UNIVERSITÉ DE FRANCHE-COMTÉ ÉCOLE DOCTORALE « LANGAGES, ESPACES, TEMPS, SOCIÉTÉS » Thèse en vue de l’obtention du titre de docteur en PHILOSOPHIE CONCEPTUALISATION DE L’UTOPIE : CRITIQUE, COMPOSSIBILITÉ ET UTOPILOGIE Présentée et soutenue publiquement par Marie-Ange COSSETTE-TRUDEL Le 30 juin 2014 Sous la direction de M. Louis Ucciani Membres du jury : Louis Ucciani, Maître de conférences en philosophie, HDR. Université de FrancheComté. Directeur de recherche. Antigone Mouchtouris, Professeure de sociologie. Université de Lorraine. Rapporteur externe. René Schérer, Professeur émérite en philosophie. Université de Paris VIII. Rapporteur externe. Jean-Michel Le Lannou, Professeur en philosophie. Lycée général et technique La Bruyère. Christian Guinchard, Maître de conférences en sociologie, HDR. Université de Franche-Comté, Président du jury. Thomas Bouchet, Maître de conférences en histoire. Université de Bourgogne. Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel « L’Université n’entend ni approuver, ni désapprouver les opinions émises dans une thèse : elles doivent être considérées comme propres à l’auteur ». 2 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel Remerciements Ce travail de réflexion n’aurait pas pu voir le jour sans la contribution directe et indirecte de plusieurs personnes chères à mes yeux. La liste est sans doute longue, mais si l’exercice d’une thèse consiste parfois à synthétiser les idées, je ne vois pas comment synthétiser les gens… Au niveau académique, les personnes qui ont joué un rôle dans l’élaboration de cette thèse sont nombreuses. Je tiens premièrement à remercier Louis Ucciani sans qui je n’aurais pas été en mesure de mettre à terme cette thèse. Malgré les embûches, il a su croire en ma capacité de réalisation et m’a donné la liberté de créer une pensée libre, si précieuse à mes yeux. Au niveau du Laboratoire de logiques de l’agir et de l’école doctorale LETS, je remercie sincèrement Thierry Martin pour son soutien et son écoute, ainsi que Mme Toulot et M. Jeannin qui ont directement contribué à l’achèvement de ce travail par leur incroyable humanité et leur professionnalisme. À Stéphane Haber qui m’a si généreusement orientée au début de ma thèse. Au Québec, mes premières influences académiques ont sans aucun doute favorisé à la fois mon sens critique et ma détermination à aller au bout de ma pensée. En ce sens, je tiens remercier Lawrence Olivier (son élan vital) Sébastien Mussi (sa liberté), Jade Bourgages (l’émulation), Jessica Olivier-Nault (sa rigueur), Sarah Rodrigue (sa passion), Patrick Robitaille (sa disponibilité), Étienne CôtéPaluck (son intensité), Jean-Bruno Caron (sa subversion). Mes partenaires des des Sociétés I et II où nous nous obligions à vulgariser notre pensée : Charles, Étienne, Simon, Éric, Anahi, Karine, Alexis, Vanessa, Jade, Julie, Eve-Lyne, Amélie-Anne. Sans vous, l’abstraction l’aurait sûrement emporté au détriment de notre réel, bien réel. Plus que tout, ma famille sans qui rien n’est envisageable : Mon Boris, ma Simone, ma Plume. C’est à la fois pour vous et grâce à vous que j’ai réussi à accomplir cette passionnante tâche. Vous êtes mon utopie compossible. Mon vaillant grand frère Alexis, que j’admire et que je suis à la trace depuis mes 3 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel premiers moments universitaires; qui plus est, cette réflexion ouvre un dialogue avec sa thèse. Le regard encourageant et plein d’admiration de mes petites sœurs, Éveline et Clotilde, elles font directement partie de qui je suis aujourd’hui. Jacques, mon père, de qui j’ai hérité d’une sensibilité intellectuelle et sans qui je n’aborderais pas la vie sous le même angle. Chantal pour sa passion et son énergie à toute épreuve. Ma belle et forte cousine Agathe parce que tu es capable de me faire surmonter tous mes coups de blues, et Antoine pour ton inébranlable soutien. Dominique et Redoca sans qui ma vie familiale aurait été totalement dysfonctionnelle. Ma belle belle-maman Jacqueline qui me motive au sens le plus doux et profond (et qui me garde cette bouteille de Corton-Charlemagne en guise symbolique de carotte). Céline qui me rassure et assure. Et Christian qui aurait adoré savoir que je dépose ce travail. Ma famille d’un autre type : mes amis-es qui ont tous contribués à leur manière : la structurante et irremplaçable Katerine Delauriers ; ma grande amie Véridiana et son Jean-François pour votre douceur et générosité à mon égard ; Isabelle dit Yaya pour l’exil que tu m’as offert ; Élisabeth et son Boris pour votre proximité si précieuse en fin de course ; Les Robitaille pour les bambis et l’écriture de thèse sur neige ; Les Bouchet et l’association d’études fouriéristes pour m’avoir accueillie de la sorte et m’avoir introduit à la pensée de Fourier ; mes finalement amis-es Bisontins qui, malgré la distance des dernières années, m’ont gardée dans leur cœur et pour qui je me suis obligée à terminer : Sarah, Jeff, Anne-Sophie, Anka, Saïd, Claudio, Thomas, Jean-Michel, M. Gargouille et les autres. Et je garde pour la toute fin mes plus fidèles supporteurs et critiques : ma mère Louise et mon beau-père Serge. Je ne pourrai jamais vous dire merci à la hauteur de l’aide que vous m’avez apportée. Mais au-delà de votre aide concrète, c’est également grâce à vous si je me suis assise en premier lieu sur un banc universitaire. Votre amour inconditionnel est d’une pureté émouvante. Vous êtes mes guides et mes piliers. Merci. 4 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel 5 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel Résumé Cette recherche porte sur la définition de l’utopie. Pour mieux la cerner, nous aborderons sa conceptualisation à partir d’un espace atemporel et ahistorique dans l’objectif de lui donner un champ identitaire – dans la sphère philosophique et sociale –, ainsi qu’un champ disciplinaire, celui de l’utopilogie. L’utopie, telle que nous l'abordons, sera enrichie de son ontologie. Notre démarche nous a ainsi conduite à dégager un projet social qui soit propre à l’utopie et à découvrir une philosophie de la compossibilité : entre genèse et généalogie, c’est-à-dire entre la création de la pensée et la mise en discours. Au terme de cette recherche, nous espérons avoir établi une définition bidimensionnelle et transversale de l’utopie. Mots clés : Utopie, fonction, notion, concept, advenir, conceptualisation, création, réaction, utopilogie, utopiphilie. Abstract This research focuses on the definition of utopia. To better understand utopia, we address its conceptualization from a atemporal and ahistorical perspective in order to provide it with an identitarian field – in the philosophical and social spheres –, together with a disciplinary field, that of utopilogy. Utopia, as we approach it, will be enriched by its ontology. Our process has brought us to envision a social project which is specific to utopia and to discover a philosophy of co possibility : between genesis and genealogy – that is, between the creation and expression of thought. At the end of this research, we hope that we have established a bi-dimensional and transversal definition of utopia. Key ords : Utopie, fonction, notion, concept, occlure, conceptualisation, creation, reaction, utopilogy, utopiphilia. 6 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel 7 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel Table des matières Remerciements.....................................................................................................3 Résumé.................................................................................................................6 Abstract ................................................................................................................6 Table des figures ....................................................................................................11 INTRODUCTION .................................................................................................13 Préambule ..........................................................................................................13 La bonne vie : vers l’utopie................................................................................16 Aux origines : naissance d’une problématique ..................................................18 Problématique ....................................................................................................21 Divisions, thèse et objectifs ...............................................................................24 EXORDE ou l’élan méthodologique .....................................................................30 Introduction........................................................................................................30 Conceptualisation...............................................................................................31 Outils pour une conceptualisation de l’utopie....................................................34 Concept, notion et sens commun .......................................................................35 Remise en cause et réappropriation ...................................................................38 Petit paradoxe : porte ouverte vers l’utopie .......................................................42 PREMIÈRE PARTIE : HYPOTHÈSE