que nous pouvons l'éviter. Mais Jason persiste à filmer, continue de soutenir
le flot de la narration, aménageant à souhait les événements selon la direction qu'il désire leur faire prendre. Il construit
une image de la mort, sous couvert de promotion et de témoignages pragmatiques, qu'il jauge par la mesure des
connections internet, mais finalement seul compte ce qui est filmé, ce qui contribue à la création d'une figure de la mort
en ces temps où les espaces respectifs éclatent, où la frontière entre ce qui est et ce qui n'est plus s'amenuise, où les
morts visitent, touchent, adressent leurs corps putrescents à la face des vivants. Y compris si cela nécessite une mise en
scène qui pondère l'intentionnalité documentaire, en retournant une scène incomplète ou en obligeant les protagonistes à
repasser une porte pour obtenir un contre-champ. Y compris si le cut final semble s'orienter vers tout autre chose qu'un
souci de vérité, préférant la mise en condition dramatique que le témoignage brut. Image at work : le procès de l'image
enclenché, reste à voir si l'assimilation iconographique de ces images concorde avec la tradition dont il semble se
revendiquer. Reste à voir si l'image de la mort de Jason est bien celle qu'elle paraît être.
De la momie aux morts-vivants, l'icône imprègne le champ visuel de l'image romerienne. En ceci, elle communique
avec toute une tradition de transcription imagée de la mort et se comprend dès lors comme un prolongement, une
modernité de l'iconographie coutumière. Mais cette image en dit-elle plus que ce qu'ont pu en dire ses inspirateurs ?
Quel partage entre les représentations morbides et romantiques du XIVe, les photographies nécrologiques – ces
remember pictures du siècle dernier - et ce simulacre de documentaire ? Le fantasme d'une pornographie de la mort,
d'une vision crue, active, processive et surtout de sa capture, de sa claustration dans un média qui en permettrait non
seulement la retenue, mais aussi la commande, le rewind et forward que l'on retrouve dans [REC] (Plaza/Balaguero,
2008), autre réflexion sur l'immédiateté de l'imagerie nécrologique.
Voir, revoir et faire voir la mort correspond au mouvement essentiel qui traverse toutes les formes de représentation
de la mort dans la tradition iconographique. Des primitifs des Artes Moriendi où la mort apparaît à l'orée du trépas,
toujours imbue de justes leçons à enseigner aux vivants, au transi langoureux et vivement érotique de Hans Grien ou de
Deutsch, signalétique de la rupture épistémologique, soulignée en son temps par Bataille, où Thanatos et Eros dansent
désormais d'un même pas macabre, les images sont au cœur du processus d'apprivoisement de la mort. Que celles-ci
s'incluent dans un ordre culturel, général ou simplement dans le travail personnel de deuil, comme le cas des
photographies post-mortem, très courantes dans les pays anglo-saxons à la fin du XIXe, il n'en demeure pas moins
qu'elles ont pour dénominateur commun d'offrir une possession de la mort à travers cette figure figée sur la gravure ou
sur le papier glacé. Ephémère satisfaction, puisqu'au final elles n'offrent qu'un succédané de mort, qu'une procuration,
l'instant fixé n'est que celui d'un corps froid et sans vie. La mort s'échappe toujours du cadre. Mais seule leur présence
compte et les images revêtent aussitôt une aura qui leur confère une illusoire impression de clôture. Les photographies
post-mortem sont en ceci très éloquentes : on peut les compulser quand le désir s'en fait ressentir, se rappeler que l'on est
mortel, qu'à tout instant notre être-là se positionne face à sa propre finitude. A la prise mécanique du réel s'allie la
consultation mécanisée, quotidienne, banale de ces clichés. Pensez-y bien : en ce sens, Diary of the Dead ressemble par
son naturalisme à ces mises en scène mortifères, à ces rappels incessants au travers de l'image elle-même. Le cri est le
même qui traverse toute la variété de ces représentations, peu importe le régime ou le support auquel chacune se
rattache. Quotidie morior ; je meurs chaque jour, ma chair est d'une condition mortelle et c'est par cette présence à la
mort que prend corps le contexte sémiologique de ces images.
Le deuil de l'image
Mais cette réappropriation de la mort, cette volonté souveraine de s'y familiariser repose sur une confusion que seule
la reproduction mécanique du réel a permis de mettre en relief. L'introduction de cette technique photographique,
trahissant la mesure réaliste de cette mort "iconophile" (Ariès), a précisé l'impossibilité de saisir la mort dans son
essence, de passer d'une mort adjective (ce corps-ci, froid, rigide, dont toute vie a été évacuée) à une mort plus
synthétique, plus substantive. L'image de la mort ne renvoie pas à celle-ci, mais à un autre, à cette identité perdue, inerte,
qui reste figée dans la mise en scène organisée par le photographe. Et cette scénographie précise, calculée contribue
d'autant plus à ce dévoilement qu'elle reproduit, par le mimétisme de l'arrangement scénique, les attributs de la vie. Les
défunts sont parés de leur plus belle toilette, apprêtés avec un grand soin, coiffés, maquillés, mis en condition comme si
leur image pouvait reproduire cette vie qui s'absente du cadre. On maintenait d'ailleurs souvent les yeux ouverts des
enfants fraîchement décédés, comme pour mieux insister sur leur persistance à survivre à la mort à travers la force
résurrective de l'image. Finalement, on en revient à Bazin et son image-momie : plus que du temps, c'est dans l'illusoire
prétention de préserver de la mort elle-même qu'on enveloppe ces trépassés dans le cadre d'une image qui les maintient
artificiellement en vie.
Une image reste une image. Même celle de la mort. Un miroir dans lequel se reflète l'univers façonné par l'homme,
par ses rapports matériels et par son activité inhérente. Diary nous l'enseigne : plus que des images de la mort, ce sont
des images de vie qui nous atteignent, des images où l'homme lutte, se débat, entreprend de défendre la moindre parcelle
de son intégrité. Même dans l'image de la mort, même dans sa captation live, sous toutes les coutures numériques, à la
lumière électrique et pixélisée des écrans de contrôle, la vie s'insinue, reprend ses droits, façonne à son image ces corps
morts qui résonnent comme un affront à son emprise. La mort elle-même s'absente du cadre : les défunts sont animés
d'une énergie vitale, grotesque simulation d'une vie qui a depuis longtemps quitté ces corps, mais ils continuent à se
mouvoir, à grogner, à avoir faim. Le paralogisme horrifique d'une mort qui continue à vivre, qui phagocyte la vie aux
travers des chairs et du sang dont elle se nourrit met le doigt sur le travail de deuil d'une image désormais condamnée à
rendre la mort à la vie. Une image résignée à ne pouvoir montrer la mort que sous les apparats de la vie et des schèmes
de représentations qui en découlent. Dès lors, l'image de la mort devient une image. Elle quitte le fantasme d'une capture
réelle pour se réapproprier sa valeur relative, symbolique. Elle prend conscience d'elle-même et s'éveille à ses limites. Et
en impose certaines, comme la raideur cadavérique qui empêche les morts de se mouvoir rapidement. L'image impose
alors un partage entre vie et mort, compose un cadre logique où chacune apparaît, mais contenue et bornée par l'autre.
Les cadavres marchent, soit. Mais lentement.
C'est ce deuil de l'image que nous offre Romero en rejouant la scène d'ouverture, en réintroduisant la macabre
poursuite que le réalisateur en herbe s'empresse de coucher sur la bande magnétique. Puisque finalement la scène
correspond à ce qu'il s'est initialement imaginé. Deuil d'une quête mais image retrouvée : la scène filmée permet une
réconciliation avec ce qui a été préalablement transgressé, avec le cadre brisé par la vélocité du corps mort. L'image est
entendue pour ce qu'elle est : la construction d'un esprit, collectif ou individuel, portant en elle tout ce que la vie contient
de tragique. Cette insistance à rendre adéquate une situation à l'image qu'elle dénote, cette volonté de mettre les morts au
pas lent sont autant d'efforts dispensés à construire une image de la mort qui assume la part de vie qui l'habite. On finit
par percevoir la mort telle qu'on veut la voir, telle que nous pouvons nous l'imaginer, l'ordonner en image. Et les morts
marchent lentement, se déplacent selon la langueur que leur imposent leurs articulations sclérosées et nécrosées, selon la
logique de l'image d'une mort qui ne vit que dans ses frontières. Et à Jason de saisir ce qui se passe, de filmer le réel de
l'image, de sortir de la scénographie pour rejouer la scène mais selon la variation de la vérité de l'image. Son aspiration
de documentariste et son projet de "death of the death", de la mort de l'image mortifère, de son deuil accompli trouvent
tous deux une satisfaction en cette momie qui déambule dans les ténèbres de la première nuit. Une momie qui, enfin,
marche lentement… •
———
Consultez l'iconographie de cet article en page suivante.
L'art de bien mourir, anonyme, 1492, source gallica, BNF
Memento Mori, photo post-mortem, anonyme, fin XIXème
Niklaus Manuel Deutsch, La Jeune Fille et la Mort, 1517, Musée des Beaux-Arts, Bâle
3. Ce que la guerre du Golfe ne montrait pas…
par SIMON PELLEGRY
Au début était une caméra, puis elle enregistra, puis
elle se fit légère, puis elle se transporta, puis elle se fit
voyante.
Voyante, une caméra ?
Au moment de la guerre du Golfe, oui, les caméras se
firent trop voyantes. Jamais on ne connut une telle mise à
distance des images caractérisée en premier lieu par
l'absence totale d'images de combats. Ne nous restent que
quelques bribes d'images, très abstraites, de vues
aériennes servant un seul et unique dessein, affirmer la
puissance de l'état-major américain.
Lors de la seconde guerre du Golfe, si proche de nous,
le contrôle des images fut absolu. Verrouillage total.
Pourtant, première contradiction, nous étions plongés
dans le concept du "direct-live" à savoir des images
tournées en direct, "au coeur de l'événement".
L'avalanche d'images que propose cette notion
particulière est en réalité trompeuse, car supposant
l'immédiateté du réel.
Une immédiateté que recherchent aussi, d'une certaine
façon, les films dont nous avons parlé précédemment et
qui tous, à leur façon, cherchent à donner un rapport
immédiat au réel là où, en réalité, nous en sommes
éloignés par l'image même. Au sein de cette relation se
joue une véritable problématique, celle du regard, et,
surtout celle de la question du regard. Que sommes-nous
en train de regarder ? Regardons-nous ce qu'il faut ?
Voyons-nous ce qu'il faut voir ? Comme il faudrait le
voir?
L'idée partage et traverse les quatre films : "il faut
filmer", "il faut tout capturer", "as-tu pu filmer tout ça",
"si tu n'as pas filmé, ça ne compte pas". Autant d'extraits
de dialogues qui peuvent appartenir à Cloverfield comme
à Redacted, à Rec comme à Diary of the Dead. En toute
logique, la réalité s'inscrit là où ces films interrogent,
s'interrogent sur le regard, c'est pourquoi il nous faut,
nous, nous interroger sur la construction de celui-ci.
Comment sont construites et quels discours portent toutes
ces images ?
Un peu comme si, là où l'on ne voyait que
champignons et champs rasés, démolis au-delà de ces
images des ravages des bombes atomiques à Hiroshima et
Nagasaki nous essayions de trouver les images des
déflagrations et des victimes. L'horreur, la terreur et la
surprise que finissent par nous montrer ces images, ne
peuvent - et ne doivent - en aucun cas nous détourner de
ce qui les différencie et de ce qui fait que les unes
existent, alors que les autres...
Redacted, Cloverfield et Diary of the Dead sont des
films américains, Rec est espagnol mais connaît une
adaptation américaine quasi-semblable (Quarantine).
Tous sont nés à l'auge de ce choc médiatique que fut la
publication des images de la prison d'Abou Ghraib1,
dévoilant tortures et sévices infligés à des prisonniers.
Révélant alors subitement le hors-champ d'une guerre qui
avait cherché à aseptiser et verrouiller tout contenu qui
aurait montré son vrai visage.
Sur les quatre films, seul Redacted parle ouvertement,
et directement de guerre, et se situe d'ailleurs pendant
cette seconde guerre du Golfe, mais les trois autres
proposent chacun à leur tour une image de l'armée, des
forces de l'ordre déroutées, voire mises à mal et
désorientées. Comme si les attentats terroristes du 11
septembre sur la ville de New York avait rappelé l'aspect
humain de ces conflits, le désordre et le chaos que ne
montrent plus les "guerres propres".
L'afflux des vidéos amateurs et l'utilisation des caméras
pour enregistrer des images de façon légère et très
démocratique portent ces films, nous faisant alors parler
d'une sorte de "vidéoïsation" des masses. Rappelonsnous, sans ironie, que la Première Guerre mondiale avait
déjà été l'occasion d'un tournant capital qui était celui de
la propagande d'État à grande échelle.
Parler de la Première Guerre mondiale n'est pas
innocent, l'un de nos films, Cloverfield, partage avec
celle-ci un lien tout particulier par le biais de l'affichage
et de la veine propagandiste. Ce que nous avons omis de
révéler avant ce moment particulier, c'est la parenté qui
existe entre l'affiche principale du film Cloverfield, et une
affiche américaine de propagande datant de la Première
Guerre mondiale, "That liberty shall not perish" de
Joseph Pennell (cf ci-après). Affiche de propagande
cherchant à pousser l'arrière américain à financer l'effort
de guerre en achetant des "liberty bonds", sortes
d'emprunts de l'État que le citoyen américain pouvait
ensuite récupérer avec quelques intérêts parfois.
———
1
www.historycommons.org/timeline.jsp?timeline=torture,_rendition,_and_other_ab
uses_against_captives_in_iraq,_afghanistan,_and_elsewhere&hr_us_bases_and_int
errogation_centers=hr_abuGhraib
ainsi que www.antiwar.com/news/?articleid=2444.
Symbole simple et efficace de cette propagande d'État à grande échelle, cette affiche joue sur plusieurs tableaux.
Celui de présenter l'attaque in medias res, projeté dans une action qui nous dépasse, le découpage du cadre entre la
droite et la gauche renforçant l'impression d'impuissance. Cette affiche se permet également de jouer sur le terrain
symbolique, en s'attaquant au mythe de la liberté, tel que représenté par la Statue de la Liberté, tout cela, vers la fin
1917, dans un contexte d'immobilisme américain, particulièrement à New York.
Similitudes sans équivoque pour les deux affiches, au premier plan, celles-ci partagent le même symbole, une statue
de la liberté décapitée et victime d'une attaque qui a eu lieu, visiblement, à l'arrière-plan de l'affiche : se profile sur la
droite du cadre, l'île de Manhattan éventrée, calcinée, en proie aux flammes. Dans la partie supérieure, le ciel sombre et
menaçant ne fait que renvoyer aux buildings qui continuent de brûler tandis que s'écroulent les immeubles.
Si l'affiche de Cloverfield ne comprend pas ce même engouement orangé pour la guerre, sous-marins, avions de
chasse, et chars, c'est bien parce que le mythe de destruction de la liberté n'est plus la guerre, comme en 1918, mais bien
celui du monstre, tapi, qui fait tomber les tours et buildings de l'intérieur. On observe toutefois des hélicoptères dans le
ciel ombragé de l'affiche du film. À environ un siècle d'écart (compter une décennie près), l'affiche de film nous cache
ce que l'affiche de propagande nous montrait. Le danger n'est plus l'extérieur, la menace ne viendra pas subitement de
chez "eux", mais de chez "nous", le danger est à l'intérieur. Si on voit bien qui a massacré la ville à travers "That liberty
shall not perish", on n'a plus idée de qui fait quoi ou de qui a fait quoi dans Cloverfield.
Pourtant, autant l'une que l'autre nous parlent bien du même "mythe mobilisateur" dont Georges Sorel a défini
l'existence, ces "mythes"2 qui peuvent entraîner des individus dans des actions collectives. A ce sujet, il faut rappeler
que le titre de l'affiche de Pennell fait directement référence au discours, le Gettysburg Address3, du président américain
Lincoln en 1863 en pleine guerre civile.
Même discours mobilisateur pour un même mythe, celui d'une destruction ("perish" ne veut pas dire autre chose)
possible, voire imminente. Cloverfield, en tant que film, contribue à remettre du mythe dans le politique américain ; cela,
par l'entremise de son monstre, gigantesque créature lovecraftienne en ce que l'on ne la comprend jamais dans sa
globalité mais toujours par petites touches, petits aspects de-ci de-là de son être.
Toute la force de la propagande et de son message est comprise ici, c'est l'idée qu'on s'intéresse toujours au
"comment" et au "quoi" sans oublier le "quand" mais en simplifiant au maximum le "pourquoi" voire en le supprimant
(on ne saura jamais pourquoi le monstre attaque ni ce qu'il est réellement). En bientôt un siècle, la propagande d'État à
grande échelle s'est transformée, la "vidéoïsation" à grande échelle l'a supplantée sur son propre terrain (Redacted en est
l'exemple le plus brillant) ; et si Cloverfield nous montre qu'il est toujours possible de réconcilier les deux avec son
monstre, Diary of the Dead nous rappelle, avec les siens, la dangerosité des images ne serait-ce qu'en leur caractère
mortifère. •
———
2
3
Sorel G., Réflexions sur la violence, Paris, Marcel Rivière et Cie, 1972 (1ere ed. : 1908).
Pour plus d'informations sur le document et où le consulter : http://memory.loc.gov/ammem/alhtml/malhome.html.
Le Russe est-il un conservateur naturel ?
par ARTHUR MÔLARD
A
l'occasion de la sortie en DVD du dernier film d'Alexandre Sokourov, Alexandra, retour sur une œuvre qu'on ne
peut célébrer sans faire affront à ce qu'elle occulte.
Si l'on voulait résumer un peu sommairement le processus à l'œuvre dans chaque film, on pourrait dire qu'on y trouve
toujours grosso modo deux poussées constitutives, deux mobiles dominants : un mouvement de conservation –
conservation du monde dans le film (mouvement du dehors au dedans) – et un mouvement d'abandon, d'extériorisation –
de l'intériorité de l'artiste au dehors du film (mouvement du dedans au dehors). Un double risque apparaît, dès lors que
la balance se met à pencher d'un côté plus que de l'autre : risque de fossilisation dans le premier cas - chercher à
conserver sans rien abandonner de soi-même, c'est faire travail d'archiviste et pas de cinéaste ; risque de gratuité et
d'instrumentalisation du filmé dans le second - si on ne prête aucune attention à la terre dont on fait le champ, à qui l'on
impose l'arbitraire du tracé, si on ne lui accorde pas la dignité d'une fin en soi, on court le risque de n'y faire pousser que
de l'idéologie.
Le cinéaste russe Alexandre Sokourov n'a jamais caché son conservatisme, il en a même fait un postulat artistique :
héritier d'une conception classique de l'art comme voie d'accès au divin, celui qui fut l'élève de Tarkovski affirme
volontiers vouloir mettre dans son cinéma ce qui, à ses yeux, a déserté la peinture du XXIe siècle (les portraits figuratifs,
par exemple). Ce parti pris singulier l'a amené maintes fois, au cours de sa carrière, à endosser le costume du pionnier, à
défricher des sentiers inconnus conduisant parfois à des impasses magnifiques (la disparition de la perspective dans
Mère & fils). C'est ce même parti pris qui l'a conduit, film après film, à produire une œuvre singulière et inédite, se
démarquant autant de la peinture que du cinéma qui l'a précédée. C'est peut-être encore ce parti pris qui, dans son
dernier film, Alexandra, lui a insufflé l'audace de croire qu'il pouvait emprunter au cinéma son ancrage dans le présent,
sa faculté à parler du monde d'aujourd'hui, en omettant de lui payer son dû en retour : la responsabilité du cinéaste
devant ceux qui lui prêtent leur image, leur histoire, leur cause, sa responsabilité vis-à-vis de la matière qu'il ne recrée
pas de ses mains, comme le peintre, mais qu'il ne fait jamais qu'emprunter.
*
Quoiqu'il soit difficile de quantifier exactement le degré de conservation et d'extériorisation présents au sein d'un film,
force est de constater que les deux poussées constitutives du cinématographe ont toujours eu part égale dans l'œuvre de
Sokourov ; ou en tout cas, que l'une ne s'est jamais imposée au détriment de l'autre. Et si tout regret du passé est aussi a
fortiori un regret du futur, le cinéaste a tenu la gageure, par son inventivité formelle, de rendre le sentiment élégiaque de
son cinéma indissociable d'un intérêt profond et fécond pour l'avenir - on pardonne tout aux artistes réactionnaires
pourvu que leur art soit, lui, bel et bien rénovateur.
Ainsi, dans Le Soleil, le choix de filmer en numérique épousait idéalement le sujet du film : la confrontation entre les
soldats américains et l'empereur Hirohito après la capitulation des Japonais à l'issue de la Seconde Guerre mondiale. En
lieu et place du choc des civilisations attendu, c'est l'effleurement de deux civilisations que Sokourov filmait avec une
infinie délicatesse. Le support numérique, sans changer la modalité du regard, agissait discrètement sur la pelure du
regardé, ouatait l'image d'un halo d'indétermination quant à sa teneur exacte ; abandon délibéré, peut-être, de la sacralité
dont on investit parfois l'argentique, comme Hirohito abandonnait les habits trop amples du demi-dieu.
Au sein du même film, le réflexe conservateur du verrouillage ménageait donc un angle d'ouverture à l'inconnu, à la
terra incognita des nouveaux mondes. Le même paradoxe apparent travaillait déjà L'Arche russe, où le support
numérique était une condition de possibilité du projet : Sokourov avait choisi de tourner son film en apprenant que la
nouvelle caméra de Sony pouvait filmer pendant plus d'une heure et demie en continu. Le concept du projet en luimême, cependant, aurait pu surgir de l'esprit d'un conservateur de musée : cette balade en vue subjective et sans
interruption dans les couloirs du musée de l'Ermitage témoignait déjà d'un net penchant du côté de la conservation pure,
de la "trace filmée", culminant dans le fantasme du cinéma comme une arche de Noé des arts, à l'abri du temps. Le
mouvement d'extériorisation, quant à lui, écopait de la portion congrue, réduit à exprimer l'angoisse du déluge. L'écueil
du film éducatif, de la "visite interactive", n'était pas loin.
Oui, L'Arche Russe, aurait dû nous mettre la puce à l'oreille. Son audace, son ampleur, sa beauté, sa valeur d'hapax,
enfin, tout cela contribua peut-être à nous masquer ce déséquilibre, à nous dissimuler le germe insidieux dont Alexandra
révèle aujourd'hui le funeste épanouissement.
*
Dès lors qu'on cherche à conserver quelque chose, dit-on, c'est toujours le signe que cette chose a déjà disparu. A la
quête effrénée du "retenir" se mêle toujours plus ou moins la conscience taraudante de l'inéluctable, du désastre à venir ;
aussi la position du conservateur ressemble-t-elle toujours plus ou moins à un écartèlement, aussi le conservateur est-il
une pleureuse en puissance. Ce qu'il y a d'art chez lui ne tient que dans son aptitude à épaissir ses larmes pour leur
donner une valeur propre, pour les faire exister par elles-mêmes et non plus relativement à leur objet. S'il y parvient, ses
larmes se font œuvre : élégie, oraison funèbre, lamento… S'il échoue, si le miracle de cette transsubstantiation n'a pas
lieu, alors son sang se transformera en eau de boudin, et on ne trouvera à la place de l'œuvre attendue qu'un
épanchement ordinaire, une pleurnicherie comme on en essuie parfois au café du commerce. Naturellement, il y aura
toujours des pleureuses plus adroites que les autres, qui déploieront toute leur adresse et leur ruse pour maquiller
l'imposture, parfois même avec la plus grande sincérité. Aussi, pour séparer le bon grain de l'ivraie, pour discerner la
vessie sous la lanterne, on exigera du spectateur toute l'acuité d'un regard, une vigilance redoublée et aussi, sans doute,
une bonne dose d'intransigeance.
Ce qui nous avait poussé hier à applaudir Sokourov est précisément ce qui, aujourd'hui, doit nous conduire à
désapprouver son dernier film. Ce que nous reprochons au cinéaste dans Alexandra, c'est d'avoir usé de l'efficacité rôdée
de son art pour vendre au monde entier une position indéfendable et à peine assumée quoique constamment sousentendue, une position on ne peut plus conservatrice puisqu'elle prône précisément le maintien des positions. Ce que
nous reprochons à Sokourov, c'est d'avoir transposé dans la sphère du politique un conservatisme naturel inoffensif tant
qu'il se bornait à la sphère du culturel ; c'est d'avoir fait d'une poussée régénératrice une force d'immobilisme,
sclérosante dans le contexte de la Russie actuelle, irresponsable et meurtrière appliquée à la question du conflit russotchétchène ; c'est d'avoir transformé, en le changeant de milieu et de température, un bain revivifiant en bourbier
nauséabond. Ce dont nous accusons Sokourov, c'est d'avoir couvert avec le même vernis d'élégiaque les choses qui nous
manquent et celles dont il est grand temps de se débarrasser.
*
On a glosé à loisir sur la faculté du cinéma à traiter les génocides en creux, sans rien en montrer, par métonymie,
ellipse, suggestion, déléguant l'horreur au hors-champ. Il faudrait aussi attaquer le versant opposé de la colline, la
manière dont le cinéma, par ses moyens propres, réussit à occulter certains génocides, à les enrober d'un flou d'art
vaporeux et commode ; la facilité avec laquelle il transforme l'inadmissible en invisible ; considérer la surface d'un film
comme le tapis sous lequel la femme de ménage pressée dissimule la poussière.
La suggestion semble devenue chez beaucoup de cinéastes très sérieux, une seconde nature. A force de taxer
d'obscènes toutes les images qui osent se frotter à montrer l'horreur, on en est venu à admettre que la fiction, sitôt qu'il
s'agit de parler des génocides, perd sa valeur référentielle. Le débat autour du travelling de Kapo est devenu pour
beaucoup une convention, un fait admis, au point qu'il donne parfois lieu à des mises en application très scolaires –
récemment dans La question humaine, un écran noir avec une voix-off pour évoquer les camps de concentration.
Personne ne remet en cause ce lieu commun, beaucoup au contraire, l'entretiennent avec complaisance, puisqu'il leur
permet, ni vu ni connu, par une simple pirouette rhétorique, de faire passer leur frilosité pour de la pudeur.
Il est un autre principe du cinéma qu'il faudrait rappeler à tous les cinéastes de la suggestion : tout ce qu'on ne voit pas
dans un film n'a potentiellement pas lieu. Tout ce qui est relégué dans le hors-champ, laissé au bon soin de l'imagination
du spectateur, n'a d'existence que virtuelle, c'est-à-dire : ce qui n'apparaît pas dans le champ peut ne pas être. Dans un
contexte politique, l'ellipse peut devenir le nid où couvent les négationnistes. Si l'on voulait se laisser aller à tâter du
jargon euphémisant des diplomates, nous dirions des ellipses de Alexandra qu'elles sont "embarrassantes", qu'elles
"posent problème". Prisonniers du point de vue du civil, nous échappons aux exactions du soldat ; on en vient même à
plaindre les bourreaux en les voyant rentrer fourbus du travail.
Il n'est donc pas absurde d'affirmer que le génocide tchétchène n'a pas lieu dans Alexandra. Faute de Tchétchènes,
peut-être : on leur a, en effet, substitué des jumeaux adoucis, les "Caucasiens", comme les appelle l'héroïne du film.
Refuser le nom, c'est déjà dénier l'existence. De la même manière, vous entendrez rarement prononcés les mots "croates,
bosniaques, albanais", dans un film de Kusturica ; et a fortiori, il y a peu de chance que vous y croisiez jamais le nom de
"Srebrenica". A mots couverts, à demi-mot, on s'épargne les mots gênants, et il n'y a souvent qu'un pas de l'épure à
l'épuration. Si on pointe ces lacunes, les cinéastes pourront toujours se prévaloir de suggestion, de subtilité, voire de
licence artistique – mots sésames. On peut leur reprocher ce qu'ils ont filmé, difficilement ce qu'ils n'ont pas filmé. Le
travail de sélection qui fait l'art du cinéaste devient un travail d'éviction ; l'auteur ne conserve de la réalité que ce qui
l'arrange, ce qui s'accommode avec sa vision, avec ce qu'il souhaite extérioriser. Si la vérité des faits peut invalider la
vision du cinéaste, rendre son propos dérisoire, alors il ne lui reste plus qu'à trancher dans cette vérité, à l'adoucir, à la
maquiller par tous les moyens que l'art de la suggestion met à sa disposition. Il y aura toujours des esthètes pour voir
dans cette perte d'équité un gain de profondeur.
Ceux-là même qui tâchaient de faire de l'ellipse et de la métonymie des figures de style éminemment
cinématographiques, d'y loger la dignité et la spécificité du cinéma en tant qu'art, se doutaient-ils, ce faisant, qu'ils
fourbissaient les armes des cinépurateurs ? Qu'ils leur prémâchaient le travail en leur fournissant des excuses toutes
faites ? Pour un travelling de Kapo jugé fâcheux, combien de morts dans les ellipses d'Alexandra, spoliés de leur droit à
l'image ?
*
Sokourov avait toujours usé à bon escient de la licence d'amoralité qu'on réserve aux artistes, ce passe-droit qui leur
permet de ne pas s'astreindre à la compromission du jugement. N'y avait-il rien de plus troublant que de filmer Hirohito
comme un nouveau-né découvrant le monde, Hitler comme un oisillon dans un nid d'aigle ? La caméra de Sokourov, en
fouillant dans les hauteurs de Berghof, cherchait autre chose qu'une connivence morale avec son spectateur ; elle nous
révélait que le Dieu sur sa montagne, celui que nos manuels d'Histoire nous apprennent à redouter, n'était qu'un petit
homme grotesque et pathétique, un enfant gâté à qui on ne refusait plus rien, triste et seul dans sa tour d'ivoire ; ce
faisant, elle désamorçait le réflexe civilisé, la possibilité du jugement (à quoi bon tirer sur l'ambulance ?). C'était à un
tout autre spectacle qu'elle nous invitait à assister, en vérité : le spectacle de la conscience jalousant la matière
immortelle et regimbant devant l'échéance de la mort. Ce que Sokourov cherchait dans ces belvédères du pouvoir, c'était
avant tout un point de vue imprenable sur l'humain.
Mais dans Alexandra, la perspective s'inverse : ce qui faisait la grandeur de l'artiste devient le paravent du diplomate.
La suspension du jugement n'est plus un geste artistique mais un recours politique. Quand on contemple ces visages de
militaires russes, rustauds mais si pleins d'humanité et où se distinguerait presque la glaise originelle, quand on
contemple ces visages avec le regard compréhensif et attendri d'une grand-mère, alors le fatalisme et la résignation
prédominent : ce sont des enfants, comment cesser de les aimer ? C'est parce qu'ils sont humains qu'on ne peut se
permettre de les exclure du champ du regard, de l'attention et du pardon, dit Sokourov. C'est précisément parce qu'ils
sont humains que leurs actes sont impardonnables !, s'insurge le bon sens. L'hideux tour de passe-passe de Alexandra,
c'est d'inverser la cause et l'effet, c'est de faire de l'humanité une excuse rétroactive alors qu'elle devrait toujours être une
barrière préalable.
Quiconque ne condamne pas les actes du bourreau se retrouve dans son camp. Il est certaines situations où le retrait,
la prudence et la distance sont impossibles ; ils deviennent la marque des collaborateurs. Sokourov en fait les frais,
notamment dans une scène où son recul tourne à la condescendance involontaire : son héroïne tapote gentiment la joue
d'un "Caucasien" en l'enjoignant à user de son intelligence, avant de l'abandonner à son incompréhension. La hauteur de
vue, devient un surplomb écrasant : le sujet, vu du ciel, se noie dans l'ombre de l'observateur, dans l'ombre de ses fins.
On aura reconnu l'écueil du penchant à l'extériorisation : dénier au sujet filmé sa dignité de fin en soi, le déformer en
voulant le faire rentrer dans le cadre des vues du réalisateur, comme dans un lit de Procuste. Celui qui se tenait jusque là
avec un équilibre de funambule entre conservation et extériorisation, réussit le triste exploit de tomber simultanément
dans leur écueil respectif : il conserve dans l'ambre du cinématographe un statu quo meurtrier (fossilisation) et coule
l'image de ceux qu'il filme dans son discours douçâtre et chevrotant (instrumentalisation).
Mais cette déroute artistique ne coïncide-t-elle pas précisément avec la réussite du projet politique de Sokourov ? Ce
que le cinéaste tente avec son dernier film, consciemment ou non, c'est de figer la poussée indépendantiste sur la bande,
c'est-à-dire de la rendre par là même maîtrisable, domesticable, ne serait-ce que dans l'espace du film ; conjointement, il
bricole une proposition de "cessez-le-feu" qui n'en dit pas assez pour être crédible ou neuve. Et pour cause : comme la
majorité de l'opinion russe, Sokourov n'entend rien céder : il participe à l'effort de guerre, comme un brave petit soldat ;
seulement il le fait à sa manière, avec ses moyens d'artiste.
Sans doute la déformation idéologique à laquelle il soumet la matière filmée est-elle moins vulgaire et ostensible
qu'ailleurs. Dans la scène du jeune Caucasien sermonné, le visage de ce dernier n'est pas docile et béat, il reflète bien
une incompréhension opiniâtre, un refus inexpugnable. Certes, une musique bondieusarde enrobe les plans et tente de
rabattre l'image sur le projet global – mais elle n'y parvient pas tout à fait : la singularité de l'idée incarnée par le
Caucasien subsiste, résiste à l'instrumentalisation. On pourrait trouver lieu de s'en réjouir, on pourrait aussi s'en inquiéter
davantage ; c'est cette couverture d'équité qui a suffi à tromper la vigilance de beaucoup de spectateurs attentifs,
lesquels, face à un blockbuster militariste américain, auraient été sans doute plus méfiants.
*
Comment l'évidence du double-jeu de Alexandra a-t-elle pu échapper à la majorité des spectateurs ? Peut-être le
choix d'une grand-mère pour héroïne a-t-il grandement contribué à la réussite de la supercherie. L'idée redoutable du
point de vue de la vieille-dame-digne-et-fourbue est à mettre à l'actif du stratège Sokourov : elle lui permet de tenir à
distance les accusations de parti pris en posant sur les deux camps un même regard fataliste et résigné, en enrobant le
tout dans cette sagesse naturelle qu'on prête spontanément aux personnes âgées et qui finit, ici, par engourdir toute
velléité d'indignation. Filmons des vieilles, puisqu'elles, au moins, parviennent à pactiser – et gardons-nous d'aborder les
sujets délicats ("je n'ai pas osé lui poser la question" avoue Alexandra). Ce silence poli qui ne veut froisser personne,
c'est celui du diplomate. Mais ce grand-écart pour ménager la chèvre et le chou, est non seulement tout à fait indigne
d'un artiste – en bon lecteur des Evangiles, Sokourov devrait savoir que Dieu vomit les tièdes – mais c'est surtout, avant
toute chose, une illusion politique qui ne règle absolument rien dans ce cas précis et dans laquelle, d'ailleurs, le cinéaste
lui-même semble ne croire qu'à moitié – tous ses interviews esquivent adroitement son opinion sur la politique de
Vladimir Poutine en Tchétchénie.
En vérité, le personnage d'Alexandra n'est qu'apparemment réconciliateur : c'est avant tout une arme de guerre, à sa
manière. Sa ruse pour faire céder la résistance en vaut une autre : faire la morale aux assiégés, mais enrober celle-ci d'un
mea culpa bien éploré pour faire passer la pilule. Arrogance du colon qui ne se contente pas d'écraser les colonisés mais
qui, en plus, leur inflige l'ultime torture de ses repentances.
Surgit alors un nouveau paradoxe dans le cinéma de Sokourov : alors que les belvédères du pouvoir permettaient de
constater l'écart entre l'idéologie et le réel, le point de vue insoupçonnable du moujik signe, dans Alexandra, un retour
en force de l'idéologie. Non pas de ces idéologies qui s'avancent démasquées, par images arrêtées, univoques, et donc
aisément identifiables ; mais une idéologie larvée, de celles qui, en sous-main, tendent une oeuvre, l'impulsent et, par la
suite, se dissimulent dans ses replis, dans sa matière même, au point de la rendre inséparable d'un tenace parfum de
corruption.
On pardonnera aux spectateurs de ne pas avoir reconnu ces effluves ; des odorats perçants ont été trompés. Partout
dans le monde, de nombreuses personnes succombent physiquement à des traquenards de ce genre : les vieillards et les
enfants, du fait qu'ils sont a priori insoupçonnables, font office de bombes humaines idéales pour les commanditaires des
attentats suicides - récemment on a même vu ces derniers utiliser des handicapés, preuve s'il en est que toutes les images
de l'innocence sont mises à contribution. Ces mêmes idéologies qui n'hésitent pas à massacrer les innocents sur des
champs de bataille itinérants, continuent à les employer comme porte-drapeaux et symboles sur cet autre champ de
bataille, celui de ce qu'on appelle aujourd'hui la "communication".
La petite paysanne besogneuse a vieilli mais la Russie l'utilise toujours comme emblème ; quand elle sera morte, on
trouvera probablement quelque utilité d'engrais à son cadavre. En attendant, son corps accuse le coup, se voûte sous le
poids des symboles et des idéologies qu'elle dissimule dans la doublure de sa robe.
Preuve de la connivence et de la tendresse qu'elle continue à inspirer aux spectateurs occidentaux : dans un cinéma
parisien, à la fin de la projection de Alexandra et à peine les lumières rallumées, deux octogénaires solidaires
concluaient en se levant : "c'était très beau ".
