Trimestriel Automne 2008 n° 122 Ed. Resp.: Raphaël Ernst, Autre Terre asbl, 4e avenue 45, 4040 Herstal – Bureau de dépôt: NSC Liège X - P 501015 Entreprendre autrement au Nord et au Sud L’économie, bien plus qu’une question d’argent. Entreprendre autrement C’est possible (P. 4) C’est utile (P. 12) C’est nécessaire (P. 23) Coordination : David Gabriel Sommaire Secrétariat de rédaction : Geneviève Godard Comité de rédaction : Raphaël Ernst, David Gabriel, Geneviève Godard, Quentin Mortier, Xavier Roberti et Salvatore Vetro Ont collaboré à ce numéro : Berardo Abanto Cerna, Franck Ahouadi, Nedda Angulo, Luigi Ciotti, Stefania Collina, Thomas Diop, François Greslou, José Lavezzi, François Malaise, Claudia Marongiu, Claudia Paggi, Riccardo Petrella, Hervé Samyn, Georges Tabacchi et William Wauters Correction : Cédric De Lievre Photos de couverture : • C1 : Uliano Lucas - Negli Occhi del lavoro, EGA Editore, Torino, 2007 • C4 et illustrations campagne «Entreprendre autrement» : Agence graphique ISSEO.net 3 Édito 4 Entreprendre autrement, c’est possible 6 Italie - Le Gruppo Abele 8 Belgique - Le Groupe Terre terre n°122 • automne 2008 25 10 Bénin - Envie Bénin 12 Entreprendre autrement, c’est utile Belgique - Le Groupe Cortil 2 Entreprendre autrement, c’est nécessaire Belgique - Le Groupe La Lorraine 14 Cette publication est soutenue par : 23 28 Impression : Imprimerie Fortemps Imprimé à 9.000 exemplaires sur papier 45% labellisé FSC et 55% recyclé. Rédaction : 4e avenue, 45 - 4040 Herstal T : +32 (0)4 240 58 38 F : +32 (0)4 240 58 42 E : [email protected] W : www.autreterre.org Pérou - Association de producteurs de San Marcos Sénégal - Mutuelles de santé communautaire Création graphique : Agence À3/Herstal Toute reproduction, même partielle, des textes et illustrations parus dans le journal Terre est soumise à l’autorisation préalable de l’éditeur et/ou des ayants droits au copyright. 20 31 Terre libre Agenda édito Entreprendre autrement au Nord et au Sud Une campagne pour une autre économie c’est possible utile nécessaire Une société en mutation Vers la moitié des années ’70, la troisième révolution technologique nous amène les nouvelles technologies de l’information et de la communication. Cellesci vont bouleverser les rapports sociaux de production et démultiplier la productivité du travail. Elles engendrent une modernisation des équipements et des procédés de production. Les travailleurs commencent à manquer d’emploi (vu la mécanisation croissante), ont besoin de requalification professionnelle et, bien entendu, de revenus pour participer à la consommation. Les employeurs ont quant à eux besoin de travailleurs flexibles et impliqués dans la lutte pour la compétitivité au niveau mondial. Le but est de conquérir des marchés en faisant la promotion de la consommation. Le problème majeur n’est plus de produire mais bien de vendre. Nous assistons de ce fait à une manipulation des besoins pour faire consommer tout ce que les entreprises sont capables de produire1. Vers un capitalisme sauvage : le néolibéralisme Comme ce nouveau modèle industriel repose davantage sur l’accumulation de profits commerciaux que sur l’extraction de la plus-value du travail, il faut pouvoir produire à moindre coût et donc, ailleurs. De cette manière, les pays de l’Est et du Sud sont invités à s’industrialiser par les grands groupes financiers avec, comme mode de fonctionnement économique, le néolibéralisme. En substance, le néolibéralisme considère que l’État ne peut être l’acteur central du développement2 et qu’il est préférable de s’en référer aux lois du marché : la libre compétition, la libre circulation des biens, des services et des capitaux. Il réduit donc le développement à une affaire de croissance économique et provoque — principalement dans les pays du Sud mais également chez nous — différents effets pervers comme la rationalisation financière des États, la privatisation des activités rentables du secteur public (ressources stratégiques, communication, santé, éducation, pensions de retraite,...), l’inscription dans des traités de libreéchange (réduction des taxes douanières et donc moins de protection des marchés locaux), etc. Pour une autre économie Ces évolutions ne cessent d’élargir l’emprise du monde économique sur les autres domaines de l’activité humaine. Il est donc important d’investir la sphère de l’économie pour y faire valoir des principes différents des règles du marché présentées comme objectives mais qui plombent, par leur application, les avancées sociales gagnées de dures luttes par les travailleurs de nombreux pays. En nous immisçant dans le cadre économique, nous pouvons proposer des alternatives au mode de fonctionnement économique traditionnel et redonner une place centrale à l’être humain ainsi qu’au respect de son environnement. Ce numéro montre, par les différentes initiatives européennes et internationales qui y sont présentées, que l’économie sociale et solidaire est possible. Il souligne que ce fonctionnement est utile pour redynamiser un monde socialement en perte de vitesse et qu’il est même bien souvent nécessaire face aux besoins de plus en plus criants que vivent les populations aujourd’hui. Plus que ça, cette appropriation du monde de l’économie par des entreprises différentes concourt à la mise en œuvre de réels projets de sociétés pour le Nord et le Sud qui sont, eux, totalement absents d’un modèle néolibéral uniquement orienté vers le profit. I David Gabriel 1. G. Bajoit : Le changement social, Approche sociologique des sociétés occidentales contemporaines, col. Cursus, Ed. Armand Colin, 2003. 2. G. Bajoit, F. Houtart, B.Duterme, Amérique latine, à gauche toute ?, Ed. Couleur livres, CETRI, 2008, pp. 15-16. terre n°122 • automne 2008 3 c’est poss Entreprendre autrement, c’est possible. es coopératives sociales réunies au sein du consor tium «Abele Lavoro» poursuivent un double objectif: concilier le bénéfice économique et le bénéfice social tout en misant sur la capacité de ceux qui ont traversé des parcours jonchés de difficultés. L quant des personnes incarcérées ou d’anciens détenus. Ces initiatives sont menées au moyen de ressources limitées mais qui peuvent améliorer la vie de ces personnes ainsi que les appuyer dans la construction d’un parcours de dignité et d’espoir. Seul le «nous» peut promouvoir le changement Contre un pouvoir mafieux C’est ce même état d’esprit qui a animé Il est donc possible d’entreprendre les coopératives agricoles du circuit autrement: nous avons tenté de le «Libera Terra» qui ont vu le jour sur les terdémontrer ensemble, avec tous ceux res confisquées aux mouvements qui, très nombreux, dans d’autres mafieux. Des entités réelles qui donnent contextes et sous d’autres latitudes, du travail et de la dignité à de nombreux croient en une économie responsajeunes, prouvant ainsi que la domination ble, respectueuse des personnes et imposée par les clans criminels n’est de l’environnement. Pourtant, démonpas un destin auquel il faut se résigner trer ne suffit pas: il faut créer les condiou avec lequel il faut pactiser. Elles témoitions afin que ce qui apparaît comme gnent d’un affranchissement économique une exception, une pratique insolite, mais avant tout éthique et devienne un désir partagé, une social: le «pouvoir des aspiration ancrée dans les signes» s’oppose aux signes consciences. Les personnes du pouvoir mafieux. Voilà pourquoi j’ai toujours envidoivent se rendre sagé l’intervention sociale compte des limiDans les pays du Sud tes et des contra- comme une intervention à 360 degrés, l’accueil, le travail et la «Entreprendre autrement» a dictions d’un sysculture étant imbriqués également été possible dans tème qui, d’un dans des projets structules pays du sud du monde. côté, alimente la rés, susceptibles d’impliquer Présent depuis des compétition sans tous les acteurs d’une société années dans dif férents aucune règle et, de l’autre, génère responsable. Seul le «nous» pays africains, le groupe insécurité peut soutenir et promouvoir Abele s’engage dans des sociale, conflits le changement. projets agricoles impli- 4 et pauvreté. terre n°122 • automne 2008 Uliano Lucas - Negli Occhi del lavoro, EGA Editore, Torino, 2007 Par Luigi Ciotti, président du Gruppo Abele, Italie t sible Eduquer à la citoyenneté Une culture économique différente ne peut donc pas faire abstraction d’une certaine éducation — de notre éducation, à nous tous — à la responsabilité. Cela va de l’accompagnement des jeunes pour les aider à grandir, à la conception d’instruments critiques pour leur permettre de déchiffrer les logiques du monde de la consommation et de ses mécanismes de conditionnement. Il s’agit aussi de rompre la coquille de l’individualisme, d’aider les personnes à se redécouvrir citoyennes et pas seulement consommatrices. Elles doivent se rendre compte des limites et des contradictions d’un système qui, d’un côté, alimente la compétition sans aucune règle et, de l’autre, génère insécurité sociale, conflits et pauvreté. Moins de solidarité et plus de justice sociale! Le social peut apporter une large contribution à cette prise de conscience mais il ne doit pas se laisser confiner dans les rangs de la «solidarité». La solidarité est un mot aujourd’hui suspect car précisément souvent utilisé pour apaiser les consciences. C’est un mot qui n’aide pas à comprendre à quel point chaque injustice subie cache une injustice produite et chaque désespoir un espoir nié. C’est pourquoi, je dis avec provocation qu’il faut moins de solidarité et davantage de droits, c’est-à-dire plus de justice sociale. «Tous les êtres humains naissent libres et égaux en droit et en dignité». Il s’agit là du premier article de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme dont nous célébrons cette année le soixantième anniversaire. Nous ne pouvons pas lire ces articles sans éprouver de la colère et de l’indignation, sans nous sentir motivés à faire plus et mieux afin que ces droitslà ne soient plus seulement énoncés comme cela se passe malheureusement dans tant de régions du monde. S’il est vrai que le chemin à parcourir est encore long, ces trente articles nous indiquent au moins la direction à suivre et nous rappellent qu’à l’ère de la mondialisation et du pouvoir de la technologie, les marchandises et les valeurs matérielles ne peuvent plus constituer un moyen servant à écraser la dignité et la liberté revenant de droit à tout être humain. I i www.gruppoabele.it Corso Trapani 95, 10141 Torino. terre n°122 • automne 2008 5 Italie Le Gruppo Abele c’e po et ses coopératives sociales Entretien avec Georges Tabacchi, co-président du «Consorzio sociale Abele Lavoro» Entreprendre autrement, c’est possible. salariés et 150 bénévoles. Parmi eux, 200 personnes travaillent dans le service d’accueil. Le reste se par tage entre le secteur «Culture et formation/information» et la gestion. 