CRITIQUE...............................................45 L’utopie en contumace.......................................................................................45 CHAPITRE 1 : Hypothèse critique définitionnelle ...............................................48 SECTION I : L’approche fonctionnelle.............................................................55 Contextualisation : Perspectives historicistes et typologiques.......................55 1. Charge conceptuelle valorisée et valorisante .......................................60 8 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel 2. Genre et mode utopique........................................................................64 3. L’utopie « moyen » ..............................................................................68 4. La fonction et le réel.............................................................................70 5. Conscience utopique : fond et forme....................................................77 6. Thématiques et imaginaire ...................................................................87 SECTION II : L’approche notionnelle...............................................................90 Contextualisation : Impossible univocité ou nouvel esprit utopique ...........90 1. Éclatement ............................................................................................90 2. Révélation.............................................................................................92 3. Ouverture et réification.........................................................................95 Synthèse du chapitre 1 : critique notionnelle et fonctionnelle .........................100 CHAPITRE II : Hypothèse critique conceptuelle................................................104 1. L’utopie transversale: l’espoir Schérer...............................................104 2. Deleuze, Guattari et le devenir ...........................................................108 Synthèse du chapitre 2 : critique conceptuelle.................................................121 DEUXIÈME PARTIE : HYPOTHÈSE SUGGESTIVE......................................126 L’utopie compossible...........................................................................................126 CHAPITRE 1 : L’utopie créative ........................................................................132 1. Temporalité.............................................................................................140 Habiter le présent .........................................................................................142 Mouvement et temporalité ...........................................................................146 9 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel 2. L’oubli vital ............................................................................................149 Mémoire .......................................................................................................151 Action...........................................................................................................157 Création et liberté.........................................................................................158 Devenir et utopie..........................................................................................160 3. L’envolée de l’élan .................................................................................168 Concept et dialectique : infini et illimité......................................................173 Synthèse : utopie créative ................................................................................176 CHAPITRE II : L’utopie réactive....................................................................177 1. Ancrage historique..................................................................................182 Quelques exemples concrets ........................................................................186 Synthèse utopie réactive et créative : l’utopie compossible ...........................203 CHAPITRE III : L’utopie compossible de Fourier..........................................208 1. Dimension créative .................................................................................210 Temporalité, passion et unitéisme................................................................213 2. Dimension réactive .................................................................................224 Le constat, ou non-congruence entre ontologie et société ...........................224 3. La compossibilité par conjonction..........................................................234 PÉRORAISON ou l’élan utopilogique ................................................................239 Introduction......................................................................................................239 Premier aparté : Utopie et philosophie.........................................................239 Deuxième aparté : genèse et généalogie ......................................................243 Champ disciplinaire .....................................................................................247 10 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel Non synthèse : vers une utopiphilie .................................................................252 Utopie, utopilogie et utopiphilie ..................................................................254 CONCLUSION................................................................................................256 Indignation ...................................................................................................258 Vivre ensemble ............................................................................................261 BIBLIOGRAPHIE ...........................................................................................266 Sources infra document................................................................................266 Autres sources consultées ............................................................................282 ANNEXES ...........................................................................................................298 Phalanstère / familistère ...................................................................................298 Tableau utopie..................................................................................................299 ADJONCTIONS ..................................................................................................301 L’Écart absolu : Charles Fourier......................................................................301 L’attraction passionnée: Charles Fourier .........................................................302 Bribes épistolaires ............................................................................................303 Dialogues sur l’utopie ..................................................................................303 Table des figures Figure 1: CONTUMACE.....................................................................................124 Figure 2: COMPOSSIBILITÉ .............................................................................237 11 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel INTRODUCTION 12 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel INTRODUCTION « Qu’est­ce que l’utopie? Préalable à toute réflexion pertinente sur le sujet, comme à toute tentative d’en faire l’histoire, ce problème de définition s’avère pourtant, de l’aveu général, aussi épineux qu’irrésolu. À l’origine de cette difficulté, on rencontre un phénomène, d’ailleurs assez classique, d’éclatement du sens, accentué par la banalisation du terme et par son détournement polémique1». Préambule De manière générale, la présente réflexion sur l'utopie s'inscrit dans la mouvance de nombreux travaux qui, face aux nouveaux enjeux soulevés entre autres par la mondialisation, tentent de réinvestir la problématique de l’« êtreensemble » social et politique2. Certes, cette problématique n’est pas récente, mais si elle doit être réinvestie aujourd’hui, c’est que les nouveaux paramètres ne permettent plus d’y réfléchir selon les mêmes critères qu’il y a quelque temps. L’accélération des moyens de communication et des nouvelles technologies a sans contredit changé notre manière d’agir ainsi que de penser l’être humain et la société. Paradoxalement, la simplification de l’accessibilité des moyens de communication a complexifié les rapports sociaux. En ce sens, les questions éthiques sont devenues non seulement incontournables, mais omniprésentes, car le rythme des apparitions de technologies inédites s’est véritablement accentué et que celles-ci touchent de plus en plus les sphères morales du vivreensemble. Ces nouveaux éléments rendent une certaine forme de politisation plus accessible, ou du moins envisageable, entre autres, car la diffusion 1 ROUVILLOIS, François. L’Utopie. p.11 L’être-ensemble est un concept qui peut sembler vaste et vague. Retenons principalement l’idée d’une conciliation entre l’un et le tout, entre l’être et la société. Être, mais ne point être seul. Le soi et l’autre, l’autre en soi et le soi en l’autre. 