Soyons de bonne foi : beau, le dernier film de Sokourov l'est assurément. Comme un gant de velours. •
Perte du temps
(autour de Taken, un film de Pierre Morel, 2008)
par JEAN-MAURICE ROCHER
P
ourquoi écrire à propos de ce film plusieurs mois après sa sortie en salle ? Parce que celui-ci, réalisé par le Français
Pierre Morel, donne en spectacle un aperçu tout à fait satisfaisant car (donc) complaisant même si sous-entendu de la
politique de Sarkozy et son gouvernement. C'est ce "sous-entendu" qu'il s'agira de lever ici, dans un geste critique, au
risque que l'on m'objecte qu'il est toujours facile de "tirer sur l'ambulance", mais ne serait-il pas encore plus simple de la
laisser filer à tombeau ouvert, les bras croisés ?
Pierre Morel raconte quelque part qu'il a tourné certaines scènes de son film sur les Champs-Elysées au lendemain de
la victoire de Sarkozy aux élections présidentielles, quelques heures avant ou après son défilé. Doublant, ou doublé par,
la parade du nouveau président, le tournage de Taken préparait un avant-goût cinématographique de ce qu'allait être la
prochaine politique de la France (annoncée, entre autre, lors de l'allocution de victoire, le soir précédent par un président
qui, déjà, ne cachait pas son atlantisme), non sous la forme d'une attaque, mais plutôt, nous allons le voir, sous la forme
d'une requête pressante auprès du nouveau chef de l'Etat. Voici où mène le populisme vulgaire et démagogique d'hier
(Banlieue 13) que l'on aurait bien tort de regarder comme l'œuvre d'un anar' et qui est plutôt le produit d'un féru de
l'Ordre.
Le scénario (écrit par Luc Besson et Robert Kamen) repose sur l'idée que si la France est incapable de "faire le
ménage" chez elle, il y aura toujours un états-unien pragmatique et discipliné pour venir le faire à sa place. Dans Man
On Fire (2004) de Tony Scott, John Creasy (interprété par Denzel Washington) était chargé du même type de "ménage"
interventionniste, dans une situation similaire (le kidnapping de la petite fille qu'il protège), mais cette fois à Mexico. La
figure du "nettoyeur" n'est pas nouvelle chez Besson, un des personnages portait déjà ce surnom-là dans Nikita (1990).
Fort inspiré, Serge Daney qui éprouvait une fascination assez vive pour ce personnage, voyait en lui une émanation de
"l'amnésie du temps".
"Je trouve dans ce personnage la métaphore de tout le film : celui qu'on envoie en dernier recours (pour
finir le film aussi), l'ange exterminateur psychopathe dont la fonction est d'incarner cette amnésie du temps.
[..] L'idéal lessivier de la pub trouve ici son ange de la mort : celui qui fait le ménage, efface plus que les
traces ou les empreintes mais les traits. [..]" S. Daney, L'exercice a été profitable, monsieur, p. 237.
Le programme politique éventuel d'un tel personnage, qui se dérobe à l'analyse du film de Besson faite par Daney,
apparaît beaucoup plus nettement dans Taken où Bryan (Liam Neeson), ancien agent secret (assumant d'ailleurs la même
fonction que le "nettoyeur" de Nikita) nous enseigne les "vertus" de l'agir vite. En d'autres termes, Taken fait ni plus ni
moins l'éloge de la "realpolitik" que Sarkozy, ancien ministre de l'intérieur prônant le nettoyage au Kärcher d'une cité,
décalque sur les néo-conservateurs états-uniens depuis qu'il est au pouvoir. A l'intérieur, pas une réforme
gouvernementale actuellement qui ne doive se faire "au plus vite" pour parer à toute objection, à l'étranger en s'alliant
avec les uns et les autres, suivant l'intérêt du moment. Daney évoquait l'"amnésie du temps" à propos de ce personnage
de nettoyeur du film Nikita parce qu'il efface le passé, il est le "rien ne s'est produit puisque j'ai effacé toutes traces".
Dans Taken, le temps joue contre le nettoyeur en "mission", de même que le temps joue contre les partisans
internationaux de la realpolitik, avant comme après l'action. N'est pas attaquée ici l'action en tant que telle, mais la
dissolution de l'idée de temps autour d'elle par les pouvoirs en place qui prennent la décision de l'entreprendre dans un
tel cadre (refus intéressé de son "mûrissement", honteux de son "pourrissement"), la tentative d'abrogation moderne du
concept traditionnel de temps en politique.
Si j'en croyais l'opinion rassurante selon laquelle le cinéma d'action hollywoodien n'a pas riposté de manière
réactionnaire aux attentats du 11 Septembre 2001 (il suffit de regarder Die Hard 4 ou La Vengeance dans la peau, tous
deux datant de 2007, pour avoir la preuve affligeante du contraire), je dirais que Taken réalise l'exploit d'être un film
français plus néo conservateur que les films états-uniens de ces dernières années. En effet, le film accréditant les thèses
les plus débilitantes des néo conservateurs, la menace manifeste des "étrangers" plane sur la France, qu'ils viennent de
l'est, ou du sud. La ville de Paris est ainsi livrée à la xénophobie d'un scénario qui en fait le théâtre des exactions
d'ouvriers du bâtiment-proxénètes et de riches maîtres d'esclaves sexuels d'origine étrangère. Les prédictions de Bryan
énoncées plus tôt dans le film, qui prêtaient alors à sourire, se trouvent ainsi piteusement vérifiées : la capitale est bien
en proie à un chaos de violence et de vice où un père bienveillant pour sa fille enlevée va tout faire pour la retrouver.
Tout, jusqu'à user de manière décomplexée de la torture face à ses ennemis afin de les faire parler. Impossible de ne pas
voir dans cette scène une malsaine justification de la torture d'État légitimée par Bush et son gouvernement dans sa
"chasse au terrorisme".
Le fait que Bryan anticipe ce qui va arriver à sa fille, qu'il refuse de la voir partir aussi loin car le monde est plein de
dangers que lui connaît mais que les autres ignorent, s'inventant une image de la réalité qui sera vérifiée et donc
crédibilisée suivant un raisonnement fallacieux, donne du grain à moudre aux tenants d'interventions sécuritaires en
toute impunité, comme ce fut le cas pour l'actuelle guerre en Irak, déclenchée, on s'en souvient, au prétexte de la menace
d'armes de destruction massive sur le territoire irakien qui n'existaient pas, mais aussi actuellement en France dans
l'actuelle chasse aux sans-papiers massive justifiée en haut lieu par la menace totalement abstraite qu'ils représentent
pour le pays. En fin de compte, nous pouvons dire que nous nous trouvons ici au-delà même de la realpolitik. Ce que P.
Morel met en scène, banalise, dans Taken est ce que Christian Salmon nomme ailleurs "realpolitik de la fiction".
"[..] Les dirigeants de la première puissance mondiale se détournent non seulement de la realpolitik, mais
aussi du simple réalisme, pour devenir créateurs de leur propre réalité, maîtres des apparences, revendiquant
ce qu'on pourrait appeler une realpolitik de la fiction. [..]" C. Salmon, Le Monde Diplomatique, Décembre
2007, #645.
Bien entendu, il ne s'agit nullement de prôner une quelconque censure pour Taken (éventuellement d'inviter les
lecteurs à boycotter les futures productions Europacorp), mais de ne pas en démordre, toujours écrire, réécrire dans leurs
sillons, l'abjection de tels films qui sont montrés massivement, donc regardés massivement suivant les méthodes de
promotion actuelles, sans être blasé ou pire prétexter un inintérêt de la mise en scène de ces films pour se permettre de
les snober. Accepter que ce genre de films (qui ne sont pas une exception sur les écrans) ne représente qu'un simple
divertissement serait se conformer passivement à la doxa qui refuse obstinément l'idée, pourtant historiquement fondée,
que le cinéma soit à l'occasion fabuleux vecteur de la propagande des pouvoirs en place. Propagande qui se joue ici dans
le dos des spectateurs, d'autant plus efficace que ce film n'est pas mieux ou moins bien filmé que la majorité des films
d'action. •
Approches du réel
"Je sens qu'il y a quelque chose que nous devons absolument faire : défendre l'intelligence au coeur
du réel. Et non pas adhérer à la paresse mentale et au conformisme de la plupart."
Michelangelo Antonioni (1912 - 2007)
Photos de haut en bas : Juventude em marcha, Pedro Costa, 2008 ; Still Life, Jia Zhang-ke, 2007 ; Il deserto rosso, Michelangelo Antonioni, 1964.
1. En Avant Jeunesse / Still Life : à l'épreuve du temps
par RAPHAËL CLAIREFOND
Parmi
les quelques lignes
directrices à l'origine de cette revue,
il y avait une volonté de revenir plus
longuement que les mensuels
spécialisés
sur
les
films
contemporains les plus importants,
qui sont aussi souvent les plus
complexes. Même si certains font
des efforts, une large partie de la
presse oublie de gré ou de force ces
oeuvres, au mieux quelques mois
après leur sortie.
En avant jeunesse de Pedro Costa
et Still Life de Jia Zhang-Ke font
partie de ces "grands films" de
cinéastes relativement jeunes mais
qui atteignent une certaine maturité
de leur art et de leur style. Tous deux
développent une approche du réel
qui convoque et entremêle fiction et
documentaire (le grand thème du cru
Cannois 2008), et qui passe par le
recours à des comédiens nonprofessionnels. En effet Still Life est
sorti simultanément avec Dong, un
documentaire réalisé sur les mêmes
lieux que la fiction. Dans son
prochain film, 24 City, Jia Zhang-Ke
finit par opérer la fusion des deux
approches en réunissant dans un
même
ensemble
séquences
documentaires et jeu d'acteurs.
Si ce dernier a acquis, depuis
quelques années une franche
reconnaissance critique, en revanche
le premier continue de travailler
dans l'ombre et c'est une des raisons
qui nous pousse à y revenir. En
dégageant ces deux films du flot des
sorties, on s'aperçoit qu'il y a bien
des manières de les rapprocher.
—
Pedro Costa et Jia Zhang-Ke
filment deux espaces en cours de
désagrégation, deux lieux de vie et
de mémoire voués à la disparition et
auxquels
ils
semblent
personnellement attachés : un ghetto
d'immigrés presque rasé dans la
banlieue de Lisbonne et une ville
chinoise, Fengjie, presque engloutie
sous les flots du barrage des Trois
Gorges. On y retrouve deux
variations autour du thème du
déracinement
à
travers
ces
personnages
d'immigrés
ou
d'émigrés de manière à capter le
travail
du
temps
et
les
bouleversements socio-économiques
d'une région. Toujours, le récit d'un
individu ouvre sur des perspectives
et des réflexions politiques, c'est-àdire que ces films interrogent le
spectateur sur la place et le rôle d'un
groupe (une ville dans Still Life, les
émigrés capverdiens dans En avant
Jeunesse) dans l'espace et en relation
au pouvoir politique. Dès lors, dans
le cas de Still Life, les personnages,
leurs amours, leurs déceptions, leur
psychologie s'effacent, s'estompent
pour laisser apparaître le destin du
groupe. Que peuvent devenir les
habitants d'une ville vouée à
disparaître sous les flots ? Ils vont
migrer, certes mais où ? Étrange
destin pour Sanming et les autres
que celui d'hommes contraints à
devenir des immigrés sans espoir de
retour au pays, sans terre promise ;
comme si c'était toute la politique
libérale et autoritaire du régime
communiste chinois qui tentait de les
noyer. Pour Jia Zhang-Ke, peut-être
plus que pour Costa, il s'agit
incontestablement de capter "l'esprit
de la ruche" (après destruction par
l'apiculteur).
—
En cinéaste attentif au monde qui
l'entoure, Jia Zhang-Ke accompagne
ces mutations, il vit et crée avec. Ce
geste de compagnon de route, à la
fois partie prenante et à distance,
s'exprime cinématographiquement
par le recours au travelling qui suit
ses personnages tout en conservant
une vitesse propre et un regard
détaché d'eux. Par là, il problématise
la question du progrès technologique
et de son prix pour la population. Il
met en scène l'impossibilité de
s'opposer à ce changement (il n'a pas
le pouvoir d'agir contre lui, d'autant
plus qu'il semble devoir bénéficier à
tout le pays) tout en donnant à voir
les sacrifices qu'il implique. Ces
travellings témoignent d'une sorte de
résignation à se laisser porter par le
cours des choses sans renoncer à
témoigner, qui est aussi, au final, une
manière d'agir. Cette relative
impuissance face au "progrès" nous
est signifiée une dernière fois à la fin
du film, dans une scène puissamment
poétique. Sanming assiste au
décollage
surréaliste
d'une
mystérieuse
sculpture
tribale
transformée en fusée primitive, à
l'image de cette Chine qui greffe les
technologies les plus modernes sur
des territoires emprunts de tradition.
C'est ce qui distingue le regard
ouvert et baladeur de Jia Zhang-Ke,
de celui de Costa. Jia Zhang-Ke suit
les
pérégrinations
de
ses
personnages et les peint dans toutes
les nuances de gris et de vert que
recèle cette ville exsangue dans une
nature sauvage. Costa lui s'enferme
avec ses protégés et nous fait
revivre, imaginer des vies entières
avec trois fois rien. Prédominance du
regard chez l'un, de la voix chez
l'autre.
Dans Still Life, certains plans
peuvent à eux seuls condenser trois
strates temporelles distinctes : passé,
présent et avenir de Fengjie. On en
voudra pour preuve la scène qui
montre l'inscription sur les murs des
maisons du niveau de l'eau qui les
recouvrira. On y retrouve les murs
abîmés,
érigés
des
années
auparavant, l'activité présente de ses
habitants
et
l'annonce
par
l'inscription, de la fin de cette
existence-là. De même, Jia ZhangKe filmera l'eau calme du lac, prête à
venir envahir les maisons. Avec
Costa, ce sont des vagues de
souvenirs partagés qui viennent
remplir les lieux.
—
Costa enregistre les témoignages
de son ami Ventura et de ses enfants,
qui se tournent vers leur passé :
paroles filmées. Ses plans fixes,
tournés avec une seule caméra
numérique, saisissent des visages,
des lettres récitées comme des
incantations et des discussions
parfois à sens unique. Il prend le
temps - un temps précieux que les
documentaires formatés pour la
télévision n'autorisent pas (2 ans de
tournage) - de recueillir les épisodes
gais ou douloureux que ces
bâtiments insalubres portent en eux,
sur eux. Les marques d'incendies, les
inscriptions racontent leurs vies
comme des tatouages sur la peau. Le
ghetto de Fontainhas porte les
marques, les stigmates d'une vie
laborieuse (au sens premier, du
labeur), d'ouvriers et de femmes de
ménage, traversés par les drogues et
la violence.
La faiblesse du dispositif mis en
place par Costa tient à la tentation
d'une forme de récit cantonnée au
ressassement, à la lutte contre l'oubli
et la mort d'une population qui a
vécu dans d'obscures bâtisses pour
entretenir celles des autres. Leur
avenir, ce sont les murs blancs
immaculés et aveuglants des
immeubles HLM flambant neufs.
Cette impossibilité de se projeter
dans ce futur proche et dans le reste
de la société fige les corps et les
discours dans un temps suspendu.
Impression renforcée par le choix du
format 4:3, presque carré, qui donne
au film et à Ventura l'aspect d'un
bloc de pierre taillé, d'une sculpture
écrasante qui se pose là. En
opposition. Sans qu'il ne l'exprime
jamais directement, on perçoit cette
révolte intérieure, cette résistance
passive dans les regards profonds de
Ventura. Il y a incontestablement de
la colère dans ces yeux qui, d'après
Rancière, résisteraient "à toute
interprétation". Mais Ventura bute,
comme les personnages de Still Life,
sur la même impuissance. Il accepte
les murs blancs des HLM, puisque
après tout, c'est pour son bien, et
qu'il n'a pas vraiment d'autre choix.
Cependant, avec Rancière qui
évoque l'influence des mythes
anciens et des tragédies théâtrales
sur la diction des personnages1 (ton
parfois sentencieux, gravité, mais
aussi stature haute, port de tête fier,
etc.), il faut ajouter que Costa met
admirablement en scène et en valeur
la parole et les récits. Une TV
grésillante ou un fauteuil crapaud
rouge vif dans une lumière crue
suffisent à créer une atmosphère, un
décor de théâtre mystérieux, propice
aux histoires les plus cruelles,
comme le palais du sultan des Mille
et une nuits dans lequel est enfermée
Shéhérazade. Voilà sans doute le
tour de force de Costa : tenir le
spectateur en haleine avec des récits
oraux, en s'inspirant du théâtre, mais
toujours avec les moyens du cinéma
(cadre, lumière...). Ne pas faire
reposer la mécanique narrative sur le
montage d'images et de scènes mais
sur une parole qui résonne dans des
lieux qui ont en eux-mêmes des
choses à dire (le musée que Ventura
a construit et dont on efface les
traces de son passage après sa visite
par exemple). Ca pourrait ne pas être
du cinéma, et c'en est peut-être la
quintessence.
Ainsi parvient-il à révéler et à faire
part de la grandeur, de la noblesse et
de la dureté de ces vies d'immigrés
en évitant toute "esthétisation de la
misère", n'en déplaise à Emmanuel
Burdeau2. Pedro Costa ne s'abaisse
pas à eux, c'est eux qui l'élèvent. En
somme, il respecte le contrat moral
instauré par Jacques Rivette à propos
du fameux travelling de Kapo.
Quand il pointe sa caméra vers
Ventura, c'est en contre-plongée.
Ventura est le héros de sa propre
épopée, il la raconte et Costa en
témoigne fièrement.
—
Still Life et En avant jeunesse
confèrent aux classes populaires la
place et la visibilité qu'elles méritent
(en tant que ciment et moteur d'une
société) en inscrivant ces figures
dans la tradition des grands récits
picturaux ou oraux. Ce n'est pas une
petite chose que de redonner des
voix, des corps et des histoires à
ceux que l'on nous cache le plus
souvent derrière des statistiques. Jia
Zhang-Ke et Pedro Costa nous
donnent encore de bonnes raisons de
croire en la force d'un cinéma
engagé et ambitieux, à la fois témoin
et acteur des temps présents. •
———
1
"Ventura, lui, ne converse pas. Souvent
il se tait, imposant soit la seule masse
sombre de sa silhouette, soit la force
d’un regard qui peut-être juge ce qu’il
voit peut-être va se perdre ailleurs, mais
qui, en tout cas, résiste à toute
interprétation. La parole qui émerge de
ce silence, qui semble s’en nourrir,
varie, elle, entre la formule lapidaire,
semblable à une épitaphe ou à un
hémistiche de tragédie, et la diction
lyrique."
Jacques Rancière, "La lettre de Ventura",
in Trafic, n°61.
2
"Mais n’en voulons pas à Schoeller,
après Costa, Klotz et de nombreux
autres, de vouloir esthétiser la misère, la
marge, etc., car c’est là autre chose
qu’une volonté d’art tombée du ciel : un
fait d’époque qui a des significations
politiques profondes, plus larges que
telle ou telle tentative isolée.",
Emmanuel Burdeau, "Un journal de
cannes":www.cahiersducinema.com/jour
nalcannes.php3?type=article&id_article
=1641.
2. Contre la mort (à propos de En Avant Jeunesse de Pedro Costa)
par ADÈLE MEES-BAUMANN
D
evant la porte entrouverte de l'une de ses "filles" de fiction et d'amour, Bete, Ventura, du haut de ses années de
lutte et de travail, regarde passer, hors cadre, ce que le spectateur devine être un enterrement.
Ventura, du haut de ses années de lutte, regarde passer la mort.
La mort, hors cadre.
Ventura, poète obstiné, vit dans le cadre, et regarde passer la mort.
Je ne me souviens plus s'il est dit dans le film, que c'est l'enterrement de la sœur de Vanda que Ventura et son ami
regardent à ce moment-là passer dans la rue devant chez Bete. Mais il est certain que le film est dédié à la mère et à la
sœur de Vanda, toutes deux décédées, à Fontainhas, depuis le tournage de Dans la chambre de Vanda.
Il y a la fiction, Ventura qui regarde passer la mort ; et il y a la vie, Vanda, une amie de Pedro Costa, qui a perdu sa
sœur et sa mère depuis le tournage de Dans la chambre de Vanda.
La vie,
et la mort.
La mort,
et la vie.
La mort dans la vie,
la fiction contre la mort,
et le documentaire qui, par l'une, construit l'autre.
Il me vient cette question à l'esprit : pourquoi Costa décrit-il son cinéma, et l'affirme-t-il également, comme un cinéma
de fiction, alors que je sens, de partout, déborder dans ses films l'affirmation d'une démarche documentaire sans égale1 ?
Quelques errances dans le questionnement infini que soulève En avant jeunesse…
Pourquoi est-il essentiel, essentiel, de parler en termes d'espace, et de dire de ce film qu'il est aussi monumental que
fondamental, dans la terre et vers le haut - être à la hauteur ; les fondations qui stabilisent la construction, la
monumentalité de ce qui est, avec la troisième dimension en plus, comme le dit Jacques Rancière2 : avec En avant
jeunesse, on assiste à un changement de dimension ; la dimension de la fiction plus forte encore que jamais, l'espace de
la tragédie, du mythe, de la parole la plus lourde ; ce qu'est le destin de Ventura, de Vanda et des autres, ce qu'il est dans
le cinéma, au-delà du cinéma, ce que le cinéma fait à la vie, pourquoi tout cela est nécessaire et merveilleux, contre la
mort, plus que jamais contre la mort, mais en se battant, sans réconciliation, sans concession, vers demain car ancré dans
hier. Surtout sans oublier hier…
Pourquoi est-ce qu'il n'y a que le geste qui compte, et le temps, la durée, du geste ? Pourquoi est-ce uniquement dans
cette optique que la DV peut prendre le pas sur la pellicule, uniquement dans cette optique, qui n'est pas un choix
d'esthétisme, mais bien, une morale de la forme ?
La vie et la mort : le combat, dans les liens les plus tendus du cinéma aujourd'hui ; lutter, mais comment et avec quoi ;
avec le cinéma, avec la fiction, dans le plus beau geste documentaire. Ce geste du cinéma qui n'est plus hors de la vie,
mais qui compose, et le peut encore plus depuis l'arrivée de la vidéo, avec le temps de la vie.
———
1
2
Ici, l'auteure invite à se référer à son autre texte de la revue, "Sur les traces du documentaire".
Rancière Jacques, "La lettre de Ventura", Trafic n°61, printemps 2007, pp. 7-9.
Au-delà de la non-opposition de la fiction et du documentaire, tels qu'on les comprend tous "intuitivement"3, il faut
encore dire le plus important, le persistant, l'immédiat, le fondamental et enfoui dans le geste documentaire : que ce
geste du cinéma documentaire, le pourquoi de ce geste - ce réel "donné à comprendre"4 -, et la finalité de ce geste - le
film -, les trois portent en eux leur mort et la possibilité de leur propre néant. Si Ventura meurt, il n'y a plus En avant
jeunesse, peut-être un autre film, mais pas En avant jeunesse ; et En avant jeunesse est là aussi surtout pour affirmer son
existence propre de film, c'est " la fiction qui a gagné " dit Costa quelque part : affirmer l'existence de Ventura dans le
film et dans tout ce qui déborde du film, la présence de Costa pour filmer Ventura. La résistance de tout le monde à tout
ce qui détruit, le temps, et l'oubli.
Contre la mort.
Le geste documentaire est donc celui qui ne peut pas penser le cinéma, et le faire, autrement qu'en l'inscrivant dans le
combat de toute vie contre la mort ; la fiction est alors, dans cette acception-là, aussi bien l'aboutissement d'un tel geste.
Il n'est pas nécessaire pour autant de faire des films sur la mort, ou de parler de la mort, même si en l'occurrence, dans le
cinéma de Costa, elle est là.
Pourquoi est-il si important de parler de ce geste et du temps de ce geste ? Et pourquoi cela est-il tellement politique ?
Le temps de filmer. Le temps de ne pas se conformer à une forme de narration connue, classique, immédiate. Le
temps de déjouer le temps, lorsque d'un plan l'autre, Ventura revit la nuit de la révolution de 1974, alors qu'il se
souvient, trente ans plus tard, de cette même époque, de son arrivée à Lisbonne, dans le plan d'après, d'avant, on ne sait
plus. Le temps de se dire que le spectateur prendra le temps de comprendre. Le temps de filmer le monde à son rythme,
hors de tout le reste, hors du rythme imposé par les contraintes techniques, financières, industrielles, pour tenter de
répondre à la plus grande question de tous les temps, oui, qui résistera le plus longtemps à la mort ? Et de préserver tout
le monde, chacun oeuvrant par ses mots, par ses gestes, par ses histoires, par sa présence seule, à réaliser au sens fort de
faire exister des films dont ne serait-ce, en plus de l'aventure du tournage, que l'aventure d'une vision d'un spectateur,
une fois seulement quelque part sur terre, rend l'existence absolument nécessaire.
Le temps de laisser son corps, le corps du réalisateur, se mettre aux dimensions de ce qu'on filme, de ceux qu'on filme de Ossos à En avant jeunesse, le regard de Costa, de légèrement surplombant (oh, les plans de visage d'Ossos !), se fait
frontal, dans la chambre de Vanda, puis descend encore un peu, pour faire de Ventura le grand homme tel que le perçoit
Costa -, le temps d'avoir dans les jambes, dans les mains, dans les yeux l'espace que l'on parcourt, des jambes et des
yeux. Habiter un espace, le remplir, de son corps, de ses mots, de ses images, de ses imaginations ; comment Costa
pourrait-il filmer Ventura voir des lions sur les murs de cette chambre, sur les genoux de Bete, s'il n'avait pas lui aussi,
derrière la caméra, ses propres lions à décrire, ses propres histoires dans ce même espace ?
Depuis 1995 peut-être, Costa vit Fontainhas au rythme de ses habitants. Fontainhas est maintenant détruit, et toujours au
même rythme, celui de la vie, il filme qu'il met autant de temps à apprendre à filmer les nouveaux lieux que les habitants
à ne pas bien réussir à les habiter… Qu'est-ce d'autre que le temps qui permet d'habiter des lieux, de les construire,
pierre à pierre et douleur à douleur, taule à taule et résistance à résistance ?
Qu'est-ce donc que le temps qui permet à Costa de savoir comment Ventura pourra habiter chaque plan du film,
totalement, entrant sortant des cadres fabriqués à sa dimension, habitant le hors champ autant que le plein cadre, d'où
qu'on le filme, par sa présence de prince mythique, d'un temps l'autre, donnant la mémoire, portant les mots, portant le
destin un peu de tous ses enfants dont il est à la fois l'origine, en cette fiction de père, et le destinataire, l'auditeur de
toutes leurs histoires. Le temps non pas arrêté, mais tourné vers le futur, et le temps lourd des souvenirs de tous les
morts, porteur de tous les combats à venir…
Alors les deux pieds posés sur le sol du quartier qu'il a le premier construit, devant le crapaud rouge de chez Bete,
Ventura regarde passer l'enterrement de la sœur de Vanda, et sort du cadre. Il parcourt sans les arpenter les espaces,
l'ancien le nouveau, les lie de sa présence, de même qu'il lie, de sa mémoire, de ses histoires, de ses images, le passé et
le présent, et les souvenirs "plus lourds que des rocs", de la petite et de la grande histoire, toutes deux à hauteur
d'homme ici, souvenirs "des exilés, des captifs, des vaincus"5. Captif, l'est-il Ventura, qui d'une lettre de prisonnier fait
une lettre d'amour oublié, une lettre qui parcourt le temps du film, et le structure aussi ; une lettre qui parcourt les temps,
d'un film de Costa l'autre, et les distances, puisqu'elle vient de Casa de Lava, où elle était arrivée depuis Lisbonne, dans
———
3
"Mais la "fiction" en général, ce n'est pas la belle histoire ou le vilain mensonge qui s'oppose à la réalité ou que l'on veut faire passer pour elle.
Fingere ne veut pas dire d'abord feindre mais forger. La fiction, c'est la mise en œuvre de moyens d'art pour construire un "système" d'actions
représentées, de formes assemblées, de signes qui se répondent. Un film "documentaire" n'est pas le contraire d'un "film de fiction", du fait qu'il
nous montre des images saisies dans la réalité quotidienne ou des documents d'archives sur des événements attestés au lieu d'employer des acteurs
pour interpréter une histoire inventée. Il n'oppose pas le parti pris du réel à l'invention fictionnelle. Simplement le réel n'est pas pour lui un effet à
produire. Il est un donné à comprendre. Le film documentaire peut donc isoler le travail artistique de la fiction en le dissociant de ce à quoi on
l'assimile volontiers : la production imaginaire des vraisemblances et des effets de réel. Il peut la ramener à son essence : une manière de découper
une histoire en séquence ou de monter des plans en histoire, de joindre et de disjoindre des voix et des corps, des sons et des images, d'étirer et de
resserrer des temps." Rancière Jacques, La fable cinématographique, éd. du Seuil, Paris, 2001, p.202.
4
Cf. citation de la note 2.
5
Charles Baudelaire, "Le Cygne", Les Fleurs du mal (lire le poème ci-après).
les mains d'Edite. Et est-ce la guerre aussi cette vie-là, au moins résister, mais Ventura n'est captif ni prisonnier de rien,
sinon de ce qu'on aurait pu penser si Costa ne le filmait pas à la bonne hauteur, la seule, juste, qui fait qu'il nous
surplombe tous un peu : il est aussi le bâtisseur, des histoires, des rêves et des pierres, et de ce que ses mains n'ont pas
bâti il doute de pouvoir l'investir, mais bâtir c'est raconter aussi, construire pour habiter, raconter pour habiter, la ville, le
film. De porte en porte, Ventura passe et relie, comme Jean-Marie Straub, un autre fameux personnage de Costa, et le
dedans et le dehors, et l'intérieur et l'extérieur ; comme dans Dans la chambre de Vanda, les espaces sont liés,
s'inversent et se complètent, chaque homme construit son espace et le voit comme il le rêve.
Penser l'espace, c'est penser le temps. Et je pense à ces villes de terre dont les fondations sont enfouies dans le sable.
Il n'en reste que des murs friables, dont les traces ténues ne peuvent plus rien nous dire de précis, si ce n'est " ça a été " ;
mais de ces fondations, de ces fondements, quand l'historien raconte ce qui 5000 ans avant a été, surgissent des
monuments, dans toutes les dimensions : histoires des villes, histoires des murs, histoires des hommes ; histoires de ceux
qui bâtissent, histoires de ceux qui luttent, caméra et pierre, plan à plan, pierre à pierre, contre le temps…
Le mur porte un tableau, Ventura a construit le mur, Costa filme le mur qui porte un tableau, le mur porte un tableau,
ce n'est pas le tableau, c'est le mur ; tout est œuvre, tout est résistance, contre le temps, contre la mort… •
Ce texte a été écrit dans le cadre d'une discussion sur le forum des Cahiers du Cinéma, et n'aurait pu l'être sans l'aide et les idées des forumeurs
qui y ont participé.
I
II
Andromaque, je pense à vous ! Ce petit fleuve,
Pauvre et triste miroir où jadis resplendit
L'immense majesté de vos douleurs de veuve,
Ce Simoïs menteur qui par vos pleurs grandit,
Paris change ! mais rien dans ma mélancolie
N'a bougé ! palais neufs, échafaudages, blocs,
Vieux faubourgs, tout pour moi devient allégorie,
Et mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs.
A fécondé soudain ma mémoire fertile,
Comme je traversais le nouveau Carrousel.
Le vieux Paris n'est plus (la forme d'une ville
Change plus vite, hélas ! que le cœur d'un mortel) ;
Aussi devant ce Louvre une image m'opprime :
Je pense à mon grand cygne, avec ses gestes fous,
Comme les exilés, ridicule et sublime,
Et rongé d'un désir sans trêve ! et puis à vous,
Je ne vois qu'en esprit tout ce camp de baraques,
Ces tas de chapiteaux ébauchés et de fûts,
Les herbes, les gros blocs verdis par l'eau des flaques,
Et, brillant aux carreaux, le bric-à-brac confus.
Andromaque, des bras d'un grand époux tombée,
Vil bétail, sous la main du superbe Pyrrhus,
Auprès d'un tombeau vide en extase courbée ;
Veuve d'Hector, hélas ! et femme d'Hélénus !
Là s'étalait jadis une ménagerie ;
Là je vis, un matin, à l'heure où sous les cieux
Froids et clairs le Travail s'éveille, où la voirie
Pousse un sombre ouragan dans l'air silencieux,
Je pense à la négresse, amaigrie et phtisique,
Piétinant dans la boue, et cherchant, l'œil hagard
Les cocotiers absents de la superbe Afrique
Derrière la muraille immense du brouillard ;
Un cygne qui s'était évadé de sa cage,
Et, de ses pieds palmés frottant le pavé sec,
Sur le sol raboteux traînait son blanc plumage.
Près d'un ruisseau sans eau la bête ouvrant le bec
À quiconque a perdu ce qui ne se retrouve
Jamais, jamais ! à ceux qui s'abreuvent de pleurs
Et tètent la Douleur comme une bonne louve !
Aux maigres orphelins séchant comme des fleurs !
Baignait nerveusement ses ailes dans la poudre,
Et disait, le cœur plein de son beau lac natal :
"Eau, quand donc pleuvras-tu ? quand tonneras-tu,
foudre ?"
Je vois ce malheureux, mythe étrange et fatal,
Ainsi dans la forêt où mon esprit s'exile
Un vieux Souvenir sonne à plein souffle du cor !
Je pense aux matelots oubliés dans une île,
Aux captifs, aux vaincus !… à bien d'autres encor !
Vers le ciel quelquefois, comme l'homme d'Ovide,
Vers le ciel ironique et cruellement bleu,
Sur son cou convulsif tendant sa tête avide,
Comme s'il adressait des reproches à Dieu !
Charles Baudelaire, "Le Cygne (à Victor Hugo)", Les Fleurs du mal
(tableaux parisiens).
3. Travail de forces (sur Still Life)
par SÉBASTIEN RAULIN
Tel est simplement le fond de mon cœur.
Qu'un chemin s'ouvre aux amitiés fécondes !
Tao Yuanming, "Retour à la vie champêtre"1
Sur le ferry
C
ela commence comme un voyage. Dans le noir où nous sommes encore retentit, comme une promesse d'ailleurs, la
sirène d'un navire. L'espace où elle résonne suscite aussitôt un monde, que nous ne voyons pas mais que nous laissent
bientôt deviner le grondement d'un moteur et le bris des flots s'écartant à la proue d'un navire lancé sur son erre. Alors
seulement nous parviennent les cris et les voix de passagers, qui s'extraient lentement de l'invisible, et avec eux, le
monde apparaît.
Nous y voilà ; mais où, c'est ce que nous ne savons pas encore. Des hommes et des femmes de tous âges se tiennent
là, à bord d'un ferry dont on ignore où il va ou s'il revient, si même il appartient à ce genre de navires affrétés à la
desserte de quelque destination connue. Car il y a déjà à son bord de quoi faire un monde : hommes et femmes,
vieillards et enfants, serrant auprès d'eux le bric-à-brac d'une brocante de l'histoire humaine au lendemain du déluge :
roue de voiture, poste de télévision, sac de couchage, ou simple gobelet en fer. Ceux-là jouent aux cartes ; d'autres
envoient des messages depuis leur portable ; celles-là regardent et se taisent ; celui-ci sourit à l'avenir qu'un autre croit
lire dans les lignes de sa main ; ces deux-là côte à côte regardent vers le large et tiennent compagnie au silence qui les
réunit ; deux autres font un bras de fer – et d'un bout à l'autre du navire, des paroles, des regards circulent,
qu'accompagne parfois le don des objets les plus usuels, les plus simples, que s'échangent de main en main ceux qui
n'ont plus rien d'autre : cigarettes, nourriture, et l'amitié d'un verre partagé.
De quel voyage s'agit-il ? "Voyage" se dit d'un chemin qu'on fait pour aller d'un lieu à un autre, qui est éloigné. Il
suppose l'élan d'un mouvement décidé, vers ce lieu où l'on puisse se dire arrivé. "Voyage" suppose encore qu'il existe,
quelque part, un foyer, une maison, dont on puisse s'éloigner. Mais rien ici n'indique le lieu ni la destination, rien qui
donne à ce voyage l'assurance qu'il ne durera pas toujours. Tout, à l'inverse, nous incline à voir dans ce ferry un radeau
ou une arche, et dans ce voyage un exil, une errance, qu'aucun lieu, havre ou foyer, n'oriente dans le sens d'un aller ou
d'un retour – à moins que ce pont de fer sous lequel le navire finalement s'engage, jeté entre deux rives comme un arcen-ciel, ne figure la promesse d'une terre d'accueil, qui soit en même temps terre du retour et de l'avenir. Quand y
aborderons-nous ?
La brèche
L'action commence à Fengjie, de nos jours, et nous ne sommes pas très longs à nous apercevoir qu'elle ne sera pas la
terre attendue. C'est le sens de la saynète qui suit immédiatement le débarquement de Han Sanming le mineur, cueilli dès
son arrivée par un magicien, dont toute l'astuce se résume semble-t-il à convertir instantanément du papier blanc en
euros, et ces euros en yuans, pour émerveiller les migrants fraîchement débarqués sans un sou en poche. L'ironie de la
scène est bien entendu qu'un homme doué d'un tel talent demande aussitôt à être payé, extorquant au besoin les
récalcitrants par la force. La fable est assez claire et dit en quelques plans en quoi consiste le leurre des richesses
récemment accumulées par la Chine à une vitesse exponentielle, dont ceux-là mêmes qui ont payé de leur personne pour
en avoir leur part ne profiteront sans doute jamais. Le barrage des Trois Gorges lui-même, les progrès qu'il promet, la
ville de lumière qu'il fait scintiller dans la nuit de Fengjie, ne sont-ils pas de semblables leurres, bien faits pour attirer la
masse des exclus avides de voir eux aussi la matière s'alléger en pure énergie, et les pesanteurs du travail de force auquel
cette transmutation les astreint se convertir à la fin en ondes lumineuses ? On sait que le barrage fut construit pour
répondre aux besoins croissants en énergie du pays, et que de tels travaux devraient libérer à terme les ouvriers comme
Han Sanming des mines de charbon dont la Chine tire encore l'essentiel de son électricité, et où les ouvriers meurent par
centaines. Mais ce que le récit nous montre, c'est que Han Sanming, parti des mines du Shanxi à la recherche de son
épouse, finira par y retourner, sans elle et plus endetté, entraînant avec lui ses amis démolisseurs, attirés par la "vie
meilleure" que leur promet le salaire à hauts risques de la mine.
