JOURNAL DE L’UNIVERSITÉ OUVERTE PARIS 7
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D   
Soit un «grand» philosophe - Kant - et un gros animal - léléphant. Mélangez.
Vous obtiendrez la dénition suivante : «léléphant a aussi une queue courte
avec de longs poils raides dont on se sert pour nettoyer les pipes». (in Géo-
graphie, le règne animal).
Qu’est-ce qu’un animal en dehors des propriétés et qualités dont nous pourrions
faire usage, et qui décident de son sort, c’est à dire, en fait de sa vie ou de sa mort ?
Chasse, domestication, élevage, objet dexpérimentation en laboratoire, objet dex-
hibition voire matériau du bio-art, l’animal est partout instrumentalisé, exploi,
nié dans son être propre quand il nest pas massacré pour nos besoins alimentaires
ou simplement ludiques… Cette habitude millénaire dans notre civilisation nous
a accoutumés à anesthésier tout sentiment vis-à-vis de la sourance animale.
Lempathie que daucuns manifestent spontanément apparaît comme suspecte, et
sujette à moqueries. Lon objectera que le tableau est exagérément noirci et que
notre culture occidentale a évolué puisquelle a ni par adopter des lois condam-
nant les tortures et actes de cruauté gratuite inigés aux animaux. La question
que lon est en droit de se poser ici est jusquoù va la «gratuité» ? Doit-on, par
exemple considérer que la mise à mort du taureau dans larène nest pas un acte de
cruauté gratuite parce qu’il y a le déploiement dun «art» - l’art tauromachique - et
que par ailleurs, cet art produit une jouissance esthétique dont senorgueillissent
tous les acionados de corridas, et qui ne doit rien à la jouissance vulgaire, celle
que donne chez certains la puissance de faire sourir ? Par ailleurs comment ne
pas souligner combien cette législation a été tardive, combien elle est inexistante
dans la majorités des états du monde et combien elle est dicile à appliquer
Combien est donc profonde notre indiérence au sort des animaux que nous
exterminons par millions en cas dépizootie ; que nous livrons sans état dâme à
labattage massif dont nous voulons ignorer les conditions réelles dans lesquelles
celui-ci seectue ; indiérence aussi vis-à-vis des conditions de vie qu’impose aux
animaux lélevage industriel : poulets de batterie qui meurent étoués par manque
de place ; animaux rendus obèses pour accélérer lexécution, considérés comme de
la viande sur pieds avant quelle ne se retrouve dans nos assiettes !
Cette cruauté, ou au mieux, cette indiérence au sort réservé à lanimal pose
de multiples questions dordre, juridique, éthique, politique, écologique et…
philosophique. En ce qui concerne la philosophie jaimerais renvoyer aux deux
ouvrages qui sont la source de cette réexion : il sagit d’une part de Liberté et
inquiétude de la vie animale (Editions Kimé, Paris, 2006) et d’Une autre existence-
La condition animale ( Editions Albin Michel, Paris 2012) tous deux écrits par
une philosophe : Florence Burgat . Celle-ci poursuit deux objectifs : repenser
le concept danimal pour lui donner un nouveau statut, larracher à celui dobjet
vivant, an de lui reconnaître des droits. Montrer comment notre façon de pen-
L’ANIMAL, AVENIR DE L’HOMME ?
par Marie-Pierre Baudrier
Directrice Pédagogique de L’Université Ouverte
L’université Ouverte
vous présente
ses meilleurs voeux
et vous souhaite
ser l’animal et lanimalité est la consé-
quence d’un rationalisme triomphant
inauguré par Descartes, conduisant à
cette hégémonie de la technique toute
puissante, dénoncée par Heidegger et
soutenue par nos valeurs humanistes.
Il y aurait donc une face cachée de
nos valeurs humanistes qui appelle
un véritable travail de déconstruction
de ces dernières et de leur étayage sur
des concepts fondateurs de la philoso-
phie occidentale. Cette déconstruction
produit un véritable vacillement
philosophique, qui voit ses assises
considérablement ébranlées. Mais, il
est des vacillements salvateurs…
A
Cest une forêt profonde, mys-
térieuse trouée par une petite
mare reétant la brèche des
cieux dun bleu lapis lazulli, dans la-
quelle sépanouit une vie luxuriante :
des espèces variées, domestiques ou
sauvages, exotiques aussi (on distingue
un lion, un dromadaire mais aussi un
dodo - ancêtre du dindon - disparu
depuis le XVIIIème siècle) sébattent
dans cette nature édénique. La toile,
œuvre du peintre amand Roelandt
Savery du début du XVIIème siècle,
porte comme titre : Noé remerciant
Dieu davoir sauvé la création. Mais
lœil ne voit pas Noé, petit personnage
à demi dissimulé par la végétation et
les animaux qui paissent autour de lui.