2 13 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel massive de l’information – qui amène parfois son lot de désinformation – crée en quelque sorte une reconfiguration de l’imaginaire social. La démocratisation de l’information permet à tout un chacun de se forger une idée, une opinion. Les revendications sont de ce fait elles-mêmes en phase d’accélération. La mobilisation citoyenne des dernières années un peu partout sur le globe en est le témoignage – ce qui pourrait rappeler l’effervescence des années 60, mais à la différence près que la rapidité de l’information et la quantité de ses sources ont littéralement explosées. Autre changement notable : le débat entourant la question des classes sociales glisse dorénavant de plus en plus vers le champ identitaire, ce que rejetait précisément le marxisme. Ce glissement pourrait paraître négligeable puisque classe sociale et identité peuvent paraître en quelque sorte interreliées, mais l’objet des revendications a bel et bien changé. L’économie, bien que toujours omniprésente, est dorénavant sous-jacente et fait place à la construction des catégories binaires qui figent la nature humaine de manière hiérarchique et crée de ce fait des inégalités. Les conditions matérielles d’existence ne dépendent plus uniquement de la production au sens économique (large) du terme, elles sont à présent liées à l’idée d’une catégorisation3. Le processus même de catégorisation implique une distinction entre deux éléments : si ceci est, il n’est pas cela. Ce placement « catégorique » ne peut que créer des inégalités. En effet, si nous distinguons le blanc du noir, nous les plaçons en opposition dans des catégories distinctes. La catégorisation place plus souvent qu’autrement les éléments en opposition binaire. En effet, « l’autorité » qui effectue cette catégorisation le fait généralement en fonction des valeurs intrinsèques qu’elle porte en elle. Pour le dire autrement, dès lors qu’une catégorisation est effectuée, les éléments de celle-ci sont compartimentés. La nature du compartiment sera établie selon l’idéologie dominante opérant spontanément une hiérarchisation entre ces oppositions. De blanc et noir à blanc ou noir… 3 BUTLER, Judith. Gender Trouble. 2004. La contestation de la catégorisation binaire de la société est au cœur des études qualifiées de postmodernes et des études de genre. 14 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel Certes, ce processus de catégorisation n’a rien de nouveau en tant que tel. Mais comme nous le mentionnions, la démocratisation de l’information et les nouvelles technologies de communication permettent non seulement un accroissement de la prise de conscience des hiérarchisations et des iniquités, mais elles engendrent également ce que nous pourrions qualifier de nouvel esprit politique ; c’est-à-dire l’« impression » de pouvoir à présent agir sur ces hiérarchisations, et ainsi de redéfinir la condition humaine à l’extérieur de ces dernières. Toutefois, refuser, voire réfuter les catégories qui semblaient inhérentes à la nature humaine il y a encore peu de temps semble prendre une certaine légitimité dans les revendications actuelles. Mais quelle serait alors l’étape suivante ? La déconstruction des catégories implique-t-elle l’idée d’une reconstruction ? Si tel est le cas, comment éviter de retomber dans les inégalités que toute reconstruction de catégories parait impliquer ? Serait-ce en évacuant l’idéologie ? C’est du moins ce que les mouvements de contestations des dernières années semblent préconiser. Déconstruire le système et ainsi évacuer l’idéologie dominante. L’imaginaire social auquel nous faisons référence entre ici en jeu. Les contestations sociales telles que le Printemps arabe, le mouvement Occupy ou encore le Printemps étudiant au Québec ont, à leur manière, toutes participé à ce nouvel imaginaire où les questions identitaires, qui étaient surtout l’apanage de la droite et de courants conservateurs, semblent de plus en plus imbriquées avec celle de la justice sociale. Bien plus que des luttes concrètes avec des objectifs tout aussi concrets, ces mouvements ont ainsi entamé une reconfiguration de l’identitaire en requestionnant la légitimité du système politique mondial à travers la remise en cause des catégories à la base des inégalités sociales ; car les hiérarchies défendues par les autorités n’ont pas réussi à être justifiées de manière satisfaisante. 15 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel Certains pourraient affirmer bien au contraire que la démocratisation de l’information et des moyens de communication est ce qui crée la désinformation et produit le triomphe de l’illusion de justice4. Cependant, nous croyons que les illusions n’ont que très peu de chance de perdurer étant donné qu’elles relèvent dorénavant de l’immédiateté, car leur débusquement est presque aussi instantané que leur apparition. En ce sens, les iniquités sont selon nous plus difficiles à défendre aujourd’hui grâce à la reconfiguration des tissus sociaux. Certes, les plus sceptiques parlent d’un effritement de ces tissus5, mais pourquoi ne pas y voir un renouveau radical à partir duquel repenser la nature humaine ? L’ère actuelle en est une de mouvance et c’est ce qui constitue pour plusieurs un vertige difficilement surmontable. Pour surmonter ce vertige, nous proposons en premier lieu de se munir d’une bonne dose de foi en l’humanité… La bonne vie : vers l’utopie Les études sur l’ère postmoderne se bousculent, et ce, dans tous les domaines. Cet engouement découle à la fois de l’impasse ressentie quant à la possibilité de créer de nouvelles formes de liens sociaux et de la nécessité de revisiter les concepts inhérents à ladite postmodernité6. Mais l’objectif du présent travail ne sera ni de valoriser ou dévaloriser celle-ci, ni de développer une grille d’analyse postmoderne ou encore d’y extraire ses critères fondamentaux. L’objectif est autre. L’époque dans laquelle nous évoluons connaît certes plusieurs failles. Néanmoins, elle engendre un questionnement sur les valeurs intrinsèques aux interactions humaines et sociales. Quelles valeurs doivent être mises de l’avant pour qu’un vivre-ensemble harmonieux émerge de tout cela ? En s’inscrivant 4 Comprendre : la capacité d’adaptation du capitalisme et de sa aptitude à récupérer les discours marginaux pour les intégrer à même le système. 5 FREITAG, Michel. Transformation de la société et mutation de la culture. 1982. 6 LYOTARD, Jean-François. La condition postmoderne. 1979. LYPOVETSKY, Gilles. L’ère du vide. 1983. MAFFESOLI, Michel : L’homme postmoderne. 2012. 16 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel dans la réalité, l’imaginaire social actuel peut-il se transformer en réel ? La reconfiguration des liens sociaux tend-elle vers une plus grande justice ? Derrière ces questions se cachent celles qui ont animé l’humain depuis fort longtemps : comment vivre, ou plutôt comment bien vivre ? La « bonne vie » n’est pas qu’une question philosophique métaphysique datant de l’antiquité grecque, elle s’inscrit également dans un contexte social et politique bien défini. En conséquence, cette question contient deux principes essentiels. Le premier concerne la définition même du bien, et le second tente plutôt d’en définir des critères d’application. En d’autres termes, qu’est-ce que la bonne vie et comment la vivre. Cependant, donner la formule d’une bonne vie ne nous semble pas suffisant ; car outre ses critères qui sont directement en lien avec la réaction d’un système défaillant – sans quoi nous ne nous poserions pas la question –, l’idée du Bien exige une définition qui dépasse l’inscription dans un contexte historiquement déterminé. En ce sens, elle est autant questionnable aujourd’hui qu’aux balbutiements de la philosophie. Elle requiert de revisiter et repenser certains modes de vie et également de réagir aux échauffourées du système mondial actuel. Penser et agir : sans préalable ni prédominance de l’un sur l’autre, sans hiérarchie. Simultanément. Telle est notre perception du Bien. Cette conciliation entre la pensée et l’agir est l’une des préoccupations les plus récurrentes chez les penseurs de tous les horizons. La cité idéale de Platon est l’exemple parfait où l’application du monde intelligible au monde sensible tente précisément de réaliser cette concordance. Depuis lors, la recherche d’une formule grâce à laquelle une société pourrait faire germer, puis jaillir les idées de bien, de perfection et de justice (au sens platonicien) a fait du chemin. L’idéal sociétal, ou plutôt : la perfection de l’être-ensemble. Cette notion prendra un ancrage inédit en 1516 avec ce que nous pouvons considérer comme la naissance de l’idée d’utopie. 