———
1
Anthologie de la poésie chinoise classique, sous la direction de Paul Demiéville, Gallimard, 1962.
C'est affaire de vitesses, et d'échelles : les magiciens qui prétendent faire du papier blanc du vieux Fengjie un billet de
banque flambant neuf dissimulent par un tour de passe-passe que l'opération n'a rien d'instantané ni de gratuit à l'échelle
des situations singulières, et que le spectacle de l'argent facile a un coût immédiat. Tout l'art de Jia Zhang-ke dans Still
Life est ainsi de donner une image, c'est-à-dire du temps, à ceux que le présent prend constamment de vitesse et laisse
dans le hors-champ de la "modernité". La ville de Fengjie elle-même y apparaît alors comme une brèche ouverte dans le
temps par le reflux du passé et l'éloignement de l'avenir. Elle n'est plus au nom de lieu qui la désigne que ce que le parc
d'attractions de The World était déjà au monde qu'il prétendait représenter : le lieu d'un départ entre ce qui n'est plus et
ce qui n'est pas encore, un écart où le réel ne se laisse plus reconnaître. Il revient aux déambulations, aux parcours
singuliers de Han Sanming, de Shen Hong l'infirmière, de Frère Mark l'aventurier, et d'autres personnages secondaires,
de dessiner la carte improbable de ce lieu en métamorphose permanente, méconnaissable, où le reflux du passé laisse
derrière lui un paysage de ruines, de chantiers archéologiques, de rues englouties ou en passe de l'être, d'entrepôts
désaffectés, et d'usines échouées sur la rive comme des Léviathans d'épopées archaïques, tout le pêle-mêle d'objets
d'époques diverses et sans origine identifiable qu'abandonne sur la plage la marée qui se retire, tandis que l'avenir, en
s'éloignant, touche aux confins de la science-fiction, et n'envoie plus vers le présent que les soucoupes volantes avantcoureurs d'un idéal qui ne semble pas prêt de se poser sur terre.
Corps singuliers
Il faut tout de même le dire avant de poursuivre : donner une image à ceux qui n'en ont pas, représenter ceux qui
travaillent et souffrent dans le hors-champ du spectacle du progrès, cela se fait depuis longtemps et n'a surtout jamais
suffi à bouleverser quelque ordre social que ce soit, pour peu que ces figures s'intègrent parfaitement au monde tel qu'il
est et occupent, sur le grand damier des types sociaux, la case ingrate mais nécessaire de ceux qui souffrent depuis que
le monde est monde et doivent continuer à souffrir pour qu'il en soit toujours ainsi.
On aperçoit bien dans Still Life des images, diffusées par les postes de télévision, montrant les habitants de Fengjie
chassés de leurs maisons et pleurant ; on aperçoit dans les toilettes d'un bâtiment flambant neuf une série de
photographies de la vieille ville en cours de démolition ; on entend à bord du ferry qui ramène Shen Hong chez elle des
discours adressés aux touristes expliquant les efforts consentis par la population pour la construction du barrage. Mais
ces images, ces discours sont pris dans une structure qui les neutralise parce qu'elle les inscrit dans une éthique du
sacrifice nécessaire et d'autant plus vertueux qu'il sert un projet grandiose, dont les effets ne sont plus mesurés qu'en
termes abstraits – et ce n'est qu'un autre tour de passe-passe, un autre tour de prestidigitation que celui qui convertit les
blessures de corps concrets et singuliers en stigmates faisant signe pour une vérité supposée supérieure où celles-ci
trouveraient leur rédemption.
Prenons le temps d'un bref détour pictural. Pourquoi, au milieu du 19e siècle, sont-ce Les Casseurs de pierre de
Courbet et non Les Glaneuses ou Le Vanneur de Millet qui font scandale ? "Réalisme" est alors le nom qu'on donne à
cet éclat, qui autorise tel visiteur indigné à noter dans le livre d'or de l'Exposition de 1855 : "On prie M. Courbet de
vouloir bien faire raccommoder la chemise et laver les pieds à ses casseurs de pierre - Un homme propre et délicat".
C'est qu'il n'y a plus dans les peintures de Courbet ce qui pouvait encore satisfaire au goût délicat des hommes propres
dans les tableaux de Millet, en dépit de leurs sujets un peu sales et triviaux. Le clair-obscur dans lequel se tenait le
vanneur était tout à la fois ce qui, en le rattachant à une noble tradition picturale, nous assurait que ceci n'était bien que
de l'art, et ce qui nous dérobait le visage de l'individu pour en faire un type social, plus éloigné de nous, et conforme à la
mythologie d'une France rurale religieusement dévouée au travail de la terre ; de même que la distance qui séparait les
glaneuses des riches moissonneurs de l'arrière-plan et semblait accuser leur exclusion pouvait être rachetée par celle que
franchissait, dans L'Angélus, le carillon d'un lointain clocher jusqu'au couple de paysans en prière de l'avant-plan.
Chaque fois, le jeu savant de la composition, des ombres et des lumières, était l'occasion d'assigner chacun à sa place ;
aux paysans la peinture de petit format comme aux pauvres l'exclusion du champ politique et la consolation des prières.
Rien de tel chez Courbet qui puisse rassurer les hommes propres et délicats. Tout, dans Les Casseurs de pierre, est dans
la lumière du plein midi : l'adolescent et le vieil homme s'adonnent à la tâche ingrate de réduire en poudre les pierres qui
serviront de béton rudimentaire aux routes qu'ils n'emprunteront pas, aux maisons qu'ils n'habiteront pas – comme s'ils
n'appartenaient à aucun espace visible, celui de la campagne ou celui de la ville, celui de la tradition ou celui du progrès,
mais à ce non-lieu invisible, à mi-chemin entre les deux, ce nulle part borné par le calcaire, qui ne s'ouvre sur l'horizon
consolant d'aucun angélus. Leurs silhouettes massives occupent tout le premier plan d'un format gigantesque jusque là
réservé aux héros de l'histoire, aux dieux de l'Olympe, et opposent la singularité de leurs corps à toute réduction à
quelque allégorie académique du Travail : leurs chemises déchirées, leurs pieds sales signalent que ce sont de vrais
corps, des individus, et qu'ils résisteront précisément à toute assimilation rassurante à un type social abstrait ou à ces
figures de peinture qui ne peuplent jamais que les cadres des Salons et leur espace anhistorique.
On voit où je veux en venir avec ces casseurs de pierre d'un autre temps : il importe dans Still Life que Han Sanming
soit un vrai mineur du Shanxi, que ces mingongs soient de vrais mingongs, et que la fiction s'y construise comme
l'agencement d'un matériau documentaire, et non comme le réarrangement de figures inventées, recréées, à partir du
fonds commun du vraisemblable cinématographique, ce "réel de la fiction", selon la formule de Jacques Rancière2, où
vont puiser la plupart des films dits réalistes. Il importe, pour que la fiction ait une chance de nous donner quelque
intelligence du réel, que Han Sanming, de tout son corps singulier, réductible à aucun autre, inassimilable, s'oppose à la
fiction qui voudrait lui assigner une place définie, clairement déterminée dans l'ordre des choses ou dans le jeu d'actions
qui règle le récit du film et cherche à donner quelque intelligibilité au réel dont il rend compte, à donner une forme qui
rende visibles les injustices dont sont victimes les mingongs. Il importe encore que son débardeur fatigué, sa silhouette
trapue, résistent à la picturalité à laquelle se prêtent si facilement le décor grandiose des Trois Gorges et la beauté
désolée d'une ville en ruines, au point de faire de chaque plan un paysage sur soie d'encre et de couleurs, déroulé en un
lent panoramique. Dès lors, le film n'est plus que cet exercice de distribution et de redistribution des places, de
répartition des rôles, où Han Sanming est tantôt celui qui oppose au déroulement des actions son silence et son
obstination, sa présence têtue, singulière, son dialecte incompréhensible aux habitants de Fengjie, son altérité, et tantôt
celui que l'image égale aux montagnes, celui qui, en se couvrant de sueur sur les chantiers de Fengjie, devient semblable
aux dix mille pics des Trois Gorges enveloppés de nuages, et rejoint la grande tradition du paysage d'eau et de montagne
de la peinture chinoise. C'est seulement dans ce jeu d'échanges et de contrariétés réciproques où le matériau
documentaire résiste à la fiction qui le reconfigure, et la singularité des corps à la composition picturale qui les distribue
dans l'espace, que quelque chose du "réel" de la Chine peut nous être donné. Mais au fond, pour quoi, pour quelle action
de notre part ? A chacun d'en décider, car ceci n'est qu'un film : ce n'est qu'au cinéma qu'on peut voir en même temps des
ouvriers peiner sous le soleil à la démolition de blocs de briques et de ciment, et un monument de béton s'envoler
comme une fusée dans les airs, comme s'il ne pesait pas, comme si tout cela n'était d'aucun poids – c'est qu'il appartient à
chaque spectateur de déterminer le poids exact de ce qu'il aura vu, et les conséquences qu'il en tirera pour lui.
Immobile et silencieuse
Il est étrange après tout qu'un tel film se nomme "still life". On sait que le film est né d'un documentaire réalisé sur le
peintre ami Liu Xiaodong, et que Jia Zhang-ke a choisi ce titre parce qu'il désigne un genre pictural, celui de la "nature
morte", et qu'il marquait ainsi la filiation avec Dong. Mais il est presque ironique qu'un film à ce point attentif aux
accélérations que la Chine vient de donner à sa propre histoire et aux ruines monumentales que celles-ci laissent derrière
elles, trouve son nom dans le genre qui est le moins à même de les dépeindre et que la tradition a réservé à la simple
description de la vie immobile et silencieuse des choses.
C'est que les "natures mortes" qui ponctuent le film – tables recouvertes de bouteilles, de thermos, de paquets de
cigarettes ; montres arrêtées suspendues à un fil ; étagère assemblant un bric-à-brac de feuilles, d'outils, de sachets de
thé… – ces natures mortes jouent plus que le simple rôle de ponctuations et de silences dans la partition du récit. Elles
figurent, tout au long du voyage des personnages, la promesse d'un monde commun où l'odyssée trouverait enfin son
terme. Car le monde, comme au temps d'Homère, confronte toujours Ulysse à l'oubli de ce qu'il est, aux vertus du Lotos,
à la cruauté de ceux qui ne partagent pas le repas et refusent l'hospitalité. Les cigarettes, le thé, les bonbons, l'alcool,
dont les noms apparaissent à l'écran, balisent le "chemin des amitiés fécondes", sur lequel Han Sanming, Shen Hong, ou
Frère Mark se sont engagés. Ces images ne sont plus, comme au temps de Chardin et des maîtres du genre, le miroir où
se complaît le confort des intérieurs bourgeois, où se réfléchissent la chaleur du home et la quiétude d'une vie retirée loin
du fracas du monde. Ces objets sont ici le seul foyer, ils portent en eux le souvenir et la promesse de ce qui est
partageable, dans un monde déchiré par les intérêts de chacun, et où la misère elle-même ne suffit pas à faire un monde
commun : Han Sanming assistera sans y être convié au repas de sa belle-famille et repartira avec les bouteilles d'alcool
qu'elle a refusé d'accepter ; Shen Hong boira seule le thé qu'elle a trouvé dans l'armoire de son mari ; mais les casseurs
de pierre, eux, partageront à la fin l'alcool et les cigarettes, ils inventeront aux billets de banque un nouvel usage en y
retrouvant la silhouette de leurs montagnes, de leur pays. Ces objets familiers sont les seuls à répondre au programme
incessamment promis par les chansons qui occupent une bonne part de la bande-son et annoncent la venue du véritable
amour, l'envol loin d'ici, ou chantent la communauté disparue des "braves gens des Trois Gorges". En eux se recueille
quelque chose comme la promesse des amitiés à venir, du thé et des bonbons partagés, des cigarettes fumées autour du
repas commun ; en eux se sauve quelque chose de durable, qui échappe au Cyclope qui avale tout autour, dévore tout,
une ville, une région entière, un passé millénaire, et les gens avec, pour n'en rien laisser ; en eux se déchiffre le secret de
ce qui fait un monde commun : le repas partagé, l'hospitalité, la mémoire de ce qu'on est et l'attente fébrile, l'attente
impatiente de l'avenir. •
———
2
"Il est arrivé quelque chose au réel", Cahiers du Cinéma n°545, avril 2000.
4. Coutures (à propos de Useless de Jia Zhang-ke)
par JEAN-MAURICE ROCHER
Q
uelques images me restent en tête, celles des derniers plans de Useless : une personne actionne sa machine à
coudre, assise devant celle-ci. Cette séquence finale qui dure (bien au-delà de la séance, donc), un double mouvement
l'anime de l'intérieur. Mouvement vertical de haut en bas et de bas en haut des pieds de la couturière à ses mains sur le
plan de travail, ainsi que mouvement circulaire des bobines qui tournent en faisant se dérouler le fil. Le mouvement
circulaire est intensifié, si mes souvenirs sont bons, par quelques gros plans sur le grand ventilateur accroché au plafond,
dont les pales tournent en rond d'un mouvement régulier.
Il se trouve un moment où le cinéaste pose enfin sa caméra sur une machine à coudre, après les longs travellings sur
les chaînes de montage textile de production intensive (la caméra suit le tapis roulant qui dirige les gestes des employés)
puis faussement "artisanale" (la caméra suit le patron de l'entreprise supervisant le travail de ses quelques travailleurs).
La première partie dans les usines filme la production intensive, la ligne droite (en termes de temps, d'organisation) de
l'entreprise qui marche. Est aussi important, sinon plus, ce qu'il y a "en bout" de travelling : un employé alité, épuisé.
Seule reste près du malade, la caméra-diagnostic de Jia Zhang-ke lorsque le docteur a rangé son bureau et terminé sa
journée de travail. La seconde propose une approche du travail de stylistique de Ma Ke dans le cadre de la haute couture
et non plus de la production industrielle vouée à la consommation courante. Sans critiquer ouvertement le travail de Ma
Ke, on peut noter que Jia Zhang-ke filme pareillement, par des travellings, les deux modes de production. Même si son
discours diffère, le patron est identique, sa démarche de production, qu'elle se veuille "artisanale" ou pas, dans les deux
cas est la même : la chaîne.
JZK, ainsi que le rappelle Raphaël
Clairefond dans son article ("A
l'épreuve du temps"), a trouvé dans le
travelling une nouvelle manière
propice de peindre en grands traits
précis la réalité chinoise de son
époque. Comme nous venons de le
voir, il a recours à une utilisation
sociale de cette forme. Pourtant, dans
l'atelier de couture artisanal de
campagne, il termine son film par le
plan fixe décrit au-dessus. Mais Jia
Zhang-ke refuse de figer celui-ci,
d'où le fait que le souvenir que l'on
en garde
Photo : Christophe Simon.
est extrêmement vivant, il y fait
travailler de concert ces deux
mouvements
antagonistes
qui
représentent l'essentiel de la couture
mécanisée : le déroulé et le piqué.
Ailleurs dans le film, un haut-parleur
rouillé qui n'émet plus, souvenir d'un
temps disparu où il diffusait encore,
orientant
diversement
les
"mouvements" des passants1, est
filmé en contre-plongée dans un plan
fixe silencieux et mélancolique.
Quelques personnes ont, bien sûr, évoqué André Bazin - qui avait écrit dans les années 50 un long texte célèbre à
propos du film de Lamorisse prénommé "Montage Interdit"2 - à propos du nouveau film de Hou Hsiao Hsien (Le
Voyage Du Ballon Rouge). Tout aussi bien il serait bon d'évoquer le réalisme bazinien à propos (du dernier film) de Jia
Zhang-ke tant, film après film, documentaire après documentaire, l'un dans l'autre et vice versa, il est apparent que le
cinéaste a fait vœu d'allégeance à celui-ci. Dans Useless, toujours cette intention double, de la part du cinéaste,
d'enregistrer le spectacle (un défilé de mode) en même temps que ses coulisses (The World, Platform), comme lui-même
réalise régulièrement un documentaire sur les lieux de tournage de ses films.
La question du "réalisme", ici, n'est certainement pas de savoir si, oui ou non, le mineur dégingandé, tenant dans sa
main un petit sac plastique dans lequel se trouve son pantalon à raccommoder, devant lequel passe la voiture de la
styliste Ma Ke, est réellement là par hasard. La réponse à cette question est non, bien sûr. Ce qui ancrerait le film de Jia
Zhang-ke dans la forme du réalisme bazinien serait plutôt la décision du cinéaste, à ce moment-là, de bifurquer, de
basculer sa caméra du côté des mineurs plutôt que de rester auprès de la styliste ; ou plutôt, c'est les deux. Il faut alors au
cinéaste, certes via quelques astuces de mise en scène évidentes (fiction), saisir le réel, l'enregistrer, par-delà toute
interprétation artistique (conceptuelle de la styliste). C'est une manière de "raccord" astucieux entre deux classes d'un
documentaire qui jusqu'alors faisait plutôt confiance à son montage pour assembler, sans couture, la robe du réel. •
———
1
"[..] Huit ans seulement se sont écoulés entre mon premier et mon nouveau film, c'est dire la vitesse de ces évolutions. Durant cette période, le contrôle idéologique a
décliné de façon inversement proportionnelle au contrôle exercé par l'économie de marché. Les spectacles témoignent de ces changements : Platform, c'est l'époque de la
propagande révolutionnaire sur scène, puis des imitations de groupes de rock étrangers ; dans Plaisirs Inconnus, c'est un show publicitaire ; dans The World, un copiécollé des défilés haute couture de Milan ou Paris. C'est la même chose avec les haut-parleurs des rues, qu'on entend dans tous mes films. Avant ils passaient des slogans
politiques, puis la publicité s'est immiscée et aujourd'hui ils ne font que vanter le mode de vie occidental. [..]" Entretien avec Jia Zhang-ke, Cahiers du Cinéma #602, Juin
2005.
2
A. Bazin, "Qu'est-ce que le cinéma", p.49 à 61.
Entretien avec Hamé
Hamé est bien connu pour ses talents de rappeur au sein de La Rumeur, groupe "militant depuis le début", ainsi que
l'affirme son partenaire en rime Ekoué dans un de leurs morceaux. Loin de toute promotion, le "franc-tireur" a eu la
gentillesse de bien vouloir nous offrir un peu de son précieux temps pour discuter, sur le coin de la table d'un petit
bistrot de quartier, de sa passion pour le cinéma et de ses projets cinématographiques à venir. Un œil sur le monde,
l'autre dans le viseur de la caméra, Hamé garde, semble-t-il, toujours l'esprit en éveil…
Quel est ton rapport au cinéma ? Tu définirais plutôt le cinéma comme une vocation, comme une passion, ou
les deux ? Comment as-tu découvert cet intérêt sérieux pour le cinéma, seulement dans les salles comme
spectateur ou il y a eu un ou des éléments plus déterminants ?
Alors mon rapport au cinéma d'abord c'est celui d'un spectateur. Une sorte de cinéphile, tu vois. Donc ça c'est mon
rapport majoritaire aux films : voir des films, les contempler, les revoir, les mâchouiller. Donc de quelqu'un qui est
demandeur et preneur d'images, avec un grand "I", d'histoires, de visages, voilà, de tableaux vivants, je sais pas si on
peut dire ça… donc ça c'est l'aspect dominant de mon rapport au cinéma, et puis cette année j'ai passé un an à l'école de
cinéma de New York, à NYU, la Tish School of the Arts qui est une école de cinéma très prestigieuse où j'ai appris
beaucoup. J'ai fait de petits courts métrages muets, j'en ai fait cinq, sur la base de cinq figures imposées. C'est une partie
de la formation, c'est assez intensif. Ce sont des films 16 mm en noir et blanc…
Le noir et blanc était imposé ?
Oui, oui, c'était le format imposé. On pouvait travailler avec de la couleur mais à partir du dernier film seulement.
C'est plus long, parce que le laboratoire qui développait les travaux des étudiants était un laboratoire qui travaillait
essentiellement sur du noir et blanc, c'était un peu plus cher aussi. C'était de l'inversible, noir et blanc, des bobines de
110 pieds de 3 minutes à 20 dollars, même pas, 10 dollars.
Et le noir et blanc, cela te convenait ?
Ouais, j'ai commencé des choses en couleurs, pareil avec du 16 mm inversible, donc quelque chose de très rugueux.
C'est très friable j'allais dire comme support tu vois, c'est de l'inversible, tu as un seul exemplaire de ce que tu as shooté,
par définition. C'est vraiment une expérience j'allais dire pionnière, tu vois, en ce qui me concerne. Même si je
nourrissais, avant ça, l'envie de faire des films, j'avais déjà écrit des scénarios avec, comme ça, l'espoir peut-être, ou
l'envie à retardement, de les exploiter ou d'en faire quelque chose plus tard. Je suis parti là-bas, j'en reviens et j'y
retourne l'an prochain pour reprendre deux cours et présenter un court métrage, mon court métrage de fin d'étude, que je
vais tourner à Paris d'ailleurs. Donc ça, c'est mon deuxième rapport qui est très frais, naissant, au cinéma, c'est d'en faire.
Ah oui, je n'ai pas parlé de mes études théoriques à la Sorbonne, j'ai fait un DEA de cinéma à la Sorbonne, que je n'ai
jamais complètement validé, il m'a toujours manqué un tiers du mémoire, des trucs. J'avais l'intention un moment de
reprendre, de me lancer dans une thèse, travailler sur la dramaturgie, ou bien sur les avant-gardes des années 70...
Plus en ce qui concerne les scénarios que la mise en scène ?
Ben les deux quoi ! Ca peut, pour certains scénaristes vouloir dire des choses complètement différentes, mais pour un
auteur qui écrit et réalise des scénarios, la mise en scène est en germe dans la conception initiale de la scène. Ce qui m'a
intéressé, ce qui m'a plu à New York dans les cours de storytelling que j'ai eus, c'est cette espèce d'obsession, de
nécessité à maintenir la tension comme ça, la complication, dans un espace extrêmement condensé, donc compressé
jusqu'au lâcher final, tu vois, quelque chose de très américain. Et puis, il y a tous les intermédiaires que l'on peut trouver
à New York parce que c'est un bel endroit, les New-Yorkais qui font du cinéma ont un peu l'habitude de se regarder
comme des gens qui héritent à la fois d'une certaine sensibilité européenne et qui ont le pragmatisme, le réalisme
hollywoodien, tu vois. Ils ont le bon rôle. J'ai retrouvé une ouverture d'esprit incroyable..
Plus qu'en France ?
En même temps, c'est trompeur, moi j'ai vraiment gravité dans des milieux
extrêmement créatifs avec des spécialistes, des profs totalement brillants, des
thésards, des chercheurs, des jeunes metteurs en scène, tu vois, des gens très
pointus. A New York on m'a parlé de Miklós Jancsó. Miklós Jancsó c'est un
réalisateur hongrois, je sais pas s'il est encore vivant, non je crois qu'il est mort
[NDLR : Miklós Jancsó est bien vivant, mais plus tout jeune], c'était le plus
grand exécuteur de plans-séquences. Psaume Rouge (1972) par exemple, j'ai
découvert ce film à New York. Contrairement aussi à ce que l'on peut penser,
c'est une ville qui a une mémoire, une mémoire de l'image, à Anthology Film
Archive Center, moi j'ai été ficher, niché, fourré tout le temps. Il n'y a peut-être
pas la même tradition de conservation qu'en France, cet esprit de conservation,
de musée, d'empilement, d'archivage. Les choses sont mises en mouvement dans
la sphère, ou bien ne le sont pas. J'ai vu des super trucs, j'ai vraiment découvert des petits films, des petits bijoux. Et puis
ce qui m'a beaucoup plu, c'est l'encouragement à faire des choses. Tu es pris en main par un prof, par un advisor qui
considère que la meilleure manière d'apprendre à faire des films, c'est de faire des films. On ne se pose pas de questions
abstraites a priori, on a une idée, bonne ou mauvaise, mais l'essentiel c'est de l'exécuter. On réfléchit ensuite sur ce qu'on
a fait, et pas a priori, ou pendant accessoirement… enfin pendant que tu exécutes, tu n'as pas le temps de réfléchir, tu
vois, tu es dans le geste, tu n'es pas dans l'appréhension ou le détachement. Je me suis retrouvé pendant un an à devoir
faire un film tous les mois. Avoir deux semaines pour les faire, des courts métrages de deux minutes jusqu'à huit
minutes. Devoir écrire ton truc, le penser, le tourner, le monter, le projeter et puis recevoir toutes les critiques. Et puis
rendre un production book, une sorte de tableau de bord de ton travail, toutes les étapes, sur l'ensemble du mois. C'était
super instructif. Donc voilà mon rapport au cinéma, essentiellement la passion, la vocation je sais pas, je crois au travail
surtout, au goût pour certaines choses, vouloir créer des choses singulières, en particulier des images, mais ça peut être
autre chose : des histoires, des mots, de la couleur sur une toile, des sons, des notes… je crois à ça, ce goût-là présent
dans le bide, cette envie, ce désir-là, et puis tout le reste c'est du boulot. Se nourrir de l'art, se nourrir du reste, les
capteurs en éveil sur tout, être curieux de tout, et travailler avec ce désir au centre.
Tu me disais l'autre jour que tu avais quasiment totalement mis de côté la musique lorsque tu étais aux EtatsUnis…
Oui, j'ai mis certaines choses un peu en suspens parce que c'était une année assez intensive, je devais m'adapter très
rapidement à l'environnement ô combien instable. Ca part dans tous les sens, c'est New York, tu imagines bien le truc,
avec un niveau extrêmement moyen en anglais et un degré de travail, une exigence haute. Il faut aller vite, s'adapter,
vite, et puis travailler bien et rendre des trucs régulièrement comme ça, bam, bam. Tu fais avec ce qui vient, si tu as pas,
tu fais avec autre chose, et vite tu le fais, je te jure ça c'est terrorisant, ça m'a mis dans des états, des fois tu as envie de
décrocher. C'est de la pression, c'est comme ça que tu apprends. Tu es acculé, dans l'obligation de faire un truc, tu aimes
a priori ce que tu dois faire mais tu es acculé et tu dois faire, peu importe, tu fais. Tu n'as pas de personnage, tu fais, j'en
sais rien moi, l'histoire d'une feuille dont les pétales se fanent.. C'est des figures imposées, mais comme tout ce qui est
imposé, ça se détourne, on t'encourage à les détourner, à les décliner sous n'importe quel angle. Ce qui est intéressant
dans cette gestion de l'économie de moyens, c'est la pauvreté. Cette pauvreté de moyens, c'est que tu n'as que ta caméra,
la lumière du jour c'est ton extérieur, ton light meter et puis c'est tout, éventuellement un assistant caméra. Moi j'aimais
bien travailler en unité légère, caméra au poing..
Pour te fixer des contraintes ?
Ouais, de toute façon les contraintes elles sont là. Tu as très peu de temps, et en très peu de temps tu dois rendre
quelque chose qui soit conforme à ce qu'on t'a demandé. Tu dois vraiment être créatif, il faut vraiment que ça dépasse le
niveau du simple exercice. Par exemple sur un de mes films, je devais avoir deux personnages, une sorte de scène de
ménage dans le nord de Little Italy dans un appartement new-yorkais type avec les escaliers de secours en fer, un truc
typique. Donc c'était planté là, je devais avoir deux personnages et finalement ils ne sont pas disponibles le premier jour
et ils ne sont disponibles que le second jour, et j'ai absolument besoin de tourner les deux jours. Et donc j'ai dû
remplacer mes personnages. Signifier leur présence sans son, muet. Signifier leur présence alors qu'ils sont absents. J'ai
trouvé un truc quand même. C'est deux personnages qui se disputent, une dispute de couple qui finit par un meurtre. J'ai
pu tourner le meurtre le lendemain mais tout l'amont, c'était trop tard, l'appartement je ne l'avais qu'une journée et donc
j'ai fait autrement.
Qu'as-tu fait, quel suspense ?!
En fait, j'ai cherché dans ma tête une des plus belles scènes de déchirement de couple au cinéma. En tout cas un de
ceux qui m'avaient le plus, moi, ému. C'est La Chienne (1931) de Renoir, à la fin quand Simon tue la prostituée
accidentellement avec le coupe-papier. J'ai pris les dialogues de la première partie de cette dispute, au départ je n'avais
pas prévu de dialogues, donc j'ai pris les dialogues, j'ai traduit en anglais, simplifié, et je les ai écrits sur des grands
panneaux et je les ai placardés en différents endroits de l'appartement. Il y a une réplique, donc, lui, il dit sa réplique et
puis il y a la réplique de la meuf, donc lui, elle, lui, elle, lui, elle, comme ça j'ai tracé un parcours dans l'appartement où
ils se répondaient, et ils sont là ! Ils sont là, c'est muet et tout, mais ils sont là, c'est écrit sur des grands panneaux et ça
fonctionne, à tel point que c'est le meilleur film que j'aie fait de l'année et c'est le film qui a été pris pour le show case de
fin d'année. C'est la trace fantomatique de ces personnages qui fait que leur histoire existe, ils se révèlent. On a besoin de
signifier ça pour l'œil, donc il faut trouver des idées visuelles. Penser visuellement, penser avec son œil. Ca, c'est un des
trucs centraux que j'ai appris cette année. Il faut visualiser, il faut s'interdire au maximum les bouches qui remuent, du
genre prompteur, tu vois, cette espèce de grammaire télévisuelle, le champs-contrechamps entre deux personnages, la
grammaire sitcom, les trucs où tu coupes le son et tu n'as plus rien, tu ne comprends plus rien, où le langage n'est pas
dans l'image, l'image n'est qu'un support, c'est de la radio avec de l'image, de la radio filmée, du théâtre filmé… Donc ça,
c'est vraiment le nerf central de la formation, l'idée qu'on t'enseigne dans cette école, et puis le pragmatisme, et faire de
l'économie, de la pauvreté de moyens, un tremplin à la créativité.
Tu as participé récemment à plusieurs journées cinéma à la Cinémathèque française, à l'auditorium du
Louvre. Y avait-t-il pour toi une motivation résistante particulière à agir au sein même de ces institutions ?
Non, pour la simple et bonne raison que j'y étais à l'invitation de Nicole Brenez qui est vraiment une personne
remarquable, qui anime les cycles de projections d'avant-garde à la Cinémathèque et qui aussi se voit confier des
programmations au Louvre, dans ces institutions ô combien prestigieuses. Il s'agissait pour moi de venir présenter des
films en des endroits où l'on n'attend pas nécessairement que, un, ces films soient présentés, et puis que quelqu'un qui a
mon itinéraire puisse s'exprimer. J'en dois, on en doit, la possibilité à Nicole Brenez qui donne aussi des cours à la
Sorbonne et qui est vraiment une personne remarquable, c'est quelqu'un que j'admire beaucoup.
As-tu découvert aux séances du Louvre des choses qui ont modifié ta manière d'appréhender le cinéma ?
Oui, en fait je connaissais déjà les films présentés. C'était très godardien, la période Mao quoi. Tu as un langage
complètement déconstruit, tu as le son qui dit bleu, contredit par l'image qui dit noir, et c'est complexifié par tout un
tissu, un entremêlement, comme ça, de références qui se contredisent et de styles, un truc complètement déconstruit, une
sorte de cubisme cinématographique. Du Godard quoi, et puis très ancré politiquement. Et donc tu as une narration
particulière qui relève de l'effet cinématographique, de l'effet politique, du brûlot politique, que j'aime beaucoup aussi.
Un des films auquel je reviens le plus souvent depuis que je l'ai vu il y a peu, il a été réédité il y a peu, c'est One+One
(1968) et Ici et Ailleurs (1974), aussi. Il a fait des films majeurs en la matière à cette époque-là, avec Marker. C'est
vraiment des auteurs essentiels, qui me nourrissent aussi, même si j'aime beaucoup les modes de narration de la
dramaturgie américaine parce que j'ai cette espèce d'envie de me retrouver aussi face à des contes, des belles histoires,
racontées. Dans l'obscurité il y a un feu qui s'allume et puis il y a une voix qui te transporte, ce truc de môme, tu vois,
que j'ai essayé de ne pas perdre et qui m'a toujours porté. Le dernier film américain qui m'a transporté, hollywoodien
même, c'est There Will Be Blood (2008), il m'a attrapé. Les vingt premières minutes, sans dialogue, sont prodigieuses,
j'aimerais beaucoup que le cinéma français cesse d'être aussi bavard, aussi baveux même. C'est un film hollywoodien qui
n'est pas là pour révolutionner les codes. J'aime la construction par boucle au niveau de la composition..
Le cinéma de Godard des années 70, c'est quelque chose qui n'existe plus du tout…
Ben non, ça n'existe plus, comme les années 70 n'existent plus ! Le monde des années 70 n'existe plus, mais ça ne veut
pas dire que ce type de souffle, faire voler en éclats les images dominantes, les narrations dominantes, cette espèce de
rouleau compresseur du point de vue unique porté sur le monde, peut disparaître. Grosso modo on est toujours face aux
mêmes valeurs tu vois, mises en boîte à peu près de la même manière. Ce souffle-là, cette nécessité-là, même ce besoin,
ce désir, moi j'ai ce désir d'images nouvelles, d'une appréhension nouvelle, différente, du monde et de l'homme
aujourd'hui, en particulier aujourd'hui, quoi. On a le paradoxe de la profusion, de la capacité à montrer, mettre en
images, à dire le monde, et la pauvreté d'œuvres qui se mettent à la hauteur de leur époque, ou qui tentent de se mettre à
la hauteur de leur époque, à nous aider à y voir clair dans le noir. C'est la confusion généralisée, c'est l'atomisation. Tu
ne peux pas avoir de pensée globale d'une époque parce qu'on va te dire que tu es totalitaire, tout de suite. C'est le piège,
le chantage à mettre du sens, dès que tu veux encore mettre du sens, mais de manière, pas même à vouloir tout expliquer
tu vois, mais de faire sentir, faire toucher, que tout est lié, et que tout n'a pas été dit , tout reste à dire..
Il y a des choses qui ont été dites et qui sont des échecs, notamment les années
où Godard a remis en cause l'appareil télévisuel, ce qu'il a dit à propos du
conflit Israëlo-palestinien puisque tu évoquais Ici et Ailleurs tout à l'heure, il n'a
pas été écouté...
Ouais, mais bon Galilée n'a pas pu faire admettre à son époque que la terre était
ronde, elle a continué à penser que la terre était plate, ça ne veut pas dire qu'il avait
faux. Les années 70 c'est hier, c'est trop frais encore, l'histoire elle a fait deux pets
depuis les années 70, enfin non, un pet majeur qui est la fin de la guerre froide, mais
tu vois tout reste à dire, à écrire, on n'est pas solde de tout compte là. C'est pas vrai
que l'horizon indépassable de l'humanité c'est le monde tel qu'aujourd'hui. Je me
garderai bien de faire des devinettes ou des pronostics ou quoi que ce soit, mais
évidemment que l'histoire n'a pas dit son dernier mot et que donc forcément, l'art non plus. Il ne faut pas s'empresser de
jeter aux orties de belles choses qui ont été faites à une période inspirée par des idées qui ont prouvé, semble-t-il, leur
caducité, sous prétexte que l'URSS c'est fini, que le capitalisme est partout. On a encore le nez dedans, j'en sais rien, il
suffit que demain en Amérique du Sud ou en Afrique il y ait une révolution majeure qui infléchisse complètement le
cours du siècle. En tout cas, moi, quand je revois certains films des années 70 je suis irradié, ça m'explose le plexus,
putain la liberté quoi, comparé à la tiédeur de notre époque !
Vous avez évoqué les clips de Public Enemy lors de votre carte blanche, leur récent clip de "Superman's black
in the building" [NDLR : à voir en ligne ici www.youtube.com/watch?v=sCF_Wtb-Rt8] qui retourne tout un tas
de stéréotypes médiatiques à propos des Noirs sur les Blancs est intéressant, tu l'as vu, qu'en penses-tu ?
Oui, je l'ai vu. Public Enemy ils ont passé leur temps justement et, un, à démonter l'image dominante du Noir comme
image de la domination du Noir, et, deux, à renverser la perspective mais de manière bénéfique, en mettant dans les clips
un Blanc qui cire les pompes d'un Noir ou en dynamitant de l'intérieur les codes de la télévision blanche, en la prenant
d'assaut. Quand j'étais adolescent, la meilleure manière d'entrer dans le rap, c'était d'y entrer par Public Enemy à la fin
des années 80 où, bam, ça t'explose le crâne, cette fierté du ghetto, de revendication de l'indépendance, cette manière de
narguer l'industrie du disque, de la défier et de revendiquer l'héritage des luttes des Noirs. En plus cela s'accompagnait
d'une réflexion sur l'image, l'image en tant qu'art mais aussi en tant que camisole. Notamment l'image du Noir à
Hollywood, des morceaux comme "Burn, Hollywood Burn"… Voilà, donc, les passerelles se font entre la musique, le
cinéma, l'envie de faire des films, de raconter des histoires, être en même temps extrêmement fasciné par ce qui se fait
aux Etats-Unis, et en même temps pas dupe de l'industrie… tout ça s'interpénètre, se nourrit de multiples passerelles à
mesure que j'évolue, à mesure que je m'en donne les moyens, j'arrive à reconnaître qu'en faisant un truc sur Public
Enemy, notamment ses clips à la Cinémathèque, parce que j'ai eu une démarche à l'université qui m'envoie à New York,
qu'avec le temps il y a des choses qui viennent assez naturellement, des points de contact s'établissent dans ma démarche
sans que ça soit super rationalisé, super calculé. J'ai l'envie, à un moment donné, de faire des choses et puis ça se
connecte avec d'autres énergies, d'autre personnes.
Comment le groupe envisage-t-il ses clips [NDLR : disponibles en ligne ici www.la-rumeur.com/]? Peux-tu nous
expliquer ce que vous attendez d'un clip ?
