JOURNAL DE L’UNIVERSITÉ OUVERTE PARIS 7 http://www.depaes.univ-paris-diderot.fr L’ A N I M A L , A V E N I R D E L’ H O M M E ? par Marie-Pierre Baudrier Directrice Pédagogique de L’Université Ouverte L’université Ouverte vous présente ses meilleurs voeux et vous souhaite S De la cruauté ordinaire oit un «grand» philosophe - Kant - et un gros animal - l’éléphant. Mélangez. Vous obtiendrez la définition suivante : «l’éléphant a aussi une queue courte avec de longs poils raides dont on se sert pour nettoyer les pipes». (in Géographie, le règne animal). Qu’est-ce qu’un animal en dehors des propriétés et qualités dont nous pourrions faire usage, et qui décident de son sort, c’est à dire, en fait de sa vie ou de sa mort ? Chasse, domestication, élevage, objet d’expérimentation en laboratoire, objet d’exhibition voire matériau du bio-art, l’animal est partout instrumentalisé, exploité, nié dans son être propre quand il n’est pas massacré pour nos besoins alimentaires ou simplement ludiques… Cette habitude millénaire dans notre civilisation nous a accoutumés à anesthésier tout sentiment vis-à-vis de la souffrance animale. L’empathie que d’aucuns manifestent spontanément apparaît comme suspecte, et sujette à moqueries. L’on objectera que le tableau est exagérément noirci et que notre culture occidentale a évolué puisqu’elle a fini par adopter des lois condamnant les tortures et actes de cruauté gratuite infligés aux animaux. La question que l’on est en droit de se poser ici est jusqu’où va la «gratuité» ? Doit-on, par exemple considérer que la mise à mort du taureau dans l’arène n’est pas un acte de cruauté gratuite parce qu’il y a le déploiement d’un «art» - l’art tauromachique - et que par ailleurs, cet art produit une jouissance esthétique dont s’enorgueillissent tous les afficionados de corridas, et qui ne doit rien à la jouissance vulgaire, celle que donne chez certains la puissance de faire souffrir ? Par ailleurs comment ne pas souligner combien cette législation a été tardive, combien elle est inexistante dans la majorités des états du monde et combien elle est difficile à appliquer… Combien est donc profonde notre indifférence au sort des animaux que nous exterminons par millions en cas d’épizootie ; que nous livrons sans état d’âme à l’abattage massif dont nous voulons ignorer les conditions réelles dans lesquelles celui-ci s’effectue ; indifférence aussi vis-à-vis des conditions de vie qu’impose aux animaux l’élevage industriel : poulets de batterie qui meurent étouffés par manque de place ; animaux rendus obèses pour accélérer l’exécution, considérés comme de la viande sur pieds avant qu’elle ne se retrouve dans nos assiettes ! Cette cruauté, ou au mieux, cette indifférence au sort réservé à l’animal pose de multiples questions d’ordre, juridique, éthique, politique, écologique et… philosophique. En ce qui concerne la philosophie j’aimerais renvoyer aux deux ouvrages qui sont la source de cette réflexion : il s’agit d’une part de Liberté et inquiétude de la vie animale (Editions Kimé, Paris, 2006) et d’Une autre existenceLa condition animale ( Editions Albin Michel, Paris 2012) tous deux écrits par une philosophe : Florence Burgat . Celle-ci poursuit deux objectifs : repenser le concept d’animal pour lui donner un nouveau statut, l’arracher à celui d’objet vivant, afin de lui reconnaître des droits. Montrer comment notre façon de pen- Noé remerciant Dieu d’avoir sauvé la création - Roelandt Savery ser l’animal et l’animalité est la conséquence d’un rationalisme triomphant inauguré par Descartes, conduisant à cette hégémonie de la technique toute puissante, dénoncée par Heidegger et soutenue par nos valeurs humanistes. Il y aurait donc une face cachée de nos valeurs humanistes qui appelle un véritable travail de déconstruction de ces dernières et de leur étayage sur des concepts fondateurs de la philosophie occidentale. Cette déconstruction produit un véritable vacillement philosophique, qui voit ses assises considérablement ébranlées. Mais, il est des vacillements salvateurs… Anthropocentrismes C ’est une forêt profonde, mystérieuse trouée par une petite mare reflétant la brèche des cieux d’un bleu lapis lazulli, dans laquelle s’épanouit une vie luxuriante : des espèces variées, domestiques ou sauvages, exotiques aussi (on distingue un lion, un dromadaire mais aussi un dodo - ancêtre du dindon - disparu depuis le XVIIIème siècle) s’ébattent dans cette nature édénique. La toile, œuvre du peintre flamand Roelandt Savery du début du XVIIème siècle, porte comme titre : Noé remerciant Dieu d’avoir sauvé la création. Mais l’œil ne voit pas Noé, petit personnage à demi