17 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel Aux origines : naissance d’une problématique Le terme d’utopie fait son apparition officielle en 1516. Bien que d’autres néologismes aient été employés à travers le temps, ce qui pourrait légitimer l’utilisation anachronique de l’utopie, notamment chez Platon pour certains, la problématique principale de ce travail se penche davantage sur la détermination du concept même. Déjà, ne faut-il pas tracer ses contours avant de débattre de l’appellation ? En conséquence, ce n’est qu’une fois la définition clairement établie que nous pourrions éventuellement entamer une seconde phase de recherches. Justement, la grille d’analyse qui sera développée dans ce travail devrait permettre ultérieurement un travail de classification de cesdites fables. Il ne s’agit pas de savoir si tel ou tel moment est « utopique » au cours de l’histoire, mais avant tout de s’approcher de sa définition. C’est à Thomas More, futur chancelier du roi Henri VIII et humaniste convaincu, que l’on doit le néologisme. En 1516, il écrit un récit de voyage qui marquera tant le monde littéraire que politique. Son livre, Utopia, se voulait en quelque sorte une réponse au clivage émergeant entre privatisation et collectivité qu’il observait dans l’Angleterre du XVIe siècle. Préoccupé par le contexte politique dans lequel il évolue, son récit de voyage raconte la découverte d’une île par Raphaël Hythlodée où tout est aménagé et réfléchi pour les individus, mais dans le respect d’une reconnaissance ultime de la communauté. Tout y est pensé pour faire émerger la perfection de la nature humaine et la « désentraver ». Dès les premières décennies suivant la création du néologisme, l’utopie fut en premier lieu un genre littéraire bien ancré. Puis, au fil du temps, elle référera également à une approche sociétale spécifique7. De nom commun, elle a poursuivi sa voie vers des horizons insoupçonnables à l’origine : « le mot a fait fortune, devenant substantif « utopie » pour désigner tout projet irréalisable et donnant deux adjectifs, l’un, « utopique », pour souligner le caractère 7 FUNKE, Hans-Günter. L’évolution sémantique de la notion d’utopie en français. p.19 18 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel impossible d’un souhait, d’une intention, l’autre « utopiste », qualificatif de souffleur de rêve8 ». Toujours et encore polysémique aujourd’hui, l’utopie se meut dans la frise historique telle la salamandre, se tortillant, changeant de couleur selon l’environnement immédiat ; avec sa plus grande qualité, celle de son adaptabilité. L’étymologie du néologisme comporte une tension intéressante. Le nom de cette île, Utopia, a été soigneusement réfléchi par son auteur. More crée le vocable à partir du préfixe grec ou (de sens privatif de la lettre U, et prononcée comme ou) et de topos (lieu). Ou-topos signifie donc « qui n’est en aucun lieu ». La non-existence de cette perfection (puisque se trouvant nulle part) provoquera d’innombrables questionnements et engendrera une dimension politique inédite : celle de la subversion du réel en tant qu’instrument de réappropriation du politique. Mais, à quelques reprises dans ses notes d’écriture, Thomas More inscrit également « eu » topos, qui signifie littéralement « bonheur », ou plus précisément « lieu du bonheur ». « Eutopia merito, sum vocanda nomine. (Eutopie, à bon droit, c'est le nom qu'on me doit)9 ». Ce non-lieu serait-il en fait le lieu du bonheur? Cette tension étymologique démontre également le flou conceptuel entourant cette notion. Cette ambivalence laisse à penser qu’à la base le préfixe négatif pouvait tout aussi bien être un préfixe prescriptif, ou plutôt la possibilité pour l’utopie d’être « fixée » dans et pour le bonheur réel, et non nécessairement un lieu « extérieur » au réel puisqu’inexistant. Elle prend racine dans une sorte de va-et-vient entre imaginaire et réel, entre lieu et non-lieu. Cet entre-deux rend la tâche d’une définition universelle de l’utopie ardue. Comment nommer quelque chose de si mouvant? Cette question représente d’ailleurs la problématique fondamentale de ce travail sur l’utopie. 8 SERVIER, Jean. Histoire de l’utopie. p.I (1). PREVOST, André. L'Utopie de Thomas More, présentation, texte, traduction et notes. pp. 330-331. 9 19 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel Loin d’imaginer qu’il créerait un genre littéraire qui s’inscrirait de manière effective dans l’histoire, Thomas More a ainsi contribué aux imaginaires sociaux des siècles à venir. Si le vocable a vu le jour avec la parution du livre en 1516, les spéculations sur sa fonction sont venues quant à elle peu à peu, au gré de l’histoire de son appropriation par l’imaginaire social et politique des cinq derniers siècles. Cette appropriation est une des causes de la présente problématique. En effet, si l’utopie avait subsisté uniquement en tant que simple récit de littérature, cette réflexion n’aurait pas lieu d’être. La complexité de la question provient précisément de l’éclatement et l’élargissement sémantique et politique du mot. Ainsi, son origine est multiple, même si cela semble antithétique de la notion même d’origine. Elle a connu naissance et renaissance constante à travers l’histoire, à un tel point que notre problématique naît de cet éclatement et que notre thèse tente d’y répondre. Le néologisme a la particularité de pouvoir être utilisé de manière anachronique. Certains retournent à l’Antiquité pour y trouver son empreinte originelle. Mais sa définition a tellement été réinvestie que l’origine du « principe » utopique n’est pas plus consensuelle que sa définition. Quels sont les critères permettant de qualifier les écrits et événements historiques d’utopiques ? L’appropriation aléatoire de sa définition et de ses principes moteurs – que permet l’éclatement de sens – vont jusqu’à ouvrir la porte à une relecture historique. En ce sens, nous suggérons de développer une définition « transversale » de l’utopie qui puisse apparier La République de Platon au même titre que le Phalanstère de Fourier; ainsi que tous les projets, expériences, récits et philosophies qui se réclament de l’utopie. La tâche n’est certes pas légère, mais elle nous semble néanmoins réalisable. 20 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel Problématique L'élément déclencheur de cette réflexion provient d’un étrange constat lors de nos recherches sur le sujet. À la base, nous tentions simplement de répondre à la question « Qu’est-ce que l’utopie? ». Nos recherches étaient ainsi orientées vers l’objectif de trouver une réponse, même partielle. Bien naïvement, nous venions d’ouvrir la boîte de Pandore… La question en tant que telle venait de se transformer en problématique : la multitude de définitions, de caractéristiques et d'angles de recherches semblait nous mener directement dans le labyrinthe de Dédales. L’utopie est-elle concept, genre littéraire, projet politique, pratique concrète, ou tout cela à la fois ? Est-elle réellement extérieure, hors-soi, hors-temps, irréelle10, subversive11? A-t-elle une nature propre, une essence ? Aussi triviales que ces questions puissent sembler, elles constituent la question de recherche à laquelle nous tenterons de répondre, puisque sans savoir ce qu’elle est, il nous semble incongru d’aborder la question de sa réalisabilité. Le problème de l’éclatement de sens en cache un autre, celui de la lecture dichotomique de l’utopie. Entre projet mélodieux et outil assassin pour l’humanité, l’utopie a toujours suscité de nombreux débats quant à son véritable rôle : « On a l’impression que le mot « utopie », depuis cinq siècles, possède, telle une médaille, deux faces : l’une positive – le projet d’une nouvelle société plus juste, plus fraternelle, plus généreuse et libératrice – et l’autre négative – un projet contraignant, totalitaire, irréfléchi, inconséquent, peu sérieux… Encore à présent, en ce début de XXIe siècle, parler d’utopie revient à opter pour l’une de ces deux dimensions 12». La majorité des réflexions, études ou travaux existants sur le sujet semblent vouloir répondre à cette question de double face. Entre pourfendeurs 10 LACROIX, Jean-Yves. Utopie et philosophie : un autre monde possible ? 2004. MANNHEIM, Karl. Idéologie et utopie. 1929. 12 PAQUOT, Thierry. Utopie et utopies. p.9 11 21 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel et défenseurs, la lutte est ouverte. Le présent travail fera toutefois indirectement partie de ce débat, car avant de nous positionner sur le bienfondé de l’utopie, nous désirons en connaître la nature. Mais curieusement, le consensus sur l’impossibilité d’y répondre semble actuellement prédominer dans les études sur le sujet. Depuis une dizaine d’années, la plupart des penseurs de l’utopie ont délaissé non seulement l’idée d’une définition consensuelle, mais la plupart du temps d’une définition tout court. Ce que soulève ici Jean-Yves Lacroix dans son ouvrage Utopie et Philosophie représente bien le gouffre dans lequel nous envisageons de plonger : « Et le fait est que chacun est enclin à focaliser dans la notion d’« utopie » ses aspirations et ses refus absolus, avec comme arrière­fond la confusion et l’obscurité d’un usage commun qui l’identifie spontanément, et en des connotations très opposées, au rêve, à l’illusion, à l’idéal, voire à la folie, avec peut­être comme seul dénominateur commun quelque chose comme une référence à l’irréalisme. À l’évidence, le terme ne fait pas sens par lui­ même13 ? ». Peut-être, nous dira-t-on, est-ce pure folie que d’entreprendre cette tâche qui nous mènera potentiellement au point de départ… Mais permetteznous de tenter le coup avant de sortir le drapeau blanc. Certes, il faut bien l’avouer, nous avons instinctivement entamé cette réflexion avec un présupposé positif sur la nature et la nécessité de l’utopie. Le terme était pour nous le symbole d’une certaine disposition à la vie. L’utopie inspire. Elle représente la liberté et l’espoir; l’essence même du politique. Là sera peut-être notre plus grande faute : comment dégager l’essence des choses sans une certaine neutralité