Tout se passe comme si le peintre avait voulu xer un eacement, un décentre-
ment invitant par là à la méditation sur notre place : que sommes-nous face à la
richesse innie de la création ? Traduisons : que sommes-nous dans l’histoire du
développement des formes du vivant ?
La Bible, comme la philosophie qui sen réclamera longtemps accordent à
l’Homme une place centrale, dessinant une ligne de partage entre lanimal et l’hu-
main ; frontière infranchissable pour le plus grand malheur de l’un comme de
lautre (cest ce que nous essaierons de montrer).
Cette coupure anthropo-zoologique confèrera à lanimal une indigence
ontologique : en eet lanimal est lêtre qui est dépourvu de langage, de raison,
de conscience, de pensée ; lanimal est cette «grandeur négative» dont l’homme
a besoin pour asseoir sa suprématie. Mais cette privation de toute faculté qui
de près ou de loin nous apparenterait à lui, nous inscrivant ainsi dans une sorte
de continuum du vivant, est ce qui, philosophiquement parlant, autorise la cho-
séication de lanimal et par là, les violences qui lui sont faites. Comme le dit
très justement Françoise Armengaud, éthologue : «lhumanité est cette vaste
entreprise dextraction de l’animalité». En eet, «shumaniser» signie sarracher
à sa propre animalité, ou bien encore substituer au poids de l’instinct, la force
de notre raison. Cette rupture homme/animal, permet donc, non seulement de
mettre lhomme au centre de l’univers, seigneur et maître disposant à sa conve-
nance de toutes choses ; mais elle est ce qui dote durablement la philosophie d’un
ensemble doppositions conceptuelles qui formeront un véritable carcan de notre
pensée : nature/culture ; instinct/raison ; déterminisme/liberté ; âme/corps etc…
Lanimalité a été construite de toute pièce, dans notre histoire, pour asseoir l’idée
dune spécicité humaine, d’un «propre de lhomme», intangible, célébré par
la métaphysique, veine nourricière de notre humanisme, le tout corroboré par
l’anthropologie. De sorte que la question de lhomme est venue occulter l’homme
comme question : au lieu de suivre lélaboration du concept d’humanité dans l’his-
toire, et den faire la généalogie au sens nietzschéen, cest à dire, d’interroger les
forces obscures à lœuvre dans son édication, la philosophie en a fait une évidence,
un sol originaire que rien ne pourrait jamais venir ébranler. Ainsi le monstre, le
pervers dont le comportement aberrant nous emplit deroi est-il, pour nous,
celui qui «a perdu son humanité» et est retombé dans lanimalité. Mais cette «ani-
malité» de lhomme - synonyme de brutalité, de dépravation - que montre-t-elle
dautre si ce nest un champ de possibles quouvre en permanence le sillon que
creuse l’humain ? Car, comme le rappelle si justement F. Burgat citant Derrida :
«Lon peut s’interroger sur le fait que le seul propre de lhomme dont on soit sûr, le
2
Noé remerciant Dieu d’avoir sauvé la création - Roelandt Savery
3
seul trait, qui, une fois passé au crible la
liste des propres de l’homme, ne saurait
en aucun cas être attribué à l’animal ou
au dieu, cest la bêtise ou la bestialité».
Voilà donc lanimalité : la projection
dune humanité horriée par sa propre
férocité ; ce qui doit être nié et promp-
tement dompté par la loi morale. Mais,
paradoxalement l’animalité ne nous dit
rien de l’animal ; toujours elle nous ren-
voie à nous-mêmes : soit à notre huma-
nité déchue (thématique de la chute) ;
soit, au contraire à une part de nous-
mêmes que nous aurions perdue et qui
serait ce noyau originel et bon puisque
naturel, vierge de tous les artices et
les dégurations que nous impose la
vie en société (on aura reconnu un des
thèmes rousseauistes). Cette animali
heureuse - que lon se gure comme
telle - renvoie à lordre du besoin, facile-
ment contenté, à un bonheur confondu
avec la simple satisfaction organique.
