Corps virtuel, un « grand corps malade »
PrJean-Louis Mégnien
PU-PH Université Paris Descartes
Responsable pédagogique de la commission TICE
de la Faculté de médecine de Paris Descartes
La découverte des structures anatomiques du corps humain était autrefois réservée
à quelques savants, qui au fur et à mesure des dissections réalisées sur des cadavres
abandonnés décrivaient à leurs disciples leurs observations. De ces dissections sont
nées la médecine puis la chirurgie. Encore utilisées, les dissections sont réservées
aux étudiants en médecine pour l’apprentissage de l’anatomie. À ce jour, et grâce
aux développements de nouvelles technologies d’imagerie du corps humain, on
peut s’interroger sur le maintien de cette pratique comme outil pédagogique lors
du cursus universitaire.
Ces nouvelles technologies d’imagerie, mais surtout le développement d’algo-
rithmes de rendu en 3D et la puissance de calcul actuellement disponible pour tous,
permettent de reconstituer un corps humain. Cet organisme virtuel représente-t-il
simplement une entité anonyme partageable pour les besoins de l’enseignement ou
de la science ? Ou à l’inverse, doit-on considérer cette entité comme une réplique
d’une personne avec ses droits, par exemple le droit à l’image ?
Dans cet article, je présenterai les possibilités techniques de « reproduction »
du corps humain, et les problèmes qui peuvent être soulevés sur le plan éthique.
I.REPRODUCTION DU CORPS HUMAIN,
LA PÉRIODE ICONOCLASTE
Dans l’histoire de l’anatomie, l’écrit et le parler ont longtemps précédé la représen-
tation graphique. Jusqu’à la Renaissance, qui permettra le travail des perspectives,
l’anatomie repose sur les textes. Quand le pape BonifaceVIII accorde à certaines
218 Les systèmes informatisés complexes en santé
écoles de médecine le droit de disséquer, cette dissection n’est là que pour illustrer
le monde des livres. Cette emprise du texte aboutit à un refus de toute iconogra-
phie, et à un « iconoclasme du corps humain ». En 1801, Marie François Xavier
Bichat reprend ce procès de l’image, puisque « en anatomie, nos sensations doi-
vent naître autant du toucher que de la vue ». Seuls les mots sauront traduire ce
que révèle la main qui coupe, récline et palpe pour isoler.
Pour suppléer l’absence d’iconographies, et sublimer l’art de la parole, des
théâtres anatomiques vont apparaître au esiècle, comme des édifices spéciali-
sés où l’on procédait à des dissections anatomiques en public. Ainsi disposés, les
théâtres anatomiques attirèrent bien au-delà des seuls médecins et étudiants en
médecine à qui ces structures d’enseignement universitaire étaient principalement
destinées. Ces théâtres accueillaient également de nombreux curieux.
Les théâtres anatomiques étaient souvent, dans l’esprit de leurs utilisateurs,
des espaces d’accès à une réflexion en profondeur sur les origines de l’Homme. Pie-
ter Pauw fut le premier professeur d’anatomie de l’université de Leyde, où l’un des
premiers amphithéâtres anatomiques permanents fut érigé en Europe ; il considé-
rait son théâtre comme le lieu privilégié où penser aux rapports entre l’éphémère
et l’éternité, ou entre l’être humain et son créateur.
L’histoire de la dissection du corps humain et de l’anatomie a toujours été
reliée aux croyances. Progressivement, les dissections sont devenues des leçons pour
les étudiants en médecine. Elles ont été à l’origine de la naissance de la chirurgie
comme discipline à part entière. Il n’est donc pas étonnant que l’enseignement de
l’anatomie sous l’égide des chirurgiens se fasse toujours selon des croyances, main-
tenant d’ordre pédagogique, où seules les représentations du corps humain sur un
219 Corps virtuel, un « grand corps malade »
tableau noir avec des craies seraient l’unique façon de former nos futurs médecins.
L’évolution des technologies diagnostiques par échographie, scanner ou IRM trans-
pose les « théâtres d’anatomie » dans les salles de radiologie.
La radio-anatomie, ou l’anatomie fonctionnelle par IRM, ouvre une nouvelle
ère aux radiologues pour l’enseignement de l’anatomie à la faculté de médecine.
II.VIRTUALISATION DU CORPS HUMAIN
A. ANATOMIE DU CORPS VIRTUEL SAIN
Scanner, Imagerie par résonance magnétique nucléaire (IRM) permettent l’acqui-
sition de coupes fines d’une partie du corps humain d’épaisseurs connues parallèles
et selon un plan orthogonal à l’axe longitudinal du sujet. La juxtaposition de ces
séries permet la reconstitution de la partie du corps explorée. Ce volume peut être
exploré de manière conventionnelle par l’intermédiaire d’une console radiologique
comme celles utilisées dans les services de radiologie. Ces images sont partagées
avec les services cliniques en réseau fermé (intranet).
Le Pacs (Picture Archiving and Communication System), système de gestion
électronique des images médicales avec des fonctions d’archivage, de stockage et de
communication rapide, est le cœur même du système de partage et de distribution.
Cependant, pour des raisons propres aux constructeurs et relatives à la protection
des données médicales, ces images ne peuvent être partagées entre les hôpitaux de
l’AP-HP. Ainsi, les cours destinés aux étudiants requérant la manipulation des dif-
férentes coupes ne peuvent être réalisés qu’au sein du service de radiologie pour un
petit groupe d’étudiants.