6 Quelle est l’histoire de l’entreprise et qu’est- ce qui a suscité sa création ? Il existe deux histoires qui racontent l’origine de notre projet. La première, c’est celle de l’association «Gruppo Abele» et la deuxième, celle de nos coopératives. Du chirurgien déchu aux jeunes de la rue L’histoire de «Gruppo Abele» est très liée à celle de son créateur Don Luigi Ciotti. On la raconte comme ceci: «Alors qu’il était encore jeune étudiant, Luigi Ciotti se rendait à l’école. En passant à proximité d’un parc public, terre n°122 • automne 2008 il aperçut un clochard. C’était en fait un ancien chirurgien, dont la carrière s’était subitement terminée à cause d’une opération ratée. Il opérait en état d’ivresse. Alors que Luigi s’inquiétait pour lui, le clochard lui dit en montrant du doigt quelques jeunes traînant dans la rue: «Ne t’occupe pas de moi! Regarde plutôt ces jeunes, c’est avec eux qu’il faut travailler!». C’est ainsi que Luigi Ciotti fut amené à s’intéresser à eux. Pour les «sortir du trou», il fonda l’association «Gruppo Abele». C’était en 1965, alors que la toxicomanie commençait à se répandre dans tout le pays. Aujourd’hui, l’association compte 150 Le travail comme moyen d’expression Mais les années ‘60, c’est aussi le moment où naissent les coopératives sociales d’inser tion au travail. Elles essayaient de répondre à deux besoins. D’une part, la population défavorisée avait besoin de se faire entendre. Le travail devint alors un moyen de communication très for t. Pour les plus démunis, c’était bien souvent la seule façon de s’exprimer et de se faire connaître. D’autre part, et c’est malheureusement toujours le cas aujourd’hui, le marché du travail n’était pas prêt à accepter ces personnes. L’enjeu était alors de pouvoir les y introduire. Pour y arriver, il était nécessaire de trouver des formes graduelles de travail. Aujourd’hui, ces coopératives comprennent plus de 600 travailleurs salariés. Quel est le fonctionnement de l’entreprise ? De l’atelier à l’entreprise Au sein de nos coopératives, nous sommes tous passés d’une organisa- est ossible tion d’atelier protégé à un fonctionnement d’entreprise. Evidemment, cela a provoqué un changement culturel important. On s’est rendu compte de la nécessité de professionnaliser notre personnel. On a dû trouver les travailleurs manquants. Pour pouvoir les garder, on espérait pouvoir compter sur la militance, mais c’est très vite devenu insuffisant. Il a alors fallu trouver l’argent nécessaire. Pour beaucoup de nos collaborateurs, ça a été très dur. Puis la situation politique, culturelle et économique de notre pays nous préoccupe beaucoup. C’est notre système d’ «Etat-providence» qui en a pris un coup. Les salaires sont bien trop bas pour atteindre un niveau de vie acceptable. Et pendant les trop nombreuses situations de crise, c’est encore pire... Le nouveau «réseau du troisième secteur» Aujourd’hui, nous sommes en train de nous doter d’une nouvelle structure juridique. Il s’agit d’un système de réseau au sein du «troisième secteur». Ce réseau rassemble les entreprises qui cherchent à soutenir leurs travailleurs à quatre niveaux: le logement, la finance et consommation, la santé et les temps libres. Actuellement, nous sommes une vingtaine d’entreprises sociales réunies, ce qui représente environ 2.500 travailleurs. Notre objectif est de mettre ensemble 6.000 travailleurs appartenant au monde de l’économie sociale. En quoi votre entreprise se différencie-t-elle d’une entreprise classique ? À la recherche d’un travail pour les plus démunis Ce qui différencie nos entreprises des entreprises traditionnelles, c’est précisément qu’une partie de nos travailleurs sont des travailleurs laissés sur le carreau par ces entreprises traditionnelles. Nos coopératives se sont orga- nisées et spécialisées pour être compétitives avec ce type de personnel. Mais il faut souligner qu’elles n’emploient malheureusement pas les plus défavorisés, les «non-productifs». Et c’est pour eux que nous devons trouver des parcours possibles! Il s’agit d’un défi pour l’avenir, mais il dépend en grande partie de la volonté politique… I Entretien: Xavier Roberti Photos: Uliano Lucas - Negli Occhi del lavoro, EGA Editore, Torino, 2007 i www.csabelelavoro.it Via Paolo Veronese 202, 10148 Torino. terre n°122 • automne 2008 7 c’est possi le Belgique Le Groupe Terre Entreprendre autrement, c’est possible. Entretien avec William Wauters, président et administrateur délégué de Terre asbl 8 > William Wauters Quelle est l’histoire du Groupe Terre et qu’est-ce qui a suscité sa création ? Tout commence avec un groupe de personnes qui, après la guerre, ont voulu aider ceux qui étaient en difficulté, en réparant un toit, en distribuant du charbon… Puis, la situation en Belgique s’améliorant, le besoin ne se faisait plus ressentir aussi intensément. Le groupe a décidé de poursuivre son action en se tournant vers d’autres personnes nécessiteuses. C’est ainsi que Terre a vu le jour. Le nom n’a été donné que plus tard, mais ce sont ces personnes qui ont décidé de développer des projets, en partant du concept que ça allait mieux en Belgique parce que l’industrie avait repris. Ils ont constaté que, lorsque l’industrie fonctionnait, les problèmes se résolvaient les uns après les autres. Les premiers projets dans le Sud ont terre n°122 • automne 2008 donc été développés selon un modèle industriel. Pour financer les projets, des collectes, des grands ramassages de vêtements, de papiers, de métaux non ferreux ont été organisés une dizaine de fois par an. Ces collectes mobilisaient des centaines de bénévoles qui récoltaient des centaines de tonnes de choses récupérables. À l’époque, les collectes étaient vendues sur pied ; le résultat de la vente permettait de financer les projets. Mes premiers souvenirs de Terre datent de quand j’étais tout gamin. J’avais entre six et dix ans. Je me souviens de soirées interminables où mon papa1 discutait avec des personnes qui passaient tous les jours à la maison pour «refaire le monde»… J’étais trop jeune pour comprendre tout ce qui se disait, mais j’adorais être dans la cuisine et écouter ces gens-là discuter. Quel est le fonctionnement de l’entreprise ? Je préfère décrire le fonctionnement idéal, tel qu’il serait souhaitable qu’il soit. Je le décrirai de manière très simple: un groupe de travailleurs qui se donnent les mains pour atteindre un but commun. Pour arriver à cet idéal, nous avons mis en place un mode de fonctionnement appelé «gestion participative». Ce fonctionnement est à construire tous les jours. Je suis conscient qu’aujourd’hui on est encore très loin d’un fonctionnement de gestion participative idéal. Plus on arrivera à le faire marcher, plus notre groupe sera fort et plus on participera à la création d’une alternative économique à ce que j’appelle le «monde capitaliste sauvage». Une gestion participative implique que tout se décide en concertation. Dans une entreprise fonctionnant selon le principe du «capitalisme sauvage», les travailleurs ne sont pas concertés ou, s’ils le sont, ce n’est qu’en apparence. Le seul et unique objectif de ces entreprises est de rémunérer les actionnaires. Le but de Terre, c’est de faire en sorte que tous les travailleurs gagnent leur vie correctement et durablement. Tous les sujets peuvent être traités en concertation, qu’ils soient opérationnels, stratégiques ou philosophiques. Prenons tout d’abord un exemple opérationnel: dans nos magasins de vêtements de seconde main, les changements de collection sont des événements lourds à réaliser. Pendant des années, les vendeuses travaillaient à ce changement après la fermeture du magasin jusqu’à minuit, voire deux heures du matin. Puis des Le Groupe Terre, en résumé : > Assemblée des travailleurs de Terre lors d’une réunion «chiffres» destinée à les informer sur la santé et les évolutions des différentes entités du groupe. idées ont été mises sur la table et il a été décidé, en réunion de secteur, de réaliser le changement durant les huit heures de travail. La qualité du travail et l’efficacité du magasin y ont gagné énormément. On peut ensuite aller jusqu’à des problèmes de fond comme la politique salariale qui sera discutée en assemblée générale. Je ne pense pas que, dans une multinationale, la politique salariale soit discutée en assemblée générale… ib En quoi Terre se différencie-t-elle d’une entreprise classique ? Quelles sont les forces et les faiblesses du système Terre ? Il n’y a pas de faiblesses, il n’y a que des forces! Quel que soit le système, si des intérêts individuels sont mis en avant, ça ne peut mener qu’à