Dans les deux cas, lanimalité est ce dé-
tour au moyen duquel lhumanité tente
de sappréhender et de se comprendre ;
elle nest jamais pensée en elle-même et
pour elle-même. Longtemps lanimal a
fait gure d’impensé de la philosophie
; son exclusion a été totale jusquà la
sourance qui lui a été déniée…
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  
La dévalorisation de lanimal,
bibliquement établie, sest trou-
vée confortée par le cartésia-
nisme qui marque pourtant lentrée
dans la période moderne. En eet, on
doit au mécanisme cartésien lélabora-
tion de la célèbre théorie de lanimal-
machine qui réduit lanimal à nêtre
quun assemblage dos, de nerfs et de
muscles, parcourus en tous sens par
«les esprits animaux» qui commandent
le mouvement et la sensation. Mais,
dépourvu de toute pensée, lanimal ne
sait pas ce qu’il sent ; conséquemment
on ne peut dire qu’il soure. Il a une
sensation douloureuse : cest que la
douleur nengage que la sensorialité là
où la sourance implique une dimen-
sion cognitive et réexive ; la douleur
«se sent» ; la sourance se «ressent».
La douleur naecte que telle ou telle
partie d’un corps, alors que dans la
sourance, cest mon être tout entier
qui se trouve impliqué, engagé ; la
sourance se donne donc comme une
expérience existentielle , au travers de
laquelle cest notre rapport au monde
qui se trouve modié, altéré. On voit
donc ici comment ce qui aurait pu être
le lieu dune expérience commune,
se trouve au contraire l’instrument
permettant de redoubler la coupure
anthropo-zoologique, comme celui
permettant de disposer à sa guise de
lanimal, de le mutiler, le torturer sans
culpabilité aucune.
Dans le premier chapitre de Liber-
té et inquiétude de la vie animale,
F. Burgat montre par quelles voies lon
peut tenter de sortir de cette surdi
philosophique. C’est à la phénomé-
nologie, particulièrement aux travaux
de Merleau-Ponty quelle emprunte sa
théorie de la corporéité, et avec elle,
les analyses portant sur lorganisme et
le comportement, le tout enrichi par
les données éthologiques.
Les animaux évolués semblent éprou-
ver cette cassure existentielle que
cause lexpérience de la douleur. Le re-
trait, la prostration, la recherche dun
lieu où se cacher, ne sont-ils pas les
indices que pour eux aussi un rapport
au monde, aux congénères, saltère ;
que le monde même sabolit ? Le vécu
de ce type d’expérience ne les conduit-
il pas à éprouver de la détresse, voire
de langoisse - concept que lon peut
«ouvrir» en le débarrassant de son
sens métaphysique qui veut que
langoisse gure ce moment où nous
rencontrons notre nitude et notre
contingence radicale que lon peut
alors accorder à lanimal sourant, qui
sent la mort l’approcher, sans avoir à
sa disposition de quoi symboliser cette
expérience et qui la vit comme absolue
dissolution ? Rupture de tout lien, y
compris de celui qu’il entretenait avec
son propre corps ?
LA - 
Dépossédé de tout, lanimal se
voit refuser la notion dexis-
tence même ! C’est quexister,
du latin ex-sistere qui signie littéra-
lement se tenir hors de soi, implique
l’idée dune séparation de soi, réser-
vée à une conscience rééchie, seule
capable de produire ce retour sur soi
que lon nomme traditionnellement
«réexivité». C’est sur cette idée dune
séparation de soi, dune distance
maintenue entre le Je et le Moi ; le soi
et le soi-même, que les diérents cou-
rants existentialistes, particulièrement
lexistentialisme sartrien, à la suite de
Heidegger, vont présenter la situation
de lêtre humain comme étant celle
dun être-jeté-dans-le-monde, ne
trouvant aucun sol originaire sur le-
quel se fonder - ce que Sartre appelle
notre «radicale contingence» - ni un
sens vers lequel sorienter. Rien de
tel, évidemment chez lanimal, déni
comme «simple vivant». Lanimal vit,
mais nexiste pas. Cette non-existence
le conduit à évoluer dans son milieu
auquel il adhère, dans une immanence
étale «comme de leau à l’intérieur de
leau» pour reprendre l’image emprun-
tée à Georges Bataille dans éorie de
la religion. Mais ce rejet de lanimal
dans la vie - la vie nue, réduite à un
ensemble de processus biochimiques -
de même que la scission que lon veut
à tout prix instaurer et maintenir entre
vie et existence, apparaissent bien
plut, au terme de cette analyse
comme de simples postulats que
l’humanisme et la rationalité techni-
cienne triomphante ont imposés pour
disposer de ce «simple vivant» et sen
servir à ses propres ns.