scientifique ? Suite à de nombreuses tentatives de notre part pour trouver cette neutralité, nous avons ressenti quelque chose de plus grand encore : la problématique de l’utopie est dans cette difficulté à s’en détacher ; il nous faudra donc nous y plonger entièrement pour la vivre de l’intérieur. Tenter de comprendre l’utopie nécessite selon nous de sortir des analyses classiques sur la conscience et l’histoire; sans quoi nous resterions délimités dans un schème de pensée logique, voire finaliste, et nous 13 Op.cit. LACROIX. Utopie et philosophie : un autre monde possible ? p.7-8 22 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel délaisserions le potentiel polymorphe de celle-ci. Notre position est claire et non équivoque : l’utopie doit être pérenne, c’est-à-dire qu’elle doit pouvoir perdurer dans le temps sans toutefois y être assujettie. Toutefois, contrairement à ce que nous croyions en entamant cette réflexion, il ne s’agira pas là de la problématique centrale. Justifier ou non sa pérennité n’aiderait en rien le débat sociologique et philosophique entourant la question. Trop de grands penseurs y ont déjà accordé une attention méticuleuse. Les recherches que nous avons menées ont plutôt fait ressurgir un autre problème, plus complexe et plus vertigineux encore : comment défendre un concept qui n’existe pas à proprement parler? Mais qu’est-ce donc que nous appelons « utopie »? Certains pourront nous reprocher d’inverser la pratique, de partir à la recherche de résultats déjà anticipés, puisque nous venons d'admettre notre présupposé positif. À notre défense, nous affirmons que le seul véritable axiome sur lequel nous basons cette réflexion est notre foi en l’humanité et notre conviction envers l’être-ensemble. De la sorte, nous ne pouvons prétendre construire un dogme correspondant à notre volonté : par incapacité, peut-être, mais surtout par principe ontologique : la finalité n’est pas et n’a jamais été l’objet de cette réflexion. Le moteur (la foi en l’humanité) est le seul critère auquel nous nous sommes soumis puisque nous affirmons, principalement au niveau méthodologique14, que la finalité ne peut d’aucune manière être présente au moment de l’élan de toute chose, et particulièrement d’une réflexion, car l’élan crée le mouvement, et c’est ce dernier qui porte en lui le socle d’un réenchantement que nécessite irrémédiablement l’humanité. En d’autres mots, nous désirons non pas réaliser l’utopie – ce qui insinuerait une finalité à ce travail –, mais davantage la faire advenir, ou tout simplement la définir. Dès le moment où nous avons écarté la possibilité d’une réponse « simple » sur la définition de l’utopie, la recherche du résultat a fait place à la recherche de son parcours. Nous nous sommes ainsi disposée à nous déplacer avec elle, au gré de ses mouvements distinctifs. 14 La complexité de notre méthodologie exige en soi une explication approfondie que vous trouverez dans la section suivante. 23 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel La problématique de notre recherche se situe donc à la croisée de deux perspectives : philosophique (au niveau de l’approche conceptuelle) et sociopolitique (au niveau de l’approche effective et sociale). Nous nous poserons la question à savoir comment une conceptualisation de l’utopie permettra à celle-ci un ancrage définitif, voire matériel, au niveau sociopolitique. Car, avant même de convaincre les lecteurs du bien-fondé de l’utopie, elle devra être revisitée et surtout, nommée. Divisions, thèse et objectifs Comme nous venons de l’expliquer, le but de cette recherche est de donner plus de dynamisme à l’utopie en « complétant » sa (ses) définition actuelle. Pour ce faire, il faudra bien entendu justifier notre postulat de base affirmant que l’utopie est intrinsèquement bidimensionnelle et que sa nature se trouve précisément dans cette tension permanente. Si le but de ce travail consiste avant tout à revaloriser l’utopie, l’objectif n’en demeure pas moins de répondre à la question initiale, à savoir qu'est-ce que l’utopie? En ce sens, nous pouvons résumer notre énoncé de thèse ainsi: L’utopie est fondamentalement et intrinsèquement bidimensionnelle : soit une dimension créative qui lui donne un élan atemporel, et une dimension réactive qui lui permet de s’ancrer dans le réel matériel. Pour arriver à démontrer cet énoncé, il nous faudra élaborer deux hypothèses. La première consistera en une critique de la revue de littérature selon deux perspectives. Nous ferons ainsi un survol des tendances théoriques entourant l’utopie pour démontrer que l’analyse d’une seule dimension de la nature de l’utopie et le manque de consensus à son sujet crée l’altérabilité de cette dernière. En conséquence, notre première hypothèse se résume à affirmer 24 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel que le foisonnement de définitions est un obstacle majeur à l’établissement d’une définition transversale de l’utopie ; et que cet éclatement de sens affaiblit le potentiel réel de celle-ci. La [re]conceptualisation de l’utopie devient de ce fait une nécessité. Une précision s’impose ici : avec cette critique, nous ne désirons pas déconstruire ni désavouer la pensée des auteurs précédents, car c’est bien grâce à eux que notre réflexion a vu le jour. Dans ce travail, il s’agira davantage de prendre l’espace qu’ils nous laissent pour ouvrir de nouvelles voies. Cette hypothèse critique se découpera en deux chapitres : dans le premier chapitre, nous ferons la critique fonctionnelle de l’utopie et dans le second, la critique conceptuelle. La première consistera à démontrer que les analyses dominantes prennent généralement deux tangentes : soit l’on tente d’établir une définition de l’utopie à partir de sa fonction, soit on accepte son éclatement sémantique, demeurant toutefois dans le cadre de son rôle/fonction. Nous analyserons tout d’abord les travaux d’utopilogues tels que Karl Mannheim, Marcel Gauchet, Raymond Ruyer ou encore Michèle Riot-Sarcey pour tenter de démontrer que l’utopie a pratiquement toujours été définie non pas en tant que concept, mais en tant que notion fonctionnelle et instrumentale. La deuxième section de l’hypothèse critique touchera sa dimension conceptuelle en abordant quelques auteurs qui ont précisément travaillé en ce sens. Dans cette section il y a également deux tendances : les auteurs qui aboutissent à une impasse conceptuelle comme Deleuze et Guattari, et ceux comme René Schérer qui tentent de placer l’utopie dans une immanence lui permettant une conceptualisation. En somme, cette hypothèse critique (fonctionnelle et conceptuelle) constitue la première partie de ce travail. La deuxième partie de ce travail consistera à développer notre deuxième hypothèse à laquelle nous donnons le nom d’hypothèse suggestive. Celle-ci devrait servir à conceptualiser l’utopie dans son aspect créatif dans l’objectif de compléter sa définition pour la rendre transversale. Cette hypothèse délaissera quelque peu l’état des connaissances actuelles sur le sujet pour entrer dans ce que l’on pourrait qualifier de « pensée libre ». Nous 25 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel tenterons d’expliquer en quoi l’utopie, telle que nous la percevons, détient fondamentalement deux dimensions : l’utopie créative (ahistorique et atemporelle) et l’utopie réactive (contextuelle et situationnelle). C’est donc dans cette partie du travail que la nature bidimensionnelle de l’utopie sera explorée. Pour y parvenir, nous devrons dans un premier temps assoir le concept de l’utopie dans un élan vital en lui attribuant une temporalité lui permettant cet élan. Puis, nous verrons en quoi sa dimension réactive est tout autant nécessaire pour que l’on puisse parler d’utopie. Dans cette deuxième partie, nous tenterons surtout d’établir que la définition de l’utopie ne devrait pas choisir entre sa nature conceptuelle/créative et sa fonction réactive/historique. En somme, ces deux hypothèses de recherches (critique et suggestive) permettront de comprendre en quoi l’utopie comporte plus qu’une simple fonctionnalité. Double, elle devient plénière et pourrait potentiellement prendre davantage de place dans l’agir politique, philosophique et sociologique. Pour ne pas retomber dans les mêmes schèmes que nous tentons précisément d’évacuer, il faudra remettre en question la grille d’analyse habituelle de l’utopie. Comme nous venons de le dire, la question entourant sa faisabilité ne sera pas débattue comme telle. En ce sens, les « couplages » usuels seront écartés dans l’objectif de créer un nouvel angle de réflexion, puisque selon nous, ceux-ci mènent inévitablement à réfléchir sur l’aspect fonctionnel de l’utopie et limitent l’accessibilité à sa nature immanente. Les couplages dont il est question ont été maintes fois abordés, analysés, travaillés, déplacés, remaniés : Réalisable / Irréalisable, Lieu / Non-lieu, Extérieur / Intérieur, Imaginaire / Réel, etc. Mais ces concepts antagoniques nous mènent inéluctablement vers une définition utilitaire et instrumentale de l’utopie. Les questions sous-entendues derrière ces oppositions usuelles ont été maintes fois brillamment discutées par les plus grands penseurs ; un ajout de notre part ne nous semble pas pertinent au sens où notre participation à l’avancement de la recherche sur le sujet n’en serait que diminuée. 