dissimulé par la végétation et les animaux qui paissent autour de lui. 2 Tout se passe comme si le peintre avait voulu fixer un effacement, un décentrement invitant par là à la méditation sur notre place : que sommes-nous face à la richesse infinie de la création ? Traduisons : que sommes-nous dans l’histoire du développement des formes du vivant ? La Bible, comme la philosophie qui s’en réclamera longtemps accordent à l’Homme une place centrale, dessinant une ligne de partage entre l’animal et l’humain ; frontière infranchissable pour le plus grand malheur de l’un comme de l’autre (c’est ce que nous essaierons de montrer). Cette coupure anthropo-zoologique confèrera à l’animal une indigence ontologique : en effet l’animal est l’être qui est dépourvu de langage, de raison, de conscience, de pensée ; l’animal est cette «grandeur négative» dont l’homme a besoin pour asseoir sa suprématie. Mais cette privation de toute faculté qui de près ou de loin nous apparenterait à lui, nous inscrivant ainsi dans une sorte de continuum du vivant, est ce qui, philosophiquement parlant, autorise la choséification de l’animal et par là, les violences qui lui sont faites. Comme le dit très justement Françoise Armengaud, éthologue : «l’humanité est cette vaste entreprise d’extraction de l’animalité». En effet, «s’humaniser» signifie s’arracher à sa propre animalité, ou bien encore substituer au poids de l’instinct, la force de notre raison. Cette rupture homme/animal, permet donc, non seulement de mettre l’homme au centre de l’univers, seigneur et maître disposant à sa convenance de toutes choses ; mais elle est ce qui dote durablement la philosophie d’un ensemble d’oppositions conceptuelles qui formeront un véritable carcan de notre pensée : nature/culture ; instinct/raison ; déterminisme/liberté ; âme/corps etc… L’animalité a été construite de toute pièce, dans notre histoire, pour asseoir l’idée d’une spécificité humaine, d’un «propre de l’homme», intangible, célébré par la métaphysique, veine nourricière de notre humanisme, le tout corroboré par l’anthropologie. De sorte que la question de l’homme est venue occulter l’homme comme question : au lieu de suivre l’élaboration du concept d’humanité dans l’histoire, et d’en faire la généalogie au sens nietzschéen, c’est à dire, d’interroger les forces obscures à l’œuvre dans son édification, la philosophie en a fait une évidence, un sol originaire que rien ne pourrait jamais venir ébranler. Ainsi le monstre, le pervers dont le comportement aberrant nous emplit d’effroi est-il, pour nous, celui qui «a perdu son humanité» et est retombé dans l’animalité. Mais cette «animalité» de l’homme - synonyme de brutalité, de dépravation - que montre-t-elle d’autre si ce n’est un champ de possibles qu’ouvre en permanence le sillon que creuse l’humain ? Car, comme le rappelle si justement F. Burgat citant Derrida : «L’on peut s’interroger sur le fait que le seul propre de l’homme dont on soit sûr, le seul trait, qui, une fois passé au crible la liste des propres de l’homme, ne saurait en aucun cas être attribué à l’animal ou au dieu, c’est la bêtise ou la bestialité». Voilà donc l’animalité : la projection d’une humanité horrifiée par sa propre férocité ; ce qui doit être nié et promptement dompté par la loi morale. Mais, paradoxalement l’animalité ne nous dit rien de l’animal ; toujours elle nous renvoie à nous-mêmes : soit à notre humanité déchue (thématique de la chute) ; soit, au contraire à une part de nousmêmes que nous aurions perdue et qui serait ce noyau originel et bon puisque naturel, vierge de tous les artifices et les défigurations que nous impose la vie en société (on aura reconnu un des thèmes rousseauistes). Cette animalité heureuse - que l’on se figure comme telle - renvoie à l’ordre du besoin, facilement contenté, à un bonheur confondu avec la simple satisfaction organique. Dans les deux cas, l’animalité est ce détour au moyen duquel l’humanité tente de s’appréhender et de se comprendre ; elle n’est jamais pensée en elle-même et pour elle-même. Longtemps l’animal a fait figure d’impensé de la philosophie ; son exclusion a été totale jusqu’à la souffrance qui lui a été déniée… Douleur animale et souffrance humaine L a dévalorisation de l’animal, bibliquement établie, s’est trouvée confortée par le cartésianisme qui marque pourtant l’entrée dans la période moderne. En effet, on doit au mécanisme cartésien l’élaboration de la célèbre théorie de l’animalmachine qui réduit l’animal à n’être qu’un assemblage d’os, de nerfs et de muscles, parcourus en tous sens par «les esprits animaux» qui commandent le mouvement et la sensation. Mais, dépourvu