Car, enn, rien dans les sciences de
lanimal ne vient corroborer ces ar-
mations ! Bien au contraire, léthologie,
depuis les études de Konrad Lorenz et
celles de von Uexküll sur les mondes
humains et les mondes animaux, ont
précisément montré que lanimal dis-
posait dun monde - entendu comme
espace dans lequel, pour chaque
espèce, se constituent des éléments de
signication, que lanimal décrypte, et
auxquels il adapte son comportement.
Ainsi donc lanimal - du moins pour
les espèces évoluées - peut être dit
«sujet» de ses propres expériences.
Et la notion même de comportement,
si magistralement analysée par
Merleau-ponty doit ici être invoquée,
si lon veut mettre un terme à notre
misère anthropocentrique. Le com-
portement animal nest pas réductible
à un schéma stimulus/réponse ; il nest
pas cette réponse instinctuelle qui
Noé remerciant Dieu d’avoir sauvé la création - Roelandt Savery
4
nengagerait qu’un plan physiologique.
Il laisse apparaître, au contraire, une
possibilité de choix, donc de liberté -
même restreinte - Il révèle par exemple
que lobjet susceptible de procurer de la
satisfaction peut conduire lanimal à la
trouver dans un leurre. Mais, précisé-
ment, cette possibilité de se leurrer, loin
dêtre le signe dune imbécillité, gure
au contraire la capacité à halluciner
lobjet, à le fantasmer. Or, ici, seectue
probablement un passage qui est celui
du pur instinct au symbolique, au tra-
vers duquel lobjet devient signe. Mais
si lobjet peut devenir signe, cela signi-
e que lorganisme lui-même entretient
une relation symbolique à lobjet. La
rupture ontologique majeure se situe-
rait donc non pas entre lanimal et l’hu-
main, mais bien plutôt entre le végétal
et lanimal !
L 
 ’  ’
Cest donc à une véritable dé-
construction de notre édice
philosophique que la question
de lanimalité conduit. Ce sont les no-
tions de conscience, de sujet, de désir,
4
de représentation, pour ne citer que les
plus importantes qu’il faut reconsidé-
rer. Ainsi être conscient ne signie-t-il
que savoir et savoir que lon sait ? N’y
a-t-il quun seul mode de conscience ?
Le sujet implique-t-il nécessairement
l’idée dun sujet rationnel et raison-
nable avec pour corollaire celle d’une
maîtrise du monde ?
Le philosophe Jacques Derrida (dans
un texte déjà cité) voyait dans la raison
instrumentale dont nous nous enor-
gueillissons «la mise en place dune
structure sacricielle, cest à dire une
place laissée libre pour une mise à mort
non criminelle» ce qui revient à dire,
quainsi entendu «le sujet est un dispo-
sitif mortifère».
Il faut réinventer le sujet, ne serait-ce
que pour donner des droits aux ani-
maux, et faire en sorte que désormais
lon ne puisse plus rien trouver dans
larsenal conceptuel de la philosophie
qui nous permette de les massacrer
«tranquillement», comme si de rien
nétait, fût-ce au nom d’un «art» ou
dune tradition. On le voit, la ques-
tion de lanimal, loin dêtre une ques-
tion marginale, exotique, apparaît au
contraire comme une question cen-
trale, primordiale dont lenjeu nous
semble double : changer notre regard
sur lanimal, ce lointain prochain…
Lui accorder notre respect et notre
protection avant que le désastre
écologique auquel nous assistons
sonne la n de notre espèce.
Empêcher que le discours philoso-
phique lui-même ne se fasse lallié et
l’instrument de ce désastre.
Et se rappeler que, comme le dit
Jean-Christophe Bailly, dans un livre
magnique, Le versant animal (Bayard,
2007) «il n’y a pas de règne, ni de
l’homme, ni de la bête, mais seulement
des passages, des souverainetés fur-
tives, des fuites, des rencontres». Nous
ne serons jamais sûrs de pouvoir nous
comprendre, ni même nous rencontrer
tant, entre lhomme et lanimal deux
nuits se mêlent… Nous nous tenons
sur des seuils mouvants, fragiles, dune
absolue et poignante beauté….