la per te. C’est logique: si pour satisfaire un intérêt individuel, il y en a des centaines voire des milliers qui sont insatisfaits, ça ne peut pas fonctionner correctement. Nombreux sont ceux qui ont fait le constat que le système économique capitaliste sauvage conduit à une impasse. Les cellules communistes combattantes ont voulu faire la révolution en posant des bombes. Elles n’ont pas atteint leur cible parce que, dans le cadre de la mondialisation, les décideurs ne sont plus identifiables. Elles ont cassé des façades et même, fait extrêmement grave, été à la base du décès de personnes innocentes, ce qui est tout à fait inadmissible. Si nous avons la volonté farouche de changer les choses en profondeur sans recourir à la violence, nous nous devons de construire quelque chose de fondamentalement différent avec l’espoir qu’un jour, ce soit au moins aussi important que ce que le capitalisme sauvage a mis en place. Toute la différence réside dans le fait d’entreprendre dans l’intérêt du plus grand nombre. Ce projet doit être construit ensemble, il doit être porté par la collectivité et non par une seule personne. Mais c’est clair que c’est extrêmement difficile parce que nous sommes en train de construire quelque chose qui n’existe pas. On invente, par essais successifs, un système qu’on essaye d’améliorer en permanence. Terre asbl > collecte, tri et valorisation de vêtements (140 personnes) > services de maintenance (12 personnes) et administratifs (20 personnes) pour l’ensemble du groupe Autre Terre asbl > ONG de développement (13 personnes) Récol’Terre safs > collecte de papier-carton d’origine ménagère et industrielle (19 personnes) Tri-Terre safs > tri de papier-carton (18 personnes) Pan-terre safs > fabrication de panneaux d’isolation acoustique (9 personnes) Co-Terre safs > parachèvement du bâtiment et mécano-soudure (24 personnes) En résumé, entreprendre autrement, est-ce possible ? À quelles conditions ? C’est possible puisque nous le faisons. La seule condition, c’est d’y croire. I Entretien: Geneviève Godard Photos: Q. Mortier i www.terre.be 1 William Wauters père, fondateur du Groupe Terre. terre n°122 • automne 2008 9 Bénin Envie Bénin Entreprendre autrement, c’est possible. une approche pragmatique de formation et d’insertion socioprofessionnelle de jeunes déscolarisés Théophile, 33 ans, frigoriste de son État sorti d’Envie Bénin, promoteur depuis 6 ans avec Alexis — son collègue de formation — d’un atelier de réparation et de maintenance des appareils de froid domestique, témoigne: Voici bientôt 10 ans que par l’intermédiaire du Service caritatif diocésain j’ai été sélectionné par Envie Bénin en compagnie de 12 autres jeunes venus de divers milieux défavorisés de Cotonou pour apprendre un métier. C’était pour nous une chance inespérée de pouvoir s’insérer de façon autonome dans le circuit économique. Ainsi après avoir suivi gratuitement 3 ans de formation et obtenu le diplôme de frigoriste, j’ai monté un atelier avec le soutien financier des responsables de l’ONG Envie Bénin. Aujourd’hui je vis des fruits de mon travail et je suis fier de nourrir ma petite famille… c’es pos la suite de Théophile, c’est une soixantaine de jeunes issus des milieux défavorisés de Cotonou qui donneront un témoignage semblable sur Envie Bénin. À > Franck Ahouadi 10 terre n°122 • automne 2008 Mais qu’est-ce qui fait l’originalité d’Envie Bénin ? C’est une ONG pas comme les autres, qui met l’économique au service du social, formant gratuitement et insérant dans la vie active de jeunes déscolarisés. Initiée en 1997par la Fédération Envie France et des par tenaires locaux, l’ONG Envie Bénin (Entreprise Nouvelle Vers l’Insertion par l’Économique) a effectivement démarré ses activités en aoû t 1998. Les objectifs visés par les promoteurs de cette entreprise d’insertion sont multiples et peuvent se résumer comme suit: >former gratuitement des jeunes déscolarisés, démunis, sans moyen ni soutien parental au métier d’ «électroménagiste» (frigoriste, dépanneur TV… ) ; >insérer les jeunes formés dans la vie active grâ ce à un appui institutionnel et un soutien financier ; >assainir le marché de l’électroménager d’occasion en of frant aux populations des appareils d’un bon rapport qualité/ prix. Récupérer pour réinsérer Pour mettre en œ uvre ces objectifs, Envie Bénin s’est doté d’ateliers modernes et développe une activité de récupération et de remise en état d’appareils électroménagers d’occasion fournis par son principal partenaire Envie Lille sous le contrôle de la Fédération Envie, organisme faîtier de l’ensemble du réseau en France. Ces appareils d’occasion venus de France constituent la matière première qui permet à Envie Bénin de réaliser son programme de formation et d’insertion. Une fois réceptionnés, les appareils composés essentiellement de réfrigérateurs, congélateurs, cuisinières, lave-linges et même d’ordinateurs sont entièrement démontés, réparés, nettoyés et testés dans ses ateliers par les jeunes en formation sous l’encadrement pédagogi- > Collectés par des travailleurs d’Envie en France, les électroménagers récupérables sont ensuite envoyés à Envie au Bénin où ils sont revalorisés. Cette filière permet de réinsérer des jeunes sur le marché de l’emploi. st ssible que et technique de leurs formateurs. Les appareils ainsi reconditionnés et prêts à un nouvel emploi sont vendus sous garantie dans les magasins de l’ONG. Les recettes issues de la vente permettent le financement de la structure et surtout de rétribuer les jeunes en formation. Toutes ces opérations de recyclage, de vente et de service aprèsvente sont réalisées dans un contexte d’entreprise avec les exigences de productivité, de rentabilité et de qualité qui s’y imposent. Résultat ? De l’emploi ! Avec ses 9 emplois permanents et salariés, ce sont près de 12.000 appareils qui ont été rénovés et vendus sous garantie. Envie Bénin a formé et diplômé, en l’espace de 10 ans, une soixantaine de jeunes artisans frigoristes et dépanneurs TV qui vivent pour la plupart de leur métier. Envie Bénin est donc la preuve que l’économique peut véritablement se mettre au service du social. En mettant des jeunes, sans formation ni expérience professionnelle préalable, au travail dans un contexte économique difficile, et ceci sans subvention ni aide de l’Etat ou d’autres Institutions, Envie Bénin démontre que les jeunes ne demandent qu’un minimum d’encadrement pour se rendre utiles à la société et éviter les chemins de la délinquance. Au total, la démarche d’Envie Bénin s’inscrit dans le modèle de l’économie sociale qui consiste à donner espoir à des jeunes marginalisés exclus du marché et par la même occasion, permettre aux populations à fai- ble revenu de s’équiper en matériel électroménager reconditionné et en bon état de fonctionnement. Des initiatives du genre méritent encouragement. En effet, avec la mise en vigueur des directives européennes en matière de DEEE (Déchets d’Équipements Électriques et Électroniques) le risque est grand de voir les États africains envahis par des appareils non triés et non respectueux des normes environnementales. La stratégie proposée par Envie Bénin et ses par tenaires est donc d’organiser une sélection rigoureuse de ces appareils au départ de l’Europe puis de mettre en œuvre en Afrique un système productif générateur d’emploi et de valeur ajoutée. I Franck Ahouadi i Envie France: www.envie.org terre n°122 • automne 2008 11 Entreprendre autrement, c’est uti c’est utile. Par Nedda Angulo, sociologue, coordinatrice du Ripess et membre du Gresp1, Pérou nes: génération de revenus et d’emploi, santé, sécurité alimentaire, éducation, protection de l’environnement, etc., qui donnent accès à des ressources économiques et à des services de bien-être aux secteurs socioéconomiques défavorisés. Les logiques de l’économie solidaire Cer taines caractéristiques que ces initiatives mettent en évidence partout dans le monde sont la finalité de service plus que le bénéfice, l’autonomie de gestion face aux pouvoirs publics, les processus démocratiques de décision, la primauté des personnes et du travail sur le capital au moment de la répartition des bénéfices et le fait d’assumer une responsabilité sociale et environnementale. vec plus d’impor tance ces trois dernières décennies, face à une exclusion toujours plus grande provoquée par l’économie de marché et à une garantie sociale décroissante des droits de la par t de l’État, se sont développés dans les pays du Nord comme dans ceux du Sud, des processus d’autogestion qui visent l’inclusion et l’amélioration de la qualité de vie des personnes, des familles et des communautés en situation précaire. C’est ainsi qu’ont surgi des expériences économiques associatives dans différents domai- A 12 terre n°122 • automne 2008 Cet ensemble d’unités économiques est appelé Économie Solidaire car sa rationalité est centrée sur le travail humain et la solidarité sociale. Dans ces activités économiques coexistent des logiques de réciprocité (exprimées sous forme d’échanges mutuels de force de travail ou de biens et services), des logiques de subsistance (dans le cas d’expériences couvrant uniquement les coûts de production en incorporant le volontariat et/ou des subsides d’agents extérieurs pour répondre aux demandes et aux besoins sociaux) et des logiques d’ac- cumulation (lorsque les initiatives sont orientées vers le marché afin d’obtenir des bénéfices qui seront distribués de manière équitable entre leurs membres). Des pratiques ancestrales aux initiatives actuelles : comment calculer les impacts ? En Amérique latine, beaucoup d’expériences d’économie solidaire sont d’origine ancestrale, tandis que d’autres se sont diversifiées ou sont apparues en réaction à la vague