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seul trait, qui, une fois passé au crible la
liste des propres de l’homme, ne saurait
en aucun cas être attribué à l’animal ou
au dieu, c’est la bêtise ou la bestialité».
Voilà donc l’animalité : la projection
d’une humanité horriée par sa propre
férocité ; ce qui doit être nié et promp-
tement dompté par la loi morale. Mais,
paradoxalement l’animalité ne nous dit
rien de l’animal ; toujours elle nous ren-
voie à nous-mêmes : soit à notre huma-
nité déchue (thématique de la chute) ;
soit, au contraire à une part de nous-
mêmes que nous aurions perdue et qui
serait ce noyau originel et bon puisque
naturel, vierge de tous les artices et
les dégurations que nous impose la
vie en société (on aura reconnu un des
thèmes rousseauistes). Cette animalité
heureuse - que l’on se gure comme
telle - renvoie à l’ordre du besoin, facile-
ment contenté, à un bonheur confondu
avec la simple satisfaction organique.
Dans les deux cas, l’animalité est ce dé-
tour au moyen duquel l’humanité tente
de s’appréhender et de se comprendre ;
elle n’est jamais pensée en elle-même et
pour elle-même. Longtemps l’animal a
fait gure d’impensé de la philosophie
; son exclusion a été totale jusqu’à la
sourance qui lui a été déniée…
D
La dévalorisation de l’animal,
bibliquement établie, s’est trou-
vée confortée par le cartésia-
nisme qui marque pourtant l’entrée
dans la période moderne. En eet, on
doit au mécanisme cartésien l’élabora-
tion de la célèbre théorie de l’animal-
machine qui réduit l’animal à n’être
qu’un assemblage d’os, de nerfs et de
muscles, parcourus en tous sens par
«les esprits animaux» qui commandent
le mouvement et la sensation. Mais,
dépourvu de toute pensée, l’animal ne
sait pas ce qu’il sent ; conséquemment
on ne peut dire qu’il soure. Il a une
sensation douloureuse : c’est que la
douleur n’engage que la sensorialité là
où la sourance implique une dimen-
sion cognitive et réexive ; la douleur
«se sent» ; la sourance se «ressent».
La douleur n’aecte que telle ou telle
partie d’un corps, alors que dans la
sourance, c’est mon être tout entier
qui se trouve impliqué, engagé ; la
sourance se donne donc comme une
expérience existentielle , au travers de
laquelle c’est notre rapport au monde
qui se trouve modié, altéré. On voit
donc ici comment ce qui aurait pu être
le lieu d’une expérience commune,
se trouve au contraire l’instrument
permettant de redoubler la coupure
anthropo-zoologique, comme celui
permettant de disposer à sa guise de
l’animal, de le mutiler, le torturer sans
culpabilité aucune.
Dans le premier chapitre de Liber-
té et inquiétude de la vie animale,
F. Burgat montre par quelles voies l’on
peut tenter de sortir de cette surdité
philosophique. C’est à la phénomé-
nologie, particulièrement aux travaux
de Merleau-Ponty qu’elle emprunte sa
théorie de la corporéité, et avec elle,
les analyses portant sur l’organisme et
le comportement, le tout enrichi par
les données éthologiques.
Les animaux évolués semblent éprou-
ver cette cassure existentielle que
cause l’expérience de la douleur. Le re-
trait, la prostration, la recherche d’un
lieu où se cacher, ne sont-ils pas les
indices que pour eux aussi un rapport
au monde, aux congénères, s’altère ;
que le monde même s’abolit ? Le vécu
de ce type d’expérience ne les conduit-
il pas à éprouver de la détresse, voire
de l’angoisse - concept que l’on peut
«ouvrir» en le débarrassant de son
sens métaphysique qui veut que
l’angoisse gure ce moment où nous
rencontrons notre nitude et notre
contingence radicale que l’on peut
alors accorder à l’animal sourant, qui
sent la mort l’approcher, sans avoir à
sa disposition de quoi symboliser cette
expérience et qui la vit comme absolue
dissolution ? Rupture de tout lien, y
compris de celui qu’il entretenait avec
son propre corps ?
L’A -
Dépossédé de tout, l’animal se
voit refuser la notion d’exis-
tence même ! C’est qu’exister,
du latin ex-sistere qui signie littéra-
lement se tenir hors de soi, implique
l’idée d’une séparation de soi, réser-
vée à une conscience rééchie, seule
capable de produire ce retour sur soi
que l’on nomme traditionnellement
«réexivité». C’est sur cette idée d’une
séparation de soi, d’une distance
maintenue entre le Je et le Moi ; le soi
et le soi-même, que les diérents cou-
rants existentialistes, particulièrement
l’existentialisme sartrien, à la suite de
Heidegger, vont présenter la situation
de l’être humain comme étant celle
d’un être-jeté-dans-le-monde, ne
trouvant aucun sol originaire sur le-
quel se fonder - ce que Sartre appelle
notre «radicale contingence» - ni un
sens vers lequel s’orienter. Rien de
tel, évidemment chez l’animal, déni
comme «simple vivant». L’animal vit,
mais n’existe pas. Cette non-existence
le conduit à évoluer dans son milieu
auquel il adhère, dans une immanence
étale «comme de l’eau à l’intérieur de
l’eau» pour reprendre l’image emprun-
tée à Georges Bataille dans éorie de
la religion. Mais ce rejet de l’animal
dans la vie - la vie nue, réduite à un
ensemble de processus biochimiques -
de même que la scission que l’on veut
à tout prix instaurer et maintenir entre
vie et existence, apparaissent bien
plutôt, au terme de cette analyse
comme de simples postulats que
l’humanisme et la rationalité techni-
cienne triomphante ont imposés pour
disposer de ce «simple vivant» et s’en
servir à ses propres ns.
Car, enn, rien dans les sciences de
l’animal ne vient corroborer ces ar-
mations ! Bien au contraire, l’éthologie,
depuis les études de Konrad Lorenz et
celles de von Uexküll sur les mondes
humains et les mondes animaux, ont
précisément montré que l’animal dis-
posait d’un monde - entendu comme
espace dans lequel, pour chaque
espèce, se constituent des éléments de
signication, que l’animal décrypte, et
auxquels il adapte son comportement.
Ainsi donc l’animal - du moins pour
les espèces évoluées - peut être dit
«sujet» de ses propres expériences.
Et la notion même de comportement,
si magistralement analysée par
Merleau-ponty doit ici être invoquée,
si l’on veut mettre un terme à notre
misère anthropocentrique. Le com-
portement animal n’est pas réductible
à un schéma stimulus/réponse ; il n’est
pas cette réponse instinctuelle qui
Noé remerciant Dieu d’avoir sauvé la création - Roelandt Savery