de toute pensée, l’animal ne sait pas ce qu’il sent ; conséquemment on ne peut dire qu’il souffre. Il a une sensation douloureuse : c’est que la douleur n’engage que la sensorialité là où la souffrance implique une dimension cognitive et réflexive ; la douleur «se sent» ; la souffrance se «ressent». La douleur n’affecte que telle ou telle partie d’un corps, alors que dans la souffrance, c’est mon être tout entier qui se trouve impliqué, engagé ; la souffrance se donne donc comme une expérience existentielle , au travers de laquelle c’est notre rapport au monde qui se trouve modifié, altéré. On voit donc ici comment ce qui aurait pu être le lieu d’une expérience commune, se trouve au contraire l’instrument permettant de redoubler la coupure anthropo-zoologique, comme celui permettant de disposer à sa guise de l’animal, de le mutiler, le torturer sans culpabilité aucune. Dans le premier chapitre de Liberté et inquiétude de la vie animale, F. Burgat montre par quelles voies l’on peut tenter de sortir de cette surdité philosophique. C’est à la phénoménologie, particulièrement aux travaux de Merleau-Ponty qu’elle emprunte sa théorie de la corporéité, et avec elle, les analyses portant sur l’organisme et le comportement, le tout enrichi par les données éthologiques. Les animaux évolués semblent éprouver cette cassure existentielle que cause l’expérience de la douleur. Le retrait, la prostration, la recherche d’un lieu où se cacher, ne sont-ils pas les indices que pour eux aussi un rapport au monde, aux congénères, s’altère ; que le monde même s’abolit ? Le vécu de ce type d’expérience ne les conduitil pas à éprouver de la détresse, voire de l’angoisse - concept que l’on peut «ouvrir» en le débarrassant de son sens métaphysique qui veut que l’angoisse figure ce moment où nous rencontrons notre finitude et notre contingence radicale que l’on peut alors accorder à l’animal souffrant, qui sent la mort l’approcher, sans avoir à sa disposition de quoi symboliser cette expérience et qui la vit comme absolue dissolution ? Rupture de tout lien, y compris de celui qu’il entretenait avec son propre corps ? L’Animal existe-il ? D épossédé de tout, l’animal se voit refuser la notion d’existence même ! C’est qu’exister, du latin ex-sistere qui signifie littéralement se tenir hors de soi, implique l’idée d’une séparation de soi, réservée à une conscience réfléchie, seule capable de produire ce retour sur soi que l’on nomme traditionnellement «réflexivité». C’est sur cette idée d’une séparation de soi, d’une distance maintenue entre le Je et le Moi ; le soi et le soi-même, que les différents courants existentialistes, particulièrement l’existentialisme sartrien, à la suite de Heidegger, vont présenter la situation de l’être humain comme étant celle d’un être-jeté-dans-le-monde, ne trouvant aucun sol originaire sur lequel se fonder - ce que Sartre appelle notre «radicale contingence» - ni un sens vers lequel s’orienter. Rien de tel, évidemment chez l’animal, défini comme «simple vivant». L’animal vit, mais n’existe pas. Cette non-existence le conduit à évoluer dans son milieu auquel il adhère, dans une immanence étale «comme de l’eau à l’intérieur de l’eau» pour reprendre l’image empruntée à Georges Bataille dans Théorie de la religion. Mais ce rejet de l’animal dans la vie - la vie nue, réduite à un ensemble de processus biochimiques de même que la scission que l’on veut à tout prix instaurer et maintenir entre vie et existence, apparaissent bien plutôt, au terme de cette analyse comme de simples postulats que l’humanisme et la rationalité technicienne triomphante ont imposés pour disposer de ce «simple vivant» et s’en servir à ses propres fins. Car, enfin, rien dans les sciences de l’animal ne vient corroborer ces affirmations ! Bien au contraire, l’éthologie, depuis les études de Konrad Lorenz et celles de von Uexküll sur les mondes humains et les mondes animaux, ont précisément montré que l’animal disposait d’un monde - entendu comme espace dans lequel, pour chaque espèce, se constituent des éléments de signification, que l’animal décrypte, et auxquels il adapte son comportement. Ainsi donc l’animal - du moins pour les espèces évoluées - peut être dit «sujet» de ses propres expériences. Et la notion même de comportement, si magistralement analysée par Merleau-ponty doit ici être invoquée, si l’on veut mettre un terme à notre misère anthropocentrique. Le comportement animal n’est pas réductible à un schéma stimulus/réponse ; il n’est pas cette réponse instinctuelle qui 3 n’engagerait qu’un plan physiologique. Il laisse apparaître, au contraire, une possibilité de choix, donc de