néolibérale qui sévit depuis les années quatre-vingt. Une difficulté actuelle est le manque de registres systématiques ayant trait au développement et à l’impact de cet ensemble d’unités économiques. Bien que plusieurs pays latino-américains disposent de cadres normatifs et d’interventions publiques de promotion de l’économie sociale et solidaire, les initiatives pour rendre visibles et atteindre la reconnaissance sociale et politique de l’économie solidaire proviennent principalement d’entités non gouvernementales d’appui1. C’est ainsi que de nombreuses systématisations et recherches effectuées par ce type d’organisations font référence à l’existence d’expériences associatives qui, fondées sur des modalités collectives ou individuelles de propriété des moyens de production, sont en train de contribuer à l’exercice des droits économiques et Production de biens et services dans des secteurs très diversifiés Si on considère la sphère de production de biens et services, ces unités se situent de manière prédominante dans les secteurs de l’agriculture, agro-industrie, artisanat, confections et progressivement dans les services annexes. Dans le domaine de la commercialisation, les initiatives des petits producteurs organisés sont très diverses car elles cherchent à répondre à leurs besoins de réduire les coûts d’approvisionnement de biens de production et veulent pouvoir compter sur des circuits permettant d’augmenter leurs ventes. De manière complémentaire, en matière de financement, apparaissent des unités de micro financement et des entités d’épargne et de crédit pour la production et la consommation qui, peu à peu, mettent en œuvre des stratégies destinées à élargir les dépôts et les placements. Et en matière de technologie, il existe une offre de formation depuis des entités formelles et non formelles qui vise à consolider des modèles de production socialement et environnementalement responsables, et à développer des compétences pour une production de qualité et l’efficience de ces unités de production. Dans le domaine de la production de services de bien-être, on trouve principalement des initiatives communautaires qui cherchent à favoriser la sécu- ile rité alimentaire, à réduire les coûts de la consommation familiale par le biais de l’achat groupé à grande échelle, ainsi que l’accès aux services préventifs et curatifs de santé. En quoi l’économie solidaire est-elle utile à l’équité sociale ? Dans un scénario global d’exclusion, ces pratiques permettent une démocratisation de l’économie, en rendant possible que des secteurs sociaux historiquement défavorisés en termes de participation au marché, contrôlent petit à petit les moyens de production et profitent des fruits du progrès technologique. En quoi l’économie solidaire estelle utile à l’égalité des genres ? Beaucoup de ces initiatives appliquent des mécanismes pour favoriser le positionnement des femmes dans les processus économiques. Il est courant de trouver des coopératives, des associations et des mutuelles qui ont instauré des procédures permettant l’accès à un plus grand nombre de femmes comme membres de l’organisation et même comme parties pre- nantes des organes de direction institutionnelle. De même, plusieurs organisations du commerce équitable considèrent des principes et des standards d’équité de genre dans leurs normes d’accréditation pour mesurer et évaluer l’engagement de leurs agents. Du côté de la production de services de bien-être, s’il est vrai que depuis leur origine ces expériences reflètent la division sexuelle du travail, elles constituent pour les femmes de nouveaux espaces de socialisation qui rendent possible des apprentissages visant l’augmentation de leur auto estime et favorisent leur autonomie économique en les libérant partiellement du temps consacré aux tâches domestiques et en générant des conditions pour leur insertion dans le monde du travail. I Traduction : François Greslou 1 Gresp : Groupe Réseau d’Economie Solidaire du Pérou Ripess : Réseau intercontinental d’économie sociale et solidaire 2 À l’exception de l’Atlas de l’Économie Solidaire du Brésil 2005, édité par le Secrétariat National de l’Économie Solidaire (SENAES) du Ministère du Travail et de l’Emploi du Brésil > Leaders d’un comité de producteurs d’Ayacucho (Pérou), mobilisé autour de différentes filières de productions agroécologiques D. Gabriel/Autre Terre sociaux des secteurs populaires. Parallèlement, certains centres académiques sont en train d’incorporer des programmes de formation en Économie Sociale et Solidaire, dans le but de développer des cadres d’analyses qui valident des rationalités économiques distinctes de celles préconisées par la pensée économique dominante, et qui rendent compte des modalités différentes de produire, distribuer, consommer et accumuler présentes au sein de la réalité régionale. terre n°122 • automne 2008 13 Belgique Le Groupe Cortil Entretien avec Hervé Samyn, directeur du Groupe Cortil Hervé Samyn, coordonne le développement d’initiatives sociales dédiées à la formation et à l’encadrement de personnes en insertion socioprofessionnelle. e Groupe Cortil, qui a aujourd’hui le statut juridique de GIE (Groupement d’intérêt économique) a été initié en 1984 en réponse aux préoccupations de la maison d’enfants «Le Relais» (Neuville-en-Condroz) qui cherchait une solution au décrochage scolaire des jeunes placés en institution. Ayant atteint l’âge de la majorité, la plupart quittaient l’école sans diplôme et trouvaient difficilement un emploi. L’idée était de développer une pédagogie éducative basée sur le travail et son utilité sociale. Entreprendre autrement, c’est utile. L 14 terre n°122 • automne 2008 Vingt-cinq ans plus tard, le GIE Neupreconnectingjobs se compose de cinq entreprises d’économie sociale, compte 175 employés, organise 140 stages par an et assure la direction et la coordination de toutes les initiatives réalisées en son sein. Ces cinq structures sont: le Cortil, La Maison, Bip-express, Neupré Net Service et Haute Meuse Net Service. Elles forment un ensemble de secteurs cohérents intégrant logement, formation et emplois tout en prenant en compte les problématiques des personnes concernées dans leur globalité. c’e ut Le Cortil: EFT1 agréée par la Région wallonne En 1984, il n’existait aucun statut pour nous aider dans notre travail. On se débrouillait dans des activités de bûcheronnage, entretien de parcs et jardins, construction, services aux collectivités, etc. Et puis, en 1987, le Cortil a été agréé comme «Entreprise d'apprentissage professionnel» (EAP) par la Région wallonne et en 1996 comme EFT. Les EFT fonctionnent suivant le principe suivant: l'apprentissage se fait par le travail, sous la conduite de formateurs compétents, sur des chantiers est tile réels et pour de vrais clients. Des formations théoriques viennent consolider et ordonner les apprentissages acquis sur le terrain. En outre, les stagiaires ont accès à diverses formations. Son public cible se compose d’adultes sans formation et sans emploi avec comme objectif de rendre les stagiaires acteurs de leur devenir professionnel et social. Ceux-ci seront orientés, soit vers un emploi durable et de qualité, soit vers la reprise d’une formation qualifiante. Ces dernières sont complétées par des remises à niveau en français et mathématique, l’apprentissage des rudiments en informatique, l’établissement d'un projet professionnel et la recherche active d'emploi. Le taux de réussite est de 40 %. La Maison : APL2 agréée par la Région wallonne L’histoire commence en 1990, lorsqu’un client, n’arrivant pas à vendre une maison assez délabrée, décide de la donner au Cortil. Ce dernier en assume les frais de notaire et finance les travaux grâce à une grande opération «sans abris» ainsi qu’avec l’aide de la Région wallonne. Cela permet de payer les marchandises et la main-d’œuvre des stagiaires. Ce fut la première maison du Cortil. Il en possède aujourd’hui une quinzaine qui servent aussi de chantiers pédagogiques à l’EFT. En 2001, cette activité est transférée à l’asbl «La Maison», agréée en tant qu’Association de Promotion du Logement (APL) qui assure le service de logement de transit et d’insertion. Elle s’adresse à des personnes âgées de 17 ans et plus, sans toit ou vivant dans un logement précaire. Chaque bénéficiaire reçoit un accompagnement pour l’aider sur différents plans: administratif, social, financier, santé, emploi, justice, etc. Ces logements sont une bonne «porte d’entrée» pour orienter les locataires vers des formations qualifiantes dans l’EFT. Enfin, quand les personnes participent à retaper une maison lors de leur formation dans l’EFT, elles les respectent encore plus et en sont très fières lorsqu’elles les occupent. avec l’Entreprise d’Insertion Bip-Express. Entre-temps, les titres-services font leur apparition dans le domaine des services de proximité. C’est l’occasion que nous attendions pour créer de nouvelles entreprises d’insertion (EI). Cette niche est parfaitement adaptée aux objectifs des EI et aux personnes peu qualifiées qui y travaillent. Neupré Net services voit le jour en mars 2005. Rapidement, ces deux EI voient leurs effectifs augmenter et obtiennent leur agrément fédéral pour opérer dans les titres-services. 1 Entreprise de Formation par le Travail. 