26 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel Les approches actuelles concernant l’utopie sont souvent réduites à deux manières d'exprimer ces oppositions. La première consiste à « choisir » le meilleur de deux concepts : l’utopie doit être réalisable ou ne doit pas l’être, elle fait partie de l’imaginaire ou elle est au contraire très réelle. Mais cette perspective dualiste se limite dans un premier temps à choisir ce que serait « la bonne chose à faire » pour que l’utopie « fonctionne » (pour ses défendeurs), ou encore, qu’elle demeure genre littéraire pour éviter qu’elle ouvre la porte à la tyrannie (dans le camp des pourfendeurs). La deuxième manière d’exprimer les oppositions classiques se résume quant à elles à accepter les oppositions comme étant fondamentalement constituantes de l’utopie. Elle n’est pas cela ou cela, elle serait tout cela… Il nous semble ainsi légitime de sortir des analyses habituelles pour aller à la recherche d’une approche plus féconde ; ou du moins de tenter de voir en quoi un nouvel angle d’analyse philosophique peut servir à confirmer ou infirmer la place de l’utopie dans le politique et le social. Notre postulat suggère ainsi que l’utopie se [re]trouve dans une double dimension, elle est simultanée. Mais il ne s’agira plus ici d’oppositions ; nous favoriserons plutôt les couples conceptuels suivants : Fond / Forme, Création / Réaction, Immanence / Transcendance, Essence / Matérialité, Concept / Notion. Ces couplages ont la particularité de porter la possibilité de dépassement des oppositions classiques. Ils détiennent l’ouverture du champ des possibles, ou élan vital, qui fait défaut aux définitions les plus reconnues de l’utopie. Pour illustrer plus clairement notre hypothèse bidimensionnelle, nous donnerons un exemple d’une utopie « complète » en faisant un bref survol de l’œuvre magistrale de Charles Fourier, grand utopiste socialiste du 19e siècle. La raison de ce survol est aisément justifiable : chose plutôt rare chez les auteurs dits utopiques, nous retrouvons précisément chez lui ces deux dimensions : créative avec sa théorie de l’attraction passionnée, et réactive avec son projet phalanstérien. Fond et forme, idée et matérialité, élan vital et 27 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel concrétude contingente. Bref, d’un point de vue purement théorique, Fourier représente l’utopie à lui seul. Il incarne selon nous l’utopie. Un des objectifs non négligeables est l’élaboration d’une nouvelle grille de lecture spécifique à l’utopie. En établissant une définition transversale et « complète » de l’utopie, l’aspect bidimensionnel pourrait devenir une manière de lire et/ou relire lesdites utopies depuis l’Antiquité. Elle permettrait d’évacuer les ratés, les abus et les appellations fallacieuses ; bref, cette grille de lecture et d’analyse pourrait éventuellement servir de base pour la construction d’une pensée pérenne permettant de faire émerger de nouveaux projets, de nouveaux espaces communs, voire même d’une manière inédite d’aborder le vivre-ensemble dont il a été question au début de ces lignes. Libre – parce qu’entière – l’utopie pourrait créer le réenchantement, car « la foi utopique est nécessaire pour croire au monde15». 15 SCHERER, René. Parcours critique. p.230 28 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel EXORDE 29 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel EXORDE ou l’élan méthodologique « Je fais, refais et défais mes concepts à partir d’un horizon mouvant, d’un centre toujours décentré, d’une périphérie toujours déplacée qui les répète et les différencie. Il appartient à la philosophie moderne de surmonter l’alternative temporel­intemporel, historique­éternel, particulier­universel. À la suite de Nietzsche, nous découvrons l’intempestif comme plus profond que le temps et l’éternité : la philosophie n’est ni philosophie de l’histoire, ni philosophie de l’éternel, mais intempestive, toujours et seulement intempestive, c’est­à­dire « contre ce temps, en faveur, je l’espère, d’un temps à venir16». Introduction Ce travail de recherche représente pour nous une sorte de création artistique, telle une sculpture où les idées sont travaillées, découpées, polies. Dans les pages qui suivent, nous tenterons de dessiner les formes de l’utopie tout en conservant l’essence brute de sa pierre. Cet exorde n’arrive pas ici par hasard. Pour mieux comprendre la direction générale du présent travail, cette sous-section devait être présentée en aparté. Directement et obliquement liée à notre réflexion, elle est surtout porteuse d’une « pensée libre ». La présenter de manière orthodoxe aurait induit le lecteur en erreur, ou du moins le placerait dans une confusion difficilement surmontable. De la même façon, la classer en annexe aurait diminué sa portée centrale. Aborder cet exercice comme celui d’une œuvre d’art nous permet principalement de prendre certaines libertés qui ne se trouvent pas d’emblée dans un travail académique « classique ». Nous sommes consciente que cette création artistique s’effectuera selon nos compétences somme toute bien limitées. En ce sens, derrière cet acte il n’y a aucune prétention autre que le plaisir de créer. Cet exorde s’inscrit directement dans cette démarche et la placer ainsi en exergue va de soi selon nous. L’explication provient de la complexité de notre méthodologie : celle-ci est simultanément hypothèse, 16 DELEUZE, Gilles. Différence et répétition. p.4 30 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel cadre d’analyse, et surtout, une position proprement philosophique, voire même politique. Notre méthode joue dans différents registres et exige donc plusieurs paramètres. L’élan méthodologique dont il est question représente autant l’aspect ontologique qu’épistémologique du présent travail. Ontologique parce qu’il est inséparable de notre raisonnement, et épistémologique puisqu’il guide de manière rationnelle notre méthode structurelle de recherche. Cet élan, issu du pur plaisir de créer, est ce qui meut l’essor des concepts : c’est-à-dire de la conceptualisation. Bien plus qu’une technique de travail, celui-ci représente pour nous l’affirmation de la vie dans son plus haut degré, la possibilité de réinvestir et réenchanter l’humanité. C’est notre envolée première, ou plutôt avant-première... Conceptualisation Notre démarche à proprement parler doit débuter par l’explication de notre approche méthodologique, celle de la conceptualisation telle que nous la concevons. Elle est méthodologique, car elle est en soi une méthode de travail et de pensée. Loin d’être une approche empirique, elle n’en est pas moins opérante. La conceptualisation est ce que l’on désignera comme la mise en action du concept, son mouvement ; et puisque nous suggérons de plonger dans celui de l’utopie, la manière d’y parvenir devrait s’inscrire dans un processus « agissant ». Conceptualiser est également une disposition, au sens où le mouvement à la base de l’action ne détermine pas encore cette dernière; c’est une envolée non pas vers quelque chose, mais pour l’action. Cet exercice de conceptualisation nous permettra éventuellement d’accéder au concept de l’utopie, car celui-ci n’est préhensible qu’à travers cet effort de mise en œuvre. L’exercice repose sur des mécanismes que nous aborderons dans l’élaboration de conceptualisation. Il exige la mise en lien de 31 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel plusieurs autres concepts; toutefois, ceux-ci ne sont pas encore définis et c’est la raison pour laquelle conceptualiser implique un questionnement sur la nature de chacun d’eux, d’où l’effort. En somme, tout comme notre énoncé de thèse sur l’utopie, conceptualiser comporte également une double dimension : une disposition et une action. Expliquer les mécanismes du processus de conceptualisation devrait démontrer en quoi la réappropriation conceptuelle doit être saisie comme réponse possible à nos préoccupations de départ, car rappelons que l’objectif de cette recherche est de doter l’utopie d’une perspective transversale capable d’apparier ses multiples définitions et utilisations instrumentales ; en quelque sorte, il s’agit d’atemporaliser l’utopie, c’est-à-dire de la sortir de sa dépendance à l’histoire et au temps ou, pour le dire autrement, lui donner une certaine autonomie17. L’art de former, de créer, est le fait de conceptualiser et non de simplement de définir un concept18. La nuance peut sembler triviale, nous tenterons toutefois de démontrer en quoi la distinction entre conceptualiser et définir est au cœur du problème que nous avons rencontré tout au long cette recherche. En effet, un des mécanismes primordiaux du processus de conceptualisation sert à contrer la « désappropriation » conceptuelle qui nous apparaît comme une des sources principales de la crise de légitimité du politique qui caractérise nos sociétés occidentales 19 . Se contenter d’une définition sans reconnaître son poids conceptuel revient à accepter ce que le sens commun nous dicte, sans comprendre l’origine conceptuelle de cette même définition. En d’autres termes, il s’agit en quelque sorte d’accepter une proposition sans questionnement critique. Pourtant, les concepts sont porteurs d’ouverture 17 Nous reviendrons plus en profondeur sur la temporalité dans la 2e partie de ce travail. DELEUZE, Gilles et GATTARI, Félix. Qu’est-ce que la philosophie. p.28 19 Nous souhaitons ici opérer une réhabilitation de la question politique et reconsidérer entre autres l’héritage de l’école de Francfort qui postule que le politique est le lieu de la domination et de la non-action. 