Les clips, on les fait un petit peu dans l'urgence avec peu d'argent, moi je ne m'en suis pas beaucoup occupé. Pour les
trois premiers clips de Raphaël Frydman, on a beaucoup discuté, on avait beaucoup échangé avec lui, on lui avait soufflé
beaucoup d'idées, on a bien aimé travailler avec lui parce qu'il était très inventif et très alerte, très efficace.
Humainement on s'est bien entendu. Après les clips de La Rumeur, moi j'en ai réalisé un en quelques jours… Ce que je
trouve un peu lassant à la longue, c'est les successions de play-back, gesticuler devant une caméra : un play-back à un
coin de rue, un play-back à ta fenêtre, un play-back dans tes chiottes.. c'est quelque chose à investir mais j'ai du mal à
investir dans les clips de La Rumeur en étant devant et derrière la caméra.
Il me semble que tu as assez peu souvent, ou de moins en moins, recours dans tes textes à la forme "fiction
écrite", petit scénario inspiré de faits divers, qui est pourtant un exercice de style classique du rap français. Tes
textes sont très imagés, il y a presque une "imagerie", mais c'est assez peu "scénarisé", je trouve, qu'en pensestu ?
C'est plutôt des impressions, des humeurs, des bombardements d'images, un climat. "Le coffre-fort", c'est un côté un
peu film titi policier des années 60 de Verneuil avec Gabin et Audiard, un clin d'œil à ça, c'est plus un climat planté, un
personnage, pas d'histoire, ça a pas à être un scénario. J'ai l'impression qu'il y a une sorte de dichotomie entre le fait de
raconter une sorte de scénario, comme ça, en musique, ou alors il faut s'appeler Brel et raconter des histoires par
tableaux, mais bon, tout est possible…
Tu mettras plutôt tes scénarios de côté pour le cinéma ?
Ouais, j'ai une manière d'écrire pour le rap qui n'est pas, ou alors des petits clins d'œil, des petites références, mais a
priori, non, je n'ai pas envie de faire du scénario en rap.
Les films récents de Gondry : Block Party (2006), puis Be Kind Rewind (2007), qui cherchent à rassembler
autour d'un projet positif, un peu dans l'esprit du "peace, unit love and having fun" des débuts du Hip-Hop,
c'est quelque chose qui te parle ?
Non non. Il y a un côté carton-pâte dans son univers qui me déprime. Un côté chambre d'étudiant versaillais. Dans
Eternal Sunshine (2004) il y avait un truc qui m'avait plu parce que j'avais beaucoup aimé la version à contre-emploi des
stars hollywoodiennes, Jim Carrey, et l'autre de Titanic [NDLR : Il s'agit de l'actrice Kate Winslet]. J'avais bien aimé le
fait qu'ils soient complètement balancés dans des personnages paumés, qui ne savent pas où ils en sont, une très belle
métaphore sur la mémoire intime, quelque chose de cher et précieux. Il n'y a pas d'enjeu chez Gondry, voilà,
esthétiquement il a l'air de se passer plein de trucs, dans les clips qu'il a faits pour Björk et d'autres il a l'air de se passer
plein de trucs, mais en fait il y a pas grand-chose, il n'y a pas d'enjeu.
Il me semblait qu'il y avait dans les deux derniers films un projet politique qui effectivement n'apparaît pas
dans ses autres films.
J'ai pas vu Be Kind, Rewind, La Science des rêves (2006) m'a fait chier, bon après je ne suis pas objectif, en plus il y a
des acteurs que je n'aime pas dans ce film, mais bon c'est un gars talentueux, parait-il, certainement...
Je n'étais pas fan non plus, jusqu'à "Block Party", mais l'idée de mettre en place un projet comme ça…
Dans Block Party ce qui est intéressant c'est Dave Chappelle. Bon le projet, c'est la dimension de cette nouvelle beat
generation de la communauté noire à travers ses artistes, ses chanteurs, oui c'est intéressant. En revanche, il y a un super
clip qu'il a fait pour Noir Désir, "A l'envers, à l'endroit" [NDLR : à voir en ligne ici
www.youtube.com/watch?v=TcJ6QQ9zNnE], j'adore ce clip. Là, pour le coup, un enjeu esthétique qui rencontre un
enjeu social positif très fort.
Il y a un certain nombre d'années Public Enemy rappait "Burn, Hollywood, Burn", il y a deux ans avec Paris,
ils détournaient le titre du film de Griffith en "Rebirth of a nation"… Quel est ton rapport de spectateur avec le
cinéma hollywoodien ?
On en a déjà un peu parlé, après, moi je n'ai pas envie de regarder Hollywood comme le royaume du diable, la cause
centrale de tous les maux de la cinématographie nationale qui aurait peu de possibilité d'exister en dehors de ses
frontières, ou à l'intérieur de ses frontières, à cause de la sur-domination hollywoodienne, il faut aussi regarder l'état du
cinéma français, leur capacité à parler à tout le monde, leur capacité à être universels, de sortir des petits particularismes
de bobos tu vois, qui ne veut pas dire son nom et qui confisque. Le cinéma français est confisqué par des bobos, c'est
hallucinant à quel point il est confisqué quoi. C'est-à-dire qu'à une époque les branchés à Paris, c'était les passeurs. Il
faut, il faudra braquer le cinéma français, il n'y a pas assez de voyous dans le cinéma français, des bandits de grand
chemin, il faut réhabiliter cette figure, celle du bandit de grand chemin.
L'écriture de tes textes offre souvent des images aussi sombres que celles du
cinéma noir américain des années 50. Tu en regardes beaucoup ?
Le cinéma noir pour moi c'est Orson Welles, de Citizen Kane (1940), La Soif du
Mal (1958) à F for Fake (1975), c'est un formidable faussaire, un formidable génie,
j'aime cet univers. Ses films sont de véritables martyrs, ils ont été lacérés, perdus.
Les Rapaces (1924) de Stroheim, c'est un truc sur lequel je rebondis, on parle de
Welles, tu parlais de Griffith, tu savais qu'il était cascadeur sur Naissance d'une
Nation (1915) de Griffith ? Il y a Fritz Lang, Murnau aussi, enfin pas que le cinéma
américain. Cette sorte d'expression de la menace, de l'ombre, de l'extension du
domaine du mal sur le monde et la planète, sur le royaume des hommes, c'est le lieu
privilégié pour la tragédie pure, il y a tous les sujets qui relèvent du tragique fort,
pur, que j'aime. C'est pour ça que quand Hollywood s'en empare, j'aime. Le film noir, c'est un grand genre. Les grands
cinéastes, les maîtres du muet, sont tous allés à Hollywood à cette époque, ils ont fait leurs plus grands films là-bas.
Que penses-tu de Scarface (1983) de De Palma ? Connais-tu le film de Hawks dont il est le remake ?
Oui, je déteste. Bien sûr, je connais le film de Hawks, la course-poursuite c'est un cas d'école. Bon là je ne sais pas si
c'est la première scène de course-poursuite du cinéma hollywoodien et mondial, c'est un modèle d'école, c'est réglé,
d'une modernité incroyable. Après Scarface, la merde que ça peut foutre dans la tête d'un môme de quartier…En même
temps je ne veux pas traiter ça par le mépris, tu vois, moi j'ai pas aimé parce que je le trouve pauvre, je n'aime pas Al
Pacino, je n'aime pas son jeu, dans ce film je le trouve bête ! Mais il y a quelque chose de l'ascension, la grandeur, la
décadence d'un petit immigré, c'est pas pour rien que ça touche les mômes des quartiers, tu vois. Il y a une espèce de
tragédie comme ça, enrobée dans un style années 80, télévisuel avec des clichés de personnages, des resucées de films
de gangsters, juste vraiment enrobées d'un kitsch très années 80.
Ce qui m'étonne c'est que les jeunes soient encore frappés par ce film, je me demande même s'ils le regardent
encore, si ça ne fonctionne pas uniquement sur du mythe maintenant …
Si, ils regardent encore le film, mais en y projetant des choses qui semble-t-il n'ont pas bougé depuis que le film a été
fait. Ils projettent cette espèce de rêve, de fantasme éveillé de la réussite par la transgression. Je ne sais pas, je ne veux
pas faire de la psychanalyse de comptoir mais psychanalytiquement, sur quelle corde ça joue ? Celui-là continue d'être
culte, De Palma a fait d'autres films super kitsch aussi, qui se sont démodés à une vitesse folle, et là il y a un truc qui
perdure et il faut s'incliner et s'interroger, pourquoi ça tient debout encore alors qu'on est d'accord, c'est vraiment pas un
chef d'œuvre.
Cela t'intéresse l'expérience qu'a tenté récemment De Palma avec Redacted (2008) ? D'une manière plus
générale, puisque c'est autour de cela que cinéastes et critiques réfléchissent beaucoup dernièrement, quel est ton
point de vue sur la circulation des images sur le web ?
Le film de De Palma, je l'ai pas vu, mais je pense qu'il faut que les films investissent à fond dans le faux, il faut aller à
fond dans le faux, de toute façon c'est un mensonge, comme dit l'autre "je suis un grand menteur". Il faut aller à fond
dans le faux et il faut l'assumer, c'est pas la réalité que tu es en train de dépeindre, c'est une représentation d'une idée que
tu te fais du réel, tu vois, c'est tout. C'est une représentation complètement subjective, c'est UNE possibilité, une touche
possible mais il faut aller à fond dans le fictif, dans l'imaginaire, même prétendre faire du vrai-faux pourquoi pas.
L'essentiel c'est que dans ce faux-là, il ne faut pas faire l'économie de révéler du vrai, c'est là où c'est important, ce qui
investit à fond l'artefact, le conte quoi, on est dans la fabrication, tu fabriques un discours, tu utilises un langage, etc, des
pièces que tu assembles, et dans ce triomphe du faux, pointe la vérité ou des éléments de vérité. Dans la réalité, tu n'as
pas la vie d'un personnage racontée en une heure et demie, c'est jamais condensé, c'est justement aussi une des fonctions
sociales de l'art et du cinéma, c'est de se faire raconter une histoire où à des moments les situations sont sélectionnées,
pensées, mises en place, emboîtées, de manière à donner un sens concret, cohérent, une métaphore de la vie quoi, un
aspect de la vie, une vision de la société, d'un homme, d'un personnage dans cette société. C'est pour ça que le débat sur
"c'est faux, c'est que de la mise en scène", je ne comprends pas qu'on puisse encore se poser la question, qu'on puisse
encore tergiverser là-dessus, le "vrai", le "faux". Pour revenir au film de De Palma, même si je ne l'ai pas vu, je pense
que ses images sont probablement plus vraies que les vraies images, plus vraies dans le sens où elles délivrent quelque
chose qui touche de plus près, pas la réalité de la guerre, mais à ce que c'est que de se retrouver au milieu des combats
ou de voir le visage d'un Irakien après une séance de torture, tu vois, son regard posé sur le carrelage après une séance
de torture. J'y vois pas, si tu veux, dans la démarche quelque chose à condamner ou à louer a priori.
N'as-tu pas l'impression que les Césars pour La graine et le mulet (2007), la Palme d'or pour Entre les murs
(2008), c'est un peu notre intégration à la française, comme aux USA il est maintenant bien vu de donner
fréquemment des statuettes aux acteurs noirs américains ?
Pour les acteurs noirs américains, non, je pense que cela peut aussi être une forme de reconnaissance de leur travail,
de leur valeur en tant qu'acteurs, c'est aussi cela qu'on va récompenser. En France c'est aussi beaucoup le cas, les
récompenses sont aussi très souvent des indicateurs de vente, du succès commercial. Il y a des acteurs qui, des gens
comme Will Smith, qui enchaînent les succès au box-office et qui sont récompensés en conséquence, c'est la loi du
genre. Qu'ils soient Noirs, ça veut dire qu'il y a de plus en plus de Noirs qui accèdent aux sphères des studios. Cette
bourgeoisie noire qui a réalisé son ascension de manière fulgurante ces trente dernières années, qui a été bénéficiaire de
l'affirmative action, elle a hérité de la lutte des Noirs dans les années 70, cette bourgeoisie noire qui a fait irruption dans
certaines sphères du capitalisme américain c'est la loi du genre, les Juifs ont fait ça, les Irlandais aussi, pourquoi pas les
Noirs, tu vois, ça marche comme ça. C'est pas une question d'intégration, c'est un reflet de, c'est presque de la sociologie,
de qui est capable aujourd'hui d'imposer telle ou telle image, telle ou telle présence. Tu es producteur, tu es Noir, ou
alors tu es organisé en lobbying, en groupe de pression directement au sein des studios et tu imposes deux Noirs par
film. Ca ne veut pas dire que les acteurs ne sont pas talentueux…
Godard dit que l'exercice critique, c'est déjà faire du cinéma. Il aime faire remonter ses débuts comme
réalisateur à la période où il était critique. Hamé, as-tu déjà pratiqué la critique de cinéma ? Vous lisez la
critique ?
Non, j'aurais parfois peut-être peur de dire des conneries, hâtivement, sur des films. Cela ne me donne pas envie
d'écrire sur un film, plutôt de fertiliser des idées de séquences, des idées de scènes, écrire ouais, mais écrire a posteriori
pour un projet personnel. Bon après je comprends qu'un critique soit dans la nécessité de devoir écrire, mais non, moi je
n'ai pas cette fibre-là. J'achète régulièrement les Cahiers du Cinéma, il y avait Positif à une époque mais bon je le lisais
scolairement. Après sur le web, j'ai oublié le nom, il y a des sites bien foutus. Première, Score, tout ça, j'ai laissé tomber,
l'approche people. Mais après il y a la caricature opposée. Cette espèce d'hypertrophie intellectualiste mondaine où à la
fin, putain, le film te fait peur parce que tu n'avais pas vu qu'il y avait du Kierkegaard dans le film ! En revanche, nous
parlions de Truffaut tout à l'heure, là pour le coup, voilà quelqu'un qui aime les films, qui veut les faire aimer et qui aime
son lecteur, et qui est un passeur, qui n'a pas pris en otage une zone stratégique de la communication et de la promotion
des films pour pratiquer un droit de cuissage, pour pratiquer un impôt. Si tu veux avoir les faveurs de tel ou tel critique,
ça s'accompagne généralement de certaines largesses, c'est presque intimement lié si tu veux à la capacité du producteur
du film à apporter de l'eau au moulin, à prendre la publicité dans un circuit fermé. Le petit milieu de la critique
commence un peu à sentir le renfermé, ça frise la consanguinité parfois mais bon, je m'en fous un peu..
Tu es intéressé par la réalisation de documentaires ?
J'ai un projet documentaire, j'ai préparé quelque chose sur Tommie Smith, cet athlète noir qui lève le poing aux JO de
Mexico en 68, ça suit son cours, j'ai réussi à intéresser un prod', j'attends de voir les moyens dont on dispose pour
pouvoir mettre à exécution le truc, c'est écrit, on l'a posé, déposé, on attend de voir, c'est sur le feu.
Ca serait plutôt Pontecorvo, ou plutôt Watkins, au niveau de la forme ?
Non, c'est pas du docu-fiction, c'est pas un conte documentaire, c'est pas une reconstitution. C'est plutôt Chris Marker,
tu vois, en me la pétant grave ! (rires)
La mémoire, les archives…
La mémoire, les archives, les images interrogées pour ce qu'elles sont, pour leur statut, et pour ce qu'elles disent, et
puis une problématique du présent. Voilà, c'est pas une histoire avec son héros, son protagoniste, ses antagonismes…
c'est une sorte d'essai, de radiographie de la situation des Noirs américains sur quarante ans.
Il y a, dans la courte liste de vos films cultes du premier numéro de "La Rumeur, le magazine", des comédies.
Si l'on peut directement relier "La malédiction de cloportes" à l'univers de vos textes et votre ambiance musicale,
via les samples de "L'ombre sur la mesure" notamment, "The Party" se pose en contre-pied total de votre travail
musical. Est-il possible que tu réalises une comédie, à l'avenir ?
Ah non, moi j'ai pas d'humour (rires). Je suis vraiment un chiant, à mourir moi, j'aime pas faire rire.
Ben justement le personnage du clown blanc, c'est une forme de comique…
Ouais, peut-être, Lloyd, ouais ouais, malgré moi, peut-être.. •
Entretien réalisé par Jean-Maurice Rocher, le 22 Juillet 2008, à Gennevilliers. Un grand merci à Nicolas pour la
connexion avec Hamé.
Illustrations dans l'ordre d'apparition : verso de la pochette de l'album "Endtroducing" de DJ Shadow, jaquette de l'album "The 3rd World" de Immortal Technique, jaquette
de l'album "L'ombre sur la mesure" de La Rumeur.
What's happening, Mr. Shyamalan ?
"Alors je prends de l'avance en prenant du recul…"
MC Solaar, "La musique adoucit les mœurs", Qui sème le vent récolte le tempo, 1991
Photo : The Happening, M. Night Shyamalan, 2008.
1. Les villes
par SÉBASTIEN RAULIN
Que se serait-il passé si la supercherie avait été découverte, si l'idiot du Village n'avait pas eu l'heureuse inspiration de donner
corps à la fiction qui tient ensemble la communauté ? Que serait-il advenu si la jeune aveugle n'avait pas voulu croire quand même à
l'existence des créatures de la forêt, si elle avait cru à ce qu'elle savait davantage qu'à ce qu'elle ignorait, et était rentrée au village,
pleine d'usage et raison, pour dévoiler à tous la vérité ?
On ne l'apprendra pas dans Le Village, où la collectivité sauve son innocence par la plus accomplie des impostures. Mais on peut
supposer quel désastre s'en serait suivi. Il n'y aurait pas eu d'euphorie chez ceux qui d'un seul coup auraient découvert une formidable
extension de leur liberté, mais bien plutôt une sorte de collapsus général - collapsus qui n'aurait pas tenu au sentiment d'avoir été
trahis par les Anciens en qui ils plaçaient toute leur confiance, ni même à la perte de leurs illusions (car on peut imaginer
qu'individuellement, chacun au village sait ou devine plus ou moins que les Créatures n'existent pas mais a décidé de ne pas en savoir
trop à ce sujet et de croire aveuglément à la seule force de persuasion et de cohésion de ce mythe : c'est le Village, c'est-à-dire le
secret, qui sait à leur place ce dont il ne faut pas parler, et qui les autorise ainsi à vivre dans l'illusion de leur ignorance, c'est-à-dire,
au fond, dans un bonheur parfait). Voilà ce qui aurait occasionné le désastre : non la perte des illusions mais l'impossibilité objective
d'y croire plus longtemps – car on peut croire à quelque chose de faux tant qu'on est convaincu de sa force persuasive et qu'est
délégué à un autre le soin de savoir ce qu'on veut ignorer.
Phénomènes ne raconte rien d'autre que ce qui serait arrivé au Village si la fiction de la Frontière qui le fondait s'était effondrée,
autrement dit s'il s'était retrouvé de plain-pied avec le monde des Villes, avec le monde réel, sans que subsiste cette frontière
artificiellement dressée entre le monde dans lequel les habitants se disent vivre et le monde tel qu'il est. Le désastre, tel que je
l'imagine, se serait produit exactement de la manière que l'on voit : une dépression monumentale de tout le village, une vague de
suicides, l'extinction de tout désir de survivre à la communauté, au mensonge qui la constituait, et en lequel chacun s'était résolu de
croire jusqu'au bout.
Pas étonnant donc que Phénomènes commence à l'intérieur d'un parc, dans une grande ville. Le parc, c'est tout ce qui subsiste du
Village dans le monde des Villes, une fois évanouie la fiction de leur imperméabilité : quand la forêt s'est dépeuplée de ses monstres,
elle redevient un parc naturel ou un jardin municipal. L'affiche n'est pas menteuse à ce titre : on voit les principaux personnages
blottis à terre les uns contre les autres, au pied de buildings vacillants et menaçants. Phénomènes est bien une fable des Villes même
si l'essentiel de son action se passe à la campagne : c'est un récit où la frontière qui garantissait la sécurité du Village en le séparant
du monde des Villes s'est déplacée – et la Ville est le seul monde qui reste quand s'est évanoui le mythe de la Frontière. C'est comme
si toutes ces années l'Amérique s'était rêvée comme un Village hors du monde, où rien n'arrive jamais, préservé par la Frontière du
monde incivilisé, comme si elle avait maintenu magiquement à distance l'excès même de son propre développement, avait contenu en
deçà de la Frontière le monde chaotique des Villes qu'elle produisait et dans lequel soudainement elle se réveillait.
Qu'est-ce qui peut bien expliquer, dans Phénomènes, que la bulle américaine se soit brisée et qu'un beau matin, l'Amérique se soit
réveillée dans le monde réel ? Ce n'est peut-être pas un hasard ni une maladresse si le film dispose un faisceau d'explications sans en
choisir aucune spécifiquement, dans la mesure où elles sont toutes au fond du même ordre : attaque terroriste, catastrophe naturelle
ou nucléaire, tout ceci en somme revient au même et constitue le double inversé, le reflet négatif, de la bulle dans laquelle les EtatsUnis s'étaient enfermés, jusqu'à ce qu'un dévoilement récent (11 septembre et guerres subséquentes, dévastation et impuissance
publique à la Nouvelle-Orléans, prise de conscience du réchauffement climatique, et toutes les conséquences du capitalisme qu'on
peut énumérer) ne les contraigne à voir, à vraiment voir, que le Village était lui-même homogène au monde sans foi ni loi des Villes,
et que la Frontière, la lisière de la Forêt, passait à l'intérieur même de la collectivité.
Que reste-t-il à faire alors, quand on découvre d'un coup qu'il n'existe pas de monstres pour nous tenir à distance de ceux que nous
sommes devenus, et que sous le coup de cette révélation, la collectivité se désintègre en unités toujours plus réduites, et se met à
préférer la mort, sans lutte ni combat, parce qu'elle n'a plus d'idée en laquelle croire pour la soutenir ? La leçon de Shyamalan est très
simple : puisqu'il est impossible de continuer, il n'y a que l'amour pour donner tout à la fois le courage d'être immortel et la force des
commencements. •
Loin de désigner l'art de la guerre du 20e siècle, l'explosion et l'effondrement des tours jumelles du World Trade Center, le 11 septembre 2001 auront été plutôt son dernier
cri spectaculaire. Ce qui nous attend est autrement plus fantastique : le spectre d'une guerre "immatérielle", où l'attaque est invisible et les virus, les poisons, partout et nulle
part. Rien ne se passe au niveau de la réalité matérielle visible, aucune explosion massive ; pourtant l'univers connu commence de s'effondrer, la vie se désintègre.
Nous entrons dans l'ère d'un art de la guerre paranoïaque, et notre plus grande tâche consistera à identifier l'ennemi et ses armes. Les protagonistes de cette nouvelle guerre
assument de moins en moins publiquement leurs actes : les terroristes eux-mêmes ne sont plus enclins à endosser la responsabilité de leurs actes (même la fameuse
organisation Al-Qaeda n'a pas explicitement revendiqué les attaques du 11 septembre, sans parler de l'origine toujours mystérieuse des lettres à l'anthrax) ; les mesures
"antiterroristes" d'Etat elles-mêmes sont entourées d'un halo de secret – tout cela formant un terreau idéal pour les théories de la conspiration et la paranoïa sociale
généralisée.
Cette omniprésence paranoïaque de la guerre invisible n'a-t-elle précisément pas pour envers sa désubstantialisation ? Comme nous buvons de la bière sans alcool ou du
café sans caféine, nous allons désormais expérimenter la guerre privée de sa substance : une guerre virtuelle devant des écrans d'ordinateurs, une guerre menée par des
protagonistes comme dans un jeu vidéo, une guerre sans pertes (dans notre camp du moins). L'Occident a goûté pour la première fois à cette nouvelle guerre "invisible"
lorsque s'est propagée en octobre 2001 la panique liée à l'anthrax vis-à-vis de laquelle – chose qu'il faut garder à l'esprit – nous, les citoyens de base, aveugles et sourds,
étions totalement dépendants des informations des autorités sur ce qui se passait : tout ce que nous savions provenait des médias officiels. Une super-puissance bombardant
un pays désertique et désolé est, au même titre, otage d'une bactérie invisible : c'est cela, et non l'explosion du World Trade Center, la première image de la guerre au 20e
siècle.
Extrait de Slavoj Zizek, Bienvenue dans le désert du réel, Flammarion, 2005
2. La bulle brisée
par JEAN-MAURICE ROCHER
Comment M. Night Shyamalan met-il en images dans The Happening "la bulle américaine qui se brise", comme
l'écrit Sébastien Raulin dans son article précédent ("Les villes") ? Le cinéaste use d'images fortes, symboliques,
appartenant à l'histoire refoulée des Etats-Unis comme signes à ré-agencer.
Les ouvriers en bâtiment qui se jettent dans le vide du
haut d'un immeuble rappellent les images choquantes
des traders qui se précipitèrent du World Trade
Center le 11 septembre 2001 aussi bien que
les banquiers se suicidant lors du krach
de Wall Street en 1929, les groupes d'individus pendus
aux arbres au détour d'un chemin de campagne réveillent
les images sordides des lynchages de Noirs dans le sud du
pays. De même le passage d'un pistolet de mains en mains
à proximité d'un parc du riche centre ville de Philadelphie
évoque-t-il avec brio la prolifération néfaste des armes à
feu qui fait tant de ravages dans les quartiers pauvres des
grandes villes des USA. Il y a aussi cette scène
impressionnante entre Elliot et sa femme, lui dans la
maison, elle dans la grange sonorisée où se cachaient
dans le temps, dit-on, les esclaves qui fuyaient les
hommes qui les chassaient. Cette séparation "de
proximité" - différence par rapport aux scénarios
classiques de films catastrophes où l'un des membres du
couple doit rejoindre l'autre à l'autre bout du pays, Shy
abandonne d'ailleurs cette option scénaristique en cours
de film avec Julian, le collègue d'Elliot - est une véritable
idée de mise en scène. La scène affirme de la plus belle
des manières que c'est à partir de l'amour que l'Homme
peut s'émanciper, quand dans une situation de vie ou de
mort il permet de rétablir la communication entre les
êtres: suture de la séparation symbolisée par les
retrouvailles en extérieur. Cette scène entre en opposition
avec la scène la plus violente du film dans laquelle la
séparation est et reste d'une grande sécheresse : un
homme (non intoxiqué par la toxine), cloîtré chez lui, tire
à la carabine à bout portant à travers ses volets sur deux
enfants pour se "protéger".
"Passé l'effet de stupéfaction devant la destruction de la maison du père, on a vu
toujours la même chose. Ou plutôt, on n'a rien vu. Des images en boucle,
toujours les mêmes, bégayées par une armée de speakers. Voir, ce
n'est pas tant le problème de l'endroit que l'on filme, que de celui de
savoir ce qu'on veut filmer. Tout ce qui pouvait choquer,
déranger, indigner, a été systématiquement nettoyé. Pas un
corps, pas de traces de violence ni de feu ni de sang,
sinon la grandeur des ruines. Tout ce qui était en deçà ou au delà de la fiction ne
trouvait pas sa place. Les gens ont pris l'événement comme une histoire de plus,
même inimaginable - mais c'est le propre des films dits américains que d'être
incroyables. Et tout ce qui pouvait aller contre, des morts bien réels, des choses
plus profondes et plus douloureuses que le simple "axe du mal", a été
systématiquement mis de côté. Que les citoyens des Etats-Unis ne supportent pas
de voir leur mort en face est une chose, mais qu'ils remodèlent l'image devient
très troublant. Ils sont dans la propagande purifiée. On finit par ne plus devoir
rien montrer. Alors règne, en maître incontesté, le commentaire de l'événement
transformé en stéréotype visuel universel."
Jean-Luc Godard à propos des images du 11 septembre 2001 à la télévision,
entretien avec A. de Baecque, Feu sur le quartier général .
Shyamalan semble vouloir décocher un moral "et si
c'était vous ?" aux spectateurs avec ce procédé visuel
frappant qui retourne (comme on dit "retourner l'arme
contre soi", à propos d'un suicide) la violence sur John
Doe, le citoyen lambda. Deux pas en arrière, l'histoire du
pays est là, prête à se rappeler au mauvais souvenir de la
population. Pour Shy, il est résolument temps de prendre
toute la mesure des erreurs commises par les USA dans le
passé afin d'éviter de les reproduire. Et la fuite en avant
s'organise, sarcastique, sous la pancarte d'une agence
immobilière qui vend ses maisons de rêve à coup de "You
deserve this" sonnant comme une réponse fatale à la
question finale que pose Debra, acculée, au spectateurs
dans Diary of the Dead de Romero : "Are we worth
saving ? You tell me". Le cinéaste l'a rappelé en
interview, cette années 2008 où sort le film est une année
électorale aux USA et les citoyens devront réfléchir à
deux fois avant d'aller dans les urnes.
On peut donc considérer que The Happening est un film qui s'adresse en particulier au public états-unien (quand bien
même il l'a boudé), au même titre que The Man Who Knew Too Much d'Hitchcock jouait, certes d'une manière
différente, d'images marquantes empruntées à la mémoires collective du pays (issues aussi bien du cinéma comme
l'assassinat de Lincoln dans le Birth of a Nation de Griffith, que de la peinture populaire de Hopper ou Rockwell). Les
images de l'étrange premier suicide paraissent d'ailleurs puiser dans le réservoir d'imaginaire visuel fétichiste du cinéma
du maître : une jeune femme assise, un chignon, puis sa main menaçante en gros plan qui sert très fort son épingle à
cheveux qu'elle dirige discrètement contre sa gorge. •
Zones (dos aux murs)
par JEAN-MAURICE ROCHER
En regardant La Zona (Rodrigo Pla, 2008), on pense bien évidemment au Village de M. Night Shyamalan (2004). Toutefois, si les
deux films se placent dans le cadre de communautés grégaires, repliées sur elles-mêmes et prêtes à imploser, il ne faut pas pour
autant négliger de mesurer les distances, grandes ou petites, qui les séparent l'un de l'autre.
Le film de M. N. Shyamalan, comme celui de R. Pla, se déroule dans ce que l'on peut appeler, plutôt que "zone de non droit",
"zone de droits autonomisés", endroits dans lesquels les habitants ont fait le choix de vivre en se séparant, en famille, du reste de la
société. La séparation est symbolisée par un mur protecteur délimitant le territoire de la zone. Dans le premier film, la population y
vit de manière archaïque, au cœur de la nature dans la forêt, tandis que dans le second, comme le montre sa séquence d'ouverture,
nous sommes dans un quartier pavillonnaire, où les signes extérieurs de richesse prédominent. Difficile partage, dans les deux cas,
entre ce qui résulte de la fable et ce qui résulte de la réalité. Disons que tout cela pourrait bien exister. Mais ce conditionnel a
quelque chose de gênant aux entournures dans la manière dont les cinéastes occultent, semble-t-il volontairement, quelque chose. La
chasse à l'enfant de R. Pla reste un spectacle de cinéma assez confortable, esthétisant. Un spectacle parfois même joueur, qui
n'interroge pas vraiment la position du spectateur regardant celui-ci, au contraire de Peter Watkins qui, en 1971 avec Punishement
Park, incluait sa chasse aux marginaux fictive dans un dispositif télévisuel créant le malaise et censé rappeler la machine médiatique
alimentée insatiablement par l'abjection de telles manœuvres spectaculaires. Shyamalan, en chantre de la croyance, n'a d'autre
objectif que de nous faire croire à fond à l'existence d'une telle zone. S'il révèle la manipulation des Anciens du Village tôt dans le
film, c'est moins pour briser sa fable en mille morceaux et permettre aux spectateurs de prendre du recul sur les personnages, que
pour nous prouver que nous pouvons encore, malgré tout, y croire. Nul basculement dans le pathétique hitchcockien qui fait de
"Scotty" simplement le plus parfait couillon de la seconde moitié de Vertigo. Shyamalan a d'ailleurs tenu, ici ou là, des propos plus
qu'ambigus quant à son point de vue sur la viabilité d'un tel Village.
"Could I live in it [to the Village] ? Yeah, the irony is that I don’t put a lot of stock into money and matériels ; they aren’t that
important. If that stuff went away I wouldn’t give a shit. If those things are your motivators in life, I guarantee crash and burn."1
"Est-ce que je pourrais y vivre [au Village] ? Oui, l'ironie, c'est que je ne me fie pas vraiment à l'argent et aux biens matériels ; ils ne
sont pas si importants. S'ils devaient disparaître, je n'en aurais rien à faire. Si ces choses sont ce qui vous motive dans la vie, alors je
vous garantis crash et explosion."
Ceci nous ramène à ce qui fonde les zones des deux films, ce qui semble si éloigné (le retour à la nature pour échapper à une
société de consommation qui nourrit le Mal et le crime d'un côté, la consommation effrénée dont on peut jouir derrière un mur, à
l'abri des pauvres jaloux de l'autre) et qui pourtant est extrêmement ténu. Le Village n'est-il pas le lieu où quelques privilégiés, avec
l'argent d'un milliardaire, se payent le luxe royal de vivre protégés, sous bonne surveillance extérieure, quand bien même le mode de
vie à l'intérieur des murs est de type médiéval ? Le cinéaste, gardien des remparts en fin de film, fait ici un clin d'œil risqué à
l'idéologie qui sous-tend son Village, celle du riche qui joue au pauvre dans son petit pré carré, bien à l'abri du monde réel2. Ainsi,
dans les deux zones, la population est finalement rigoureusement la même, cependant que les deux territoires sont le lieu de petits
théâtres idéologiques dominants différents : dans La Zona celui des nouveaux riches parvenus, dans Le Village celui des tenants du
New-Age.
Difficile de dire qui s'en sort le mieux lorsqu'il s'agit de rendre compte de la précarité de telles places retranchées. Peut-être
vaudrait-il mieux se demander qui s'en sort le moins difficilement, mais même là, une réponse risque de tarder à venir, si elle vient.
Si l'immixtion de quelques voyous, violents et voleurs, extérieurs aux murs et venant perturber la paix du lieu ne prend pas chez Pla,
dans la mesure où celui-ci ne parvient pas à faire imploser la Zone autrement qu'en y injectant le cliché en raison duquel cette zone a
été créée par ses habitants, la remise en question des lois du Village par Shyamalan, uniquement due à des éléments intérieurs à
l'endroit (Noah et son geste meurtrier), semble beaucoup plus astucieuse. Elle est, en revanche, totalement désamorcée par le retour
final à l'ordre occulte du Village, notamment dans le consentement d'Ivy au mensonge à l'égard des jeunes de sa génération, mais
aussi dans la mort accidentelle de Noah par une "main extérieure", celui-ci étant dûment sanctionné pour sa faute et la perturbation
qu'elle a engendrée. Nous l'avons vu plus haut, Shyamalan est prêt à pérenniser une expérience telle que celle du Village, et ce à
n'importe quel prix.
D'autres différences émaillent ces deux films au pied du mur, mettant en évidence les points de vue prononcés des cinéastes qui les
ont réalisés. Impossible, par exemple, pour Shyamalan de remettre en question le père. La figure paternelle, si présente dans la
plupart de ses films, doit toujours rester, malgré ses faiblesses, le référent de l'enfant. Au contraire, Pla privilégie la figure toujours
salutaire du fils qui dit "non !", du fils qui se révolte contre la toute-puissance du père, quittant la cellule familiale et les murs trop
pesants de la Zone pour découvrir, par lui-même, l'extérieur rencontré par hasard à l'intérieur (l'enfant poursuivi qu'il aide). Les
esprits boudeurs pourront toujours préciser qu'il ne part pas sans la grosse voiture de papa ; le dernier plan nocturne au coin de la
rue, devant un snack, n'en reste pas moins précieux. •
———
1
www.glidemagazine.com/articles/47697/m-night-shyamalans-the-village.html.
En guise de complément, on pourra lire ces articles : www.mediazionionline.it/english/dossier/2006baccolini_eng.html
www.thepervertsguide.com/extras_zizek_thevillage.html.
2
Représentation des minorités mexicaines dans le
cinéma hollywoodien du XXIe siècle
1. Sur quelques films hollywoodiens
par BORGES, JEAN-MAURICE ROCHER
Enchanted, Kevin Lima, 2007 :
No Country For Old Men, Joel & Ethan Coen, 2007 :
Un film qui ne déroge pas à la règle des
productions Disney. L'étranger, une fois
de plus, y tient deux rôles : la
représentation stéréotypée du "méchant"
(deuxième fois de l'année après le chef
cuisinier de Ratatouille) lors de ses
différentes métamorphoses, et le groupe
(musical) portant son folklore en
bandoulière pour le grand concert worldlove sans frontière. Ainsi, les Mexicains
font leur apparition en cours de film,
parés de leurs instruments de musique et
de
leurs
plus
beaux
costumes
traditionnels. Le cinéma de Disney nous
"offre le monde" (jingle publicitaire) de la
vitre d'un bus de tour-opérateur. • J.-M.
R.
Comme dans Enchanted, le folklore est au rendez-vous, à l'accueil,
sitôt passée la frontière. Bien entendu, lorsque l'on connaît un peu le
cinéma des frères Coen et surtout, étant donné la situation (un homme
blessé se réveille devant un groupe de guitaristes en costume qui jouent
pour lui), on se doute bien que tout cela est un jeu, certainement plein
d'ironie. Côté USA, en revanche, les Mexicains ne sont qu'un ramassis
de crapules, trafiquants de drogue qui s'entretuent. La caricature, et ce
sans exception de "communauté", a toujours pesé, parfois même très
lourd, sur le cinéma des deux frères. Ce film ne déroge pas à la règle,
mais ici politiquement sans doute d'une manière plus maladroite encore
qu'ailleurs car véhiculant complaisamment les clichés favoris des Etatsuniens qui surveillent la frontière dans la peur des immigrants
mexicains. Désagréable impression qu'avec les frères Coen on peut
décidément rire de tout (pourquoi pas), mais définitivement parce que
tout se vaut et rien n'a vraiment d'importance (nihilisme). • J.-M. R.