2 Association de Promotion du Logement. Bip-Express, Neupré Net Services et Haute Meuse Net services En 1997, nous désirions créer une entreprise proposant des emplois stables aux stagiaires sortant de l’EFT. On a d’abord essayé des activités d’entretien de parcs et jardins en partenariat avec Cockerill et ses ouvriers mais les restructurations successives de cette usine rendaient cette activité fragile. En 1998, le statut d’entreprise d’insertion est enfin voté en Région wallonne, donnant un cadre légal et des moyens financiers adaptés aux entreprises désirant créer des emplois stables pour des personnes peu qualifiées. Nous nous sommes alors orientés vers l’alimentation en proposant des sandwiches aux collectivités d Suite page 18 15 d terre n°122 • automne 2008 Negli occhi del lavoro1 est un travail photographique nous invitant à un voyage dans le monde des coopératives sociales italiennes. Ce livre a été publié par le Gruppo Abele au sein de sa propre maison d’édition. Les quelques photos que nous avons sélectionnées pour ce numéro du journal Terre, illustrent avec force la qualité du travail de ces entreprises sociales. Uliano Lucas - Negli Occhi del lavoro, EGA Editore, Torino, 2007 1 Lit. : Dans les yeux du travail 16 terre n°122 • automne 2008 17 c’est Entreprendre autrement, c’est utile. Le titreservice, c’est quoi ? >Le titre-service permet à tout particulier domicilié en Belgique de payer, à un tarif avantageux, des prestations d’aide-ménagère à domicile ou hors du domicile: Titre-Service = 1 h de travail Coût actuel: 6,70 €/h et déduction fiscale Les travaux ou services prestés concernent le domicile privé: les titres-services ne peuvent pas être utilisés à des fins professionnelles. Au Cortil, les activités liées aux titres-services relèvent principalement des travaux d’aide ménagère à domicile (nettoyage y compris les vitres, la lessive, le repassage, les petits travaux de couture, la préparation de repas). 18 Ces entreprises, ainsi que Haute Meuse Net service, assurent des travaux et services de proximité auprès des particuliers tels que nettoyage du domicile et/ou entretien des cours et jardins. Une centrale de repassage est aussi mise à disposition des clients. Le but premier n’est pas la recherche de profit mais la stabilisation de l’emploi pour une main-d’œuvre peu qualifiée. Des projets plein la tête Nous aimerions implanter un site d’économie sociale qui va regrouper les EFT et les EI, ici, près de Neupré. Il y aurait aussi un point de vente de sandwiches et des tables d’hôtes. Une nouvelle centrale de repassage est en construction à Grâce-Hollogne, en même temps que des nouveaux bureaux administratifs et de nouveaux appartements. Ce bâtiment sera entièrement rénové en utilisant des techniques nouvelles pour économiser l’énergie. Par exemple, l’air chaud humide récupéré au-dessus des planches à repasser de l’atelier sera traité pour réinjecter les calories dans le chauffage du bâtiment. Nous sommes de plus en plus sensibilisés aux problèmes liés à l’environnement. Nos formations intègrent maintenant des techniques nouvelles d’isolation avec des produits naturels ou des enduits muraux à base d’argile. Un système de gestion démocratique Nous avons toujours privilégié la concer- terre n°122 • automne 2008 tation et la prise de parole dans le groupe. Par exemple, dans les logements sociaux, on fait des réunions avec les locataires où nous débattons des différents problèmes rencontrés en vue d’une recherche consensuelle de solution. Dans l’EFT, les stagiaires ont leur mot à dire lors de réunions régulières et pour s’assurer que ceux qui n’ont pas le courage de parler puissent aussi s’exprimer, il y a des réunions de délégués de stagiaires qui sont organisées. Tout ce processus participatif donne une dynamique de groupe intéressante. Les EI organisent aussi des réunions avec toutes les aides ménagères: 8 réunions par an. Cela provoque un système organisé de demandes qui nous permettent de mieux gérer l’entreprise. Je constate chaque fois que les propositions sont très sensées et quand on répond à ces demandes légitimes, les travailleuses sont contentes et cela donne une dynamique de progrès dans l’entreprise. J’ai contribué à installer une délégation syndicale dans Neupré Net Services. Nous avions invité des permanents pour expliquer aux travailleurs comment procéder. Il y a maintenant deux déléguées et deux suppléantes. Une de celles-ci est maintenant active dans la régionale syndicale du secteur des aides ménagères. Elles participent aussi aux réunions des travailleurs et y apportent des infos qu’elles glanent dans leurs réunions sectorielles. Elles défendent des revendications de terrain et ça se passe bien. Les déléguées t utile En résumé rencontrent d’autres déléguées d’autres entreprises titres-services du privé. Elles y expliquent comment ça se passe chez nous et se rendent compte de tous les avantages qu’elles ont par rapport aux autres. Forces et faiblesses Notre but est de créer des emplois durables et de qualité. Or, que l’on soit une association ou une société commerciale, on est obligé de garder un équilibre financier, sous peine de disparaître. Cet équilibre entre le but social — qui a besoin d’un ser vice social très poussé — et la nécessité de boucler les fins de mois sans perdre de l’argent est un exercice très difficile. Toutefois, dans cette logique, on laissera souvent plusieurs chances successives aux personnes en inser tion. Elles auront, à plusieurs reprises, l’occasion de se «racheter». Tout l’art consiste à ne pas devenir complice de leurs problèmes afin de les pousser vers la réussite de leur projet social et professionnel. I Entretien et documentation : Salvatore Vetro et Claudia Marongiu Photos: Benoît Damuseau i Le Groupe Cortil totalise 175 contrats de travail, la plupart à durée déterminée: > Le Cortil (Entreprise de Formation par le Travail): 19 > La Maison (Association de Promotion du Logement):1 > Bip-Express (Entreprise d’Insertion, coopérative à finalité sociale) agréée «Titres-services» et «Confection et livraison de sandwiches et de salades pour les entreprises»: 39 > Neupré Net Services (Entreprise d’Insertion, coopérative à finalité sociale) agréée «Titresservices» (travaux ménagers à domicile, repassage dans une centrale et petits travaux de couture): 69 > Haute Meuse Net Services (Entreprise d’Insertion, coopérative à finalité sociale agréée «Titres-services» (travaux ménagers à domicile) et agréée «IDESS» (travaux de proximité): 45 19 Chaussée de Marche, 100 4121 Neuville-en-Condroz T : 04/371.55.30 F : 04/371.25.69 E : [email protected] terre n°122 • automne 2008 Pérou c’est u Association de producteurs de San Marcos Lorsque les cultivateurs se passent d’intermédiaires pour commercialiser leur production Entreprendre autrement, c’est utile. Entretien avec Berardo Abanto Cerna membre de l’association de producteurs de tara 1 de San Marcos, Pérou 20 installé un dépôt. Les producteurs étaient alors invités à vendre leur tara à ce nouvel intermédiaire qui avait l’avantage d’être sur place et offrait à chaque producteur, pendant les deux premières années, un bénéfice proportionnel à la quantité de tara vendue. Ceux qui le désiraient pouvaient alors s’inscrire à l’APTSM qui, rapidement, a regroupé presque 200 membres (191 exactement). > Don Berardo Abanto Quelle est l’histoire de votre initiative et qu’est-ce qui a suscité sa création ? L’Association des Producteurs de Tara de San Marcos (APTSM) a été promue par l’Association Civile Tierra (AC Tierra) à partir de 1999 afin de capter, dans la région, la quantité de gousses de tara nécessaire pour faire fonctionner son moulin (La vente des gousses transformées en poudre par le moulin pouvait ensuite bénéficier aux producteurs sous forme de projets d’assistance technique. NDLR). Dans chaque «caserio» (village) environnant, le personnel du moulin de San Marcos a désigné un acheteur et terre n°122 • automne 2008 Vie, mort et résurrection d’une association Pour diverses raisons, cette association de producteurs n’a jamais atteint un fonctionnement vraiment autonome et a fini par tomber en complète léthargie. Le moulin, quant à lui, n’a plus pu payer les primes sur la production aux cultivateurs et, plus grave encore, n’avait plus le fonds de roulement suffisant pour continuer à acheter la production des cultivateurs. Les intermédiaires traditionnels qui ont été surpris au début par l’offensive de AC Tierra, ont vite contre-attaqué pour récupérer le marché. Toutefois, le moulin géré par AC Tierra a quand même eu le gros avantage pour les producteurs de faire monter le prix de la gousse de tara qui était auparavant achetée au rabais. Du fait de sa structure, l’association des producteurs de tara était ingérable: comment réunir en assemblée générale 191 personnes venant des 4 coins de la province? La solution aurait peut-être été d’instaurer un système avec des délégués par caserio. C’est seulement au début de l’année 2008 que l’association a commencé à bouger avec en particulier l’élection d’un nouveau comité directif et d’une productrice comme présidente. Il se trouve que tous les élus avaient participé, en 2005, à un voyage à Piura (au Nord du Pérou), organisé par certains techniciens d’AC Tierra, pour aller rencontrer des producteurs d’une coopérative de café (l’association CEPICAFE) et découvrir leur système de commercialisation directe. Quelles sont vos activités actuelles ? Du fait de la forte demande étrangère, il existe une concurrence éhontée entre les négociants intermédiaires des entrepreneurs de Lima qui transforment et exportent. Le prix de la tara 1 La tara (gousse d’acacia) est un produit andin servant pour le tannage du cuir et l’industrie alimentaire. utile > San Marcos, Pérou. ne cesse de monter, ce qui arrange bien et inquiète en même temps les producteurs car il savent que cela ne pourra pas durer indéfiniment. Plus grave encore, les intermédiaires achètent n’impor te quoi (tara humide, verte, sale…) et parfois, ils rajoutent des impuretés (déchets végétaux, sciure de bois, sable fin…) pour profiter des prix élevés. Il est probable que les clients liméniens et étrangers finissent