18 32 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel et d’adaptatibilité ; mais lorsqu’ils se fixent, ils tombent dans le sens commun, ils deviennent des définitions communément acceptées. Le danger est qu’à partir de ce moment, ils ne sont plus questionnés et se figent de plus en plus, ne laissant plus de place à d’autres ouvertures que celle dans laquelle ils ont été insérés et figés. Un autre mécanisme porte sur l’ouverture et l’adaptatibilité, mais sans questionnement, l’ouverture fait place à l'exiguïté et au devoir. Le concept ne peut plus, il doit ; de créateur il devient prescriptif. En somme, la différence fondamentale entre conceptualiser et définir un concept réside entre ce qu’il est et ce qu’il doit faire. Abordé de cette manière, ce qu’il est nous renvoie au concept philosophique, à son essence 20 , son premier « moment », et ce qu’il doit faire à sa notion fonctionnelle, soit son deuxième « moment »21. Un troisième mécanisme dans ce processus de conceptualisation est de créer un concept, puis de proposer une fonctionnalité. Cependant, comment proposer une fonctionnalité au concept si l’on ne connaît pas ce qu’il est a priori ? Ce questionnement, pris sous l’angle de l’utopie, déborde toutefois de cette fonctionnalité. Elle est selon nous la résultante et non le point de départ d’un concept. Un concept ne peut se réduire à sa simple définition instrumentale, car un concept n’est pas « fonctionnel » dans son premier souffle, il doit d’abord et avant tout être conçu... Car une notion est une idée abstraite, généralement considérée comme déjà donnée. La différence principale avec le concept est que la notion n’a besoin que d’être connue, reconnue, elle relève de la pensée commune tandis que le concept doit d’abord être conçu, c’est-à-dire repensé. Et s’il est vrai qu’un concept détient une fonctionnalité, il n’en demeure pas moins que ce rôle n’est qu’une de ses multiples composantes. Car, au-delà de l’imaginaire, au-delà de l’entendement, les concepts sont non seulement fondamentaux de par leur 20 Par essence, nous entendons son principe irréductible, ce qui selon nous n’implique pas de facto une essence métaphysique. 21 L’opposition hiérarchique entre concept et notion sera abordée dans la première partie. Notons tout de même pour l’instant qu’un concept devient instrumental lorsque qu’il est investi en tant que notion en premier lieu. 33 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel nature préhensive sur le réel, mais plus particulièrement parce qu’à travers eux la création d’un monde devient possible. Cependant, l’erreur réside trop souvent dans le désir de trouver un « mandat » au concept. Conséquemment, nous suggérons ici de réfléchir en sens inverse et de nous concentrer sur l’importance de la conceptualisation comme fin en soi – c’est d’ailleurs cette dimension que nous souhaitons voir s’ajouter aux analyses actuelles entourant l’utopie. Outils pour une conceptualisation de l’utopie Puisque nous désirons refaire sur de nouvelles bases la conceptualisation de l’utopie, il nous faut clairement établir les paramètres de cet exercice. Selon notre perspective, les concepts sont la base même de toute pensée, de toute philosophie, de tout contrat social. Ne pas requestionner les mécanismes qui leur permettent de prendre forme revient à accepter aveuglément leurs conséquences. Mais pour requestionner les mécanismes, nous devons nous donner des outils. Le premier exige une temporalité particulière, c’est-à-dire une attitude particulière face au présent du concept. En ce sens, la temporalité devient ici un premier outil indispensable. Ici, c’est la temporalité et non plus le temps qui représente « la forme de toute expérience22». Plus précisément, la temporalité de l’oubli sera l’instrument de conceptualisation que nous privilégierons, car pour entrer (ou retourner) au cœur d’un concept, il faut une prédisposition particulière : celle de la mise en abîme portée par l’oubli (directement inspirée de l’oubli nietzschéen23). 22 KANT Emmanuel. La raison pure : Textes choisis extraits de la Critique. pp.63-64. Car pour nous, la temporalité ne se situe pas dans les autres temps que celui du présent; alors que chez les auteurs tels que Kant, la représentation du temps qu’expérimentera le sujet est nécessairement en lien avec les temps passé et futur. 23 NIETZSCHE, Friedrich. Seconde considération intempestive. 34 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel Le deuxième outil est l’ouverture à un nouveau radical24, c’est-à-dire une disposition à toutes potentialités intrinsèques au concept, car la mémoire porte avec elle un déjà vécu à refaire ou à éviter, ce qui oriente nécessairement l’élan du concept. Le troisième outil est la création. La partie consacrée à l’utopie créative reviendra sur cette temporalité spécifique. Pour l’instant, comprenons simplement que l’oubli permet une disposition radicale permettant un questionnement brut – c’est-à-dire sans le poids du passé, de la morale ou des traditions. Vierges, nous pouvons inventer, créer et non plus recréer à partir d’éléments préexistants. Il faut en quelque sorte refuser ce qui existe déjà, mais ce refus n’est pas un rejet à proprement parler, il s’agit plutôt de s’opposer à une acceptation qui aurait été faite « par défaut ». Concept, notion et sens commun Selon nous, « accepter » sans requestionnement préalable provoque trop souvent le glissement du concept vers sa notion. La différence est primordiale : le concept porte en lui de multiples possibilités alors que la notion est déjà fixe et cristallisée. Ceci étant dit, concept et notion sont tous deux nécessaires à l’être-ensemble pour qu’un langage commun puisse être établi; cependant le risque prend place lorsque l’un prend la place légitime de l’autre. Un bon exemple de ce glissement est celui du dogme. Du grec dogma, qui signifie « opinion » ou encore « croyance », ce mot est en quelque sorte l’antithèse de la philosophie25 – et donc des concepts. Rattaché au verbe sembler, paraître, mais il appartient à la même famille sémantique que les verbes recevoir ou accepter (δέχοµαι), son sens devient alors : qui est reçu, accepté. Conséquemment, les dogmes sont des idées qui sont acceptées comme allant de soi par un groupe de personnes. Mais l’opinion est généralement insufflée par une institution, elle-même toujours porteuse d’une idéologie. Il 24 CASTORIADIS, Cornelius. Le monde morcelé. 2000. Au sens où l’opinion relève d’un jugement spontané et non argumenté alors que la philosophie se veut le développement d’un point de vue argumenté. 25 35 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel n’est pas, ou plutôt n’est plus un concept. Pour qu’un dogme « s’installe », il doit provenir d’une idée. Une fois l’idée définie, elle se fixe et prend ancrage dans le langage commun. Mais avant qu’une idéologie crée un dogme, la constitution d’une idée ne devrait pas avoir d’orientation finale, car la création d’un concept demande un travail d’abstraction et de liaison entre une multitude d’autres concepts qui le constitueront par la suite. En ce sens, le dogme ne crée pas une idée, il la simule, car c’est une fois créé que le concept délaisse alors son abstraction idéelle pour prendre matériellement racine. Cet enracinement produit ici la métamorphose du conceptuel en notionnel qui, relevant dorénavant de la pensée commune, se crée une place dans l’imaginaire collectif et devient éventuellement sens commun, c’est-à-dire une notion évidente et immédiate par elle-même26. Plus spécifiquement, la formation d’un dogme survient lorsque le sens commun remplace le concept et qu’il est pris comme tel, qu’il occupe alors une place matérielle dans un champ idéel. Cette superposition produit une connaissance commune qui ne sera plus soumise au requestionnement nécessaire à la bonne santé de toute société27. Conséquemment, c’est lorsque le sens commun est laissé à lui-même, isolé de son processus constructif, qu’il peut produire cette base commune sur lequel la société s’édifiera. Cependant, lorsque le sens commun est sans cesse soumis aux exigences d’une reconceptualisation, il n’a pas l’espace de mouvement nécessaire pour prendre possession du champ idéel. Il demeure ainsi dans ce qu’il devrait être, c’est-àdire un dispositif pour aboutir à une entente commune ; et, comme nous le mentionnions, le sens commun est nécessaire pour que l’être-ensemble se concrétise. Nous pensons toutefois qu’il est important de connaître la matière dont il est fait pour mieux saisir à quoi il servira. 26 SARFATI, Georges-Elia. La sémantique : de l’énonciation au sens commun. Éléments pour une pragmatique topique. 1996. 27 Ceci étant dit, nous convenons que le fait de philosopher ou de vivre un processus de conceptualisation n’est pas un gage de vérité universelle. Si l’arrière-plan existentiel est négatif, le résultat ne peut être que dommageable. Mais notre objectif premier n’est pas de développer le concept d’utopie dans le but de son application, car notre démarche se veut détachée d’une prescription positive ou négative de celle-ci. Nous désirons avant tout savoir ce qu’elle est. Ce n’est que par la suite que nous pourrons nous prononcer sur sa valeur. 