liberté même restreinte - Il révèle par exemple que l’objet susceptible de procurer de la satisfaction peut conduire l’animal à la trouver dans un leurre. Mais, précisément, cette possibilité de se leurrer, loin d’être le signe d’une imbécillité, figure au contraire la capacité à halluciner l’objet, à le fantasmer. Or, ici, s’effectue probablement un passage qui est celui du pur instinct au symbolique, au travers duquel l’objet devient signe. Mais si l’objet peut devenir signe, cela signifie que l’organisme lui-même entretient une relation symbolique à l’objet. La rupture ontologique majeure se situerait donc non pas entre l’animal et l’humain, mais bien plutôt entre le végétal et l’animal ! La philosophie à l’épreuve de l’animalité C ’est donc à une véritable déconstruction de notre édifice philosophique que la question de l’animalité conduit. Ce sont les notions de conscience, de sujet, de désir, de représentation, pour ne citer que les plus importantes qu’il faut reconsidérer. Ainsi être conscient ne signifie-t-il que savoir et savoir que l’on sait ? N’y a-t-il qu’un seul mode de conscience ? Le sujet implique-t-il nécessairement l’idée d’un sujet rationnel et raisonnable avec pour corollaire celle d’une maîtrise du monde ? Le philosophe Jacques Derrida (dans un texte déjà cité) voyait dans la raison instrumentale dont nous nous enorgueillissons «la mise en place d’une structure sacrificielle, c’est à dire une place laissée libre pour une mise à mort non criminelle» ce qui revient à dire, qu’ainsi entendu «le sujet est un dispositif mortifère». Il faut réinventer le sujet, ne serait-ce que pour donner des droits aux animaux, et faire en sorte que désormais l’on ne puisse plus rien trouver dans l’arsenal conceptuel de la philosophie qui nous permette de les massacrer «tranquillement», comme si de rien n’était, fût-ce au nom d’un «art» ou d’une tradition. On le voit, la question de l’animal, loin d’être une question marginale, exotique, apparaît au contraire comme une question cen- trale, primordiale dont l’enjeu nous semble double : changer notre regard sur l’animal, ce lointain prochain… Lui accorder notre respect et notre protection avant que le désastre écologique auquel nous assistons sonne la fin de notre espèce. Empêcher que le discours philosophique lui-même ne se fasse l’allié et l’instrument de ce désastre. Et se rappeler que, comme le dit Jean-Christophe Bailly, dans un livre magnifique, Le versant animal (Bayard, 2007) «il n’y a pas de règne, ni de l’homme, ni de la bête, mais seulement des passages, des souverainetés furtives, des fuites, des rencontres». Nous ne serons jamais sûrs de pouvoir nous comprendre, ni même nous rencontrer tant, entre l’homme et l’animal deux nuits se mêlent… Nous nous tenons sur des seuils mouvants, fragiles, d’une absolue et poignante beauté…. Mais nous savons, ou devons savoir, maintenant, que l’animal, sauvé, restauré dans son existence comme dans sa dignité, est l’avenir de l’homme. nnn Surpris - Henri Rousseau dit Le Douanier 1891 4 LETTRE KIRGHIZE par Thierry Mauger Professeur à L’Université Ouverte E Le voile du Prophète n 2009 à l’Université Ouverte, Thierry Mauger consacrait un séminaire à l’Arabie Saoudite traditionnelle (L’Arabie des origines). Un cours était consacré à l’iconoclasme saoudien. On a souvent répété que l’islam interdisait la représentation figurée. Le Coran n’interdit nulle part l’image. Il rejette seulement les ansab (pierres dressées, bétyles, stèles ou encore idoles). C’est dans les hadiths (les paroles rapportées du Prophète) qu’on trouve des interdictions de la représentation d’êtres animés. En Arabie Saoudite, tous ces problèmes liés à la représentation sont dus au wahhâbisme qui est un mouvement sectaire né en Arabie au XVIIIème, une forme d’islam pur et dur dont se revendiquent les salafistes et les talibans. Tout le monde garde à l’esprit les caricatures danoises du Prophète reprises par Charlie Hebdo. C’est tout le problème de la liberté d’expression qui fut alors l’objet d’un débat virulent. En passant de l’Arabie Saoudite au Kirghizistan comme nouveau terrain de recherches, objet d’un séminaire programmé pour l’année 2012-2013, Thierry Mauger a été frappé par la différence d’attitude à l’égard des images entre les deux pays. Bien qu’islamique et de rite sunnite (comme l’Arabie Saoudite) pour la plupart de ses habitants, le Kirghizistan ne manifeste aucune hostilité à l’endroit des images et c’est cette première constatation dont il fait part à une amie art-thérapeute, Chantal G…, qui accompagne des enfants retardés mentalement dans la représentation de figures humaines par le dessin. Lettre