Land of the Dead, Georges Romero, 2005 :
Material Girls, Martha Coolidge,
2007 ; 27 Dresses, Anne Fletcher,
2008 :
Voici deux comédies hollywoodiennes
qui s'amusent pareillement, via quelques
gags ratés du niveau blagues sur les
"blondes", avec l'exploitation des
immigrants mexicains dans le secteur des
travaux ménagers tout en faisant mine de
s'offusquer qu'une telle chose soit
possible. Ces Mexicains-là, sans identité
dans la fiction, dont on peut au bon
vouloir rire ou pleurer, servent
(représentation exploiteuse des exploités)
de caution bien pensante aux films, à y
insuffler la portion congrue d'humanisme
et d'humilité propre à l'idéologie
dominante biberonnée aux téléthons et
aux "survivals" TV de stars. • J.-M. R.
Dans Land of the Dead de Georges Romero, le principe du "goulot"
expliqué par un militaire surveillant la zone à un de ses collègues
évoque bien entendu la politique états-unienne à la frontière avec le
Mexique. Il s'agit de laisser ouvertes seulement les portions de frontière
par où les immigrants clandestins, appelés aussi en argot "wetbacks"
("dos mouillés") en référence à leur traversée nécessaire du fleuve Rio
Grande pour passer (de même que les "walkers" du film doivent
franchir une barrière d'eau pour passer du côté riche de la ville), ont
toutes les chances de périr à cause de conditions naturelles extrêmement
difficiles. Le documentaire de Chantal Akermann, De L'Autre Côté
(2003), explique précisément les tenants et les aboutissants de cette
"stratégie" d'état inhumaine. Romero incorpore ainsi subtilement les
immigrants mexicains au sein de ses morts-vivants, morts-vivants qui
forment dans le film une représentation unifiée séditieuse des minorités
silencieuses. Le cinéaste accrédite, sans idée de parti politique
(anarchisme de gauche), l'hypothèse d'un changement d'"état"
nécessaire au sein du groupe pour qu'arrive, mené par celui-ci,
l'événement de la révolution. • J.-M. R.
Man on Fire, Tony Scott, 2004 :
Block Party, Michel Gondry, 2006 :
Tony Scott ou l'art de traiter par le
mépris, "sacrifier" un pays afin d'imposer
son délire (lire aussi l'article "Perte du
temps"). Man on Fire nous gratifie de sa
vision étriquée de la population
mexicaine : tous pourris. Dans ce
"merdier", Denzel Washington fait figure
du nettoyeur yankee. Celui qui, par les
armes, est apte à faire la grande lessive.
Scott, espérant probablement procurer un
certain réalisme à son film, s'offre un
tournage dans les rues de Mexico.
Réalisme recherché totalement annihilé, il
va sans dire, par un montage épileptique
des plus insupportables traduisant une
incapacité totale du cinéaste à (ne seraitce que chercher à) comprendre ce qui
l'entoure. Man on Fire est l'archétype du
cinéma impérialiste US qui se caractérise
par un gâchis sans gêne de la production
et un scénario dont le discours sous-jacent
fait l'éloge de la domination idéologique
états-unienne. • J.-M. R.
Entre deux groupes musicaux, le comique Dave Chappelle qui anime
la fameuse block party de Brooklyn s'amuse ironiquement au micro de
ne voir aucun Mexicain dans la foule. Remarque bien entendu politique,
reprise quelques instants plus tard (grâce à la magie du montage) par
M-1, l'un des rappeurs du groupe Dead Prez invité au concert, qui
explique à Chappelle la signification de l'expression mexicaine "Ya
basta!" ("Enough is enough!") en précisant qu'il la dit devant la caméra
pour tous ses "compañeros y compañeras". Voilà une bonne manière de
ne pas oublier (faire front commun en se familiarisant avec le langage
de l'autre) ces victimes de l'exclusion sociale. Pas de représentation ici,
mais une présence oblique des "absents". L'esprit de solidarité qui
parcourt les derniers films de Gondry est à suivre de près. • J.-M. R.
Planet Terror, Robert Rodriguez,
2007 :
Le cas de Robert Rodriguez est un peu
particulier. Cinéaste né aux USA mais
aux origines mexicaines, il semble que
Rodriguez, aujourd'hui parfaitement
intégré au sein des studios hollywoodiens
où il peut réaliser à peu près tous les
projets dont il rêve après des débuts en
indépendant, n'ait pour autant jamais
oublié, à sa manière comme nous allons le
voir, le pays de ses ancêtres. Si, hier
encore (plus précisément en 1996, dans
From Dusk Till Dawn) il transformait en
dernière heure le Mexique en enfer sur
terre pour états-uniens paumés, avec
Planet Terror, faux film d'exploitation
fauché, celui-ci devient en dernière
minute un petit coin de paradis. Une
plage idyllique "adossée à l'Océan"
(sable fin, mer turquoise, forêt touffue et
temples Maya) est la base terminale où
Cherry et sa troupe se réfugient en fuyant
les USA, pays en état de dégénérescence
avancée. Une vision mythique et, toute
violente qu'elle soit, parfaitement puérile
du Mexique probablement extirpée des
livres d'histoires du grand-père. Notons
enfin qu'entre From Dusk Till Dawn et
Planet Terror il réalisa en 2003 Once
Upon A Time In Mexico : CQFD. • J.-M.
R.
Apocalypto, Mel Gibson, 2007 :
Au début des années 30, de passage au Mexique, Eisenstein tourne
Que Viva Mexico!. L'esthétique révolutionnaire du cinéaste russe
dialectise l'Histoire, la période précolonialisme occidental idyllique
(partie I) et la période sombre du postchristianisme (partie II), pour
arriver aux luttes émancipatrices populaires du début du XIXe siècle
contre les propriétaires terriens (partie III). Comme nous allons le voir,
le point de vue de Mel Gibson concernant la civilisation maya dans son
film Apocalypto est très différent de celui d'Eisenstein. En effet,
historiquement, on peut distinguer deux thèses dans Apocalypto. D’une
part l’histoire s’enfante dans la souffrance, dans la violence, d’autre
part, l’histoire des civilisations est orientée vers sa vérité chrétienne.
L’histoire prépare l’apocalypse, au sens premier du mot, la révélation,
les civilisations antérieures au christianisme préparent au christianisme.
Ainsi, la passion du personnage principal nommé Patte de Jaguar
annonce-t-elle la venue des Espagnols, qui vont achever par l'épée, le
savoir, les armes, la Vérité, et la science, ce qu'avait commencé Patte de
Jaguar. Au corps se substitue la culture, Patte de Jaguar est une figure
christique, c'est un Christ à l'état de nature, ce qui indique sa puissance,
sa supériorité sur les Mayas, mais aussi ses limites, il n'est pas encore
entré dans le règne des Vérités occidentales. Sa supériorité est un effet,
une suite de la nature ; le passé est signe, il annonce la vérité à venir. Le
film est d'ailleurs parsemé de signes bibliques : les poissons, le 3, la
blessure au flanc. Afin de tracer une ligne de continuité avec le
précédent film de Gibson, on peut affirmer que les Mayas sont ici des
Romains-Juifs. Découvrant à la fin de leur poursuite les navires, nos
héros s’agenouillent et Patte de jaguar quitte l’Histoire, laissant les
Espagnols accomplir le désir des victimes des Mayas, mettre fin à
l’Empire d’avant la croix, l'empire du Mal. Ainsi les innocents quittent
l’espace, le lieu du châtiment - "subtile" allusion à la destruction de
Sodome et Gomorrhe dans la Bible, par les Anges du Seigneur. Tout
cela naturellement est transposable à l’époque : la démocratie
fondamentaliste états-unienne, comme fin de l’histoire. Le
fondamentalisme de Gibson n’est pas seulement religieux, il est aussi
naturaliste : il ignore l’esprit, la grâce. La culture, la civilisation est
aussi, moralement, le règne de la mollesse des corps et des vertus, il
faut des moines soldats du Christ, une vérité qui trouve dans des corps
sains et puissants le lieu de son incarnation, et le moyen de son
expansion. La passion ne mène pas au pardon, à la résurrection, elle
doit révéler la puissance naturelle du corps, moins un lieu d’élection,
que de sélection du plus fort. Gibson ne peut mettre en scène qu’un
corps antérieur au christianisme : le corps naturel, le corps nazi. •
Borges & J.-M. R.
2. Bilan
par JEAN-MAURICE ROCHER
Le bilan apparaissant à la vision de ces quelques films récents qui nous semblent assez emblématiques du thème de
notre étude, est que Hollywood est loin d'accueillir comme il se devrait les minorités mexicaines dans les
représentations qu'il en donne, qu'elles habitent sur le sol états-unien ou qu'elles soient bafouées aux frontières des deux
pays. Des programmes d'avancement issus du système de "discrimination positive" ont beau voir le jour à Hollywood
pour favoriser l'intégration des couches sociales minoritaires au sein de la profession, les cinéastes qui y travaillent se
confinent majoritairement soit à un ton bien pensant dédouanant, soit négligent toujours avec un mépris affiché le
Mexique et les Mexicains. Les stéréotypes et le manichéisme évoqués par le philosophe Jacques Rancière dans son texte
"Un cinéma des minorités ?"1 n'ont, hélas, pas disparu des écrans dans les films de fiction et certains films dans lesquels
les cinéastes en abusent sont parfois défendus sans scrupules aucuns par une grande partie de la critique obnubilée par
des prouesses de mise en scène. En parallèle à ces films s'est développée toute une industrie communautaire (films et
programmes TV) visant prioritairement les "Latinos", séparation communautaire que l'on retrouve dans les spots de
publicité ciblés des deux candidats principaux à la présidence2. On peut dire que ce fonctionnement de l'industrie
cinématographique est tout à fait symptomatique de l'illusion que caractérise le fameux melting pot états-unien. S'en
sortent le mieux, au cœur d'Hollywood, les films qui abordent la question de biais, qui la posent dans le cadre d'une vue
globale sur le pays en évitant d'en donner une représentation trop frontale, comme la fable politique de Romero ou
encore le projet musical, politique, rassembleur initié par Chappelle enregistré dans le documentaire de Gondry. Dans
ces films, quelque chose se joue, discrètement mais sans ambiguïté, prenant part à leur façon, peut-être, pour reprendre
les mots de Rancière au "programme d'un art minoritaire". • J.-M. R.
———
1
"[..] En un quart de siècle la cause des minorités a subi pas mal de tribulations, entre l’intégration consensuelle et la diabolisation terroriste. La
cause du cinéma militant – ou simplement politique – n’a pas été mieux lotie. Il a certes fait de gros efforts pour échapper à ce qu’on lui reproche
toujours par avance : la stéréotypie et le manichéisme. Mais les écarts destinés à éviter le manichéisme ne cessent de se fixer eux-mêmes en
stéréotypes. [..]" J. Rancière, Cahiers du Cinéma #605, Octobre 2005.
2
Les spots sont visibles sur internet à ces adresses :
celui de B. Obama : www.youtube.com/watch?v=_M8_GvnMThM et celui de McCain : www.youtube.com/watch?v=7b9GI28NDlE.
3. Los Bastardos
Par HARRYTUTTLE
A
u fond d'un canal de crue à sec, postée dans l'axe au milieu des larges berges de béton inclinées, la caméra attend
l'arrivée des deux protagonistes encore confondus avec le point de fuite. En temps réel l'aube blanchit sur la zone
périurbaine de Los Angeles. Une entrée en matière depuis les égouts. Une patiente "traversée du désert" métaphorique
du pénible franchissement de la frontière hautement gardée entre le Mexique et les États-Unis. Les silhouettes
minuscules, impersonnelles, méconnaissables s'approchent lentement, précédées de nos préjugés hâtifs. Finalement,
nous distinguons à l'écran deux jeunes Mexicains qui vont escalader le parapet après un panoramique sur la gauche et
disparaître de dos dans la ville qu'il ne nous est pas donné de voir. Amat Escalante montre la grande mégapole
californienne du point de vue des émigrés clandestins, et non la carte postale des séries télé. On n'en voit que des
carrefours déshumanisés, des autoroutes, la distante banlieue en construction, la plaine agricole de la production fruitière
extensive1. Le film ne s'aventure dans un quartier résidentiel que sous couvert de la nuit.
On retrouve dans cette languissante scène d'ouverture l'attente interminable et l'âpreté d'un mur de prison que, De
l'Autre Côté (2003), le documentaire de Chantal Akerman révélait déjà de cette même frontière. Ce procédé de longs
plans-séquences avec une caméra qui reste à distance du sujet observé, retransmet au spectateur une continuité
temporelle telle qu'elle existait à la prise de vue, un moment de vérité entière. L'action s'y déroule à son rythme sans être
soulignée par un montage narratif ostentatoire qui morcèle et reconstruit une temporalité artificielle, elliptique. Le but
étant moins celui du "cinéma-vérité" qui voulait donner l'impression de faire partie de la réalité, que de laisser la fiction
s'échafauder dans le regard du spectateur contemplatif. Celui-ci opère lui-même recadrage, mise en abyme, gros-plan resitués dans le contexte de leur plan d'ensemble. L'intégrité d'une durée intacte permet cette appréhension personnalisée
par chaque observateur correspondant à son propre niveau d'attention et son implication émotionnelle avec le champ
filmé.
———
1
Celle-ci dépend principalement de la main d'œuvre sous-payée des travailleurs illégaux venant du Mexique.
Jesus et Fausto ont accepté d'assassiner la femme
d'un mari jaloux pour payer l'onéreuse opération
chirurgicale d'une aînée restée au pays. Le
commanditaire est évoqué par nos héros mais
n'apparaîtra jamais à l'écran. Ce film les accompagne
toute la journée jusqu'à l'exécution de leur plan, dans
l'angoisse et l'indécision. Même imaginaire, ce fait
divers est caractéristique du cynisme hypocrite d'une
partie de la société américaine exploitant à la fois la
main d'œuvre clandestine bon marché et cultivant
ouvertement une haine raciale à l'encontre de ces
citoyens de seconde classe privés des droits basiques.
Chantal Akerman met en évidence l'ambiguïté des
mentalités dans son documentaire avec ses interviews
de part et d'autre de la frontière. Au Texas, la
constitution accorde la légitime défense aux
propriétaires du sol pour abattre tout voleur ou intrus,
et les milices patrouillent à la frontière pour
repousser au dehors les émigrés.
Premier paradoxe de la société américaine soulevé
ici. Dans les médias et dans les consciences, la
violence est essentiellement attribuée aux minorités
ethniques défavorisées3. Or c'est bien un Américain
dans ce film qui fournit un fusil à pompe à canon scié
(illégal et sans permis de port d'arme) à des
clandestins pour commettre un crime chez lui, c'est-àdire dans sa maison et dans son pays ! Il les invite à
pénétrer sans effraction et enfreindre la loi à sa place.
Je ne saurais dire qui du cocu, soudoyeur mafioso, ou
de l'assassin, tel Raskolnikov, écoperait de la plus
lourde peine, et du péché le plus grave... A qui
profite le crime ?
"Le maître tout-puissant de l'image cinématographique est le
rythme, qui exprime le flux du temps à l'intérieur du plan. Le fait est
que le temps s'écoule aussi à travers le comportement des
personnages, ou dans l'interprétation visuelle et sonore, mais ce
sont là des éléments d'accompagnement dont on pourrait
théoriquement se passer sans affecter l'intégrité de l'œuvre
cinématographique. On peut facilement s'imaginer un film sans
acteurs, sans musique, sans décors, et même sans montage. Mais il
serait impossible d'envisager une œuvre cinématographique privée
de la sensation du temps qui passe. (...)
Seul le rythme du mouvement du temps dans le plan organise une
dramaturgie qui est suffisamment complexe par elle-même. (...)
C'est pourquoi, en tournant, je suis si attentif à l'écoulement du
temps dans le plan, pour essayer de le fixer et de le reproduire avec
précision. Le montage articule ainsi des plans déjà remplis par le
temps, pour assembler le film en un organisme vivant et unifié, dont
les artères contiennent ce temps aux rythmes divers qui lui donne la
vie.
Cette consistance du temps qui s'écoule dans un plan, son intensité
ou au contraire sa dilution, peut être appelée la pression du temps.
(...)
Mais comment percevoir le temps dans un plan ? Le temps apparaît
quand est ressenti, au-delà des événements, comme le poids de la
vérité. Lorsque nous réalisons distinctement que ce que nous voyons
à l'écran n'est pas complet, qu'il renvoie à quelque chose qui s'étend
au-delà, à l'infini. Bref, qu'il renvoie à la vie. (...)
Tout comme la vie, fluide, changeante, donne à chacun la possibilité
de ressentir et d'interpréter chaque instant à sa façon, de même fait
un véritable film, qui fixe avec précision sur la pellicule le temps qui
dépasse les limites de son cadre. Le film vit dans le temps si le temps
vit en lui. La spécificité du cinéma réside dans les particularités de
ce double processus."
Andrei Tarkovski2
Cette journée fatidique commence comme n'importe quel jour. Malgré ce contrat bien payé, prévu pour le soir-même,
ils vont quand même s'échiner sous le soleil pour dix malheureux billets. Jesus et Fausto rejoignent leurs camarades
d'infortune au rond-point où les contremaîtres viennent embaucher des manœuvres journaliers. La camionnette
s'approche. Les Mexicains racolent. Et partent les uns après les autres dans cette ronde répétitive de transports ouvriers
improvisés. Ils ont l'air de faire le trottoir ! D'ailleurs ils se racontent quelques mésaventures, des ouï-dire, à propos de
travailleurs contraints à des actes sexuels une fois embarqués vers un chantier fictif. Le rapprochement avec la
prostitution n'était pas fortuit.
Le patron fait son marché à la sauvette :
-- "Toi, toi, toi et toi, pas toi non." (Comment imaginer recrutement salarial moins contrariant ?)
Les employeurs véreux et radins sont reconnus par les habitués, mais il y a toujours de nouveaux désespérés pour
accepter leurs offres. Les salaires sont vaguement négociés à demi-mots, mais ils vont se casser le dos sans voir la
couleur de l'argent de toute la journée, sans aucune garantie qu'une parole donnée informellement. Il y a une très belle
scène où un groupe de clandestins est débarqué sur un chantier au milieu de nulle part, livrés à eux-mêmes après
quelques instructions sommaires. L'un d'entre eux fait la traduction en espagnol et ils s'organisent pour nettoyer le terrain
et creuser une tranchée de fondation autour d'un périmètre marqué par un ruban rouge. Une frontière abstraite que
l'architecte ne fait que dessiner et que la sueur des travailleurs va concrétiser pour lui dans la matière. Ils resteront en
dehors de cette limite, dans le "jardin" de cette future villa. Il est facile de faire l'analogie en France en remplaçant les
Mexicains par les émigrés du Maghreb employés au plus bas de l'échelle sociale, comme ouvriers non-qualifiés.
———
2
3
Andrei Tarkovski, Le Temps scellé, 1988, Ed. de l'Etoile.
En 2006, les Mexicains représentaient 57% de l'immigration clandestine aux USA. La population carcérale hispanique est estimée à 19%. (www.ojp.usdoj.gov/bjs/).
"Urgent, recherche troupeau de sans-papiers parlant peu français, sous arrêt d'expulsion, taillable et jetable, jetable et taillable pour
chantier, grand stade en construction", La Rumeur4
Nicolas Klotz expose ce même manège des travailleurs
clandestins aux portes de Paris dans La Blessure (2004) où Papi,
réfugié du Congo, embarque à l'arrière d'un camion vers
d'indéfinissables routes poussiéreuses. Une scène finale mémorable
s'étirant sans presque un mot, étouffante et pénétrante, à laquelle la
dernière scène de Los Bastardos fait d'ailleurs écho.
Ruth Mader suit patiemment la pérégrination d'une clandestine
d'Europe de l'Est qui parcourt les routes d'Autriche avec sa fille dans
Struggle (2004), acceptant n'importe quel boulot à ces carrefours où
les clandestins se donnent rendez-vous.
Ou encore Jean-Pierre et Luc Dardenne filment dans La Promesse
(1996), sur un chantier en Belgique, le sort de sans-papiers africains
dont la mort même passe inaperçue, sans le moindre état d'âme.
Quand l'inspection du travail se pointe, ils sont chassés par le patron
qui s'en lave les mains.
Nikolaus Geyrhalter identifiait déjà ce partage de
qualification des tâches entre "Blancs" (emplois avec
responsabilités) et "Noirs" (simples manœuvres) dans
son impressionnant documentaire sans parole Notre
Pain
Quotidien
(2006),
sur
l'industrie
agroalimentaire européenne.
A la tombée du jour, l'employeur fort d'une mesquine
suprématie assise sur un vide juridique, revoit à la
baisse le salaire et refuse même de les ramener en
ville comme initialement convenu ! Mais à la surprise
du jeune entrepreneur les six clandestins endurcis ne
courbent par l'échine, et cette fois-ci son injuste abus
de pouvoir est courageusement dissuadé.
Les stéréotypes que dépeint Escalante sont plutôt provocateurs pour un jeune Mexicain qui a longtemps vécu en
Californie. Il renforce la caricature de telle façon que le film fâche les deux pays. Aussi loin que se peut d'une
réconciliation communautaire politiquement correcte. Le mot "bastardos" renverrait aussi bien aux "gringos"5 qu'à
l'invocation du racisme sudiste aux USA contre les "chicanos"6. Fossé entre les très riches et les très pauvres.
Confrontation entre Nord et Sud.
Les Mexicains sont personnifiés comme des vagabonds mercenaires prêts à tuer pour accéder au "rêve américain",
nourrissant une haine anti-américaine primaire, parlant mal l'anglais, refusant de s'intégrer dans la société.
Quant aux Américains, ce sont des bourgeois
blasés qui conduisent des 4x4, se goinfrent de
junk-food, sont affalés devant la TV et
s'adonnent à l'oubli de la bière ou des drogues...
Le modèle sacré de la famille heureuse est
fracturé par une absence d'attention entre parent
et enfant. C'est un couple au bord du divorce.
Il reprend tous les préjugés de la discrimination
raciale et, sans les renier entièrement, propose
une version plus réaliste, plus nuancée de la
mythologie
urbaine
anti-mexicaine.
Par
exemple, les Mexicains sont tous des
clandestins, paresseux, assistés sociaux,
séducteurs, ne parlent pas anglais, ne paient pas
de taxes... Le film se joue perversement de tous
ces faux clichés, dans chaque scène, dans chaque détail subliminal. Il force le trait caricatural d'une situation désespérée
qui pousse n'importe qui à vendre son âme pour survivre. La proximité entre Hollywood et Tijuana attise les convoitises
les plus malsaines. L'usine à rêves américaine fait miroiter au loin une promesse de bonheur, l'argent facile, l'abondance
consumériste, le confort haut-de-gamme... mais ne récompense pas ainsi les citoyens hors-classe qui acceptent les tâches
ingrates et humiliantes.
L'article de Comolli et Narboni sur la représentation idéologique du cinéma7, expliquait que tout film pouvait en
répétant le discours idéologique général en être le témoin. Le cinéma peut combattre l'idéologie bourgeoise de façon
indirecte, en dénonçant les composantes de son système de représentation. En renforçant le stéréotype du clandestin
délinquant, Amat Escalante provoque une mise à nu de l'image populaire, et critique l'exagération d'une telle
polarisation discriminatoire.
———
4
Paroles extraites de "Les petites annonces du massacre", la chanson du groupe La Rumeur, de l'album L'ombre sur la mesure, 2002.
Gringo ou Yankee : habitant des USA, ou plus généralement un étranger non-hispanique sur le continent américain. Souvent péjoratif.
Chicano : Américain d'origine mexicaine, dérivé de la prononciation de "mexicano". Terme péjoratif utilisé au Mexique contre les Mexicains qui se sont américanisés. Mais
aussi terme positif définissant le style de vie revendiqué par ces expatriés. 15,1% de la population des USA est hispanique en 2006, devenue première minorité ethnique,
devant les Afro-Américains.
7
Jean-Louis Comolli, Jean Narboni, "Cinéma/Idéologie/Critique", Cahiers du cinéma, n°216, 1969.
5
6
Après une journée éreintante, Jesus et Fausto vont pique-niquer
dans un parc où ils sont victimes de harcèlement raciste. Une
bande de jeunes Américains arrosant leur barbecue avec trop de
bière les insulte sans avoir entendu le son de leur voix, leur
ordonnant de "rentrer chez eux" à la simple vue de leur couleur de
peau.8 Dans un acte aussi humiliant que scandaleux, on leur jette
un bout de viande à la tête. Deux images très fortes : le mépris
pour la nourriture du pays de la surconsommation opposé à la faim
du pays surpeuplé. Ces nationalistes oublient que l'Amérique est
une terre d'accueil, que les Américains sont historiquement un
peuple d'immigrés, un melting pot, que la Californie était
mexicaine avant d'avoir été envahie par les colons américains.
Fausto, le plus jeune, se retourne prêt à attaquer, mais son ami le
retient prudemment. Ils savent bien qu'ils ont tout à perdre en
attirant l'attention sur eux. Il faut encaisser et laisser glisser...
même avec un fusil dans le sac, ou plutôt à cause de cette arme
illicite. Ils s'isolent dans les fourrés où Fausto peut enfin manipuler
cette arme, et ressentir le pouvoir qu'elle insuffle.9
Dans un rêve il se voit régler son compte à ces "rednecks"10
comme le héros d'un film hollywoodien. Ce rêve s'agence dans une
continuité réaliste pour tromper le spectateur, comme pour
confirmer un a priori pessimiste : le "chicano" va forcément se
venger ! Le réveil au réel rappelle cependant que cette haine
communautaire intériorisée n'entraîne pas forcément de
représailles impulsives comme le laisse croire le matraquage de
faits divers dans la presse qui entretient ce climat de peur de
l'Autre. D'ailleurs ils ne vont pas accomplir leur contrat à la
première occasion venue, ils prendront leur temps, ils ne sont pas
dans la vengeance bouillante.
Avec La Zona (2007) Rodrigo Plá transpose le
modèle hollywoodien dans un creuset bien mexicain,
il recrée un "ghetto de riches", avec murs de prison et
système de vidéo surveillance, en plein cœur de
Mexico City. C'est une allégorie pleine d'ironie qui
rejoue les rapports de force entre propriétaires et
démunis, la discrimination sociale et la corruption du
système judiciaire par l'argent. Un cambriolage, puis
un meurtre, secouent cette communauté insulaire
pendant la nuit, et vont animer des conflits internes
entre ceux qui veulent laisser entrer la police, et ceux
qui préfèrent se faire justice eux-mêmes et capturer le
criminel toujours prisonnier de cette enceinte. Les
riches Mexicains jouent aux "Américains", ils
endossent le rôle et la mentalité de leurs rivaux du
côté d'Hollywood ! La police n'a pas le droit
d'enquêter et finalement est corrompue par les nantis
pour couvrir l'exécution sommaire des cambrioleurs
sans aucune forme de procès et l'abandon des corps
dans une décharge... Les pauvres quant à eux sont
impuissants. Les cambrioleurs n'ont aucune chance de
se rendre, le seul témoin de la défense, la petite amie
du cambrioleur, sera passée à tabac par la police sous
les ordres d'un influent avocat, la mère éplorée ne
peut même pas enterrer son fils... Et comme dans La
Promesse, c'est le fils de l'exploiteur qui ouvrira son
cœur et tendra la main vers la victime de
persécutions. Tout en critiquant les dérives du fossé
économique qui se creuse déjà au sein de la société
mexicaine, Rodrigo Plá dissimule habilement une
parodie du stéréotype américain qui oppose le
clandestin mexicain aux propriétaires américains.
Dans Funny Games (1997 et 2008), le duo de tueurs n'avait aucun motif. Ces psychopathes tuaient par plaisir.
Comparer cela avec Los Bastardos nierait les circonstances atténuantes d'un crime motivé par l'inégalité économique
entre Nord et Sud, l'injustice morale entre exploitant et exploité. La violence latente qui conduit au crime vénal
s'explique davantage quand le système n'offre aucune issue décente. Escalante ne donne pas le beau rôle aux Mexicains,
mais observe de façon plus pointue comment la réalité peut mener à cette malheureuse tragédie.
Dans une version américaine de Jeanne Dielman (1974/Akerman), la séquence suivante présente la victime dans sa
vie quotidienne la plus banale. Ce qui découpe le film en nous offrant le versant américain de cette histoire. Pour la
première fois nous quittons Jesus et Fausto. Elle endosse le rôle de cuisinière, esclave de l'enfant-roi, lequel en pleine
adolescence n'écoute aucune règle, au bord du mépris pour sa mère. Une fois seule, elle fume du crack et s'affaisse
devant une télé qui reste hors champ, le point de vue même de la caméra. Qui regarde qui ? Le contrechamp s'ouvre à la
salle de cinéma confondant spectateur et téléspectateur.
Et maintenant, cette histoire tourne au cauchemar. De nuit, un plan filme la fenêtre de la salle de bain au loin alors
que deux ombres s'approchent avec calme. Jesus et Fausto se hissent à l'intérieur à mesure que la caméra resserre
insensiblement sur cette lucarne rectangulaire crevant les ténèbres. La mère endormie sursaute au silence produit par
l'extinction abrupte du bruit de fond de la télé. Le symbolisme de cette confrontation finale entre Nord et Sud exprime le
cynisme d'Escalante, où il opère un renversement des rôles dominant/dominé, comme au carnaval. Tout les oppose, les
extrêmes se rencontrent :
- l'otage est américaine, une femme, mère, blonde, âge moyen, riche, "stoned", hébétée, sans défense et tente de négocier
avec ses ravisseurs en proposant plus d'argent que son mari (cliché hollywoodien, d'ailleurs pourquoi ils n'accepteraient
pas?) qu'elle soupçonne aussitôt.
- les criminels sont mexicains, hommes, bruns, jeunes, basanés, pauvres, affamés, armés et se comportent comme des
enfants dans une confiserie en découvrant le confort de cette belle villa (à l'opposé du cliché ultra-violent qu'on
attendait).
———
8
Mais la France peut partager une honte semblable. Lors de son arrivée pour la projection à Cannes, Rubén Sosa, qui joue le rôle de Fausto, fut retenu à la frontière pour délit
de faciès. La douane ne voulait pas croire qu'il était la star d'un film !
(www.liberation.fr/culture/cinema/festival_cannes_2008/portraits/327515.FR.php).
9
voir cette scène dans la bande annonce ici : www.losbastardos-lefilm.com.
10
Redneck : "cou rouge", péquenaud. Stéréotype souvent péjoratif du campagnard blanc notamment dans le sud des USA.
Ni menace, ni agression, ni ordres, seule la
présence d'une arme à feu silencieuse. D'abord
ils se font préparer à manger. Ils remarquent
aussi la piscine et s'y baignent nus avec la
victime dans une scène étrange à l'érotisme
froid. Ils fument de la drogue et s'adonnent à
quelques attouchements timides, maladroits,
inaboutis, tels des adolescents qui fantasment
sur une actrice du grand écran. Si vous
connaissez les films de Tsai Ming-liang11, vous
voyez de quoi je parle. En se préparant à
commettre
un
homicide,
ils
sont
dangereusement précipités sur la pente
criminelle de la clandestinité, ils devraient donc
éviter tout contact prolongé avec la victime et
s'enfuir en lieu sûr au plus vite... Mais armés
d'un fusil ils deviennent automatiquement "maîtres" et prennent tout le temps de faire de cette bourgeoise leur servante
(la perversion sexuelle dominateur/dominé en est une autre traduction). Might is right comme dit l'adage.
Il faut lire dans ce petit épisode l'incarnation symbolique de toute la rancœur d'une nation voisine économiquement
asservie. Les rôles de servantes ou de jardiniers à Los Angeles sont généralement tenus pas des Mexicains, à l'écran
comme à la ville, pour servir les millionnaires, comme on le voit dans Spanglish (2004/Brooks) ou Babel
(2006/Iñárritu). Ici la fiction se retourne amèrement contre la réalité, mais sans ressort comique, sans romantisme, sans
happy-end... Cette fois-ci la promiscuité avilissante nous dérange, nous dégoûte presque. Les trois protagonistes parlent
peu, mais comprennent aisément l'évolution de ces rapports de force d'un seul regard, avec ce langage des corps scrutés
(par nous aussi spectateurs) pour le moindre signe de dénouement. L'entente tacite se passe de dialogue sursignifiant. Le
silence de l'intimidation et de la peur demeure de rigueur. Ce sera la durée indolente de ces plans-séquences qui
approfondira la tension trouble du récit et sa densité.12
Le climax rappelle une scène fameuse de Funny
Games, ce long plan-séquence sur la TV restée allumée
après le coup de feu, et le nettoyage de Winston "The
Wolf" Wolfe dans Pulp Fiction (1994). Sans faire appel à
une justice divine ou à un message moralisant, Escalante
laisse le spectateur avec ce fait divers en travers de la
gorge, prêt à examiner ce film qui dénonce le
conditionnement des images sans jamais rationaliser leur
dialectique trop facile. •
———
11
The River (1997), The Hole (1998), Goodbye, Dragon Inn (2003) ou I don't
want to sleep alone (2006) par exemple.
12
Là ce sont des scènes suspendues dans le temps de Gaspard Noé (I Stand Alone,
1998; Irreversible, 2002) qui viennent à l'esprit.
Los Bastardos (2008/Amat Escalante/Mexico)
Première mondiale : 20 mai 2008, Cannes - Un
Certain Regard
Date de sortie française : 21 Janvier 2009
Site officiel mexicain (www.bastardos.com.mx),
français (www.losbastardos-lefilm.com)
Entretien avec Charles Tesson
"Donner des nouvelles de l'état du monde"
Ancien rédacteur en chef des Cahiers du Cinéma (1998-2003), collaborateur des revues Panic, Trafic et Cinéma,
Charles Tesson est également maître de conférences d'histoire et d'esthétique du cinéma à l'Université de la Sorbonne
Nouvelle (Paris III). Nous tenions à le rencontrer pour évoquer le sort des revues de cinéma et des Cahiers du Cinéma
en particulier, mis en vente par le groupe Le Monde.
La critique et Internet, professionnels et amateurs : parler de cinéma aujourd'hui
En tant que critique de cinéma et universitaire, quelle pratique avez-vous d'Internet ? Y lisez-vous des blogs intéressants ?
Allez-vous sur des forums ? Et quels rapports établissez-vous entre ce qui peut s'écrire dans une revue et sur Internet ?
Vaste question. Les blogs et les forums sont deux choses bien différentes. Il m'arrive, en tant que lecteur d'un forum (je n'y ai
jamais participé, au sens d'y écrire), de cliquer sur le lien d'un intervenant, qui est souvent son blog. Je le lis, en référence au sujet de
discussion, mais n'y reviens pour ainsi dire jamais. En fait, je constate que je lis régulièrement les blogs de personnes que je connais,
dans un cercle très restreint, puisqu'il s'agit du blog de Serge Toubiana [http://blog.cinematheque.fr] de Serge Kaganski
[http://blogs.lesinrocks.com/s-kaganski] et d'Edouard Winthrop [http://cinoque.blogs.liberation.fr/waintrop/] soit un univers de
presse familier, d'autant que celui de Toubiana prolonge autrement, dans un autre cadre, avec des objets différents, ses éditos des
Cahiers. Il y a aussi sur le net, phénomène croissant, des comptes-rendus de festivals, sous forme de journal, de chronique
personnelle, que je consulte régulièrement (site des Cahiers du cinéma, des Inrocks ou de Chronicart), car j'aime bien lire sur des
films que je n'ai pas encore vus, histoire d'être informé aussi, d'autant que je ne vais pratiquement plus dans les festivals. Mais cela
reste dans un environnement de lecture où écrire sur le net est devenu pour eux une extension de l'activité sur papier.
J'ai été amené à découvrir de nombreux sites et forums sur le net en réalisant les compléments DVD de films japonais pour MK2
(Kurosawa, Imamura, Kinoshita, Mizoguchi, Ozu) ou en collaborant plus récemment à des compléments pour Carlotta (Mizoguchi,
Ozu) car la plupart de la presse se fait sur ces sites et beaucoup de critiques sont de qualité, très fouillées et rigoureuses (DVD
Classik, Hkcinemagic). Elles parlent du DVD dans la totalité de ses aspects et ne se contentent pas de faire une critique de film bis.
Je ne connais pas les personnes qui y écrivent, qui ont sans doute commencé à écrire directement sur le net, sans passer par l'étape
papier, et en général, ils savent de quoi ils parlent. C'est grâce à cette activité que j'ai découvert des sites très bien faits et d'une
excellente tenue, comme dvdrama [www.dvdrama.com]. Certain sites, comme DVD Classik [www.dvdclassik.com], outre le
rédactionnel, ont aussi des forums de discussion, que j'ai commencé à lire. C'est très inégal, parfois ingrat (cela prend du temps pour
un bénéfice relatif) et parfois passionnant.
Je préfère de loin les forums de discussion aux blogs. J'aime bien quand les gens répondent aux autres et que, sur ce principe
simple, des choses peuvent se passer sans savoir où cela va mener. On lance un sujet et cela peut prendre ou pas, susciter d'autres
réactions ou faire chou blanc (quand le régime d'écriture, plus sur le mode du blog, de l'écrire pour soi, repliée sur elle-même,
n'appelle pas de réponse particulière), ou bien partir dans une tout autre direction que le thème initial. J'aime bien ces bifurcations,
cette évolution dans l'échange, dans le contenu et sur le ton aussi, car parfois cela peut finir mal, question rapport humain, vu
certaines réponses, pour le moins cassantes ou blessantes.
En fait, j'ai découvert le forum des Cahiers du Cinéma [www.cahiersducinema.com/forum] grâce à Jean-Baptiste Thoret, à
l'époque de Panic où j'ai collaboré. Il m'a dit qu'on parlait des Cahiers actuels et des Cahiers d'avant, quand j'y étais, ainsi que de
Panic qui était très apprécié de certaines personnes sur le site, avis pas partagé par tout le monde. Je suis allé voir, sur ses
recommandations, et j'y ai pris goût car depuis je m'y rends régulièrement, presque tous les jours ou au moins deux fois par semaine
pour relever ou consulter les derniers messages, selon les sujets. Je m'intéresse plus particulièrement à ce qui se dit des Cahiers en
général (la revue, les numéros de chaque mois, intéressante aussi l'évolution au fil du temps de la relation amour/désamour aux
Cahiers qui change beaucoup, y compris auprès d'inconditionnels), ainsi qu'aux débats sur les films. Je me souviens de celui, fort
riche, très vivant et enrichissant, sur Le nouveau monde (2005)1. Il ne s'agit pas d'amender les choix de la revue ou de les critiquer
mais d'un repositionnement constructif, qui génère des idées. Bref, d'un enrichissement.