Nous avons développé à l’Université Paris Descartes une procédure d’anony-
misation automatique des images radiologiques pour les stocker sur un serveur de
l’université assurant ainsi la fonction d’un Pacs partageable par tous, sur Internet.
L’implémentation de fonctionnalités à un simple navigateur Internet permet une
visualisation des coupes de scanners ou d’IRM indépendamment d’une console
radiologique et de son constructeur et de rendre ces images disponibles pour les
enseignants et les étudiants.
En considérant la région explorée non plus comme une succession de coupes
jointives, mais comme un ensemble de voxels (pixel en 3D) jointifs, il est possible
de reconstruire dans l’espace un corps humain. Ce corps virtuel peut être manipulé
dans l’espace pour offrir l’angle de vue le mieux approprié pour l’observation d’un
organe, ou d’un arbre vasculaire.
Un exemple démonstratif est la possibilité de « développer » une artère coro-
naire, c’est-à-dire d’avoir sur un plan2D reconstitué une artère selon un axe ima-
ginaire, son axe longitudinal qui permettra au mieux de quantifier une sténose.
220 Les systèmes informatisés complexes en santé
Ces reconstitutions font intervenir de puissants calculs grâce aux stations
d’imagerie installées dans les services de radiologie. Ces consoles radiologiques
fonctionnent avec des logiciels propriétaires rendant impossible l’exportation des
données en vue de leur traitement par un autre système que le constructeur. Néan-
moins, il est actuellement possible de déporter ces calculs dans le « cloud », de les
récupérer par streaming afin de permettre à un simple navigateur Internet de visua-
liser le rendu en 3D (Workstation Power in Your Browser). Ces puissances dépor-
tées permettent une diffusion sans limites techniques des reconstitutions. Dans le
cas d’un scanner « corps entier », les rendus3D peuvent être partagés sur le Web
(https://vizua3d.com), comme le sont des photographies. C’est sur ce principe que
certains sites, à l’image des réseaux sociaux, proposent de connecter des profession-
nels de santé et de l’enseignement pour annotations, commentaires, ou discussions.
©Vizua, Sylvain Ordureau
L’illustration présentée ci-dessus est une copie d’écran d’un membre de ce
réseau. En cliquant sur l’une des vignettes, il aura la possibilité de manipuler en
temps réel les rendus en 3D, et d’obtenir l’image suivante. Il est troublant de
constater que la puissance de cet outil est capable de reconstituer l’enveloppe
d’un corps humain, et d’obtenir une représentation d’un individu que l’on pour-
rait reconnaître !
Si ces représentations3D sont essentiellement utilisées dans une perspective
observationnelle et donc diagnostique, il existe actuellement de nombreux projets
221 Corps virtuel, un « grand corps malade »
dans le domaine du soin et de l’enseignement de la chirurgie. L’impression3D per-
met la réalisation à un stade expérimental de prothèses dentaires à coût prohibitif
à partir d’un scanner du massif facial, et de la modélisation de la prothèse en vue
de son implantation.
Dans le domaine de l’enseignement, le matériel retenu pour « l’impression d’un
tibia » aura des similitudes mécaniques proches d’une structure osseuse afin de per-
mettre de simuler pour le futur chirurgien la sensation qu’il percevra lorsqu’il met-
tra en place une plaque d’ostéosynthèse.
B. CAS CLINIQUES: LE CORPS VIRTUEL AU SERVICE DE LENSEIGNEMENT MÉDICAL
Le développement d’outils de simulation du diagnostic médical prend un véritable
essor. À l’Université Paris Descartes, nous sommes les premiers à offrir à nos étu-
diants un panel d’outils pour couvrir les besoins de présentation d’une situation
clinique à nos étudiants:
•console radiologique virtuelle, comme mentionnée plus haut ;
•microscopie virtuelle, pour l’observation de lames virtuelles ;
•des vidéos, des interrogatoires filmés ;
•des sons issus de percussion ou d’auscultation ;
•des photographies de diverses situations sémiologiques avec un répertoire
de lésions cutanées.
Ces différents médias sont regroupés dans une banque permettant le dépôt, le
partage avec ses éventuelles restrictions. Pour chacun de ces médias, un lien est
disponible pour les insérer dans une plate-forme pédagogique. Ainsi, l’enseignant
pourra construire un dossier à partir de ces médias en vue de la constitution de cas
cliniques en situation la plus proche possible de la situation réelle.
L’interactivité de la plate-forme pédagogique permettra à l’étudiant de faire
des choix, demander des examens, offrir des thérapeutiques dans une situation
proche du réel.
À partir de ces outils, et de ces médias, différentes possibilités s’offriront à l’en-
seignant:
•la création de cas cliniques totalement fictifs, illustrés grâce aux outils de la
médiathèque. Dans le cadre du projet MEDIASEMIO qui rassemble les vidéos et
les photographies des patients, la constitution des médias s’est effectuée avec un
consentement signé du patient et dûment archivé ;
•la description d’un cas clinique réel tel qu’il s’est présenté avec l’iconogra-
phie propre du patient.
Plusieurs modes de diffusion de ce cas clinique sont possibles, uniquement pour
les étudiants dans une formation initiale ou continue, ou ouvert à tout public par
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