Kirghize Bonjour Chantal, Ma première surprise, après l’Arabie Saoudite, c’est que le problème de l’image et de la photographie ne se pose plus dans l’islam centrasiatique. Non seulement les Kirghiz se laissent photographier, mais ils sont ravis d’être saisis sur de la pellicule. Et les images pullulent sur les façades des tombes dans les cimetières musulmans, au grand dam des imams formés à l’école wahhâbite des Saoudiens. Une telle présence iconique remonte sans doute aux Mongols. Je me souviens de mes recherches à l’École des Hautes Etudes en Sciences Sociales sur “le problème de l’image dans le monde islamique ”. Entre les séries des miniatures “ottomanes” et des miniatures “mongoles” du Musée de Topkapi, on note que celles-ci représentent le Prophète et les femmes le visage découvert alors que celles-là les voilent. Ces deux séries correspondent à des substrats culturels différents. Dans les miniatures “mongoles”, les personnages ont le type mongol, notamment le Prophète, mais les traits des visages sont indifférenciés, ce qu’André Papadopoulo appelle une typologie esthétique. L’explication est simple ; les Mongols se sont ralliés rapidement à l’islam, vers le XIIIème siècle, mais avec une forte tradition bouddhique derrière eux où l’image occupe une place centrale, elle-même apportée par les Grecs d’Alexandre Le Grand. L’image nous détourne-t-elle du sacré ou nous y conduit-elle ? Pour les sunnites orthodoxes, Mahomet est un homme ordinaire qui ne se différencie des autres que par le fait d’avoir été choisi par Allâh pour transmettre son message. On relève du même coup la contradiction : si Mahomet est un homme ordinaire, pourquoi s’interdirait-on de le représenter ? En voilant son visage, l’artiste l’incarne d’une façon qui le distingue des autres mortels. Figure paradigmatique de l’anonymat, il acquiert du même coup l’expression divine la plus radicale ! «Mon vrai visage est dans les livres» disait Henri Michaud. «Qui veut voir le prophète doit regarder le Coran». Une telle affirmation vise à transformer le corps physique du Livre Saint en texte. En d’autres termes, le mystique rejoint le Prophète dans le corps même de la textualité du Coran qui est le miroir du Prophète ; l’aspect physique de celuici n’a plus aucune pertinence, il n’y a plus lieu de chercher le type idéal de l’homme, une façon de barrer l’accès à toute représentation idolâtre. Et le tour est joué. Mais il y a plus fort puisque le fondateur de la secte des Hurufis reconnaissait sur le visage les lettres du nom d’Allâh et voyait là une preuve de la présence du divin dans l’homme. C’est ainsi que l’artiste américaine Christina Varga a créé en 2001 un portrait néobyzantin de Mahomet avec de la calligraphie arabe à la place du visage. Avec mes amitiés. Thierry Le problème est d’actualité en 2006 avec les publications des caricatures du Prophète qui provoquèrent une levée de boucliers dans le monde islamique. nnn 5 LA LECTURE A VOIX HAUTE Par Sophie Rismont Stagiaire à l’Université Ouverte Enquête sur la pratique de la lecture à voix haute, autour d’une association, «Les Mots Parleurs» à Paris, et un lieu, «Liber and Co» à Belle-Ile. Pour donner à voir et à entendre l’écriture, Valérie Delbore, rejointe rapidement par Carole Bergen, crée «Les Mots Parleurs» en 1997. Toutes deux comédiennes, elles se produisent notamment au théâtre de l’Odéon et depuis peu, à l’hôtel Lutétia. Entre les formations à la lecture à voix haute qu’elles proposent aux adultes, les interventions dans les collèges et lycées, les centres sociaux et les hôpitaux, elles sont au 450e texte lu, une seule fois. Pourquoi avoir choisi la lecture à voix haute ? En tant que comédiennes, nous avions envie de nous dégager du visuel, très prégnant au théâtre, pour travailler plus intensément sur l’architecture, le rythme et les silences d’un texte, sur la résonnance des mots dans le corps, plutôt que sur l’interprétation. Nous rapprocher de l’essence de l’écriture nous a permis de retrouver une respiration commune avec le public, que nous avions perdue. Mais comment passer de la lecture pour soi à la lecture pour d’autres en éprouvant le plaisir d’échanger ? Quand nous lisons à voix basse, nous ne jouons pas des personnages, nous les imaginons. En lisant à voix haute, nous essayons de retrouver cette voix intérieure pour restituer au plus juste l’écriture d’un auteur et la rendre limpide, intelligible. C’est après une phase d’appropriation du texte que nous partageons ces mots qui traversent nos corps en les faisant vibrer. Notre objectif n’est pas tant de raconter une histoire gravée dans notre mémoire, comme le ferait un conteur