par rejeter la tara de San Marcos qui aura la réputation d’être de mauvaise qualité. Pour contrecarrer cet écueil et pour redonner de la vie à l’APTSM, les nouveaux dirigeants ont décidé de commercialiser directement une tara de bonne qualité. Pour cela, ils ont pris contact avec un entrepreneur de Lima pour négocier et passer un marché avec lui. L’association s’est engagée à collecter et emmener directement à Lima toute la production de tara de ses membres dont la qualité est contrôlée. Et de son côté, l’entrepreneur octroie les fonds de roulement nécessaires pour acheter cette production à un prix légèrement supérieur à celui du marché et envoie sur place un agent pour faciliter la coordination. L’APTSM a donc pris la décision de devenir une vraie entreprise commerciale. «Pour nous c’est bien, car on peut compter sur un prix stable et correct de la tara et cela dans la durée. Pour nos familles c’est aussi une bonne chose car l’entreprise va générer des bénéfices qui pourront être utilisés pour améliorer la situation de nos enfants.» Pouvez-vous décrire le fonctionnement de votre initiative ? Concrètement, à tour de rôle, deux membres du conseil directif font régulièrement la tournée de la dizaine de caserios où se trouvent les adhérents de l’APTSM pour acheter leur production de tara. Ils louent ensuite une camionnette pour transporter la gousse des caserios jusqu’aux dépôts que l’APTSM a loués à San Marcos. Quand une quantité suffisante de sacs de tara a été collectée, elle est chargée dans un camion de 25 tonnes pour être livrée à Lima. Le camion est lui aussi loué et un membre de l’association accompagne le chargement jusqu’à destination (environ 20 heures de voyage). Tous ces frais de locations et de déplacements sont à la charge de l’APTSM sauf l’indemnité versée à la personne qui accompagne le chargement et, bien sûr, le salaire de l’agent qui sont payés par l’entrepreneur. Lors de cette première campagne 2008, nous avons envoyé 17 camions à Lima, soit environ 450 tonnes de gousse de tara, ce qui est vraiment un très bon début et il n’y a eu qu’un seul accident: une défaillance mécanique a provoqué le renversement de la benne et plus du quart du chargement a été perdu! Malgré cela les bénéfices sont là et on comprend maintenant pourquoi il y a tant de négociants intermédiaires… ils gagnent bien leur vie! Avec la 2e campagne 2008, on devrait réunir la somme d’argent suffisante pour acquérir un terrain bien placé à San Marcos afin d’y installer notre dépôt et un petit bureau. Actuellement, notre tara est stockée dans des caserios dispersés et on fait nos réunions sur les bancs de la place principale de San Marcos! terre n°122 • automne 2008 21 > Victor Quiroz, un des membres de l’association à l’origine du projet. > Gousse de tara. Entreprendre autrement, c’est utile. En quoi votre entreprise se différencie-t-elle d’une entreprise classique ? Cette idée, elle vient de nous, c’est nous qui, ensemble, avons décidé de prendre le risque et de nous lancer dans cette aventure même s’il est vrai que nous comptons sur l’aide d’un ex-travailleur de l’AC Tierra. Nous ne devons rien à personne. Le capital que nous avons c’est nous qui l’avons constitué grâce à notre travail. Il n’appartient pas à l’un ou à l’autre, il appartient à tous. Avec les membres du conseil directif et ceux qui veulent, nous nous réunissons avant chaque envoi de tara pour le préparer et après, pour savoir comment cela s’est passé… et combien on a gagné! Grâce à l’accord passé avec l’entrepreneur de Lima, on ne se fait plus rouler: le poids est juste, le prix nous convient et nous savons que la tara doit être de bonne qualité car sinon, il ne la prend pas. Et devoir payer le voyage retour c’est pure perte! 22 terre n°122 • automne 2008 Pendant la foire des dimanches, au lieu de faire des emplettes avec la famille, on ne compte pas notre temps et on se retrouve entre nous dans des endroits stratégiques, à plusieurs entrées de San Marcos, pour acheter la tara (de bonne qualité!) qu’apportent les producteurs avoisinants avant qu’elle n’arrive aux dépôts des négociants intermédiaires traditionnels. En travaillant l’aspect qualité, on contribue à ce que la tara maintienne, de manière durable, sa place sur le marché international et comme c’est un arbre résistant adapté aux terrains difficiles, on contribue à freiner l’érosion des sols et à mieux profiter des pluies. Et puis, comme le font les producteurs de CEPICAFE, on rêve qu’un jour les bénéfices seront suffisants pour que l’association puisse donner des bourses à nos enfants pour qu’ils fassent des études supérieures à Cajamarca ou Lima. I Entretien : François Greslou Photos : D. Gabriel c’est néces saire Entreprendre autrement, c’est nécessaire. Par Riccardo Petrella, président de l’Institut Européen de Recherche sur la Politique de l’Eau (IERPE), Bruxelles. individuelle. La richesse collective n’a pas de grande valeur en soi. Une école, richesse collective, dont le financement est public — via la fiscalité — est considérée comme un coût pour le secteur privé. L’école privée quant à elle, dont le financement est assuré par les élèves (les «clients», les «consommateurs») est source de richesse (profit) pour le capital privé. En outre, la sécurité d’atteindre le niveau de bien-être matériel et immatériel le plus élevé passe, affirment-elles, par la possession et l’usage privés des biens et des services en fonction des intérêts et des besoins personnels et individuels. ’opinion prédominante au sein des classes dirigeantes européennes et, plus généralement, occidentales, est qu’on ne peut pas se passer du système capitaliste de marché si l’on veut produire et distribuer la richesse et la faire grandir. Par richesse, elles entendent l’ensemble des biens et des services matériels et immatériels dont l’usage (la «consommation») est considéré être source de bien-être, voire de bonheur, avant tout individuels. Pour le système capitaliste, celle qui compte est donc la richesse L Sortir du cadre du capitalisme de marché La réalité ayant systématiquement démenti la justesse de ces conceptions, on assiste ces dernières années à un renouveau des thèses sur le «bon» capitalisme, sur le capitalisme a visage humain, sur l’entreprise capitaliste «socialement responsable», etc. L’équation qui semble contenter les tenants du «bon» capitalisme (teint d’un peu de rose et d’un peu de vert) est «allier responsabilité sociétale et efficacité économique». L’expérience montre que, à choisir, l’efficacité l’emporte sur la responsabilité. Ainsi, les dirigeants actuels s’accommodent-ils souvent d’une efficacité économique en présence d’un bas niveau de responsabilité sociétale, mais jamais de l’inverse. C’est dire que, à mon avis, «entreprendre autrement» signifie sortir du cadre du capitalisme de marché fût-il «vert» et à visage humain. Entreprendre autrement signifie concevoir, produire, distribuer et user une autre richesse. Certains biens et services doivent rester publics Il y a d’abord une richesse qui est faite de tous les biens et les services qui sont essentiels, indispensables et insubstituables pour la vie de tout être humain et pour la sécurité d’existence des communautés humaines. Ces biens et services ne peuvent être gouvernés par les logiques de l’échange marchand et du profit individuel. On peut les mentionner: l’énergie du soleil, l’air, l’eau, les forêts, le capital biotique, la santé, le logement, la connaissance, l’éducation… Ces biens (et les services s’y rattachant) constituent la richesse collective, sont la base du vivre ensemble et de la survie collective. Le «gouvernement» de cette richesse (en termes de propriété, financement, gestion et contrôle, usages) doit être public (étatique et non-étatique). L’association Terre fait partie des entreprises publiques non-étatitiques censées produire de la richesse collective en termes de services rendus à certaines catégories de la population en Belgique et ailleurs, notamment dans les pays appauvris du monde. Les critères de calcul et d’évaluation de terre n°122 • automne 2008 23 > Riccardo Petrella, lors de la conférence de presse du lancement de la campagne «Entreprendre autrement au Nord et au Sud». cette richesse sont substantiellement différents de ceux utilisés dans une société capitaliste de marché. Entreprendre autrement, c’est nécessaire. 