———
1
A lire à cette adresse : www.cahiersducinema.com/forum/viewtopic.php?t=890.
Il y a beaucoup de choses dans le forum des Cahiers du Cinéma qui est dans l'ensemble d'une excellente tenue. C'est une toute
petite minorité de lecteurs, un cercle même très restreint, mais une minorité représentative de leur diversité d'opinion, de leur culture
cinématographique aussi. C'est très contrasté. Ceux qui écrivent ont un rapport fort au cinéma, à la revue et à ce qui se dit en général
du cinéma. Il y a là un débat cinéphile dans le vrai sens du terme, plutôt exigeant, d'autant que la tradition du débat oral, à savoir
discuter à la sortie d'un film, s'est quelque peu perdue. Il y a eu un moment où la cinéphilie s'est arrêtée de parler, où on s'est mis à
avoir un rapport personnel ou plus intime aux films. On voit le film et on n'ose pas en parler, sauf à dire ses premières impressions,
de peur que l'autre vous pique des idées2. Il y a moins d'échanges de fond. Il n'est pas bon d'être seul devant les films. Par seul,
j'entends commencer à écrire sur un film sans en avoir jamais parlé à quelqu'un auparavant. Peut-être que certains ont la force de tout
voir seuls, puis de donner tout au lecteur ou au cinéaste en écrivant. C'est vrai que j'ai été marqué par quelqu'un comme Daney quand
j'ai commencé à écrire aux Cahiers car il pouvait parler pendant une heure d'un film. Je me souviens d'une conversation dans un café
sur les Champs après avoir assisté avec lui et Jean-Pierre Oudart à la projection de presse de Shining (1980) et ensuite, quand je lisais
ce qu'il écrivait dans Libé, il disait autre chose. Il avait cette force, cette énergie, cette ressource incroyable, qui m'a toujours
impressionné. Le commencement de l'écriture se situait dans l'au-delà de ce que la parole avait épuisé. Plus la parole avait été loin,
meilleure l'écriture était. Comme un athlète qui s'échauffe avant de courir un 100 mètres.
Pour revenir au forum des Cahiers, je trouve qu'il tient du courrier des lecteurs à ciel ouvert et en temps réel tout en offrant bien
plus que cela. Le forum, au sens d'agora et de lieu d'échange, est un enjeu essentiel de la cinéphilie actuelle, sauf que maintenant il
n'est plus oral mais écrit dans sa forme. En fait, le forum des Cahiers, par ce qui se dit et la manière de le dire, de parler ou de
répondre à l'autre, me rappelle l'ambiance des conseils de rédaction, cette "boîte noire" où la revue se fait plus ou moins, à laquelle le
lecteur, par définition, n'a pas accès. Dans un conseil, les rédacteurs parlent des films qu'ils ont vus et les divergences sont souvent
énormes mais chacun va au bout de ses arguments, tente d'emporter le morceau, ou de faire basculer la tendance. Il est arrivé qu'une
personne, en parlant d'un film qu'elle aimait, s'est vu attribuer la critique, à la fois pour ce qu'elle disait mais aussi compte tenu de
son engagement affectif et passionnel avec ce film. Dans un forum, je retrouve ce plaisir du " parler pour convaincre ", d'une parole
où on sent aussi le rapport de forces, le poids et le sens du mot intervenir. Dans un conseil de rédaction, il y a ceux qui aiment bien
les joutes oratoires, sont forts pour cela, pour le dialogue ou l'affrontement, et ceux qui n'osent pas trop parler, ne sont pas très à l'aise
sur le registre oral et préfèrent l'écrit mais sont contents d'entendre ce qui se dit et d'être là, parce qu'une revue se vit et se fait dans de
tels espaces d'échanges et de parole. Le forum des Cahiers me redonne cela autrement, côté dialogue amical, avec une vraie
complicité entre certains participants, et côté dialogue conflictuel voire violent. Un rédacteur qui propose un texte à la revue en
conseil de rédaction peut se faire casser sur le champ sans être spécialement soutenu par ses petits camarades. Il faut être dur au
mental et avoir confiance en soi pour tenir. Je retrouve cette ambiance contradictoire dans le forum des Cahiers, mélange de
convivialité heureuse et de tensions, et je suppose, inconsciemment - je le réalise maintenant- que j'aime bien suivre cela et y assister,
en tant que lecteur, pour cette raison aussi.
Il y a aussi une ambiance "cour de récré" dans le forum des Cahiers (on échange des opinions comme d'autres des Pokemon), avec
quelques ténors, qui aiment avoir le dernier mot ou bien reprendre les autres quand ils écrivent mal, ne savent pas grand chose ou
sont supposés dire des bêtises à leurs yeux (sur la philosophie notamment). Ce côté bizutage n'est pas ce qu'il y a de mieux (il peut
même devenir très déplaisant et virer au phénomène de bande, au communautarisme fermé, qui génère une forme de sclérose et
décourage les nouveaux, ce qui fait que le forum devient assez prévisible car se renouvelant peu, comme la revue en fait,
actuellement), même si la cinéphilie s'est toujours faite sur des tensions et des frictions. Cela dit, le principe des pseudos me gêne
quelque peu car il dénature l'engagement de parole aux yeux des autres, pour le lecteur extérieur que je suis, non participant, qui ne
connaît pas ceux qui écrivent sur le site des Cahiers, sauf quelqu'un comme Lionel Simon, qui signe de son vrai nom et écrivait
régulièrement à la revue quand j'y étais, même si j'ai l'impression que les habitués du forum, les intervenants réguliers, se connaissent
entre eux et savent à qui ils parlent. Je n'ai pas le décodeur, mais ce n'est pas trop gênant.
Par rapport à la revue papier, le forum, c'est autre chose et j'ai l'impression, à le lire, que ce n'est pas toujours bien vécu de la part
des membres du forum, très susceptibles sur la question. Il y a pas mal de malentendus, il me semble, et le forum donne le sentiment
d'être perçu par certains comme un centre de formation, comme il en existe dans le football, avec l'espoir d'être recruté dans l'équipe
première ou dans la revue papier, alors que je ne suis pas sûr qu'il ait été créé dans cet esprit. En tout cas, je ne vois pas où est le
travail de formation, même si de l'auto-apprentissage, il y en a forcément quand on écrit, quand on s'expose et se confronte à
l'opinion des autres, avec le risque que cela comporte. Ces frictions sont formatrices, pour savoir à quel point ses idées tiennent la
route, ou tout simplement pour savoir, au fond de soi, si on y tient vraiment.
En règle générale, le net a libéré non l'écriture mais ses différents registres, ce qui est une bonne chose. Cela dit, le modérateur
d'un forum ne sera jamais l'équivalent d'un rédacteur en chef, pour ce qui est d'une revue. Toute la différence, sur le fond, tient à cela.
Leur rôle n'est pas le même et le reste, qui est à lire, découle de cette évidence. Avec le net, tout le monde peut devenir critique de
cinéma, potentiel et réel, la seule sanction étant celle de celui qui répond ou commente ce que vous dites, mais il n'a pas plus de
poids ou d'autorité que quiconque. Tout le monde a toujours eu un avis sur les films qu'il voit, la différence étant qu'il peut le faire
savoir et qu'il reste désormais une trace écrite de cela. C'est même une des forces et richesses du cinéma que de rendre possible cette
forme de parole sans avoir à être intimidé ou écrasé par l'avis des seuls spécialistes, même si on peut avoir envie de se mesurer ou de
se frotter à ce qu'ils disent.
———
2
NDLR : Jonathan Rosenbaum raconte aussi que les critiques à New York avaient peur de discuter les films après la projection de peur qu'on ne vole
leurs idées. Interview de post-retraite au Chicago Reader, 1er mars 2008
http://wgnradio.com/index.php?option=com_content&task=view&id=39881&Itemid=251.
Avec le net, sur un forum, on est plutôt dans ce que Winnicott appelle la "dyade interactive", le couple action-réaction, sans
l'instance du tiers qui vient trancher, arbitrer, car le modérateur ne fait pas cela, contrairement à un rédacteur en chef, même si le
lecteur peut se faire une opinion dans tout ce qui se dit. On est dans la relation duelle, on ne passe plus par la médiation du tiers.
Cette question du tiers par rapport à l'instance critique aujourd'hui est remise en cause ou en jeu par le net. On s'identifie à une revue.
Quand, au milieu des années 70, j'ai fini par acheter les Cahiers, une revue dont j'avais entendu parler mais qu'on trouvait
difficilement (j'étais alors lecteur et abonné à la revue Cinéma), je me suis tout de suite dit (c'était le numéro où on parlait de DupontLajoie (1975) d'Yves Boisset3) : "c'est ma revue". Je me suis identifié à une construction du cinéma qui leur était propre. C'est une
construction dans laquelle je me suis reconnu et retrouvé, qui m'a fait avancer, accomplir un pas décisif, et que j'ai eu tout de suite
envie d'habiter, pour toujours. Mais c'est une relation tierce entre soi et le cinéma, qui fait la revue et vous fait en même temps, vous
transforme. Et sur internet, l'instance symbolique tierce, je ne sais pas si elle peut exister de la même façon. Je ne suis même pas sûr
qu'elle fonctionne.
Cela dit l'accès à la connaissance du cinéma a beaucoup changé, grâce notamment à l'université, qui est aussi la première "épreuve
de vérité", par rapport à ce qu'on écrit sur le cinéma (une copie, un dossier, une note, un mémoire, un jury de soutenance, une
mention), selon des critères qui ne sont pas ceux de la critique de cinéma pour autant. Mais il y a un jugement quand même, une
"sanction" et c'est important pour avancer. L'université, outre de donner une culture cinématographique (quoique cela ne soit pas le
but de certains enseignants, mais c'est une autre histoire) a aussi stimulé, il me semble, l'envie d'écrire sur le cinéma. Elle l'a libérée et
libéralisée aussi, quantitativement. Le nombre de personnes qui peuvent écrire sur le cinéma en disant de très bonnes choses a été
multiplié par cent depuis vingt ans, grâce à l'enseignement du cinéma, tandis que le potentiel de ceux qui peuvent vivre de cette
activité et de ce métier n'a pas changé, voire même diminué, d'autant que l'université, sur un autre versant, ne peut pas reconvertir ses
étudiants en enseignants, sauf pour une infime minorité. Il y a eu un synchronisme de fait, non concerté, entre étudiants en cinéma
voulant écrire sur les films et le développement du net d'un autre côté où ils ont trouvé leur espace à eux. J'ai l'impression que c'est
avec la critique de DVD et les sites spécialisés (Hong Kong, cinéma asiatique) que la migration s'est opérée le mieux et que ces
nouveaux objets ont été remodelés et redynamisés par le net. Pour résumer, la pyramide n'a pas beaucoup bougé en haut, mais elle
s'est beaucoup élargie en bas.
Nous avons le sentiment qu'il y a une crispation de la profession de critique qui se reconstitue comme telle face à ceux qui
sont considérés comme des amateurs. Pourtant, en particulier pour les Cahiers, la revue s'est construite avec des personnes qui
se revendiquaient comme des amateurs.
Crispation oui, mais dans les deux sens, ou sur les deux bords, net et papier. La critique du net, il me semble, ne se sent pas
reconnue par l'establishment papier, qui la snobe quelque peu. Il y avait eu ce phénomène par le passé avec les radios libres, quand
des jeunes, tous inconnus, débarquaient en projection de presse, mais cela n'a pas duré. La génération du net me paraît plus solide,
cinéphiliquement et culturellement, plus cultivée, ou en tout cas, plus curieuse, pas fermée. Dans le nouvel espace Schengen de la
critique, où tout devrait pouvoir mieux circuler entre net et papier, les personnes du net ont le sentiment d'être encore à Sangatte et
qu'on ne veut pas leur donner leurs papiers. En même temps, le net associe et mélange deux choses complémentaires et
contradictoires : l'activité cinéphilique, le plaisir de parler et de discuter (les forums) et l'activité critique en soi. Aujourd'hui, cette
frontière traditionnelle est brouillée. Avant, il y avait des cinéphiles, des "rats de cinémathèques", comme on disait, qui pouvaient
vivre du cinéma et en parler sans discontinuité mais qui n'écrivaient pas pour autant, et les autres, qui écrivaient et étaient publiés. Si
le net est l'acteur de ce phénomène, la vague de fond qui a rendu cela possible vient d'ailleurs, elle vient de l'enseignement du cinéma
à l'école, au lycée, à l'université.
Je n'ai pas l'impression en revanche que la profession de critique se reconstitue ou se "reprofessionnalise" pour autant et si elle a
du mal à faire entendre sa voix, ce n'est pas à cause du net mais pour d'autres raisons, liées à la place du cinéma dans la société
actuelle et au sein de la presse. Il y a un phénomène de dilution de la parole critique, riche de nombreux affluents désormais.
Démonétisation ou perte de pouvoir symbolique ? Je ne pense pas ou si cela existe, cela vient de la critique toute seule (il suffit
parfois de la lire pour voir combien elle se discrédite sans qu'il soit nécessaire de s'en prendre à autre chose que ce qu'elle offre) et
non d'internet. Cela dit, je suis souvent tenté de penser qu'il y a eu une démonétisation du symbolique liée à ce que les revues
proposent, mais en raison de l'augmentation des compétences de ceux qui les lisent et voient les films et qui peuvent aussi écrire, et le
faire très bien, dans le sillage de l'université, sur des forums ou des sites internet. L'exigence des lecteurs a changé, elle a augmenté et
le niveau de réponse de la critique actuelle n'a pas suivi cette courbe d'évolution. Quand les Cahiers, à l'issue du dernier festival de
Cannes pointent le couple documentaire/fiction comme tendance de cette cuvée, on ne doute pas de cette pertinence mais on est un
peu effaré de lire des choses aussi plates sur le sujet, on est presque gêné pour eux, comme si on croyait tenir une idée forte tout en
enfonçant des portes ouvertes sur le plan des idées.
Sur la tradition des critiques des Cahiers à se revendiquer comme des amateurs, c'est vrai, c'est même une des spécificités de la
revue. Amateurs au sens de n'avoir pas suivi une formation professionnelle, un cursus spécialisé. Je me souviens dans les années 80
que le seul critique venu d'une école de journalisme, c'était Frédéric Sabouraud, et on le regardait un peu comme un ovni à l'époque
mais cela a changé quand on a vu ce qu'il écrivait. La plupart des personnes qui ont écrit dans les Cahiers étaient des cinéphiles
autodidactes, ils avaient lu Bazin, avaient suivi des études supérieures, mais pas nécessairement en cinéma, mais aujourd'hui
———
3
Cahiers du Cinéma, #257.
beaucoup plus. Il y avait ce fantasme d'être plus ou moins vierge de toute forme d'écriture ou de publication avant de venir aux
Cahiers mais cela a changé depuis. La nomination de Jean-Michel Frodon au poste de directeur de la rédaction en est un exemple
récent. Dans les années 70, quand le sentiment d'appartenance était fort, on ne pouvait pas écrire aux Cahiers et ailleurs en même
temps, sous peine d'excommunication, mais Daney, qui est un peu " l'arrêt Bosman " de la revue, a de nouveau libéré cela en partant
à Libération afin de poursuivre sa carrière de critique, quand le poids de la revue lui paraissait bien trop lourd à porter, trop usant
aussi. Cela a continué ensuite, avec Antoine de Baecque, qui a été rédacteur en chef des pages cultures à Libération après avoir eu
des responsabilités aux Cahiers et avec Jean-Marc Lalanne, critique aux Cahiers puis à Libération, puis rédacteur en chef des Cahiers
et actuellement aux Inrockuptibles.
Ensuite, c'est l'instance décisionnelle qui fait le statut des textes dans une revue ou qui décide tout simplement de les publier. En
termes savants, dans le monde universitaire, on appelle cela une revue avec comité de lecture. Dans une revue, il y a une structure
rédactionnelle décisionnelle, un rédacteur en chef, un directeur de la rédaction. On élabore un sommaire, on choisit des sujets et
surtout la façon dont on va les traiter, car on élimine autant qu'on retient. Il y a ce qu'on attend d'un texte par rapport à une stratégie
éditoriale dans laquelle il vient s'inscrire, comme une note dans une partition de musique, et l'angle de traitement, l'angle d'attaque,
sans oublier les choix de maquette, comptent beaucoup. Il y a une instance qui élit et qui est aussi un premier interlocuteur pour celui
qui écrit, ce qui n'existe pas dans un forum où il n'y a pas de commande, pas de choix rédactionnel qui donne le feu vert, pas de
cadre, aussi minimal et sommaire soit-il (longueur, nombre de signes). Donc, tout d'un coup, tout est possible, tout s'exprime. Ce qui
donne un côté "vide grenier" au forum, qui peut avoir son charme mais aussi ses limites. Ça peut aller de l'amateurisme, sympathique
ou accablant, à de très belles réflexions, très inspirées, mais il n'y a pas cette mise en forme d'un texte (sa place dans un sommaire, à
côté des autres, dialoguant avec eux, bref, un agencement et un montage de textes) qui fait la différence, avec ses choix et ses
hiérarchies. Ce qui est certain, je le vois dans les cours à la fac, c'est qu'il n'y a jamais eu autant de gens compétents et inspirés pour
écrire sur le cinéma. Le niveau globalement a beaucoup évolué.
C'est aussi une question de style. Les Cahiers ont un style très homogène, très ampoulé.
Ampoulé ? Oui parfois, ou bien compliqué pour ne pas dire grand-chose ou par peur peut-être de dire des choses simples, ce qui
arrive quand on débute mais s'estompe quand on commence à avoir plus confiance en soi ou en ses idées. Mais le style ampoulé de
celui qui prend les choses de haut, pour montrer combien l'écart est grand entre lui et son lecteur, j'aime moins. La morgue de ceux
qui écrivent (de là haut, je vois tout et je vais vous dire ce que vous, en bas, n'avez pas vu) produit des textes sinistres, même s'ils
sont intelligents. Cela me fait penser au mot de Guitry : "On peut être hermétique et ne rien renfermer." En revanche, quand je lis un
texte ou une personne exprime ce que j'ai ressenti mais le formule à sa manière, en pointant des choses auxquelles je n'avais pas
pensé, je suis très heureux. J'ai l'impression de partager le film avec lui, et surtout de le revivre avec lui. J'aime bien qu'un texte me
donne en tant que lecteur de l'espace pour respirer, un espace de ressenti non élucidé, que le texte va précisément éclairer. Le texte de
Stéphane Delorme dans les Cahiers sur La Graine et le mulet (2007), un film que j'avais beaucoup aimé sans trop réfléchir ni être
parvenu à formuler clairement pourquoi, m'a procuré cette sensation. En règle générale, je suis un peu revenu du syndrome du texte
définitif et absolu, qui entend avoir le dernier mot, et veut tout écraser sur son chemin.
Homogène ? Oui, trop à mon goût actuellement. Il y a l'homogénéité de fond (la ligne, la pensée unique d'une revue, sans aucune
dissonance possible en son sein) et l'homogénéité de style, quand, par mimétisme fort intra-rédactionnel, tout le monde écrit plus ou
moins pareil, en se refilant quelques mots clés, qui circulent d'un texte à l'autre. On sent cela chez certains, parmi un groupe de
rédacteurs visiblement soudés, qui feignent d'être tous plus ou moins préoccupés par la même chose, ce qui est un leurre, à
commencer pour eux. Il est peut-être utile de passer par là, surtout aux Cahiers, mais il est bon de ne pas en rester là. Pour eux, et
pour la revue surtout. Pour ce qui est de l'histoire de la revue, le début des années 80 a permis de sortir de cette identification
communautaire à un régime d'écriture comme stock, réserve commune, en libre service mais en autarcie intra-Cahiers, comme un
langage codé propre à la tribu. J'ai commencé à vivre aux Cahiers avec cette nouvelle aération langagière.
Les forums sont beaucoup plus libres, chacun peut exprimer sa personnalité, trouver un ton. Dans une revue on est obligé de
se conformer à une échelle de style.
Une échelle de style, une échelle de valeurs aussi, déterminée par la revue, le sommaire (les priorités) et aussi le surmoi de chaque
rédacteur confronté au poids symbolique de la revue, qui peut être très fort, parfois pesant, voire écrasant. Pas toujours facile de bien
respirer avec cela. Un forum n'a pas d'antériorité symbolique, pas pour l'instant en tout cas. L'écriture se détermine aussi en fonction
du destinataire, que l'on choisit plus au moins : écrire pour un lecteur, qui a vu le film, dont on a envie qu'il aille le voir, ou écrire
pour le cinéaste, voire écrire pour des morts aussi. Sur un forum, c'est vrai que c'est très libre, si bien qu'on trouve tous les registres.
Ce qui permet aussi de créer et de nouer des complicités entre les gens qui se reconnaissent grâce à l'échange.
L'écriture est aussi motivée par le "pourquoi a-t-on envie d'écrire ? Qui veut-on convaincre ?", c'est ce qui donne forme à une
critique, dessine sa colonne vertébrale, mais tout le monde ne l'intègre pas forcément. Certains veulent tout dire, tout mettre, quels
que soient le lieu, le support, le destinataire. D'autres intègrent totalement le contexte, ce qui fait que la critique est traversée par ce
souci du moment qui fait partie d'une stratégie "interventionniste" de la critique au sein d'un débat en cours, même latent, informulé.
Certains sont très forts pour ça et l'ont intégré dans leur geste critique. D'autres ont un rapport plus personnel, plus intime et littéraire,
ils sont dans une aventure intérieure entre eux et le cinéma. C'est très bien aussi mais ce n'est pas le même monde. Sur un forum, sans
que cela soit organisé, on trouve de tout, pour ce qui est des modes d'intervention sur le cinéma, par rapport à l'homogénéité des
Cahiers dont vous parlez.
On a l'impression d'ailleurs que le fonctionnement est inverse : autant dans une revue, il faut un sentiment d'homogénéité,
autant sur un forum le but est plutôt de se construire un personnage.
Les deux dérives, à savoir une trop grande hétérogénéité et une trop grande homogénéité, sont néfastes. Incarner la ligne,
effectivement, ça risque de devenir vite du dogme qui fossilise la pensée. La notion de "ligne" peut avoir un côté militaire : tout le
monde en rang et pas une seule tête qui dépasse. Cela donne le sentiment de tenir une revue, au sens d'en avoir la maîtrise, mais il
n'est pas sûr que le lecteur tienne à cela. Une rédaction doit savoir s'hétérogénéiser dans les tons, les régimes d'écriture. Le problème
des Cahiers aujourd'hui, mais il ne date pas d'aujourd'hui, c'est que la plupart des rédacteurs désirent écrire des critiques de films (et
pas seulement des notules) et des textes dans la partie "Répliques", deux espaces jugés plus valorisants. Pour reprendre une image de
football, tout le monde aspire à jouer ou à écrire au même poste. Or, pour faire une équipe, il faut des joueurs à tous les postes ou
capables d'en changer, selon le schéma organisationnel. Pour qu'une revue soit vivante, il lui faut aménager tous les registres
d'intervention possibles sur le cinéma, du texte littéraire au texte polémique, du texte long au texte court, sous forme de billet. Il faut
des textes sérieux et solides, et des textes légers, mais pas superficiels pour autant, des textes vifs, drôles aussi, qui ne se prennent pas
trop au sérieux tout en étant inspirés, etc. Plus il y a de compétences dans tous ces domaines, dans celui du journalisme de cinéma
aussi, essentiel à la vie d'une revue, et pas seulement dans la critique en soi, et meilleure est la revue car un excès d'homogénéité
entraîne parfois une raideur, dans le goût et dans le ton, par souci de se conformer à l'intérêt commun. Ce qui peut rassurer celui qui
y écrit ("je suis des vôtres, regardez comment j'écris comme les autres") tout en plombant celui qui la lit.
Se construire un personnage ? Je n'y avais pas pensé et c'est tout à fait vrai, tout en étant comme vous dites plus spécifique aux
forums, à cause des pseudos peut-être, quoique Skorecki à Libé, dans les pages télé, a poussé ce système assez loin. On peut aimer
écrire sur le cinéma et être reconnu ainsi, au nom de cette activité, avec le temps, à l'usage, et on peut aussi chercher à se faire un
nom, ou à faire parler de soi par tous les moyens, le plus rapide et le plus payant étant la polémique ou l'attaque ou une façon, qui
peut devenir systématique, de se mettre à l'écart du goût commun et dominant, par principe ou par orgueil, histoire de ne pas se
reconnaître dans le goût des autres. Gérard Lefort, à Libé, à un moment donné, a fonctionné sur le registre de l'attaque frontale. Triste
à dire, car j'en ai fait le constat, on a plus de retour sur un texte quand on démolit un film que lorsqu'on en dit du bien. Cette ivresse a
pu entraîner chez certains ce plaisir jouissif (on le sent dans l'écriture) de "se payer un film", de "se le faire", comme on dit. Je n'aime
pas trop cet état d'esprit mais c'est un autre débat.
L'Avenir des Cahiers
Les Cahiers sont mis en vente par Le Monde, il existe plusieurs projets de reprise très différents. En tant qu'ancien
rédacteur en chef, quel regard portez-vous sur l'avenir des Cahiers ?
Ceux qui au Monde vendent les Cahiers ne sont pas ceux qui s'en sont portés acquéreurs en 1998, puisque Jean-Marie Colombani,
Dominique Alduy et Edwy Plenel ne sont plus dans la place. C'est le capital symbolique des Cahiers qui intéressait quelqu'un comme
Colombani. C'est une marque, un produit haut de gamme, comme du Champagne, de la maroquinerie ou de la haute couture. On
nous l'a tellement répété qu'on a fini par s'y habituer et l'accepter. C'est vrai que, vu sous cet angle, la défense de Loft Story, ça fait un
peu tache dans le tableau même si le quotidien Le Monde à l'époque, un brin Jésuite, titrait souvent en une sur le phénomène du Loft,
car ils avaient remarqué que les ventes au numéro augmentaient à chaque fois de 10% par rapport aux ventes courantes. Quand J-M.
Colombani allait à New York ou à Tokyo et qu'il était reçu au New York Times ou à l'Asahi Shinbun qui tire à 8 millions
d'exemplaires, et qu'il disait avoir dans son portefeuille les Cahiers du cinéma, tous ses interlocuteurs connaissaient cette revue, et
c'est bien sûr très valorisant. Il y avait une gratification symbolique à posséder quelque chose ayant une valeur historique, connue et
reconnue mondialement. Mais bon, le capital symbolique ne suffit pas. Vient un temps où, comme on dit, il faut faire les comptes.
C'est bien qu'il existe plusieurs projets de reprise, c'est même une heureuse nouvelle, plutôt rassurante, vu la conjoncture
économique de la revue, bien peu engageante, et c'est plutôt bon signe, même si je ne connais pas le contenu des projets, à
l'exception de celui de Burdeau, puisqu'il l'a exprimé lors d'une réunion des "Amis des Cahiers", dont je suis membre et à laquelle j'ai
assisté, puis par écrit dans Libération. Je sais le nom d'éventuels postulants à la reprise, ceux qui circulent un peu partout, y compris
sur le forum des Cahiers (où j'apprends des choses, ou découvre des articles sur le sujet que je ne connaissais pas !), mais ne sais pas
ce qu'ils veulent faire de la revue, et avec qui, par rapport aux responsables en place (Jean-Michel Frodon et Emmanuel Burdeau) qui
ne veulent plus travailler ensemble tout en voulant continuer séparément ce qu'ils ont fait depuis cinq ans. Ce qui complique la
situation pour eux et les repreneurs (travailler avec l'un et pas l'autre) et les expose aussi à un certain risque, le repreneur pouvant
n'en prendre aucun des deux, compte tenu de l'appréciation de leur bilan depuis cinq ans. D'autant que chez certains repreneurs, il y a
des familiers de la maison Cahiers (Lalanne, de Baecque).
Toujours est-il qu'avec cette mise en vente des Cahiers par l'actionnaire majoritaire, on assiste à une fin de cycle, commencé en
1980 avec l'arrivée du "Petit journal", et une nouvelle équipe rédactionnelle associée à des anciens, ou à son épuisement. Il y a eu
une nouvelle formule en 1989, une autre impulsée par le Monde en 2000, peu après son arrivée, et le repreneur de demain, quel qu'il
soit, ne va pas pouvoir faire comme si tout cela n'a pas existé, éditorialement et économiquement. Ce qui a changé entre temps, c'est
l'édition, les livres, secteur qui a un poids énorme et un rôle considérable, désormais.
Ce cycle a été mis en place pour sortir des terribles années 70 (ou "non légendaires", comme disait Daney) et a été initié par un
tandem, formé par Daney et Toubiana. J'ai été recruté par Daney (je suivais ses cours à Censier) et j'ai eu tout de suite, en plus de lui,
Toubiana comme rédacteur en chef du " Petit journal " de la revue, début 1980 (ils étaient tous les deux dans le même bureau). Cette
ouverture a été très bénéfique à la revue. Ouverture au journalisme de cinéma, qui était l'obsession de Daney à l'époque (quand les
jeunes générations voient en lui uniquement un penseur ou un théoricien, ils se trompent lourdement ou ratent quelque chose de sa
personnalité, qui me semble fondamental). A l'époque, j'idéalisais les Cahiers que je lisais depuis seulement quelques années mais
Daney m'a " déniaisé " assez vite sur ce point, sur un plan économique : "n'oublie pas que les Cahiers ont failli couler et crever [de
cette aventure politico-théorique radicale]". Sur un plan éditorial aussi, pour avoir raté tant de cinéastes (dont Fassbinder, ce qui le
rendait malade, mais aussi Coppola, Scorsese), ce qui mettait Daney en rage, le message étant clair : une revue comme les Cahiers n'a
pas le droit d'ignorer le cinéma qui se fait et de passer à côté de tels rendez vous, aux quatre coins du monde. Il faut être présent sur
tous les fronts, savoir défricher et être à l'écoute de ce qui se passe. C'était la consigne et c'est ce qu'il attendait des nouveaux venus
recrutés à l'époque. Bref, être ouvert et curieux du cinéma, dans toutes ses formes. Ecrire de bons textes pour les Cahiers, bien sûr
que c'est important, mais bon, être journaliste de cinéma, voyager aux quatre coins du monde, avec la dimension humaine que cela
comporte (faire des rencontres), c'est quand même la meilleure part, sinon la plus belle, pour ce qui est de vivre l'expérience d'une
revue. C'est quand même dommage de passer aux Cahiers et de rater ça. Je me souviens, alors que j'étais un jeune rédacteur qui
n'osais pas ouvrir la bouche pendant les conseils de rédaction, alors que je traînais souvent dans les bureaux sans avoir rien de
particulier à y faire, d'une colère de Daney, du fait que Positif avait obtenu un entretien avec Scorsese mais pas les Cahiers, malgré
une demande de la revue (il venait d'avoir la réponse négative au téléphone). Cela le mettait hors de lui, même s'il comprenait que
Scorsese ne veuille pas s'entretenir avec les Cahiers. Il avait l'impression que la revue payait cash ses années passées. Son
enseignement, fort simple, entendu et repris par Toubiana, a consisté à dire qu'on ne voulait plus de cela. Tout cela m'a marqué, et j'ai
grandi avec ce double avertissement, ce "plus jamais ça", qui m'a toujours accompagné, jusqu'à aujourd'hui (le couple critique de
cinéma et journaliste de cinéma, que je trouve vital), et sur lequel je n'ai pas changé d'avis, même si aujourd'hui on se retrouve à un
moment clé, avec une autre donne, le net notamment.
De ce point de vue, le projet du tandem Burdeau-Lounas, est assez malin, assez opportuniste aussi, puisqu'il se veut le revival
d'une période avant la reprise en main de la revue par Daney et Toubiana, quand, dans l'après Filipacchi, les Cahiers se sont retrouvés
entre eux pour faire leur revue, sans personne d'autre économiquement. Puisque Le Monde, actionnaire majoritaire (à 98% !) vend
les Cahiers, avec le fantasme bien illusoire d'un possible rachat pour 1 euro symbolique (il en faudra plus pour faire tourner la
maison !), il y a une opportunité à saisir pour faire enfin, à nouveau, les Cahiers entre nous, à l'écart d'un grand groupe, ou du
méchant Capital. C'est le fantasme de La Cecilia (1975), le film de J-L. Comolli sur une communauté, ou le rêve de la prison de Rio
Bravo (1959), celui de la citadelle assiégée, en guerre contre tout le reste. Si les liens d'amitié de la prison de Rio Bravo peuvent
constituer un modèle pour constituer un groupe et animer une revue, reste que le revers de médaille de cette ambiance dorée, qui peut
virer au cauchemar, se trouve raconté dans Fièvre sur Anatahan (1953) de Sternberg, qui est sans doute le film qui raconte le mieux
à la fois l'histoire des Cahiers ainsi que son mode de fonctionnement, dont la valse successive de ses rédacteurs en chef, en grâce un
jour, en disgrâce le lendemain, ou poignardés dans le dos, comme dans le film.
Le projet de Burdeau et Lounas, le seul visible et lisible en ce moment est clairement politique et se veut ouvertement militant, y
compris envers des films ne trouvant pas preneur auprès de distributeurs, ce qui est courageux mais pas nécessairement encourageant
sur un plan économique, sauf à recevoir des subventions du CNC au titre de l'aide à la distribution et l'aide aux entreprises. Mais les
Cahiers ne sont pas vraiment une entreprise subventionnée car elle vit surtout de ses recettes (ventes de le revue, des livres, et des
recettes publicitaires). Il y a là un mélange des genres pour le moins curieux, sur un plan déontologique. Je le dis d'autant plus
librement que j'ai été distributeur de films à la fin des années 80, quand il fallait que je gagne ma vie, l'activité critique ne suffisant
pas. Déontologiquement parlant, je ne vois pas comment l'entreprise Cahiers peut acquérir les droits d'un film et le distribuer en
salles et lui accorder toute la place rédactionnelle souhaitable dans la revue, sans que cela pose quelques soucis sur le fond et la
méthode, sans parler de "conflits d'intérêt". L'engagement critique, dès lors, s'en trouve quelque peu faussé. Il y a un mélange des
genres que je trouve curieux, même si je ne sais pas dans le détail comment ils comptent faire par rapport à cela.
Finalement, le vrai projet de Burdeau pour la revue, il l'a formulé depuis longtemps, lorsqu'il a coordonné le numéro hors série sur
Mai 684. Tout y est, sur le fond, y compris sur la focalisation de la période et la façon de la poursuivre ou de la réactiver,
éditorialement. C'est sans doute restrictif de dire cela, et sans doute réducteur, mais le cœur de son projet pour la revue, globalement
et sur le fond, se trouve dans ce numéro.
Cela dit, quitte à surprendre, je trouve qu'il n'y a pas une différence énorme entre le projet proposé actuellement par Burdeau et le
premier éditorial de Frodon pour les Cahiers, juste après que j'en ai été évincé, qui était très politique dans son ton général, sur une
ligne très ATTAC, José Bové (on ajouterait Olivier Besancenot aujourd'hui). Très défensif surtout, avec un repli sur le seul cinéma,
le vrai, l'authentique pour mieux partir en guerre contre ses leurres et ses faux semblants (clips, télévision, jeux vidéo). C'est un
programme qui se tient, qui a sa cohérence et a la mérite de la clarté, même si je le trouve réducteur et bien peu aventurier. Il faut dire
aussi que le contexte de la politique du cinéma a changé, en termes de politique culturelle (intermittents, subventions, aides) et que la
revue a eu de bons réflexes éditoriaux par rapport à cela et à l'évolution de la situation. Défendre les auteurs, les artistes, l'art contre
la culture, le marketing, le marché, la globalisation, la mondialisation. Oui, bien sûr, mais cela met de fait le cinéma dans une
position de repli, défensive, comme une espèce menacée ou en voie de disparition. Relisez le premier édito de Frodon et vous verrez
combien son fond, sur le plan du cinéma, est de nature écologique, c'est-à-dire très protecteur. Cette ligne de défense est cohérente
éditorialement et politiquement et elle a beaucoup d'adeptes, il me semble (il suffit de lire le forum des Cahiers pour s'en apercevoir).
Elle est nécessaire, car sinon, qui d'autre le fera ? Mais elle n'est pas la seule. Tout cela manque un peu de curiosité offensive et
déstabilisante (il est bon aussi que les Cahiers ne soient pas là où les lecteurs toujours les attendent). Un peu de trivialité ne ferait pas
de mal à la revue, de temps en temps.
J'ai l'impression entre Frodon et Burdeau qu'il y a une répartition tacite du territoire. Le second est crispé sur le Cahier critique, qui
retient toute son attention, et on sent qu'il veut en avoir la pleine maîtrise (le fait qu'un proche de Burdeau puisse dire du mal du
dernier film d'Assayas doit être ressenti de ce point de vue comme une victoire interne), tandis que Frodon se positionne plus en
ambassadeur de la revue, ou en MAE (Ministre des Affaires Etrangères), tout en impulsant de bonnes choses (dont la version
espagnole des Cahiers, très réussie) et en se "réservant" une bonne part du cinéma français. Toute la partie économique (politiques
culturelles et institutionnelles) donne l'impression d'être son domaine et il est important que les Cahiers soient à jour sur ce point,
aient un avis sur la question, même si ce point a toujours fait débat, y compris en interne : ne parler que des films et des œuvres,
présentes et passées, comme le fait Positif, sans trop s'occuper du reste, qui représente des pages inutiles, qu'on ne lira plus dans deux
ans.