avec ses propres mots, mais de mettre en valeur l’écrit, de donner à entendre son souffle interne et de permettre au public de déployer ses propres images. Comment donner à entendre et à voir un texte ? Nous nous sommes interrogées sur la façon la plus juste de faire entendre un texte et sur la représentation à laquelle nous aspirions, car la lecture à voix haute devant un public - qu’il y ait cinq, dix ou cent personnes - est une représentation. Au tout début, assises sur des tabourets hauts, le texte à la main, nous lisions en nous adressant au public, en interprétant les dialogues, comme savent le faire des acteurs. Après réflexion, nous avons fait le choix de lire debout, derrière un pupitre pour effacer toute séduction et recherche d’adhésion du public par le regard. Nous tentons ainsi de restituer le plus justement possible ce que nous avons sous l’œil : la ponctuation, les blancs, le rythme de l’écrit, le dessin que fait un texte, la typographie. Malgré cette tentative d’effacement, nous nous sommes rendu compte que nos corps étaient très présents. Nous avons alors travaillé sur les quelques mouvements nécessaires à une lecture : ceux de l’œil qui prend en compte la ponctuation, ceux du ventre qui respire et ceux de la bouche qui prononce les mots. Avec les temps imposés par l’écriture, nos corps entrent dans une sorte de mouvance permanente qui, par moments, laisse place au silence. Avec les silences se crée un espace qui se dilate ou se réduit selon la perception que nous avons de ces temps. Nous ressentons dans nos corps le rythme de l’écriture. Proust, Flaubert, Duras, Volodine, Sylvie Germain… nous donnent un plaisir très particulier à les lire. Comment expliquez-vous cet engouement actuel, alors que le plaisir de lire décline ? Actuellement, il y a un trop plein d’images. Les images imposées sont certes belles, faciles d’accès, mais elles ont tendance à devenir académiques, conventionnelles. Avec la lecture à voix haute, chaque personne a à nouveau la possibilité de créer ses propres images et sa propre évocation. Quel est ce public ? Des personnes qui n’ont plus le temps de lire et qui voudraient se redonner l’envie de lire. Les grands lecteurs n’appartiennent pas à ce public, parce qu’ils sont en parfaite harmonie avec leur voix intérieure et n’aiment pas que quelqu’un intervienne dans leur cheminement de lecture. Notre public est composé essentiellement de femmes qui, lorsqu’on leur raconte une histoire, semblent moins craindre que les hommes de retomber dans un état d’enfance. Mais cela a tendance à changer. Pour le jeune public, nous réduisons la durée, mais ne changeons pas notre façon de lire. Et cela marche. Même si nous faisons le choix de ne pas montrer d’images, les enfants sont tout à fait capables de créer les leurs. Beaucoup de jeunes ne lisent plus pour de multiples raisons et entre autre parce que, pour eux, la lecture est faite pour ingurgiter et accumuler des connaissances. Ce n’est pas cela la lecture. Il y a une confusion, héritée des siècles précédents et liée à l’école : celui qui lit est celui qui a la connaissance, c’est l’homme privilégié. Tant que l’école ne cassera pas cette dimension hiérarchique, on ne parviendra pas à libérer l’écrit et le livre et à redonner du plaisir à lire. La lecture à voix haute permet-elle d’œuvrer à cette libération ? La France est le pays qui édite le plus de livres dans le monde. La langue française a une très belle sonorité. Sa complexité et sa subtilité permettent de donner magnifiquement, en une seule phrase, le tout et son contraire. Au cours de notre travail technique, nous avons redécouvert sa grande musicalité, ses accents formidables, ses voyelles qui se placent différemment dans le palais, ses nasales, ses percutantes, ses dentales, ses longues, ses brèves, ses doubles consonnes. C’est un plaisir de dire juste, de réapprendre à parler cette langue telle qu’elle s’écrit, dans ses sonorités, dans ses trésors de douceur. 