24 Produire ce qui est nécessaire La richesse qui doit être produite à l’heure actuelle est précisément celle des biens et des services communs de base: c’est de l’eau pour des milliards de personnes qui n’ont pas d’accès à l’eau potable et aux services sanitaires ; ce sont les aliments pour le milliard d’êtres humains affamés et non pas du soja pour l’alimentation animale destinée à l’alimentation des populations riches du Nord ; c’est la production de médicaments et la construction d’hôpitaux pour les deux milliards (et plus) de personnes qui habiteront en 2030 des bidonvilles, si rien de radical n’intervient dans le devenir des villes et de la pauvreté, et non pas dans la construction d’armes, d’avions de chasse et de bombes ato- terre n°122 • automne 2008 Q. Mortier / Autre Terre c néces Fermer des écoles et ouvrir des prisons ? Victor Hugo avait dit au XIXe siècle que «celui qui ouvre les portes d’une école, ferme celles d’une prison». Aujourd’hui, la culture de nos sociétés «riches» est de penser qu’on peut, qu’on doit, fermer les écoles publiques et les prisons publiques qui représentent un coût pour «le contribuable» (lire: «pour les classes aisées») et ouvrir des écoles et des prisons privées payantes. Portant le raisonnement jusqu’à sa logique interne: il est préférable d’arrêter d’être entrepreneur d’une école publique et devenir entrepreneur d’une prison privée, cette dernière étant jugée produire davantage de richesse pour l’économie. Quelle perversion! miques pour «garantir la sécurité» des puissants. Entreprendre ce n’est pas produire, en priorité, du Coca-Cola, des montres Rolex, des voitures 4x4, des centres financiers, des gratteciels de 500 mètres, des téléphones cellulaires avec la puissance d’un ordinateur militaire, des packages de vacances… à savoir des biens et des ser vices pour les «consommateurs solvables». Pour une plus grande qualité de vie collective Entreprendre autrement signifie en deuxième lieu, donner la priorité aux biens et aux services qui contribuent à élever la qualité du vivre ensemble, non seulement sur le plan économique et environnemental, mais aussi sur le plan civique et culturel. Cela signifie produire en investissant dans l’apprentissage du respect de l’autre, dans les mécanismes et les pratiques de la démocratie par ticipée (l’entreprise n’est pas un lieu «étranger» aux décisions démocratiques, ni une armée en guerre), dans la pratique du beau, des arts, de la sagesse, du long terme, de la «res publica» (de l’intérêt commun). Entreprendre autrement implique l’abandon du culte de la compétitivité, notamment par une révision de la fonction, du rôle et de la culture des écoles de management qui, telles qu’elles sont en majorité actuellement, mériteraient d’être fermées. Transformer la finance sans se contenter de l’accompagnement humanitaire L’entreprise coopérative doit surtout transformer le monde de la finance. On n’«entreprendra autrement» que si l’on tend à construire un autre système financier. La financiarisation actuelle de l’économie et de la société est l’élément central qui bloque et pervertit toute innovation ou transformation sociétale allant dans le sens de l’intérêt de la population mondiale. Les formes représentées par la finance sociale et solidaire sont un début timide. Il faut des nouveaux entrepreneurs financiers pour qu’ils les fassent sortir de la culture de la résidualité et de l’accompagnement «humanitaire» dans laquelle elles se sont enfermées. I Sénégal Mutuelles de santé communautaire Comment faire face à l’absence d’État en partant de la base ? c’est ssaire Entretien avec Thomas Diop, président de la Mutuelle de Lalanne. «L’assistanat, ce n’est pas durable. Les populations doivent se prendre en charge elles-mêmes. Ici, au Sénégal, les gens savent qu’il ne faut rien attendre de l’État. Les mutuelles font ce qu’il devrait faire. Je les aime car elles nous rendent libres et indépendants du pouvoir politique» u Sénégal comme dans d’autres pays, l’État ne remplit pas toutes ses fonctions, y compris certaines qui sont essentielles, comme la prise en charge des soins. Pour pallier ce manque, des villageois ont créé des mutuelles de santé communautaire. Tout commence dans les années 80: face à l’absence de soins de qualité autour de Thiès, située à 80 km de Dakar, un organisme privé construit l’Hôpital Saint-Jean de Dieu. La volonté de ses fondateurs était d’offrir un accès le plus large possible à la population, en pratiquant des tarifs accessibles. Mais malgré tout, dans une région rurale où 80 % de la population vit de l’agriculture ou du secteur informel, les 6.000 francs CFA d’une journée d’hospitalisation (8 euros) restent dif ficiles à trouver pour une majeure par tie des habitants de la région, dont le revenu moyen est de 30.000 francs CFA par mois (45 euros). Les paysans et l’ensemble du secteur informel se retrouvaient donc de facto exclus. Forte de ce constat et souhaitant faire face à la situation, la Communauté rurale de Fandeme a recherché une alternative: en 1989 est lancée la première mutuelle de santé communautaire du Sénégal. Chaque mutualiste A terre n°122 • automne 2008 25 d Entreprendre autrement, c’est nécessaire. 26 c’est néces cotisait à l’époque 100 francs CFA (0,15 euros) par mois et par personne, donnant droit à une prise en charge à 70 % du coût des soins primaires et 100 % des frais d’hospitalisation. Sur 3.000 habitants, 2.700 ont participé. L’expérience a fait tache d’huile, d’autres mutuelles se sont créées dans la région et un Comité de pilotage et de coordination des mutuelles de santé s’est créé. ENDA – une ONG sénégalaise – a monté le GRAIM, groupement de recherches et d’appui aux initiatives mutualistes, en 1997: il soutient le montage, forme les gérants, coordonne les activités. ENDA a pour objectifs «le renforcement des capacités populaires» et de «favoriser l’apprentissage réciproque et l’acquisition de compétences nouvelles». Aujourd’hui, sur la région de Thiès, 18.550 familles sont couvertes par une mutuelle de santé communautaire, ce qui représente 100.000 bénéficiaires, sur 1 million d’habitants. 3 mutuelles de santé communautaire se créent chaque année et le taux d’adhésion augmente constamment. Pour tant, au début, les obstacles étaient nombreux: d’abord, il y avait la méfiance. «Comment, en donnant 100 francs CFA par mois, pouvez-vous payer des frais d’hospitalisation de 30.000 francs CFA ou plus?». Une bonne par- terre n°122 • automne 2008 tie de la population croyait qu’il s’agissait d’une opération visant à voler de l’argent ! Comme nous l’explique Mme Nogaye, présidente de la mutuelle Jappoo Pafu. D’autre part, des croyances populaires véhiculaient l’idée que «cotiser pour prévenir la maladie, c’est l’attirer!». Quelques personnes expliquaient même que le Coran était contre les mutuelles… De la sensibilisation, des réunions fréquentes, une bonne stratégie permettant de convaincre en premier lieu les relais d’opinion (chefs religieux et politiques, en particulier les marabouts) ont permis de dépasser les réticences initiales. En 2001 est organisée la première grande manifestation des Mutuelles, la «journée de la mutualité». Pour donner un coup d’accélérateur aux adhésions et aux créations de Mutuelles de santé, le GRAIM a lancé depuis 2002 une émission de radio hebdomadaire animée par Rosalie Gomis qui explique et fait la promotion des mutuelles. Le microcrédit est aussi utilisé pour inciter la population à rejoindre les mutuelles de santé, en conditionnant le microcrédit au fait de s’y inscrire. Une fois l’idée lancée dans une communauté, 8 mois sont nécessaires au fonctionnement de la mutuelle ; une trentaine de personnes suffisent à por ter le projet ; il faut compter 3 mois pour préparer l’assemblée générale constitutive. Ensuite sont mis en place les organes de fonctionnement. Les premières cotisations alimentent le fonds de réserve, et les remboursements interviennent après un délai de 3 à 6 mois. 1.000 mutualistes sont nécessaires à un budget équilibré. Mme Nogaye, présidente de la mutuelle Jappoo Pafu (se soigner dans la solidarité en langue wolof), et Elimane, son gérant, nous racontent la création de leur mutuelle de santé communautaire: «Nous avons lancé l’idée en décembre 2000. Nous sommes dans un milieu rural, où l’accès aux soins est difficile. Louty Sow, une femme de la communauté, a vu 3 de ses enfants touchés par une maladie grave simultanément: l’un d’eux a eu une méningite, et les 2 autres ont été touchés par le paludisme. Fréquemment à l’hôpital, elle a vu des gens qui ne payaient pas, mais donnaient une simple lettre. C’est en parlant avec eux qu’elle a découvert l’existence des mutuelles. Elle est revenue au village décidée à en créer une. Nous avons formé un groupe et sommes allés voir les chefs religieux pour obtenir leur accord. Ensuite, ENDA GRAIM nous a donné une formation de 4 jours. La mutuelle de santé a commencé ses premiers remboursements au mois de juillet 2001: sur 18.000 habitants, 1.500 sont mutualistes. C’est difficile de convaincre, nous manquons de temps, de moyens». M. Niass, le médecin responsable du Poste de santé, a constaté une augmentation de la fréquentation: «Avant, les malades ne venaient pas faute d’argent. Et se décidaient à consulter à la dernière minute, quand ils n’avaient plus le choix. Ils étaient donc difficiles à soigner, car la maladie était à un stade avancé. On est passé de 2.000 à 8.000 consultations par an. L’état de la population couverte s’est nettement amélioré. De plus, comme notre poste de santé fonctionne mieux, nous pouvons investir et accroître la qualité des soins. Par notre place, nous participons à la sensibilisation, en invitant nos patients qui ne sont pas membres à adhérer». Toutefois, il existe encore des difficultés: Penda Seck, mutualiste dès le début, a depuis le décès de son mari des problèmes pour payer ses cotisations. En effet, les charges sont retombées sur elle: dotée d’un budget limité, elle doit faire face à l’alimentation, au logement, aux études... Avec 6 enfants, elle ne peut pas débourser 1.400 francs CFA par mois. Elle est donc obligée de reporter les soins, «alors que la maladie n’attend pas». Thomas Diop fait partie des pionniers des mutuelles de santé sur base communautaire: c’est en 1993 qu’avec un groupe de jeunes villageois de Lalanne il souhaite résoudre les problèmes d’hospitalisation des malades. La difficulté de l’époque: les soins primaires sont assurés gratuitement par des religieuses d’Albi. Et parfois, dans les cas critiques, elles accompagnent les malades à l’hôpital et règlent les soins pour eux. «La population était endormie par la présence des dominicaines. L’assistanat, ce n’est pas durable. Les populations doivent se prendre en charge elles-mêmes. Ici, les gens savent qu’il ne faut rien attendre de l’État. Les mutuelles font ce qu’il devrait faire. Je les aime car elles nous rendent libres et indépendants du pouvoir politique. Nous ne voulons pas être assistés, et elles nous permettent d’éviter ce piège. Nous avons besoin d’appuis, oui, pour la formation et l’investissement (comme la construction