Mais nous savons, ou devons savoir,
maintenant, que lanimal, sauvé, res-
tauré dans son existence comme dans
sa dignité, est lavenir de l’homme.
nnn
Surpris - Henri Rousseau dit Le Douanier 1891
5
L   P
En 2009 à l’Université Ouverte, ierry Mauger consacrait un séminaire
à lArabie Saoudite traditionnelle (LArabie des origines). Un cours était
consacré à l’iconoclasme saoudien. On a souvent répété que l’islam inter-
disait la représentation gurée. Le Coran n’interdit nulle part l’image. Il rejette
seulement les ansab (pierres dressées, bétyles, stèles ou encore idoles). C’est
dans les hadiths (les paroles rapportées du Prophète) quon trouve des inter-
dictions de la représentation dêtres animés. En Arabie Saoudite, tous ces pro-
blèmes liés à la représentation sont dus au wahhâbisme qui est un mouvement
sectaire né en Arabie au XVIIIème, une forme d’islam pur et dur dont se reven-
diquent les salastes et les talibans. Tout le monde garde à lesprit les caricatures
danoises du Prophète reprises par Charlie Hebdo. C’est tout le problème de la
liberté d’expression qui fut alors lobjet dun débat virulent.
En passant de lArabie Saoudite au Kirghizistan comme nouveau terrain de
recherches, objet dun séminaire programmé pour lannée 2012-2013, ierry
Mauger a été frappé par la diérence dattitude à légard des images entre les
deux pays. Bien qu’islamique et de rite sunnite (comme lArabie Saoudite) pour
la plupart de ses habitants, le Kirghizistan ne manifeste aucune hostilité à len-
droit des images et cest cette première constatation dont il fait part à une amie
art-thérapeute, Chantal G…, qui accompagne des enfants retardés mentale-
ment dans la représentation de gures humaines par le dessin.
L K
Bonjour Chantal,
Ma première surprise, après lArabie Saoudite, cest que le problème de l’image et
de la photographie ne se pose plus dans l’islam centrasiatique. Non seulement les
Kirghiz se laissent photographier, mais ils sont ravis d’être saisis sur de la pellicule.
Et les images pullulent sur les façades des tombes dans les cimetières musulmans,
au grand dam des imams formés à lécole wahbite des Saoudiens.
Une telle présence iconique remonte sans doute aux Mongols. Je me souviens de
mes recherches à lÉcole des Hautes Etudes en Sciences Sociales sur “le problème
de l’image dans le monde islamique ”. Entre les séries des miniatures “ottomanes
et des miniatures “mongoles” du Musée de Topkapi, on note que celles-ci repré-
sentent le Prophète et les femmes le visage découvert alors que celles-là les voilent.
Ces deux séries correspondent à des substrats culturels diérents. Dans les minia-
tures “mongoles”, les personnages ont le type mongol, notamment le Prophète,
mais les traits des visages sont indiérenciés, ce quAndré Papadopoulo appelle
une typologie esthétique. Lexplication est simple ; les Mongols se sont ralliés rapi-
dement à lislam, vers le XIIIème siècle, mais avec une forte tradition bouddhique
derrière eux où l’image occupe une place centrale, elle-même apportée par les
Grecs dAlexandre Le Grand.
L’image nous détourne-t-elle du sacré ou nous y conduit-elle ? Pour les sunnites
orthodoxes, Mahomet est un homme ordinaire qui ne se diérencie des autres que
par le fait davoir été choisi par Allâh pour transmettre son message. On relève
du même coup la contradiction : si Mahomet est un homme ordinaire, pourquoi
s’interdirait-on de le représenter ? En voilant son visage, lartiste l’incarne dune
façon qui le distingue des autres mortels. Figure paradigmatique de lanonymat, il
acquiert du même coup lexpression divine la plus radicale !
LETTRE KIRGHIZE
«Mon vrai visage est dans les livres»
disait Henri Michaud. «Qui veut voir le
prophète doit regarder le Coran». Une
telle armation vise à transformer le
corps physique du Livre Saint en texte.
En dautres termes, le mystique rejoint
le Prophète dans le corps même de la
textualité du Coran qui est le miroir du
Prophète ; laspect physique de celui-
ci na plus aucune pertinence, il ny a
plus lieu de chercher le type idéal de
l’homme, une façon de barrer laccès à
toute représentation idolâtre. Et le tour
est joué.
Mais il y a plus fort puisque le fonda-
teur de la secte des Hurus reconnais-
sait sur le visage les lettres du nom
dAllâh et voyait là une preuve de la
présence du divin dans lhomme. Cest
ainsi que lartiste américaine Christina
Varga a créé en 2001 un portrait néo-
byzantin de Mahomet avec de la calli-
graphie arabe à la place du visage.
Avec mes amitiés.
ierry
Le problème est dactualité en 2006 avec les
publications des caricatures du Prophète qui
provoquèrent une levée de boucliers dans le
monde islamique.
nnn
par Thierry Mauger
Professeur à L’Université Ouverte
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