L'avenir des Cahiers alors que je ne parle que du passé ? Comme beaucoup, qui sont très attachés à cette revue, je souhaite en tant
que lecteur qu'elle continue, que l'entreprise Cahiers (le pôle édition inclus) puisse poursuivre, et dans de bonnes conditions
économiques (que les personnes qui écrivent dans la revue continuent d'être payées, etc.) même si l'équation ne me paraît pas
évidente. Quant à la revue, sur le fond, il y a beaucoup de choses qui l'attendent et il y aura des choix à faire. Lesquels ? Le débat est
un peu bloqué, il n'est pas ouvert, et le conflit de personnes, avec son cortège d'alliances explicites (pétitions) et implicites n'arrange
pas les choses. C'est un peu "secret-défense", Le Monde reçoit et auditionne les repreneurs et les Amis des Cahiers, leur gérante,
Claudine Paquot et un groupe d'experts (je ne sais pas trop comment le nommer), où figurent Serge Toubiana, Thierry Jousse, JeanPierre Beauviala, Bernard Latarjet, auront aussi leur avis à donner sur la question. Je n'en sais guère plus que vous, et j'attends les
décisions.
Pour vous la bonne santé d'une revue tient à sa capacité à s'intéresser à des contenus hétérogènes, dans l'idée que le cinéma
ne se trouve pas seulement dans les films projetés en salle. Etant donné le contexte difficile des revues de cinéma (parution
épisodique de Panic, disparition de la revue Cinéma...), ne pensez-vous pas que les revues de cinéma ont du mal à définir
précisément quels sont leurs objets ?
Oui, tout à fait, pour ce qui est de la bonne santé. Mais bon, une revue pour être en bonne santé, sur un plan rédactionnel, sans
passer par cela pour autant. Pour ma part, même si je n'ai pratiquement jamais eu seul la responsabilité éditoriale de la revue. J'ai
travaillé avec de Baecque sous la direction de Toubiana, puis avec Toubiana sans de Baecque, puis avec Nouchi à la place de
Toubiana, puis avec Lalanne comme co-rédacteur en chef, avec Nouchi puis avec Chaussebourg en remplacement de Nouchi. J'ai
essayé d'impulser l'idée selon laquelle il y avait des enjeux de cinéma un peu partout (dans un match de foot, à la télé, dans les jeux
vidéo). Ce n'est pas parce qu'on fait cela qu'on perd son âme et qu'on trahit le cinéma d'Oliveira ou de Garrel, car ça n'empêche pas
de continuer à les aimer. Il ne faut pas être trop crispé sur le dogme, être trop pieux, trop "curé". Les Cahiers ont besoin d'être
bousculés pour avancer, car si on se contente de gérer les acquis, le fonds maison, le patrimoine Cahiers, la revue va être dépassée
très vite. Elle va devenir son propre musée. Il ne faut pas avoir peur d'être iconoclaste et offensif, prospectif, d'ouvrir les portes, de
créer de nouveaux chemins, sinon la revue va se fossiliser. Après, reste à savoir dans quelle direction on veut l'emmener et si les
lecteurs ont envie de suivre.
Si le numéro hors série "Mai 68" peut servir de photographie au projet Burdeau-Lounas, il me semble, en ce qui me concerne, que
le hors série intitulé "Aux frontières du cinéma", en avril 20005, résume le mieux ce dont vous parlez, à savoir que le cinéma ne se
trouve pas seulement dans les films projetés en salles, mais aussi ailleurs que dans les films, labellisés comme tels. Il me semble
qu'une revue doit être en mesure de parler de cela. Elle doit être ouverte et le faire en toute sérénité. Il y a rien de bien nouveau dans
tout cela, même si le hors série sur les jeux vidéo, que j'ai initié et qui a été coordonné par Erwan Higuinen (depuis son éviction de la
revue, parmi tant d'autres, il tient une rubrique sur les jeux vidéo aux Inrocks), eut beaucoup de mal à passer en interne. Il a fallu
plusieurs mois avant d'obtenir le feu vert de la part du Monde, pas très chaud pour le truc, mais Nouchi, sympa et ouvert, a appuyé le
———
4
5
Cinéma 68, Cahiers du Cinéma hors série, 1998.
Aux frontières du cinéma, Cahiers du cinéma hors série, avril 2000.
projet, sur la base du "si tu estimes que c'est important et vital pour les Cahiers aujourd'hui de parler de cela, dans ce cas il faut le
faire". A l'arrivée, le numéro a été apprécié très moyennement par les lecteurs traditionnels (c'est un euphémisme), certains abonnés
ayant été jusqu'à renvoyer le numéro aux Cahiers avec l'enveloppe d'expédition, en disant qu'ils s'étaient abonnés à une revue de
cinéma et pas à autre chose. Ils n'en voulaient pas de ce numéro, et ils le faisaient savoir. Très violent comme retour. Aujourd'hui, je
lis dans un article6 sur la vente des Cahiers en cours, du site Rue 89, qu'on nous dit qu'une critique du jeu vidéo GTA IV aurait toute
sa place aujourd'hui dans la revue !
Cela dit, je n'ai rien inventé, pour ce qui est de l'esprit par rapport à tout cela. C'est une vieille idée Cahiers. Daney était très
touche-à-tout. Dans le petit journal de la revue, dès 1980, il y a avait une rubrique photo (A. Bergala), vidéo (J-P.Fargier) et
télévision (un peu tout le monde). Cela faisait débat au conseil de rédaction, je me souviens très bien, et certains disaient qu'ils ne
voyaient pas la raison à ce que les Cahiers fassent cela, que ce n'était pas le rôle de la revue, etc. Toubiana était ouvert sur ce point et
cela a continué, avec les autres, avec Jousse, etc. Il suffit de consulter l'anthologie que les Cahiers ont publiée sur la télévision7 pour
voir que tout cela n'est pas neuf, même si certaines périodes de la revue, dont l'actuelle, sont crispées sur la question. C'est vrai que
Frodon, en arrivant, a donné une autre direction à la revue, ce qui est compréhensible, ne serait-ce que pour marquer son territoire et
afficher une rupture visible (le navire change de cap, mais du moment qu'il ne coule pas), tandis que Burdeau et ses proches en
rajoutaient une couche sur le politique (au début surtout, pour faire sentir leur différence, mais ils se sont un peu calmés ensuite), en
laissant entendre que les rédacteurs d'avant n'étaient pas assez politisés. C'est vrai que le mot "peuple", on a commencé à le croiser
plus souvent dans plusieurs textes, mais bon, est-ce que cela suffit ?
Cela dit, on apprend à être rédacteur en chef d'une revue, sur le tas, mois après mois, et ce n'est pas évident, et c'est bien autre
chose que d'être critique de cinéma. Tout est une question de centre de gravité en fait. Où est le centre de gravité du cinéma pour
ceux qui veulent la faire ? Centre de gravité par rapport à des cinéastes (dans les années 70, J-M. Straub et J-L. Godard, pour Straub
et Huillet, avec Kramer en prime) et qui aujourd'hui ? Pedro Costa, Lynch et Wong Kar Wai, Oliveira et Garrel, Kiarostami,
Cronenberg et Almodovar ? Centre de gravité par rapport à la relation entre films et cinéma, avec soit ouverture sur tous les fronts ou
repli sur le seul cinéma, avec la prise en compte des films montrés dans les festivals et distribués dans les salles. Dans le projet
Burdeau, un des centres de gravité semble être dans ces films, vus en festivals, qui ont du mal à trouver une sortie en salles. D'autres
alternatives sont possibles. Je l'espère.
C'est vrai que le contexte est un peu difficile pour les revues. Est-ce seulement un problème de choix d'objets ? Je parlerais plutôt
de positionnement, par rapport au cinéma (là, il y a de la place, et des places à occuper car plein de choses restent possibles) et de
positionnement par rapport aux autres revues, qui est plus compliqué car le marché n'est pas extensible. Panic accrochait bien, les
ventes étaient en hausse, mais pour tenir, entre les frais (le coût de fabrication de la revue, les fournisseurs) et la remontée des
recettes, il faut avoir les reins solides et comme on dit, une bonne capacité d'autofinancement, d'autant que la revue n'était pas aidée
ni adossée à une institution. Graphiquement et visuellement, la revue était belle et sur le plan éditorial, la tenue des textes, elle
marquait des points. Cinéma, dont s'occupait l'impeccable Bernard Eisenschitz, c'est aussi une mauvaise nouvelle. La revue, au
départ, s'appelait Cinémathèque. Elle avait été initiée par Dominique Païni et était éditée avec les fonds de la Cinémathèque
française. Quand Tacchella est arrivé à la tête de la Cinémathèque, il a gardé le titre mais le comité de rédaction a changé, si bien
qu'elle a été hébergée ailleurs, chez Leo Scheer, avec la même équipe et le même esprit qu'à ses débuts.
———
6
7
www.rue89.com/2008/08/19/les-cahiers-du-cinema-le-casting-des-repreneurs.
Jousse T. dir. , Le Goût de la télévision, anthologie des Cahiers du Cinéma 1951-2007, Cahiers du Cinéma/INA, 2007.
Les Cahiers se sont toujours construits sur des polémiques fortes (au moment de la Nouvelle Vague, dans les années 70).
Aujourd'hui on a l'impression qu'ils se satisfont un peu de la manière dont le cinéma se fait, que toutes les images se valent.
C'est un peu le maître mot en ce moment. Cette dimension d'intervention politique, intempestive, manque à la revue. Les
articles qu'ils écrivent sur des films qui nous paraissent importants pour comprendre la marche du monde, comme Redacted
(2007) ou Still Life (2006), écrasent un peu le potentiel polémique des films pour en faire une description vague sur le devenir
des images.
Des polémiques fortes et des ruptures fortes, aussi, en interne, tout au long de son histoire. Je ne sais pas si on peut dire que, pour
eux, toutes les images se valent. Cette dimension d'intervention, dont vous parlez, elle est essentielle à la vie des Cahiers, qui n'est
pas une revue littéraire, une suite de beaux textes (pas seulement) les uns à côté des autres. Ce n'est pas Trafic en tout cas, qui a un
rapport plus apaisé au cinéma, plus serein, dans une autarcie heureuse, un murmure chaleureux, sans chercher à peser dans un
quelconque débat ou à faire entendre sa voix, ni hausser le ton, pour que ses textes portent loin, sur la place publique. Les Cahiers
ont leur mot à dire dans le débat, dans le cinéma français, dans les politiques du cinéma, dans l'évolution mondiale du cinéma et ils
doivent le faire entendre. Ils ne doivent pas être à la marge, à l'écart de cela. C'est une revue généraliste, quand le net fonctionne par
segments, niches, tribus cinéphiles. Si on dit aux Cahiers "écrivez tout ce que vous voulez sur Oliveira, Pedro Costa, Philippe Garrel,
et pour le reste, laissez nous faire le cinéma qu'on a envie, en toute tranquillité, et fermez les yeux là-dessus", c'est foutu pour elle,
c'est une démission irréversible. C'est vrai que gloser sur le devenir des images, le numérique, c'est un peu devenu une facilité, du
post Daney, un péché mignon maison si on veut. Sans que cela soit mal digéré pour autant, le plus important étant de l'utiliser à bon
escient, quand c'est important ou déterminant dans un film donné.
Personnellement, je trouve ce discours un peu voyant et assez lourd dans Redacted tandis que le fond ne me parait pas d'une
grande originalité. Pour ce qui est de la nature des images (le net, caméra vidéo en forme de journal intime, etc), le film prend acte, il
expose mais je ne vois pas très bien ce qu'il veut en dire ni où il veut en venir. C'est là, c'est notre environnement, mais encore ? Estce que le numérique, l'image numérique est l'élément clé de Still Life ? Je n'en ai pas l'impression non plus. Je comprends ce que vous
voulez dire, mais ce n'est pas facile de parler de contenus, ou de sujets, soit parce qu'on pense que tout le monde le voit et qu'il n'y a
pas lieu d'en parler, tant cela paraît évident, ou aussi parce qu'on s'expose plus, y compris politiquement, quand on montre de quel
pas on marche dans la marche du monde, alors que de gloser sur devenir des images, c'est plus consensuel (au sein des Cahiers je
veux dire), ou plus porteur.
Ne pensez-vous pas justement que cette vivacité dans le débat critique, le ton, ne s'est pas reportée sur la question de
l'économie du cinéma avec des débats très longs et suivis sur le thème "Trop de films ?", la distribution, la production...? On a
l'impression que c'est là qu'ils ont un rôle à jouer, plus que dans la critique stricto sensu.
Oui, tout à fait. C'est la part de Frodon, il me semble, et c'est une très bonne chose que les Cahiers soient présents dans ces débats
et pas à côté de la plaque. C'est Toubiana qui a insufflé cela dans la revue, bien plus que Daney, dont ce n'était pas du tout la tasse de
thé, avec des complices, dont notamment Hervé Le Roux, très bon journaliste de cinéma. Cela fait partie du positionnement de la
revue par rapport à la politique du cinéma menée en France. C'est important. Beaucoup d'acteurs de la vie cinématographique
(techniciens, exploitants, distributeurs, producteurs, animateurs culturels, enseignants) lisent les Cahiers et attendent de la revue un
autre son que celui offert par les officines officielles et institutionnelles, ou par les magazines destinés à la profession, plus
corporatistes. J'ai pris la mesure de cela quand j'ai eu des responsabilités au sein des Cahiers.
Redonner de la vivacité au débat critique ? L'une des modifications du tandem Frodon et Burdeau, quand ils sont venus aux
affaires sans changer la maquette tout en allégeant le "chemin de fer", notamment pour le "Journal", a été de déplacer le "Cahier
critique". Avant, il était à la fin de la revue, après le "Cinéma retrouvé", et eux l'ont remonté, ils l'ont vraiment mis en avant, dans
tous les sens du terme. Est-ce que cela a suffi à redonner de la vivacité au débat critique ? Tout dépend, encore une fois, de ce qu'on
attend des Cahiers ou de ce qu'on veut en faire. La réflexion collective mise en place en 2000 pour aboutir à la nouvelle formule
(Burdeau et Lalanne, notamment, y ont participé), venait du souci de ne pas limiter les Cahiers à un rôle de guide du consommateur :
ce mois-ci, nous avons été en projection de presse et nous avons choisi pour vous, même si la critique en général, Cahiers compris,
doit avoir un rôle prescripteur. Et puis, on le sait, à l'automne, il y a matière à quatre ou cinq films du mois et en mars ou avril,
matière à un seul, et encore. C'est vrai que les Cahiers, et ils ne sont pas les seuls, c'est une tendance générale, disent en substance,
"nous on a aimé ça et on vous le fait savoir, on a raison de le faire et vous expose nos raisons", sans se soucier de ce que fait son
voisin. Il faut dire aussi que les Cahiers, depuis longtemps, depuis le départ de Daney à Libé en fait, ne se font plus seulement aux
Cahiers, mais ailleurs, et autrement, à Libé, au Monde, à Télérama, aux Inrocks (déjà, avec le tandem Bonnaud-Kaganski), grâce au
métissage entre une culture Cahiers, bonne à prendre, très inspiratrice, et une culture maison, intrinsèque, qui a évolué avec cet
emprunt ou alliance amicale. Est-ce que les satellites ringardisent la revue, ou la démonétisent (Trafic compris), ou est-ce qu'elle sort
grandie et singularisée de ces emprunts plus ou moins revendiqués, de cette fraternité d'esprit, c'est une vraie question. Ne pas se la
poser aujourd'hui risque de compromettre sérieusement l'avenir des Cahiers.
L'expérience Panic
La revue Panic défend essentiellement certains cinéastes américains et asiatiques et aujourd'hui, quand on lit les Cahiers, on
a l'impression que défendre ce type de cinéma-là (Michael Mann, M. Night Shyamalan), était aussi devenu un "tic" maison.
Cela n'a-t-il pas nui à Panic ? Avait-il du mal à trouver son identité ?
Il faudrait demander cela à Jean Baptiste Thoret, car c'est sa revue, avec son complice et ami Stéphane Brou. Thoret, qui me savait
au chômage depuis mon éviction des Cahiers, a eu la gentillesse de me proposer d'écrire dans Panic, ce que j'ai accepté avec plaisir.
Je le connaissais depuis la fac, à Censier, puisqu'il avait fait un mémoire de maîtrise sur David Cronenberg, puis un DEA sur John
Carpenter. Et puis, j'avais eu un rendez vous manqué avec lui. Quand le film d'Argento est sorti, Le Fantôme de l'opéra (1998), je lui
avais demandé d'écrire un texte transversal dans les Cahiers, mais cela ne s'est pas fait. Son positionnement est clair, puisque la revue
Panic est, entre autres choses, une extension de son ouvrage sur le cinéma américain des années 708. Mais le centre de gravité,
comme vous dites, tourne autour du cinéma de genre asiatique et américain. Mais pas que cela, le texte de Thoret sur Indigènes
(2006) était bien envoyé et marquait des points. Il y avait aussi celui de Stéphane Brou sur le travelling de Kapo. C'est vrai que Panic
a placé très haut Michael Mann tandis que les Cahiers alignait je ne sais combien de textes sur Shyamalan au fil des numéros. Ça
s'est vu, bien sûr, et ça a fait un peu guéguerre, d'autant qu'un texte de Marc Cérisuelo9 avait osé dire que finalement, Rancière, ce
n'était pas aussi enrichissant que cela. J'ai l'impression que les Cahiers se sont un peu affolés pour pas grand-chose. Il ne faut quand
même pas perdre pied pour si peu. C'est vrai que Thoret a le goût de la polémique et il voulait aussi que sa revue le soit. Il ne voulait
pas seulement qu'elle ajoute quelque chose, mais qu'elle prenne part, qu'elle prenne position, quitte à froisser certaines
susceptibilités. J'ai écrit un texte assez polémique sur la critique de cinéma, telle qu'elle était vue par l'université (c'est-à-dire très mal,
car perçue comme la pire chose à faire), en m'en prenant explicitement à un article d'un collègue de la fac qui exprimait cette idée, ce
qui n'a pas vraiment arrangé les relations humaines ! Le dictionnaire des idées reçues de la critique10 que j'ai écrit était pour moi une
manière de prendre du recul par rapport aux Cahiers, à la fois ceux auxquels j'ai participé et ceux que je lisais désormais. Il y a une
part d'exorcisme dans tout cela. La capacité d'en rire, donc de prendre du recul, est une arme salutaire. C'est dans cet esprit-là que je
l'ai fait. Forcément, cela n'est pas fait pour plaire à tout le monde.
Globalement, Panic a été tout de même bien reçu par beaucoup de gens. Je l'ai remarqué à la fac où des étudiants étaient très fans
et venaient m'en parler à l'issue des cours. J'étais très agréablement surpris de ce retour. Ce qui veut dire qu'il y a des manques et que
la demande reste forte, par rapport à l'activité critique. Editorialement, il y a de la place pour des expériences nouvelles, et surtout des
gens pour écrire et s'y aventurer. Economiquement, c'est une autre histoire.
Cinéma français, cinéma asiatique, et Bollywood
Nous avions le sentiment que les revues tenaient un discours tout fait sur un cinéma français éternellement moribond : le
cinéma français ne sait pas écrire de scénarios, on n'est toujours pas sorti de la Nouvelle Vague, etc. Pourtant les débats
récents les plus vifs portaient sur des films français : La Question Humaine (2007) de Nicolas Klotz, La graine et le mulet
(2007) d'Abdellatif Kechiche, et dernièrement les partisans d'Arnaud Desplechin contre ceux de Laurent Cantet11. C'est
quelque chose qui apparaît très peu dans les Cahiers et ailleurs. Il faudrait reconsidérer le débat sur le cinéma français. Des
débats forts s'y nouent.
Les Cahiers ont fait la Nouvelle Vague. C'est une aubaine. Si on connaît la revue dans le monde entier, c'est aussi et surtout grâce
à cela, la revue de Truffaut, Godard, Chabrol, Rohmer. Cela a simplifié les choses, d'une certaine manière (encore que, le putsch de
Rivette pour sortir de force Rohmer des Cahiers témoigne que le positionnement de la revue, à l'époque, faisait débat de manière
violente) tout en les compliquant. Le champ d'intervention critique des Cahiers par rapport au cinéma français est tributaire de cette
histoire, de son héritage, et pas seulement parce que les cinéastes sont toujours en activité (Chabrol, Rohmer, Godard). Beaucoup de
cinéastes français se réclament sincèrement de la Nouvelle Vague, Demy inclus, et d'autres le font, parce qu'ils pensent que c'est
préférable de le faire. Au moment de l'affaire Leconte12, quand on reprochait à la critique de parler mal du cinéma français ou de le
mépriser systématiquement, on a voulu faire le procès implicite d'une critique qui serait inféodée à une sorte de défense exclusive de
l'esprit de la Nouvelle Vague (Les Inrocks, Libé, Le Monde), à l'ombre des Cahiers. Ça reste très tabou. Le cinéma français a changé,
la pression de la Nouvelle Vague se fait moins sentir, et je dirais que c'est normal et à la limite, pas plus mal. Il me semble que le film
date est Irma Vep (1996) d'Assayas, avec un lignage franco-français, de Feuillade à Léaud et Maggie Cheung, le cinéma de HongKong. L'hybridation, le métissage, de nouvelles greffes. Avant les "ennemis" déclarés de la Nouvelle Vague étaient faciles à repérer
(Beineix, Besson, Tavernier) et ils ne s'en cachaient pas. On jouait cartes sur table. Aujourd'hui, il y a de bons cinéastes français, de
très bons même, dont par exemple Laurent Cantet, qui ne se positionne pas par rapport à la Nouvelle Vague, n'éprouve pas ce besoin,
sans lui être hostile. Dans son discours, sa manière de filmer, on voit bien qu'il n'est pas dans un rapport fantasmatique ou hystérisant
à la Nouvelle Vague. Ces cinéastes se situent ailleurs, ils viennent d'une autre histoire ou en construisent une nouvelle, même si on
pourra toujours trouver des ramifications, des correspondances. C'est une nouvelle donne, très importante, et on ne peut plus se
limiter à un camp pro Nouvelle Vague et au reste, dont l'étendard serait Beineix ou Besson. C'est fini tout cela. Les frontières se sont
considérablement diluées et brouillées et ce modèle n'est plus opérant. Christophe Gans pour cela est un bon interlocuteur, je trouve,
quoi qu'on pense de ses films et parler avec lui est toujours très instructif. Le dernier cinéaste à avoir porté la Nouvelle Vague sur ses
épaules comme un symptôme, c'est Carax et il a un peu explosé en plein vol, pulvérisant aussi le rapport à la Nouvelle Vague pour
l'avoir à ce point personnalisé, même s'il y a un peu de tout dans Les Amants du Pont Neuf (1991), y compris du Marcel Carné.
Depuis, le paysage est éclaté, décomposé et recomposé autrement. Seul Philippe Garrel est très serein avec tout cela, lui qui continue
toujours à se vivre comme un enfant de Godard, mais c'est un immense cinéaste.
———
8
Thoret J-B., Le Cinéma américain des années 70, Cahiers du Cinéma, 2006.
Panic n°1, novembre 2005.
10
"Petit Dictionnaire des Idées Reçues de la Critique", Panic n°4, juil./août 2006 ; ce dictionnaire se montre critique envers les Cahiers du Cinéma.
11
Lire notamment : Finkielkraut A., "Palme d'or pour une syntaxe défunte", Le Monde du 4 juin 2008 ; Retaillaud-Bajac E., "Coup de colère contre
Arnaud Desplechin", Le Monde du 15-16 juin 2008.
12
En octobre 1999, une lettre de Patrice Leconte adressée à ses confrères de l'Association des Auteurs, Réalisateurs, Producteurs (ARP) parvenait par
erreur dans les salles de rédaction et déclenchait une querelle entre cinéastes et critiques.
9
Vous avez été un des premiers à faire découvrir le cinéma asiatique dans les années 80 en France, par le biais de vos livres et
de vos critiques. Continuez-vous à penser que l'avenir et l'innovation du langage cinématographique seraient à chercher dans
ce continent-là ?
Il y avait tout dans le cinéma asiatique au début des années 80, en Chine populaire, à Hong Kong et à Taïwan. Tout à voir et tout à
faire. Et le rendez-vous à prendre, qui a été pris, avec Olivier Assayas, même si Daney avait ouvert la voie (son "Journal de Hong
Kong", de 1980), était de deux sortes : accompagner ce qui se passait en direct et émergeait sous nos yeux (Tsui Hark à Hong Kong,
Hou Hsiao Hsien et Edward Yang à Taïwan et aussi, sur un autre registre,Chen Kaige et Zhang Yimou en Chine) et découvrir le
passé de ces cinématographies, celle du cinéma de Chine populaire (les années 30, 40, 50, 60, enfin visibles) et celle du cinéma de
Hong Kong, alors ignoré et méprisé (Bruce Lee, Jackie Chan, les films de sabre et les shaolin kung fu des studios Shaw, réhabilités et
accessibles depuis, grâce à l'édition vidéo et DVD). Tout y était, un cinéma d'auteur et un cinéma de genre, populaire, un cinéma
d'action, "où il y va du corps", comme on disait à l'époque dans la langue maison, né de la culture chinoise (les arts martiaux, l'opéra
chinois, la calligraphie, etc). Et puis la suite, John Woo, le polar hong-kongais et les greffes avec le cinéma américain. L'échange et
le dialogue ont été très intenses entre les États-Unis et Hong Kong, comme avec l'Europe auparavant. Toute la tendance à
l'abstraction et à la stylisation formelle de l'action, qu'on ne se contente plus de montrer mais de faire ressortir par des effets abstraits
qui en font ressentir la sensation sans en figurer le déroulement, tout cela vient du cinéma de Hong Kong, qui a refaçonné le cinéma
en général, sur tous ses versants, y compris à partir du cinéma de Wong Kar Waï. Cette histoire continue. Avant, il y avait deux
grands blocs, Hollywood et le cinéma européen, maintenant, il y en a trois et la circulation a changé. Cette histoire est désormais
connue, on y est encore, et elle n'est pas finie.
Quand j'ai fait avec Assayas le "Made in Hong Kong", en 198413, Olivier m'a dit après coup que, finalement, sans le chercher ni se
concerter sur cela, on avait fait notre " situation du cinéma américain " à nous, sur le modèle de celui que les anciens des Cahiers
avaient fait dans les années 5014, sauf qu'il n'y avait pas vraiment d'intérêt à le faire dans le cinéma américain de l'époque, où tout
était déjà plus ou moins "plié", et que c'était en Asie qu'il fallait reconstruire notre identité, qu'elle passait par là, désormais, sur
d'autres terres. Avec le recul, compte tenu de ce qui s'est passé depuis dans le cinéma asiatique, cela me paraît très juste. Et aussi par
rapport à l'histoire de la revue.
Je me souviens des propos de Godard dans le numéro 300 des Cahiers, dont il était le rédacteur en chef, où il disait en substance
(c'était son vœu) que ce sera peut-être en Afrique que des cinéastes raconteront des histoires différemment. En fait, c'est l'Asie qui l'a
plutôt fait, avec Hou Hsiao-Hsien surtout, mais on ne le savait pas encore.
En revanche, l'avenir du cinéma, j'ai envie qu'il vienne de partout, y compris de contrées inattendues, même si je ne fais pas de
"l'innovation du langage cinématographique", pour reprendre votre expression, un critère absolu car il y a plein de films qui, sans se
situer sur ce terrain, sont magnifiques.
Ce qui est passionnant en ce moment, c'est Bollywood, pas comme phénomène de mode un peu snob et chic, mais comme
phénomène public à l'échelle mondiale, par rapport à l'emprise du cinéma populaire américain dans le monde. Cela m'a frappé quand
j'ai assisté au Rex à l'avant-première de Veer-Zaara (2004), qui est un film que j'aime beaucoup, en présence du réalisateur, des
actrices et de Shahrukh Khan, dont la venue à Paris a provoqué une émeute, dans la salle et autour de la salle, pour l'accueillir. Il a
éclipsé complètement Tom Cruise qui était là au même moment à Paris pour la promo de Mission Impossible III (2006). Dans la
salle, il y avait un public jeune, sans doute nourri aux DVD qu'on trouve dans le quartier indien du métro La Chapelle, non loin du
théâtre des Bouffes du Nord. Des jeunes issus de l'immigration, d'Afrique du nord et d'Afrique noire. Ces films musicaux, très mélos,
leur parlent. Il y est question de mariage arrangé, de conflit de générations par rapport à l'autorité parentale, du conflit entre tradition
et modernité. On y parle des NRI (Non Resident Indian) qui vivent à Londres, avec des parents soit laxistes ou très stricts, qui
veulent que leurs enfants vivent selon les préceptes de la tradition indienne et ne perdent pas leur identité en étant influencés par les
mœurs locales, occidentales. Pour un jeune issu de l'immigration, ou qui vit en France dans une famille, avec ses parents qui ont
immigré, il est évident qu'ils se reconnaissent dans tout cela, sans parler du mélo, des coups de théâtre, des rebondissements, et des
parties musicales. Une remarque de Daney m'avait frappé à l'époque où est sorti Le Cercle des Poètes Disparus (1986). Il disait en
substance, par rapport au phénomène du film, mondial, une chose qui le sidérait : "comment un jeune Black ou un jeune Arabe peutil être fasciné, et prendre pour modèle ces histoires de petits Blancs au point de vouloir s'y conformer ?" C'est une grande force du
cinéma et de son pouvoir : quelle est la capacité à se reconnaître dans une chose qui n'est pas vous et qui en même temps vous parle ?
Aujourd'hui, le cinéma de Bollywood parle à des millions de personnes, là où le cinéma américain n'a pas pied, n'a plus prise sur ce
public, qui se détourne de lui, et pas seulement en Inde. Cela ne sera pas sans conséquence car il n'y a pas beaucoup de cinémas
populaires forts qui rayonnent au-delà de leur seule sphère nationale, en dehors du cinéma américain, habitué à cela depuis
longtemps et peu enclin à accepter de la concurrence sur ce marché. Mais il y a autre chose, un enjeu d'identité, de mode de vie, avec
ses règles, ses mœurs et sa morale. Vaste affaire, qui ne fait que commencer. •
Entretien réalisé à Paris le 26 juillet 2008 par Raphaël Clairefond et Sébastien Raulin.
———
13
14
Made in Hong-Kong, numéro spécial, Cahiers du Cinéma n°362-363, septembre 1984.
Situation du cinéma américain, numéro spécial, Cahiers du Cinéma n°54, décembre 1955
Guy Gilles ou l'adolescence mélancolique de la Nouvelle Vague
par RAPHAËL CLAIREFOND
La
sortie d'un coffret de trois films (et de deux
documentaires) offre la possibilité de se plonger dans
l'oeuvre du cinéaste le plus méconnu, le plus marginal de
la Nouvelle Vague : Guy Gilles. Amoureux de Jeanne
Moreau, cinéaste de talent et documentariste prolifique, il
est longtemps resté dans l'ombre des plus grands. Cette
sortie en DVD, nous porte à esquisser une première
évaluation de son oeuvre, avant, on l'espère, une
rétrospective en salles.
L'amour à la mer (1963), son premier film, au titre le
moins poétique, a de quoi décevoir quelque peu les
attentes. L'histoire d'une petite secrétaire parisienne
amoureuse d'un marin en service sur fond de guerre
d'Algérie. Le marin est absent et il ne l'aime pas. Amour
déçu. L'intrigue, construite sur l'attente de la jeune fille,
son quotidien monotone et les courtes retrouvailles,
demeure assez conventionnelle mais le style virtuose du
cinéaste s'esquisse déjà, en particulier dans ces séquences
"mitraillettes" constituées de nombreux plans fixes et
courts qui, associés à une voix off, font découvrir la ville,
et les paysages aux spectateurs. Il esquisse également
cette idée, très cinématographique, qui consiste à
représenter l'éloignement entre deux êtres par la distance
géographique de deux espaces distincts et parfaitement
définis, en l'occurrence : Brest et Paris (ce sera Paris et
Tunis dans Le Clair de Terre). Chaque ville fait partie de
la personnalité de celui qui l'habite. Le marin est à Brest,
il est fuyant et ne pense qu'à partir. Elle est à Paris, ville
qui l'enferme et la perd dans ses dédales de rues. Les
personnages manquent d'épaisseur, mais déjà, une
énergique envie de cinéma est à l'oeuvre.
Dans le Pan Coupé (1967), son premier vrai film sorti
en salle, il revisite le thème du premier amour, toujours
sur le mode de la déception, mais avec cette fois
l'ambition d'un drame romantique du XXe siècle. Son
futur comédien fétiche, Patrick Jouané, y interprète Jean,
un jeune rebelle fugueur et délinquant, véritable Hernani
moderne, qui refuse de vivre dans le monde tel qu'il est et
de subir ses règles. Jeanne, adolescente de bonne famille,
tombe éperdument amoureuse de lui mais il la quitte (dès
les dix premières minutes du film) pour partir vagabonder
et courir à sa propre mort. Aussi, aurait-il pu lui déclarer :
"Malheur à qui me touche ! Oh ! Fuis ! Détourne-toi de
mon chemin fatal. Hélas ! Sans le vouloir je te ferais du
mal !"1. Gilles construit son film sur l'alternance de
séquences au présent en noir et blanc et d'autres du passé
en couleur (on se rappelle que Godard a récemment repris
ce procédé contradictoire pour son film Éloge de
l'Amour). En off Jeanne assure la transition, elle raconte
ses souvenirs, son amour malheureux, et ces souvenirs lui
apparaissent forcément comme plus beaux et plus gais,
donc plus colorés, que la grise réalité.
Comme le laisse esquisser Au Pan Coupé, Guy Gilles
était un grand admirateur de Proust (un de ses nombreux
documentaires porte sur l'oeuvre de l'écrivain : "Proust,
l'art et la douleur"). La remarque de Jean : "L'important
ce n'est pas de découvrir mais de retrouver" ne laisse
plus aucun doute sur les influences littéraires du cinéaste.
Film sur le deuil et la disparition, Au Pan Coupé
évoquerait donc Albertine Disparue mais le film ne fait
que la moitié du chemin psychologique du narrateur de
La Recherche. La grande leçon d'Albertine, c'était que
l'oubli de l'être aimé qu'on a perdu est inexorable. Plus
précisément, les pensées se font plus rares parce que celui
qu'on est dans le présent est une autre personne, différente
de celle qui a aimé dans le passé2. A la fin, Jeanne se
demande : "Peut-on vivre d'un souvenir ?". Proust lui
aurait répondu que l'on ne vit pas d'un souvenir mais avec
et que si ces derniers sont figés, nous sommes condamnés
à nous en éloigner et à changer.
Par ailleurs, dans La Recherche, Marcel se dévoile et
s'explique sur ses idées et ses sentiments en s'adressant,
parfois directement, au lecteur. Cinématographiquement,
Guy Gilles, a quant à lui souvent recours à la voix off
(lettres lues ou dialogues) mais il a tout de même adjoint
à Jeanne un ami fidèle et (forcément) secrètement
amoureux, pour écouter ses malheurs et la comprendre.
Malheureusement, le personnage ne dépasse jamais son
statut évident de faire-valoir, ce qui contribue à donner
l'impression d'une construction quelque peu artificielle du
récit. Si les gros plans sur le visage de Macha Méril,
baignant dans une vive lumière, sont souvent d'une fragile
et précieuse beauté, il n'en reste pas moins que la maîtrise
visuelle du film ne suffit pas à faire oublier un scénario
trop schématique.
Finalement, les idées proustiennes qui imprègnent le
plus le cinéma de Guy Gilles seraient peut-être aussi les
plus balisées, comme pourrait le laisser penser le dernier
film du coffret, le plus autobiographique : Le Clair de
Terre (1969). On y retrouve Patrick Jouané en alter ego
du cinéaste, son Jean-Pierre Léaud à lui. Il interprète un
jeune Parisien, fils de pied-noir un peu perdu, qui
retourne sur les terres de son enfance en Tunisie et renoue
avec de vieilles amies de sa mère, décédée dans son
enfance. C'est dans ce film que Gilles reprend le cliché de
la "Madeleine de Proust". Une séquence sur un pont
parisien dans laquelle Jouané écoute une femme chanter
une vieille rengaine est explicitée à la fin du film : à
chaque amour correspond une chanson de ce type, hors
du temps. Une fois oublié l'amour de jeunesse, des années
plus tard, la chanson croisée au hasard fait revivre le
souvenir de la jeune fille. Gilles, indécrottable
romantique mélancolique.
Mais ce ne sont pas les inspirations littéraires qui font
du Clair de Terre son plus beau film. Toujours filmé avec
moult plans fixes, véritables instantanés qui, en
multipliant les points de vue, capturent l'atmosphère d'un
lieu et nous immergent dans les trajets erratiques du
personnage. Il atteint dans certaines scènes oniriques une
grande maîtrise de ce style que l'on pourrait qualifier de
"photographique" et qui lui permet également de
reproduire visuellement des images mentales fugaces,
primitives et sensuelles. Toujours cette fragile fugacité de
l'image, associée à une mélodie entêtante qui traverse tout
le film. On notera que le rapport intime de Gilles à la
photographie s'étend aussi aux cartes postales et aux
photos intimes qui parsèment ses films, particulièrement
Le Clair de Terre, et qui s'inscrivent dans cette même
quête du souvenir.
Les gros plans, aussi nombreux que dans les autres
films, sillonnent le visage de Jouané et laissent apparaître
une petite cicatrice sur l'arrête du nez, marque physique
d'une blessure psychologique encore saillante. La
sensibilité de tous les plans vient bel et bien de cette
douleur personnelle, celle de la perte de sa mère, qui
pousse le héros à chercher son fantôme dans les vieilles
amies qui l'ont connue. Toute la quête du personnage est
portée par la croyance en cette phrase répétée plusieurs
fois : "Ne crains rien, si la vie nous sépare, le souvenir
du temps où nous nous connûmes durera".
Alors Guy Gilles, cinéaste méconnu et mésestimé ?