6 Un «l» adoucit tout. La prononciation fait image, image du mot. Quel plaisir de dire papillon, si on le prononce bien, il s’envole tout de suite. «La Maison des Livres» En 2004, Bénédicte Liber crée avec son mari, Jean-Pierre, un lieu «Liber and Co, La Maison des Livres», autour de la lecture à voix haute, avant d’ouvrir le lieu à des rencontres d’écrivains et de lecteurs. «Nous voulions qu’il se développe autour de la littérature passée par la voix des autres», dit-elle. «Pourquoi discuter d’un texte, si nous ne goûtons pas sa sonorité, sa musique ?» Françoise Sagan pouvait, quand on lui lisait un texte à voix haute, reconnaître l’auteur, à la musique de son écriture. Pour vous la lecture à voix haute est-elle un partage ? C’est plus qu’un partage, c’est une communion. Entendre ensemble la voix est une expérience très forte qui nous fait entrer dans une sorte d’union commune. Aharon Appelfeld dit que «la littérature est la prière perdue». Denis Podalydès, à la lecture d’un passage d’A la recherche du temps perdu, reste «bouche bée devant l’extrême concomitance de ce qui est écrit et de ce qui jusqu’à présent m’a paru indicible, trop intimement enfoui dans les sensations les plus confuses, effraction brutale de ma propre intériorité, et dévoilement soudain de l’humaine condition». Pourquoi avez-vous fait le choix de lire Proust pendant 2 ans ? Ce texte s’intéresse tellement à l’âme humaine qu’il nous rejoint, nous les lecteurs, les écoutants. Il est d’une vérité profonde, d’une force, d’une authenticité dont je n’étais pas à ce point consciente avant de l’avoir écouté. Ce voyage à l’intérieur d’une sensibilité et d’une société est enrichissant, parce que la société évolue avec certains codes qui ne changent pas, car ils sont le fait des hommes. Il y a des moments tellement pleins d’humour, de justesse, d’émotions, de poésie, de réflexion philosophique, même si parfois, on a le droit de s’endormir en l’écoutant. La lecture silencieuse ne produirait-elle pas le même effet ? La lecture à voix haute est le grand complément de la lecture silencieuse LE PISTACHIER LENTISQUE DE GHISONACCIA S Par Hugette Boudeau Stagiaire à l’Université Ouverte ur une parcelle de maquis qu’elle nettoie, Elise Inversin, met à jour un arbre, enfoui sous un amas de gravats et de déblais. A demi asphyxié, vigoureux malgré tout, libéré, il s’épanouit et se développe. C’est un pistachier lentisque, qui échappe, à quelque temps de là, au feu qui menace le village. Probablement le plus vieil arbre de Corse. (On estime qu’il a entre 800 et 1000 ans), sélectionné par concours, “Arbre de l’année”. Il reçoit le label “ARBRE REMARQUABLE”, décerné par l’Association A.R.B.R.E.S. que préside Georges Feterman. Dans la campagne corse aux printemps odorants, Sous un tas de gravats, ignoré, misérable, Il tendait vers le ciel des rameaux implorants. Allait-il périr là, étouffé, lamentable? Elise le découvre, s’acharne à le sauver. Dégagé des déblais, épargné par le feu, Au lieu-dit de Gattone, sa forme retrouvée, Il se laisse admirer, tranquille et vigoureux. Témoin depuis des siècles des remous de l’Histoire, Il était déjà là quand Bonaparte est né. Dans son havre de paix, insensible à la gloire, Il vit des jours heureux, en un lieu protégé. Entre les hommes et lui, c’est une histoire d’amour, Le PISTACHIER LENTISQUE, silhouette vénérable, C’est l’ARBRE DE L’ANNÉE, désigné par concours, Labellisé depuis comme ARBRE REMARQUABLE qui, bien sûr, ne peut pas être évitée, dans la mesure où elle est notre premier contact avec le texte. Nous, lecteurs, habités par le texte, nous découvrons que le texte de Proust lu à voix haute a un souffle, alors que celui qui l’a écrit, était asthmatique. L’œuvre de la Recherche est autant une œuvre de l’émotion que de l’intellect et cette émotion passe par nos sens, par la voix qui traverse nos corps. Le temps est le thème central de cette œuvre. Ce temps qui a fui, nous le revivons avec la lecture à voix haute, comme une traversée du temps. Pour lire à voix haute est-il nécessaire de se mettre en retrait ? Lire à voix haute n’est pas une performance théâtrale. Lecteurs, nous cherchons à nous mettre au service du texte pour retrouver la vibration de l’écriture. Adopter l’attitude juste est un cheminement et favorise l’ouverture, le partage. Cette expérience très fédératrice nous fait en effet évoluer personnellement et crée quelque chose qui nous relie les uns aux autres. C’est presque religieux au sens littéral du terme. La lecture silencieuse, si elle est plus personnelle, si elle est une rencontre intime entre l’écrivain et son lecteur, reste néanmoins inestimable. Pour moi il n’y a pas de littérature sans partage. Jean-Pierre et moi, nous nous sommes rencontrés autour de la poésie et avons toujours lu à voix haute et avons toujours partagé des livres. Ce lieu voué à la littérature est né de cette passion pour le partage des mots. Belle- Ile, terre d’une grande intensité physique, terre de solitude et de partage, composantes de tout art, est aussi un carrefour de cheminements qui a permis la naissance de ce projet. Article paru en juillet 2012 dans «La Grande Oreille», LA REVUE DES ARTS DE LA PAROLE. Valérie Delbore - Tél. : 06 12 08 66 66 - www.motsparleurs.org Bénédicte Liber - Tél. : 02 97 31 82 41 - www.liberandco.com 7 ROMAN Milena Agus