Le Regard Libre | Décembre 2014 | N° 07
04 L’ENTRETIEN
mis un accès au savoir, une amélioration
des débats et une construction impor-
tante d'une communauté militante qui
n'avait jamais été vue auparavant.
Un nouveau créneau est né, un
mouvement assez théorique et poussé :
l’
anarcho-capitalisme
. Que préconise
cette doctrine ? N’est-ce pas au fond une
défense intellectuelle de la loi de la
jungle ?
Pendant des siècles, les libéraux ont dé-
montré que l'Etat n'avait aucune légiti-
mité dans certains domaines (comme la
religion ou l’habillement) et qu'il fallait
garantir une liberté individuelle. Ceci
amena notamment à la création des
Droits de l'Homme qui visaient spécifi-
quement à restreindre l'action des Etats.
Les libéraux restaient cependant con-
vaincus que l'Etat avait une fonction es-
sentielle pour garantir les libertés qu'ils
défendaient. Par exemple, si la liberté
religieuse devait être défendue, il fallait
un intermédiaire neutre pour empêcher
les gens de s'imposer mutuellement
leurs religions. L'Etat était vu comme le
garant indispensable à la sauvegarde
des libertés individuelles.
L'anarcho-capitalisme prétend qu'il faut
cesser avec ces soi-disant « droits réga-
liens » et qu'une concurrence des justices
et des entreprises de sécurité est non
seulement faisable mais tout à fait sou-
haitable. C'est un mouvement qui n'est
pas nouveau. L'un des premiers à l'avoir
théorisé est Gustave de Molinari, un
économiste belge du XIXème siècle. Il
s’agit de l'aboutissement absolu du libé-
ralisme politique : la suppression pure
et simple de l'Etat. Ce mouvement a pris
passablement d'inspiration dans le so-
cialisme individualiste américain et a
également aujourd'hui les apports de
David Friedman par exemple.
La loi de la jungle est la loi du plus fort,
la loi de la violence. Le libéralisme re-
vendique au contraire les droits naturels
de chaque homme sur sa propriété légi-
time. C'est l'exact opposé de la barbarie
et de la loi du plus fort.
Pour l'homme de peu de probité intel-
lectuelle, l'argument de la jungle facilite
l'approbation des foules. L'analyse des
discours politiques montre que ce so-
phisme a été largement utilisé pour jus-
tifier maints despotismes. Et c'est mal-
heureusement encore le cas aujourd'hui.
Il faut savoir ce qu'on entend sous les
termes « d'ordre » et de « jungle ». Per-
sonnellement, je préfère défendre la
jungle suisse à l'ordre nord-coréen.
Selon vous, le traditionnel clivage
gauche-droite est-il sensé ou de-vrait-on
fondamentalement réfor-mer notre
conception et notre pra-tique du débat
d’idées et de la po-litique ?
Le clivage gauche-droite n'est pas lié à la
philosophie politique mais à la tendance
idéologique du moment. Actuellement, la
droite est associée à un interven-
tionnisme civil (police forte, contrôle des
frontières, préservation culturelle etc.)
et à un relatif libéralisme économique,
tandis que la gauche est interven-
tionniste économiquement mais défend
relativement la liberté civile (mariage
homosexuel, libéralisation des drogues
etc.). Historiquement, ça n’a pas toujours
été le cas. Les libéraux se distancient
complètement de ce clivage et en cri-
tiquent la non pertinence intellectuelle.
Etant donné que les décisions gouver-
nementales font la part belle aux
questions économiques, les libéraux sont
généralement classés à droite mais vous
les trouverez avec la gauche pour