du siège, soutenue par la ville de Verviers en Belgique, et l’ONG sénégalaise ENDA). Avec ça nous pouvons être autonomes et construire notre avenir». Thomas Diop fait preuve de prudence et avance lentement. «Un rien et tout peut s’effondrer: les cotisations sont volontaires. Pour la collecte de l’argent, 15 délégués reconnus par la population passent dans chaque maison. C’est un maillon essentiel: ils doivent être loyaux et intègres». Parfaitement gérée (le patrimoine de la mutuelle est amorti, la location de chaises rapporte par exemple 3.500 francs CFA par an, soit 5,5 euros!), la mutuelle a des réserves pour investir et faire face à des catastrophes (épidémies, etc.). Elles permettent d’ouvrir la voie à d’autres projets. «J’aime le social: on sent la souffrance des gens, les inquiétudes. Et on participe à la solution. On s’élève», explique Thomas Diop. Toutes les activités menées à Thiès par ENDA s’inscrivent aujourd’hui dans le même objectif: l’instauration d’une gouvernance collective par la formation des citoyens. Au-delà de la santé, c’est un projet politique, de société, qui est mené par ENDA: créer une forme d’État en partant de la base. I ssaire Article et photos: José Lavezzi Assistant au Parlement européen Photo-reporter bénévole pour la valorisation d'initiatives portées par les citoyens sur le terrain i www.jose-lavezzi.com www.bazarts.org terre n°122 • automne 2008 27 Belgique Le Groupe La Lorraine c’es néc Entreprendre autrement, c’est nécessaire. Le Groupe La Lorraine revendique une autre manière d'entreprendre. Acteur économique, créateur de liens sociaux et de richesse, il occupe plus de 300 personnes. 28 istoriquement l'action du Groupe La Lorraine dans le domaine de l'intégration par le travail a commencé avec l'ETA La Lorraine 72 il y a 33 ans. Paradoxalement, ce sont les résultats financiers et le savoir-faire dégagés par cette première entreprise qui emploie du personnel handicapé qui ont permis de créer La Lorraine 95, les titres-services de La Lorraine et les titres-services de L'Ardenne dédiées quant à elles à la mise à l'emploi de personnes valides en marge du marché du travail. H terre n°122 • automne 2008 Après 33 ans de travail, le Groupe La Lorraine ne se démarque pas de ses premiers objectifs: il s'agit toujours de promouvoir la reconnaissance sociale des personnes par un travail utile pour la société. Dans cette perspective, le travailleur n'est pas simplement l' «objet» d'une assistance sociale mais le «sujet» d'une action collective où le statut de travailleur et l'intégration à la société salariale sont prédominants. Un moteur de cette réussite est sans conteste la volonté d'encourager à tous les niveaux des entreprises du Groupe La Lorraine la démocratie économique, la participation, l'autogestion et la responsabilisation des travailleurs quant aux droits et devoirs impliqués par la relation travailleuremployeur. Trois axes sont développés pour atteindre ces objectifs: accompagnement social des travailleurs tout au long de leur parcours, formations pour l'ensemble du personnel et valorisation du travail par la prise de responsabilité de gestion. Concernant ce dernier axe, st cessair ils entretiennent d'ailleurs avec les syndicats une réelle collaboration partenariale. Les entreprises du groupe proposent des services allant du lavage de vitres à la pose de chapiteaux. Elles ont un large éventail d’activités à destination des entreprises, des administrations publiques, des collectivités et des particuliers. La politique volontariste de La Lorraine dans le domaine de l'économie sociale, lui a permis d'occuper une place de choix au sein du tissu économique régional, tirant le meilleur profit de sa situation frontalière idéale et de son charroi constitué de quelque 85 véhicules et engins. La différence entre une entreprise traditionnelle et les entreprises du Groupe La Lorraine : l’intérêt général Si les entreprises traditionnelles se développent pour elles-mêmes et pour le bénéfice de leurs actionnaires, le Groupe La Lorraine a une toute autre finalité: assurer l'intégration sociale et humaine des personnes fragilisées par le travail. D’après la grille de lecture de Robert Castel1 appliquée au groupe par le professeur Michel Mercier (Fundp), nous pouvons constater que le travail a trois fonctions: il est source de valorisation (l'individu est valorisé à partir de son travail et de ce qu'il produit), de biens sociaux (entre les individus, les travailleurs, les producteurs et les consommateurs) et de richesse (il génère de la valeur ajoutée et permet la répar tition des richesses via les salaires). À travers ses services, par la valorisation de l'image de l'entreprise (logo sur les véhicules, etc.), par la distribution de salaires décents négociés avec les organisations syndicales et par le brassage des populations des diverses entreprises, La Lorraine participe 29 terre n°122 • automne 2008 Entreprendre autrement, c’est nécessaire. > La Lorraine défend une conception entrepreneuriale de l'Économie sociale et veut démontrer qu'à l'image de toute autre entreprise d'économie traditionnelle, les entreprises de l'économie sociale offrent des biens et des services de qualité et visent à réaliser un bénéfice mais avec la garantie d'un développement durable ainsi que d'une participation active des travailleurs à leur milieu de travail 30 à l'élaboration d'une société qui met en avant le statut salarial et reconnaît à chacun le droit de participer au développement de la société. L'entreprise se met au service des travailleurs (et particulièrement des personnes handicapées ou momentanément fragilisées) mais tente d’éradiquer toute forme d'aide qui se substitue à la volonté du travailleur et les nie en tant qu'acteurs de leur propre vie. Entreprendre socialement La Lorraine défend une conception entrepreneuriale de l'Économie sociale et veut démontrer: > que l'économie sociale donne un cadre pour une autre manière d'entreprendre en misant sur l'intégration, la démocratie et la réussite économique ; > qu'à l'image de toute autre entreprise d'économie traditionnelle, les entreprises de l'économie sociale offrent des biens et des services de qualité et visent à réaliser un bénéfice mais avec la garantie d'un terre n°122 • automne 2008 développement durable ainsi que d'une participation active des travailleurs à leur milieu de travail ; > que l'entreprise de demain ne pourra se passer d'une dimension d'économie durable pour pérenniser son activité ; > que l'économie sociale permet de dégager une plus value éthique et sociétale du bien ou du service produit. Claudia Marongiu 1 Robert Castel, « Les Métamorphoses de la question sociale », Ed. Fayard, Paris, 1995. Terre libre Rencontre Belgique-Italie amedi 31 mai, aux alentours de 10 heures, quelques équipes de footeux foulent la pelouse du club de Goutroux et taquinent le ballon en guise d’échauffement. À entendre les participants, à voir les supporters présents, le match Italie – Belgique, survenu quelques jours plus tôt, a presque pâle allure… Qu’on ne s’y trompe, il s’agissait bien du Trophée William Wauters version coupe d’Europe. Nous avions en effet décidé de remettre en jeu cette coupe lors de la visite de Terre par des travailleurs de la coopérative italienne Abele Lavoro. Au-delà d’une météo au rendez-vous, cette journée fut une réussite à plus d’un égard: Pour la soixantaine de participants belges et italiens, ce fut l’occasion de se rencontrer dans le cadre d’un nouvel échange entre Abele Lavoro et Terre. Juste le temps de se rendre compte une nouvelle fois que notre utopie n’a pas de frontières. Durant cette matinée, parenthèse souvent souhaitée, l’opportunité se présenta S Agenda Salons Voici les différentes dates auxquelles vous pourrez rencontrer nos équipes d’animation. Du 15 au 19 octobre Salon Education EDUC et du Livre de jeunesse A Namur Expo www.saloneducation.be Du 22 au 23 octobre Forum des entrepreneurs Halles des foires de Liège www.initiatives.be de troquer nos outils respectifs contre des vareuses et un ballon, de compenser certaines carences footballistiques en affûtant notre sens de l’humour et notre convivialité. Comme souvent dans la réussite de nos projets, ce tournoi releva d’une astucieuse alchimie. Un équilibre trouvé entre la maestria technique transalpine, l’engouement liégeois et un accueil fontenois de qualité. Côté résultats, les travailleurs de Terre, en hôtes qui se respectent, ont laissé le «scudetto» migrer à Turin… pour mieux le reconquérir aux pieds des Alpes d’ici quelque temps! I François Malaise Du 21 au 23 novembre Salon Planet Attitude Nouveau : espace de marques équitables au cœur de Liège A Tour et Taxis www.planetattitude.eu 23 octobre Inauguration des nouveaux bâtiments de Terre asbl Après avoir construit et occupé des bâtiments à Vivegnis, à Fontaine L’Evêque, puis en zone 1 du parc industriel des Hauts-Sarts à Herstal, Terre s’étend maintenant à la zone 2 où elle vient d’achever la construction de locaux pour y abriter une grande partie de ses bureaux ainsi que la SAFS Récol’Terre. Du monde à la maison Vêtements, accessoires de mode, bijoux, cosmétiques, soins du corps, linge de maison, déco, vaisselle, café, biscuits, chocolat, jus de fruits… des tas de beaux et bons produits faits de belles façons… à découvrir! • En Neuvice, 14 à Liège (petite rue piétonne en face du Perron) • Du mardi au samedi, de 12 à 18h et le dimanche de 10 à 15h. www.dumondealamaison.be, 04 222 11 34 31 t est une publication destinée à promouvoir l’économie sociale et solidaire à travers des initiatives ainsi que des réflexions du Nord et du Sud. Abonnement (gratuit) et information T : +32 (0)4 240 58 38 - E : [email protected] www.autreterre.org - www.terre.be