Amour, famille et ricotta Editions LIANA LEVI En quelques pages, la romancière sarde, Milena Agus, conjugue avec légèreté, amour, famille, drame et fantaisie. Trois sœurs, Maddalena, Noémie et Ricotta, descendantes d’une famille noble ruinée, occupent 3 appartements dans le palais familial dont elles ont hérité. Palais situé au cœur de la ville de Cagliari et qui a été vendu à la découpe en huit appartements. Des trois façades du palais, les comtesses n’en possèdent plus que deux, dont une très délabrée. C’est un palais qui a connu la splendeur, que les balustrades et les statuts de la façade principale rappellent. Trois sœurs, dont l’appartement de chacune reflète le caractère et la vie. Les trois sœurs ne s’appellent pas réellement de Ricotta. C’est la cadette que l’on appelle ainsi, parce qu’elle est maladroite. Elle a «des mains de ricotta» (fromage blanc et mou), et que la réalité de la vie blesse son cœur 8 «de ricotta», lui aussi. Séparée de son mari, elle élève seule un drôle de petit garçon, Carlito, qui porte des lunettes de plongeur et que l’on pourrait croire légèrement attardé. Il révèle cependant un don pour la musique. Ricotta n’a d’yeux que pour son beau voisin qui habite derrière le mur. Mur sur lequel elle grimpe souvent ! L’appartement de Maddalena est torride. Elle adore son mari Salvatore ! Leur complicité amoureuse est totale. Oui mais voilà, malgré leur amour ardent ils ne peuvent avoir d’enfant. Certaines scènes qui se déroulent chez Maddalena sont d’un érotisme exubérant… Au dernier étage habite Noémie, l’aînée. Elle est sèche, sérieuse et sans grâce. Elle exerce le métier de magistrate et ne pense qu’à racheter ce qui a été vendu. Elle conserve jalousement les meubles et la vaisselle de famille. Elle ne se croit pas douée pour l’amour, jusqu’à ce qu’apparaisse Elias, le neveu de la nounou, un beau jeune homme venu de la campagne pour restaurer la façade. Noémie va découvrir l’amour, la Sardaigne et sacrifier meubles et vaisselle. Il y a aussi une nounou qui travaille gratuitement, depuis toujours pour la famille. Au travers de cette nounou, l’auteur remonte l’histoire familiale, de mère en filles et par touches légères nous dévoile des secrets. La Sardaigne, avec son ciel limpide, la mer bleue, ses fleurs, ses senteurs est le cadre enchanteur de ce roman. C’est drôle, poétique, parfois délicieusement saugrenu, le drame et la comédie s’y mêlent allègrement. ROMAN Nadeem Aslam La vaine attente Editions ACTES SUD «La vaine attente», second roman de Nadeem Aslam, né en 1966 au Pakistan, est un voyage historique et intime au bout de la nuit Afghane, des années 70 à nos jours : guerre russo-afghane, guerre civile, arrivée au pouvoir des Talibans ... C’est un récit à tiroirs, avec allers et retours incessants entre le passé - à travers les souvenirs - et le présent que vivent les principaux personnages : Lara, venue de Russie, David des USA, Marcus, d’origine anglaise, mais installé depuis des dizaines d’années en Afghanistan qu’il a adopté en épousant Quirina et sa culture. Tous trois se rencontrent dans la maison de Marcus, avec leur passé et le désir de retrouver la trace de chers disparus : un frère pour Lara, un petit fils pour Marcus, que recherche aussi David, jadis épris de sa mère Xiamen ; destins étrangement liés, dans une vaine attente. L’auteur porte un regard assez désespéré sur le pays affaibli par des conflits tribaux, enjeux géopolitiques entre les deux Grands ; il nous fait plonger dans l’enfer : enlèvements, tortures, attentats terroristes, espionnage, contre espionnage... Mais Nadeen Aslam évoque aussi, dans la langue chargée de parfums et de couleurs d’un conte oriental des Mille et une nuits, la poésie et la beauté des paysages et des oeuvres d’art que symbolise la maison de Marcus, îlot de résistance contre les assauts de la barbarie : la maison se dresse au bord d’un petit lac ; bien qu’endommagée par des guerres successives, elle donne toujours une impression de sculptures délicates, d’extraordinaire légèreté ; les fresques sur les murs, les livres cloués au plafond pour échapper aux talibans, la tête souriante du Bouddha enfouie dans le jardin en font un lieu magique. Ce livre passionnant et bouleversant nous aide à appréhender la complexité de la question afghane ; il s’en dégage une philosophie amère : la fragilité des liens humains, de la raison, de l’amour, de l’art, face à l’ignorance, au fanatisme, et à la cruauté. nnn Publication de l’Université Paris-Diderot-Paris 7 Directeur de la Publication André Klier Coordination : Jean-Paul Dubiez - Sophie Rismont Maquette : Rita Leys Imprimeur : Newworks Tiré à 1200 exemplaires