Méconnu, certainement. Mésestimé peut-être pas
complètement. Son personnage de jeune rebelle
tourmenté dans Le Pan Coupé n'a pas la profondeur
psychologique et politique de celui de Lola (Demy) ni la
fraîcheur, la désinvolture et l'humour désenchanté d'un
Belmondo période A Bout de Souffle/Pierrot le Fou. Ses
films qui ont tous eu de gros problèmes de production et
de distribution (même soutenu par les caméos de Léaud,
Delon et Brialy, L'amour à la mer n'a pas trouvé de
distributeur et Le Pan Coupé a fait 4000 entrées) sont
portés par un poignant sentiment d'urgence et une
inconsolable tristesse qui pourrait faire de lui un autre
modèle du "cinéaste maudit". Mais là encore, il lui
manque l'ironique lucidité, la cruelle noirceur d'un
Eustache qui a dépassé et sublimé cette posture grâce à
des dialogues sublimes.
Les films de Guy Gilles finalement ne ressemblent qu'à
eux-mêmes. Portés par un vrai don pour le montage, le
travail de l'image et un certain sens du mélodrame, ils
demeurent pleins de naïveté et de mélancolie. Finalement,
celui qui a gardé toute sa vie une allure de jeune homme
pourrait bien incarner l'Adolescence de la Nouvelle
Vague, avec tout ce que ça implique de spontanéité, de
romantisme et d'expériences déçues. •
———
1
Victor Hugo in Hernani, Acte III Scène 4.
"Ce n'est pas parce que les autres sont morts que notre affection pour eux
s'affaiblit, c'est parce que nous mourrons nous-mêmes. Albertine n'avait rien à
reprocher à son ami. Celui qui en usurpait le nom n'en était que l'héritier."
Marcel Proust in Albertine Disparue, p.176, Folio.
2
Photographies, dans l'ordre d'apparition dans le texte : photo de tournage de Macha
Méril et Patrick Jouané dans Au Pan Coupé (1967) ; photographie promotionnelle
du film Le Clair de Terre (1969).
Tournent, les fantômes…
(autour de Ghost Dance, un film de Ken McMullen, 1983)
par JEAN-MAURICE ROCHER
Sur internet, plusieurs sites ou
blogs proposent en téléchargement
un certain nombre de films
presque invisibles ailleurs. C'est
comme cela, par exemple, que la
majorité des films de Straub et
Huillet, bénéficient d'une nouvelle
visibilité via le web. Godard,
récemment1, se réjouissait que
certains de ses travaux anciens et
trop rares, en particulier ceux
tournés en vidéo pour la
télévision, puissent enfin circuler
grâce à quelques bonnes âmes qui
les mettent à disposition via ce
circuit alternatif de diffusion.
———
1
Entretien avec Jean-Luc Godard, vidéo
disponible sur internet à cette adresse :
http://www.arte.tv/godard .
Ghost Dance fait partie de ces films actuellement difficilement trouvables
autre part que sur ce "fichu wwweb"2 comme l'appelait Jacques Derrida, miinquiet, mi-enthousiaste dans la conclusion de son discours de Francfort3. De
Derrida, il est question dans ce film. Il en est même doublement question. D'une
part parce que le philosophe, sa personne, y tient un rôle, un "personnage",
d'autre part parce que ses idées hantent le travail de Ken McMullen, le réalisateur
du film. Le philosophe n'est pas omniprésent, il offre une présence, il donne son
"là" au film : là quand il n'y est pas c'est-à-dire absent de l'écran, et pas vraiment
là lorsqu'il semble pourtant y être comme le suggère la déconstruction qu'il
effectue du personnage qu'on lui a demandé de jouer pour le film, celui de
Jacques Derrida. Dans le film Derrida4, le philosophe se livrait devant les
caméras à une prise de recul identique vis-à-vis du dispositif mis en place pour le
filmer comme dans sa vie quotidienne. En effet, le philosophe met en évidence le
fait qu'une mise en scène qui entend accentuer le réalisme et le naturel d'un
individu dans son contexte de quotidienneté ne fait qu'approfondir, au contraire
de son intention et si l'on suit la pensée lévinassienne, le fossé entre
"personnage" et "autrui dans la rectitude de son visage".
———
2
Le film est trouvable sur internet, mais aussi en import DVD anglais.
"Fichus : Discours de Francfort", Jacques Derrida, 2002.
4
Derrida, Kirby Dick et Amy Ziering Kofman, 2002.
3
"[..] Le visage est signification, et signification sans contexte. Je veux dire qu'autrui dans la rectitude de son visage, n'est pas un
personnage dans un contexte. D'ordinaire, on est un "personnage" : on est professeur à la Sorbonne, vice-président du Conseil
d'Etat, fils d'un tel, tout ce qui est dans le passeport, la manière de se vêtir, de se présenter. Et toute signification, au sens habituel
du terme, est relative à un tel contexte : le sens de quelque chose tient dans sa relation à autre chose. Ici, au contraire, le visage est
sens à lui seul. Toi, c'est toi. En ce sens, on peut dire que le visage n'est pas "vu". Il est ce qui ne peut devenir un contenu, que votre
pensée embrasserait ; il est l'incontenable, il vous mène au-delà. [..]", Emmanuel Levinas, Ethique et infini, 1982.
McMullen recherche et parvient, dans Ghost Dance, à échapper à la forme,
disons trop naturaliste, des "personnages" de cinéma. Ses "personnages" nous
semblent s'élaborer au fur et à mesure qu'avance le film, mais ils s'élaborent en
même temps qu'ils se délitent. Seuls, et au contact d'un partenaire. Seuls, ils font
face à eux-mêmes (leur inconscient, leurs rêves, leurs fantômes), accompagnés
ils reçoivent la parole d'autrui qui leur parle en face à face. Le film est ainsi
traversé de nombreux monologues intérieurs, bruissants, et de plusieurs scènes
de dialogues entre quatre yeux dans lesquelles se glisse subrepticement le jeu de
la séduction. Une relation de complicité naît par exemple de la rencontre entre
les deux personnages féminins principaux ; Pascale (Pascale Ogier), une
étudiante parisienne en anthropologie, et Marianne (Leonie Mellinger), une
jeune londonienne qui l'héberge. Cette relation est soudée symboliquement par
un mythe indigène raconté en voix-off qui déborde de la thèse que prépare
Pascale à Londres accompagné dans le film par des scènes surréalistes tout à fait
inattendues dans lesquelles les deux filles, attifées avec des oripeaux en peau de
bête, rejouent le mythe près d'un canal désaffecté de la banlieue londonienne.
Le cinéaste articule son film
autour du texte, de textes récités à
maintes reprises en voix-off par
différentes voix. La construction en
sept chapitres distincts semble
directement inspirée des scénarios
de certains ténors de la Nouvelle
Vague. L'essentiel du travail de
McMullen consiste à trouver les
images qui vont faire vibrer les
mots s'échappant des voix. Bien
moins des illustrations, que des
évocations qui usent de ce que
l'image cinématographique permet
de toucher au mieux : du
mouvement ainsi que du temps.
Il s'agit de "tourner les mots" dans une ronde d'images,
faire "danser les esprit", comme l'indique bien le titre du
film en référence à une danse tribale des Indiens
d'Amérique. C'est ainsi que le spectre du Marx d'un autre
temps plane, par exemple, dans un magasin de hi-fi vidéo
via un étonnant vendeur joué par Dominique Pinon (pour
son petit air de ressemblance avec le philosophe allemand?)
qui déchiquette la marchandise avec ses dents, que le
fantôme de Freud aussi répond présent d'une certaine façon
au creux des rêves racontés par Pascale, rêves aux
résonances forcément érotiques5, ou que le spectre de
Kafka apparaît en début de 6e chapitre (titré "Trial, the
power through absence") par l'intermédiaire de l'absurde
histoire maintes fois racontée par lui-même de Derrida chez
les Tchèques alors que la caméra s'attarde en mouvements
amples devant le ressac de la mer frappant une jetée.
———
5 "[..] Cependant, l'analyse montre qu'un très grand nombre d'autres rêves, qui ne
trahissent rien d'érotique dans leur contenu manifeste, sont démasqués, au travail de
l'analyse, comme des accomplissements de désir de caractère sexuel, et que, d'autre
part, un très grand nombre de pensées laissées de côté par l'activité mentale de l'état
de veille en tant que "restes diurnes" ne parviennent à être figurées dans le rêve
qu'avec l'aide de désirs érotiques refoulés. [..]", Sigmund Freud, Sur le rêve, 1900.
Si Pascale se découvre une nouvelle passion pour les
fantômes par l'intermédiaire de Jacques Derrida,
complète sa connaissance de la science de ceux-ci grâce
à sa part féminine qui empêche le philosophe de lui
enseigner davantage, "cause, there are things that a
man can't teach to a woman", son amie Marianne, elle,
vit quotidiennement avec les spectres de l'Histoire. Elle
couche auprès de la tombe de Marx dans le cimetière
londonien de Highgate, visite au cimetière du PèreLachaise le lieu de retranchement des derniers
communards, colle sur les murs de son appartement les
affiches du comité de salut public ainsi que les photos
des fusillés de la Commune dans leurs cercueils.
Frappent moins les posters géants sur les murs que la
manière dont ils reviennent inlassablement dans les
vagues, s'échouant sur la plage, lorsque la jeune femme
les jette dans la mer comme pour s'en débarrasser en
début comme en fin de film.
L'emploi de l'eau par McMullen (et ce dès les premiers instants du film), récurrent, pourrait faire l'objet d'une longue
étude, nous en ébaucherons seulement quelques grandes lignes ici.
D'abord, il y a la pluie. Au premier plan du film, elle crépite en gros plan sur le
sol; élément naturel, son image donne pourtant l'impression de friture propre aux
téléviseurs sans antenne, d'appartenir à la technologie. Puis, tandis que le bruit de la
pluie qui tombe se poursuit, le mouvement de remous d'une eau jonchée de détritus
accompagne la répétition du "and so on" prononcé par une voix féminine qui évoque
le principe de renouvellement des générations dans le temps, au cours duquel,
chaque nouvelle génération est nécessairement imprégnée des fantômes des
précédentes. La présence-absence des fantômes, signalée par le souffle qui agite la
surface de l'eau du canal quelques minutes avant que le film ne revienne se terminer
sur le rivage à son point de départ (au chapitre 7, bien nommé : "Voice of silence,
ritual of return"), rappelle un des célèbres aphorismes de Bresson : "TRADUIRE le
vent invisible par l'eau qu'il sculpte en passant"6. Enfin, une fois descendu un petit
escalier en colimaçon, nos deux charmantes jeunes filles pénètrent dans le grand
hangar au sol tapissé d'eau d'une des premières séquences du film. La flaque d'eau
immobile qui, tout à l'heure était violemment piétinée à grandes enjambées par un
sprinter, est maintenant le lieu où un autre homme se prélasse. Il semble essayer,
vainement, de coller son corps sur son image qui se reflète dans la flaque dans
laquelle il se contorsionne. Les efforts désespérés de cet homme trempé rappelant la
figure mythologique de Narcisse (personnage qui a beaucoup intéressé Derrida, dont
il a conté passionnément l'histoire plus d'une fois dans ses textes), provoquent les
pleurs de Pascale qui, sans doute, voit se dessiner face à elle, devant cette mise en
scène, l'idée suivante dite par l'un des narrateurs qui parle ici pour la dernière fois :
"Beyond the mask of intellect, beyond the riches of consciousness : a nothing, a nothing, a nowhere." Pas le néant ("nothingness" en anglais) ; rien. A l'assurance du
coureur de sprint chronométré succède l'homme torturé par son propre égoïsme à se
mirer dans le miroir que lui tend l'eau et la larme qui coule lentement sur la joue de
Pascale, signe la fin de sa quête entamée une heure auparavant, lorsqu'elle décidait
de tout plaquer, "heading for adventure". Fin de l'aventure, début de l'évasion. •
———
6
Notes sur le cinématographe, Robert Bresson, 1975.
Critiques
Les Ruines, un film de Carter Smith & Shrooms, un film de Paddy Breathnach
L'adage est connu : bien des destinations étrangères
et exotiques mèneront chacun à sa propre intériorité et
aux limites de celle-ci. C'est le point de départ sur lequel
repose la narration de Les Ruines et de Shrooms. Et c'est
cette particularité qui lie ces deux productions pourtant
distinguées l'une de l'autre.
Mais ce lien est d'autant plus ténu qu'il apparaît comme
un rouage essentiel à l'expérience terrifiante qu'il impose
aux différents personnages. Et qui les unit au spectateur,
lui-même impliqué dans une contextualité qui n'est qu'un
prétexte. Et que cela revête l'apparence d'un teen movie
expatrié dans l'hémisphère sud ou d'un voyage
psychédélique au fin fond des bois irlandais, l'intrigue
générale n'a qu'une valeur relative, qu'une indication
environnementale tant ce qui ne se voit pas, ce qui ne se
palpe pas, ce qui est à l'intérieur de chacun prend une
proportion gigantesque.
Car si les héros affrontent des dangers extérieurs, s'ils
se battent contre des forces malignes insaisissables,
contre des ennemis implacables, la plus grande menace
provient de ce qu'ils sortent d'eux-mêmes, de ce que la
situation a extériorisé, exacerbé. Et leur erreur fatale sera
de confondre les intentions de chacun, de prendre pour
mauvais ce qui ne l'est pas, de renverser la valeur de tout
ce qui les entoure. D'où la cocasse situation des Ruines
dans laquelle le petit groupe de touristes prend pour une
agression d'autochtones ce qui n'est en fin de compte
qu'un avertissement. Et finit par se jeter dans la gueule du
loup.
Idem pour Shrooms. La menace est aussi omniprésente
et l'espace se trouve confiné à une parcelle paranoïaque
où chacun se trompe lourdement sur le compte des autres,
entamant fortement leurs chances de s'en sortir sain et
sauf pour s'enfoncer dans le gouffre d'une sombre folie.
La maladresse, cependant, réside dans la volonté d'y
associer le spectateur, de le duper au même titre, de le
confondre en gageant sur un twist qui tombe à plat tant la
recette est convenue. Le jeu du "devinez la fin" prend
d'autant mieux que le scénario utilise une logique usitée à
tort et à travers. L'originalité n'est pas du camp de ces
deux réalisations. Mais dans leur quête d'une efficacité,
quelques idées poussent ici et là pour illustrer ce
croisement du dedans et du dehors, comme la vision
faussement prémonitoire des meurtres de Shrooms ou la
claustration à ciel ouvert des Ruines.
La nature y occupe une place singulière. Elle s'insère
dans le recoupement d'une intériorité envahissante, en y
participant d'elle-même. La nature y est bicéphale, à la
fois vecteur, catalyseur d'un passage vers une intériorité
pure qui confine à la folie, mais aussi le support hostile de
cette lourde menace qu'implique l'émergence de cette
extériorisation. La nature révèle - par sa communication
ou son absorption, par sa réaction végétale ou par les
champignons consommés - mais elle accueille aussi. Elle
structure la folie meurtrière et lui donne le goût du sang.
Son hostilité, qui se confond avec la menace ou qui la
loge en son sein, finissant par déteindre sur elle, n'est en
fin de compte que le réceptacle d'une peur plus profonde,
plus grandiloquente. Elle ne fait qu'accepter de recevoir
ce qu'elle initie. Ces jeunes gens, en proie à de virulents
désirs d'inconnu et d'épiques souvenirs, n'iront pas plus
loin que ces limites imposées par la nature. Des limites
intérieures.
Mais que ce soit une plante vorace, piégeant ses proies
au sommet d'une pyramide inca, ou une mycose
hallucinogène qui appuie d'autant plus cette confusion du
dedans et du dehors qu'elle libère l'horreur de son
consommateur, le prétexte reste le même : saisir la folie
qui se dissimule en l'homme et qui se révèle dans les
situations limites. Aussi improbables ou poussives soientelles. • Lorin LOUIS
Titre Original : The Ruins
Date de sortie : 11 Juin 2008
Avec Jonathan Tucker, Jena Malone, Laura Ramsey...
Film américain
Genre : Horreur
Durée : 1h 30min.
Distribué par Paramount pictures
Titre Original : Shrooms
Date de sortie : 6 Août 2008
Avec Lindsey Haun, Jack Huston, Max Kasch...
Film américain.
Genre : Horreur
Durée : 1h 25min.
Distribué par BAC films
Bon baisers de Bruges, un film de Martin McDonagh
les archétypes que chacun a de celle-ci.
"Le sens du grotesque m'a retenu sur la pente
des désordres. Je maintiens que le cynisme
confine à la chasteté."
Gustave Flaubert, correspondance avec George
Sand, 1866.
L
e titre original de ce film, In Bruges, visualise d'où
il part, d'où naît son désir : d'un cliché de carte postale,
d'un souvenir d'enfance de la ville de Bruges. C'est
d'ailleurs ce qu'explique au téléphone Harry (Ralph
Fiennes aux jurons développés) à son fidèle second Ken
(Brendan Gleeson, vrai touriste culturel de cette histoire):
venu à Bruges lors d'un voyage d'enfance il y a très
longtemps, il en garde le souvenir d'une cité médiévale, la
plus vieille et la plus authentique d'Europe.
Sous ce cliché, et avec lui, perce le sujet du film : la
mémoire et le lieu commun. Le film en est baigné,
notamment dans les genres qu'il écume : le film noir, le
gangster scorsesien, la comédie "pulpienne" et ses avatars
anglo-saxons type Trainspotting ou Snatch. Car si il y a
bien un endroit d'où part ce film, c'est de Tarantino, et de
la "cool" attitude tant aimée sur le forum des Cahiers du
Cinéma1.
Le film raconte l'histoire de deux gangsters, Ken et Ray
(Colin Farrel) attendant à Bruges comme au purgatoire
(voir la visite du musée et la toile "Le Jugement Dernier"
de Jérôme Bosch) les instructions de leur chef Harry
après une mission qui a mal tourné et lors de laquelle Ray
a, sans le faire exprès, tué un enfant (image trauma, point
névralgique du film et de son sens). De fait, le trio Farrel,
Gleeson, Fiennes n'est pas une bande de gangster "cool",
sur qui et sur quoi tout glisse, il fait plutôt bande à part
dans le cinéma contemporain "genre".
Le film joue sur le coté naïf et en même temps
particulièrement cynique de chacun de ses personnages.
Symptomatique est la manière dont est traité le
personnage du nain, à la fois naïvement dessiné tel le
gentil nain presque sorti de Disney et d'un autre coté vu
comme un être totalement sournois, méchant, raciste
jusqu'au bout des ongles. L'ambivalence est de mise de
bout en bout et Bruges est montré comme une ville à la
fois lumineuse, touristique, belle, mais aussi pleine de
pièges (la belle arnaqueuse de Ray), tordue et alcoolisée,
pleine de putes et de drogues. On pourrait même dire que
le cinéaste, en enchâssant si pleinement le naïf et le
cynique, croise la route de Deleuze et du film-cerveau tel
que celui-ci l'avait formulé. Chacun des êtres du film est
dans une temporalité propre où la ville se décline suivant
Mac Donagh en talentueux metteur en scène et
dramaturge de théâtre qu'il est, en Shakespearien de haut
vol et en bon personnage Wellesien de La Soif du mal
(que regarde d'ailleurs Ken à l'hôtel juste avant le
dionysiaque appel de Harry), se positionne dans un des
registres préféré de ces deux illustres créateurs : le
grotesque. L'on pourrait rajouter et on rajoutera d'ailleurs
Hitchcock à ces deux grands noms en se remémorant les
propos de Chabrol sur la laideur version anglaise et
deuxième mouture de son oeuvre et notamment la chair
filmée par Alfred dans Frenzy et en rapprochant celle-ci
de multiples détails de In Bruges comme l'éclatement du
corps de Ken, l'état quelque peu miteux des chambres et
des bars de la ville, l'obésité des touristes, etc...
Comment ne pas penser aussi à la période américaine
du maître de l'univers (sa "moderne période" serait-on
tenté de dire) dans la poursuite de Ken par Harry dans la
tour (et tout droit sortie de Vertigo) et dans les multiples
transferts de culpabilité du trio. On pourrait même dire
que le Bruges de Mac Donagh ressemble au Mont
Rushmore de North by northwest : un décor de cartonpâte, un attrape-touristes, un concentré de ville touristique
telle qu'elle se présente dans l'Europe occidentale
d'aujourd'hui. Grotesque modernité...
Après cela et au moment de la mort de chacun des trois
gangsters, se repositionnent l'espace d'une ou deux
séquences dans des ruelles moyenâgeuses des éléments
clichetoneux tout droit sortis de l'enfance, des (im)âgescerveaux deleuziens et peut-être aussi quelque chose de la
chasteté cynique décrite par Flaubert. Miraculeusement,
devant tout ceci et devant la mort de Farrel (il faudra
reparler de cet acteur et de son être-là abasourdi), Fiennes
(il faudrait aussi développer sur la modernité de sa villa
contrastant significativement avec l'architecture de la ville
belge) et Gleeson (véritable rond embonpoint du film), le
grotesque sort alors quelque peu de ses gonds, et
bifurque: direction la tragédie, la moderne. On attend
impatiemment la suite monsieur Mac Donagh !
•STÉPHANE BELLIARD
Titre Original : In Bruges
Date de sortie : 25 Juin 2008
Avec Colin Farrell, Brendan Gleeson, Ralph Fiennes
Film britannique.
Genre : Comédie-Policier
Durée : 1h 41min.
Distribué par SND
———
1
On peut lire notamment les textes de Borges sur le forum à cette adresse :
www.cahiersducinema.com/forum/viewtopic.php?t=2006.
Glory to the filmmaker!, un film de Takeshi Kitano
Kitano persévère dans ce qu'il a initié deux ans auparavant dans Takeshi's, au risque d'éprouver son public, de
l'épuiser dans le rythme de sa dissociation. Œuvre schizophrène, Takeshi's l'était déjà, plus signifiée et plus soutenue, les
croisements entre Beat Takeshi et son clone diminué s'articulaient en un pertinent jeu de miroir. Mais Glory to the
filmmaker ! franchit le Rubicon de ces réflexions pour en donner toute la mesure de sa douce tragédie, toute sa
pondération joliment vaine. Traverser le miroir pour s'immerger dans les méandres d'un esprit en deuil d'une créativité
perdue, d'une inspiration étalée. Kitano réitère sa mise en abyme, de manière plus intérieure, cette fois, plus proche de sa
mécanique organique. On touche à la molette du microscope pour saisir une strate plus nette de l'observation.
Cette idée d'intrusion est justement indiquée par la séquence d'ouverture. La batterie d'examens que font subir ces
observateurs médicaux au malheureux pantin à l'effigie du patron Kitano, nous montre le vide sous toutes ses coutures.
Kitano ne souffre d'aucun complexe et se donne crûment au regard de son audience. Cette complicité est flatteuse pour
les spectateurs : en se livrant dans l'honnêteté et la nudité de son désarroi, Kitano nous prend à témoin de ses tentatives
acharnées pour reprendre le souffle de son inspiration, en nous invitant à l'accompagner dans le scrupuleux examen d'un
univers désormais perdu. Et à Kitano d'aménager à nouveau son univers, de dépoussiérer les meubles, d'y réintroduire
les figures familières, les acteurs aux visages connus pour y faire éclater à tout prix quelques nouveautés. Un tour de
piste forcé, habité d'une violence aigre-douce et d'une dérision qui confine à l'accablement. Le clown continue de ne plus
rire, comme l'amorçait sa triste figure dans Takeshi's.
Ce que Kitano n'a pas encore fait reste à faire : curieux panorama d'un cinéma traversé dans toute sa pluralité, dans
tout son spectre commercial par la marque atypique du cinéaste. Cette déclinaison en genre et nombre, conséquence des
hésitations erratiques d'une inspiration en berne, constate la fragmentation de l'entreprise dans laquelle se jette Kitano le
réalisateur. Elle prend de prime abord la forme introductive de cette farandole de saynètes dans lesquelles Kitano
acteur/réalisateur passe d'un genre à l'autre, d'une inspiration à une autre, essaie, échoue, réitère ses efforts pour parvenir
à saisir le sens final de cette aboulie. L'absence du film se fait d'autant plus sentir que sa non-présence est dispersée,
diluée dans ces vaines tentatives de mise en scène. Tout y passe : de l'incantation des grandes valeurs
cinématographiques nippones (Ozu et ses petites gens) aux plus basses productions aiguillées sur leur seul potentiel
commercial, Kitano, dans sa recherche effrénée à faire un film, passe en revue tous les films qu'il aurait pu –ou dûréaliser. Troublante ubiquité que celle d'un réalisateur se mettant en scène là où il ne s'est jamais aventuré, là où il n'est
guère attendu. La fragmentation est d'autant plus conséquente que ces petites mises en scène, ces velléités, ersatz de
films, révèlent une véritable interrogation de son positionnement propre, de ce qui a été construit en une douzaine de
films, ce qu'il reste à faire et ce qui n'a pas été fait. D'où son refus de continuer un registre –les films de yakuza- qu'il a
pourtant porté en avant, dans lequel il a excellé et qu'il a valorisé qualitativement. Désormais, on verra Kitano là où il
n'est pas : double d'un réalisateur et d'un acteur égaré dans des lignes, dans des images qui ne lui correspondent pas, qui
ne concordent pas avec ce qui est connu du cinéaste. Dédoublement d'un artiste qui se recherche et qui meurt
symboliquement de ne pas trouver dans ces mêmes tentatives la solution à ce qui l'empêche de tourner son film.
La récurrence du dédoublement –que ce sosie soit en chair et en os, véritable négatif d'une vie et d'un caractère
comme dans Takeshi's, ou en fibre de verre- trouve sa source dans cette duplicité, dans cette fragmentation d'un corps
créatif vidé de sa substance génératrice. Les idées de mises en scène sont martyrisées par leur vanité, le sosie figé faisant
les frais du désappointement qu'elles évoquent. La mise à mort symbolique est en fait l'autodafé d'une créativité creuse,
aussi creuse que le vide qui habite l'avatar. Et une savoureuse substitution, lorsque les cascades l'imposent, lorsque le
cadre est trop sincère pour dissimuler les astuces et autres effets spéciaux, que de voir le sosie s'en prendre plein la
figure. Y compris quand le désespoir déborde les ricanements, lorsque le tragique dépasse le loufoque des situations,
lorsque le rite du seppuku prend une mesure plus réaliste, plus concrète. Le double synthétique est cette extériorisation
de la dispersion d'une créativité désespérée, personnification de cette incapacité à se retrouver soi-même, à communier
avec sa folie créatrice. La saine réjection d'une inspiration perdue, grossièrement endeuillée à l'instar des traits
minimalistes et fixés du pantin.
Mais plus qu'un symbole, ce corps creux est celui de Kitano. La sécheresse de sa créativité va de pair avec la folie de
sa fiction, avec la déperdition d'une corporalité qui fut jadis soulignée, qui fut éprouvée et testée. Le point d'orgue de la
tragi-comédie franchement slapstick de la séquence du dojo : Takeshi Kitano ne frappe plus juste, n'atteint plus sa cible
et porte en lui la douleur d'un corps désœuvré. Sans sa force inhérente, sans la pertinence de sa vue, sans la cohérence de
son esprit créatif, Kitano est voué à taper dans le vide. Devant cet aveu burlesque, on ne sait plus s'il faut rire ou bien
pleurer, tant le spectacle d'un corps dévitalisé, désubstantialisé appuie la vision dramatique qui transperce cette
production. On a beau s'excuser de manière déférente, trouver des raisons, relativiser avec des faux-semblants, Kitano
ne trouve plus son adresse caractéristique, son équilibre essentiel qui fut l'élément actif de sa scénographie. Mais de ce
désespoir jaillit la plus grande interrogation jamais mise en scène, où tout le processus de questionnement, de recherche,
de divagation s'inscrit dans l'intrigue d'un non-film. Et une fois la mise au point définitivement installée, une fois le
public dédouané de son devoir envers le réalisateur, le show peut reprendre, d'autant plus inespéré qu'il prend place à
travers tout et rien. Et si Kitano continue de tirer son boulet, de prendre conscience de sa dispersion et de son joyeux
anéantissement, il libère une narration maboule, revisite un conte de fée moderne où, à défaut de hauts castels vers
lesquels s'éloigner, il n'y a qu'une hutte paysanne, un sous-marin de poche, un savant fou et une fuite en avant éperdue…
Une persévérance dans la dislocation d'un esprit ainsi
parcouru. Un scanner d'une heure quarante. Car la vacuité
de l'esprit de Kitano n'est pas totale, nonobstant ce que
nous apprennent les examens médicaux de son avatar. En
ceci, la fin du film éclaire le périple impossible que le
spectateur vient d'accomplir : une tête dans laquelle trône
une caméra brisée, fracturée en une multiplicité de
morceaux. Pour mieux assumer ce qui est imposé à son
public. Mais que restera-t-il de cette surprenante
entreprise que Kitano proroge depuis déjà deux longs
métrages ? Le retrait ou le sublime ? Cette volonté de se
plonger dans les affres de la création, dans ce qui génère
l'univers personnel et génial d'un artiste, de se voir
évoluer au milieu des achoppements et des difficultés que
pose un tel investissement, n'a de sens que dans
l'articulation avec un terme, fatal ou non. Alors,
qu'attendre d'une telle mise en abyme ? Il faudrait voir le
retour de Kitano à la fiction, au film pour mieux constater
la pertinence de ces circonvolutions, pour mieux mesurer
l'apport qu'a été, dans la carrière singulière d'un des plus
grands cinéastes contemporains, cette thérapie filmique.
Une parenthèse salutaire ; une nécessaire mise au point.
Car sans cela, sans cette pierre de touche sur laquelle
viendrait se confirmer ce qui est entériné depuis deux
réalisations, il faudra se risquer à convenir au fait que ces
réflexions sont les derniers soubresauts d'un esprit
créateur en joyeuse décomposition. Une confirmation que
Kitano, dans sa géniale et surprenante démesure, filme la
chute dont il ne se relèvera pas. • Lorin LOUIS
Titre Original : Glory to the filmmaker!
Date de sortie : 16 Juillet 2008
Avec Takeshi Kitano, Toru Emori,
Kishimoto…
Film japonais.
Genre : Comédie
Durée : 1h 48min.
Distribué par CTV International
Kayoko
"Qu'est-ce qu'un comique ? Quelqu'un qui négocie par avance sa
disparition. On a ri de lui, mais il sait qu'il vaut mieux que cela. Il a su
faire rire, mais s'il le veut, il peut faire pleurer (chiche?). Il était
devant la caméra, toujours : le voici derrière, caché. Il passait pour
une usine à gags et il avait une âme. Le comique nous en veut toujours
un peu de notre rire. Son immense générosité a des limites. De Funès
sait qu'il est un gendarme médiocre, on lui dit qu'il ferait un génial
Harpagon, il le croit et s'enlise. Jerry Lewis perd en dix ans son
public de mômes américains et il tourne au moraliste aigri. Yanne
nous lance des yeux de hush puppy méchant, mais nous supplie en
douce de croire quil est un tendre. Le plus génial, Chaplin, devient
carrément Verdoux, l'ennemi public numéro un : les USA ne l'aiment
plus, il les plaque et attend leurs excuses (elles viendront). Les autres,
ce sont ceux qui n'ont su que disparaître : Keaton, le plus grand parce
qu'il ne comprend rien à ce qui lui arrive, Fields trop saoul pour
composer un masque, Fatty trop lubrique, Langdon qui coule à pic,
Laurel qui survit à Hardy, Tati qui multiplie les Hulots jusqu'au
vertige pour faire oublier le facteur de Jour de fête. Le comique est un
numéro de trapèze, le seul qui ne pardonne pas, la vérité du cinéma.
Les uns tombent de haut, les autres tissent leurs filets comme des
araignées, négocient leur chute. Le "passage à la mise en scène" est
un de ces filets. [..]" S. Daney, Libération, 13 octobre 1982
Plus pessimiste que Lorin Louis, plus pessimiste que
jamais, j'envisage que l'on pourra, hélas, bientôt ajouter à
la liste de Daney des comiques du cinéma qui sont
"tombés", le nom de Kitano. Son "filet" de metteur en
scène de cinéma étant en train de craquer. La raison me
parait assez claire : l'ego du réalisateur s'est complètement
laissé bouffer par les "institutions" (critiques occidentales
paternalistes, universitaires japonais récupérateurs). Le
problème ne réside pas tant dans sa schizophrénie qu'il se
complait à étaler dernièrement dans ses films (après tout,
il la gère depuis ses débuts derrière la caméra de
télévision et de cinéma), que dans la place qu'il ne
parvient pas du tout à trouver, aujourd'hui, au sein du
cinéma (comme "lieu" chargé…d'une histoire, d'une
géographie, etc). Je veux bien croire qu'il ne connaissait
pas grand-chose de ses prédécesseurs cinéastes à ses
débuts, ainsi qu'il l'a toujours affirmé en entretiens1, mais
il a découvert beaucoup depuis, et ceci le colonise tout à
fait consciemment, occupe en la viciant sa pratique du
cinéma. J'espère me tromper. • J.-M. R.
———
1
"Pour être franc, je ne vois presque pas de films. Je n'en vois plus depuis
l'époque où j'ai commencé à faire des sketches dans un théâtre érotique
d'Asakusa. Avant d'arriver à Asakusa, je ne connaissais guère que L'Histoire de
Rikidözan ou Histoire de soldats de deuxième classe avec Banjun et Achako.
Quand au cinéma occidental, ça s'arrêtait au Cheminot. [..]" T. Kitano, Akira
Kurosawa - Takeshi Kitano, "Rencontres du septième art: Takeshi Kitano".
Falafel, un film de Michel Kammoun
Une
nuit première pour une
première réalisation. M. Kammoun,
pour son premier film, nous invite à
suivre les déambulations nocturnes
en pleine capitale libanaise de son
héros, le jeune Toufic. Et cette nuit
sera le prétexte pour parcourir, en
même temps que la ville elle-même,
l'univers
de
ce
garçon,
l'environnement dans lequel il
évolue, impassible, jusqu'à ce qu'un
incident vienne remettre en question
la trajectoire qu'il s'est lui-même
imposée.
Poésie individuelle, où le héros
est le centre du film. La caméra, en
de longs travellings arrière, ne quitte
pas de vue son scooter, noyé dans les
réverbérations blafardes des néons
de la ville. Mais au-delà de l'odyssée
d'une nuit, du chant d'une
individualité sur laquelle l'objectif
est braqué, c'est son inclusion
sociale, sa construction personnelle
qui définit la place qu'il occupe, la
position qu'il défend dans cette ville
bigarrée. On verra bien que ce
message est grossi par la narration
du film et les actes individuels ou
collectifs qu'elle relate. Faux-fuyants
ou falafels fuyants : la métaphore file
doux et les vendeurs de sandwichs se
font
prophètes,
clairvoyants,
annonciateurs d'une liberté qui se
réalise à travers l'impossible. Un
falafel qui défie les lois de la
physique et de la gravité : Toufic
fera l'expérience incertaine d'un
libre-arbitre qui se gagne par
défiance, mais aussi par une
connaissance de ses limites.
Le rythme énergique du film
trouve là les moyens de reprendre
son temps, de sortir de la simple
histoire circonstanciée, de l'anecdote
sympathique. On quitte la rumeur
bruyante des fêtes entre amis, des
plans drague et des mini-drames qui
s'y déroulent. On se sépare de la
frilosité, de la légèreté des jeux de
regards et de séductions. On quitte le
terrain de chasse et on laisse filer le
lapin. Toufic se retrouve tout seul,
face à son reflet dans le miroir de la
salle de bain, antichambre des cœurs
brisés et des egos froissés. L'incident
dont il est marqué impose un
changement
de
vitesse,
une
rétrogradation qui brise l'élan initial.
Les pannes s'accumulent alors,
autant au cœur de la mécanique que
dans celle des rapports humains.
Kammoun patine et son héros avec.
Malgré les temps morts et les
fractures rythmiques, Kammoun
impose une vibrante affection pour
son héros et le monde qui l'entoure.
Le continuum qu'il traverse, qu'il
pigmente et agence par sa présence,
structure un arrière-plan qui envahit
petit à petit le cadre. Et la nuit
devient d'autant plus sensible que la
photographie en supporte les subtiles
compositions chromatiques. Une
dominante de bleu et de vert qui
recoupe la psychologie du jeune
étudiant,
impliquant
une
participation
active
à
sa
construction, colore la vie nocturne,
lui confère une teinte qui ne jure plus
avec
l'obsession
morbide
et
fascinante du jeune homme. Une
synchronisation de l'espace et de
l'individu : tout converge, dans cette
nuit originelle, à bouleverser ce qui
n'y survivra pas, ce qui disparaîtra
sous les auspices de l'aube. Filmer
une aussi belle nuit, une nuit aussi
improbable, une nuit lacérée par les
possibilités qu'elle dévoile, qu'elle
révèle de sa profonde obscurité. On
pense aux errements citadins et aux
nuits perses de Sang et Or de
Panahi, l'épaisseur narrative en
moins. Errer est une chose ; se
perdre en est une autre. En ceci,
Falafel ne s'épargne pas certaines
lourdeurs dans sa construction
narrative.
Et au film de se clôturer sur une
double ironie. L'une passe outre les
lois de la nature ; la seconde les lois
de la narration et les attentes du
spectateur. La pluie de falafels
annonce par écho la conclusion, plus
intimiste et réservée, d'une échappée
dont la ponctuation se doit d'être
tragique. Les aperçus, flashs répétés
et insistants, sont là pour mieux nous
le faire sentir. Pour mieux nous
piéger.
Mais
l'apparition
de
l'irrationnel,
de
cette
averse
improbable n'est valide que dans son
invocation de l'affectif. Au final, on
retrouve cette synthèse par laquelle,
de retour au milieu familial, au sein
du calme de sa chambre et auprès de
son petit frère, Toufic grandit, mûrit,
assimile ce que cette nuit a mis en
exergue et ce qu'elle lui a fait
traverser. • Lorin LOUIS
Titre Original : Falafel
Date de sortie : 30 Juillet 2008
Avec Elie Mitri, Gabrielle Bou
Rached, Michel Hourani…
Film libanais.
Genre : Drame
Durée : 1h 23min.
Distribué par Les Films du
Paradoxe
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