36 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel Nous pourrions être tentés d’inverser cet ordre, d’affirmer que les concepts naissent à partir des notions. Sur ce point, matérialistes et idéalistes ont souvent débattu la question. Sans nous réclamer du courant idéaliste, notons toutefois que la nature même d’un concept est d’être abstraite, et donc principalement idéelle, mais le concept selon nous ne s’arrête pas là, il est en mouvance; en ce sens, il ne relève pas que de l’idéel. Nous pourrions également affirmer qu’une notion est une idée abstraite considérée comme déjà donnée dans l’esprit28; qu’elle n’a besoin que d’être connue ou reconnue et relève ainsi de la pensée commune. Toutefois, partant de cette idée, le sens commun ne pourrait être compris en tant que prénotion, comme le conçoit entre autres Durkheim29, parce que cela impliquerait qu’il crée l’évidence alors qu’il provient de l’évidence. Et s’il provient de quelque chose, c’est qu’il y a quelque chose que le précède (provenir de). Ainsi, le simple fait de provenir de l’évidence place le sens commun dans un rapport au temps qui s’appuie sur un passé. Il n’est donc pas syntone avec le présent, c’est plutôt la désynchronisation qui le caractérise. Avec le poids de son passé, il ne peut que recréer à partir d’éléments préexistants. Par conséquent, le sens commun peut difficilement créer un concept, puisqu’il en découle. Le concept et la notion sont tout simplement deux « moments » d’une seule et même chose : celui de la conceptualisation. Chacun détient une nature et une fonction qui lui sont propres. Une précision s’impose : définir ces moments ne vise pas à les opposer, mais bien à leur rendre leur importance respective. Cette distinction est ce qui nous permettra non seulement de comprendre ce qu’est un concept, mais également nous donnera la possibilité de conceptualiser librement – dans son plein potentiel et surtout sans prévoir 28 COMTE-SPONVILLE, André. Dictionnaire philosophique. p.464 DURKHEIM, Émile. Les règles de la méthode sociologique. p.40. Malgré le fait que Durkheim en fait la critique, il n’en demeure pas moins que selon lui, elle provient de l’évidence mais crée le concept. La prénotion serait en quelque sorte un concept formé spontanément par la pratique et qui n'a pas encore subi l'épreuve de la critique scientifique : « Il faut écarter systématiquement toutes les prénotions (...). Il faut (...) que le sociologue (...) s'interdise résolument l'emploi de ces concepts qui se sont formés en dehors de la science et pour des besoins qui n'ont rien de scientifique »). 29 37 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel l’aboutissement du concept. Ainsi, chaque moment retrouvera sa force et sa fonction originelle. Notre objectif n’est pas de prôner une redéfinition constante des concepts, car après l’exercice de [re]conceptualisation, il pourrait tout aussi bien reprendre le même sens qu’avant ; mais au moins, il aura été « mis à jour », ce qui empêchera son glissement dogmatique. Car, le glissement dogmatique ne se produit pas au moment où un concept est élaboré ou pensé, mais davantage lorsque le concept est repris et replacer dans l’idéel. C’est pourquoi le sens commun non questionné comporte le danger de se transformer en une véritable idéologie dogmatique, car « le propre de l’idéologie est bien d’imposer des évidences comme évidences, sans en avoir l’air puisque ce sont des évidences 30». Ce qui nous porte à croire que reconceptualiser est en quelque sorte lutter contre les évidences… Remise en cause et réappropriation Comme nous venons de l’exposer, le concept et la notion sont deux moments appartenant l’un à l’autre, l’un pour l’autre. Le concept étant le premier moment, celui du mouvement, la notion constitue le deuxième, c’est-àdire l’ancrage permettant son utilisation dans le sens commun (mais le simple fait de donner un ordre à leur moment ne les hiérarchise pas pour autant, c’est d’ailleurs ce que nous verrons avec l’élaboration de la définition de l’utopie. La conceptualisation est quant à elle l’entièreté du processus, c’est-à-dire l’art de mettre en lien différents concepts entre eux pour en faire émerger l’orientation générale nécessaire pour qu’un vivre-ensemble axé sur des consensus notionnels puisse s’articuler. Comme le dit si bien Hegel, « le devenir du concept, c’est le mouvement de sa particularisation nécessaire pour que le 30 BRIAULT, Thierry. Les philosophes du sens commun : pragmatique et déconstruction. p.321 38 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel concept ne reste pas une pure abstraction : le concept en soi devient le concept pour soi31». Une nuance importante est à ici faire : la conceptualisation à laquelle nous faisons allusion n’est pas une démarche heuristique. Malgré l’apparente contiguïté, la démarche heuristique cherche à trouver un sens dans un environnement préexistant32. Elle déploie les mécanismes et cherche à illustrer les hiérarchies constitutives de tel ou tel concept, mais elle ne crée pas nécessairement de nouveaux liens. Son cadre est plutôt historique. La conceptualisation se distingue par sa capacité à ouvrir de nouvelles voies d’exploration qui aboutiront à une création, c’est-à-dire à une nouveauté radicale. Concrètement, son point d’arrivée n’est pas encore donné. Bien qu’une démarche heuristique permette de sortir d’une présentation purement hiérarchique – tout comme la conceptualisation –, elle ne remet pas en question les données existantes; elle structure, mais ne crée pas encore. Méthodologiquement, conceptualiser se présente plutôt comme une façon d’apparier le monde idéel et le monde matériel – tout comme nous proposons de le faire avec l’utopie. Un concept n’est pas un socle vide qu’il suffirait de remplir à notre guise, il découle d’un mouvement créatif : « violence faite à la pensée, le concept, dès le moment qu’il a accueilli en lui l’infini, devient le mouvement même des singularités sur le plan d’immanence, le mouvement même des choses à l’état libre et sauvage 33». Et une fois l’opération réalisée – lorsqu’il atteint son deuxième moment – le concept devient en quelque sorte le mouvement dont il est issu. Revisiter un concept devrait toujours s’effectuer à partir des plus infimes possibilités qu’il porte en lui. Il devient alors nécessaire de quitter le confort du monde idéel connu; sans quoi, une simple remise en question n’aboutira pas à une remise en cause. La remise en cause implique la remise en 31 GONORD, Alain. Hegel. p.181. MARCEL, J.-F., OLRY, P., ROTHIER-BAUTZER, É. et SONNTAG, M. Les pratiques comme objet d’analyse. p.136. 33 VILLANI, Arnaud (dir.). Concept. p.57 32 39 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel question alors que l’inverse n’est pas automatique. Avec la cause, nous faisons plus que questionner, car la remise en cause implique un rejet momentané de la valeur de ce qui est questionné ; et c’est précisément ce qui permet d’aller audelà du dogme. Cet exercice est primordial dans l’optique d’une participation réelle à la vie sociale et politique ; car c’est à travers ce travail de remise en cause que l’individualité évite de basculer vers l’atomisation; il demeure en quelque sorte « lié », ce qui lui permet une certaine intersubjectivité. C’est la raison pour laquelle nous avons le devoir de « peser la part de social dans les concepts34 », et ce principe s’applique de la même manière en ce qui concerne la conceptualisation de l’utopie, car la remise en cause nous permet de trier les éléments qui appartiennent à son concept. Plus précisément, l’exercice nous permet de séparer l’envolée et la matérialisation de celui-ci, l’aboutissement de son processus. Pour s’approprier un concept, il faut le revisiter, le remettre en cause, le sculpter et resculpter sous toutes ses formes. Cette appropriation demeure selon nous un des problèmes principaux qu’a connu l’utopie jusqu’à ce jour. Le problème n’est pas tant qu’il y ait éventuellement l’aboutissement du « concept pour soi » comme le dit Hegel, mais plutôt l’obligation d’une direction préétablie du pour-soi vers le en soi. En effet, selon Hegel, un concept en-soi doit devenir un concept pour-soi afin de se réaliser dans le réel. Mais cela dit, le temps, l’histoire et l’humain « se manifestent comme le destin de l’Esprit qui ne s’est pas encore achevé en lui-même35». L’essentiel de cette pensée est que le passage du concept en-soi vers un concept pour-soi se fait par la Raison, et que cette dernière a un objectif : « sa fin est la fin absolue36» ; conséquemment l’absolu est à atteindre pour qu’elle-même puisse se réaliser. Le fait même d’avoir un point d’arrivée signifie qu’il y a un ailleurs, un devenir. Dès lors, la temporalité fait place à l’historicité et est donc fortement téléologique. Dans un rapport au temps général, c’est-à-dire une métaphysique 34 DUVEAU Georges. Sociologie de l’utopie et autres « essais ». p.3 PAPAIOANNOU, Kostas. Introduction : La raison dans l’histoire de Hegel. p.14 36 HEGEL, Georg Wilhelm. La raison dans l’histoire. p. 48 35 40 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel du devenir, le rapport au présent n’est que spéculatif. Accorder au rationnel une qualité de substance présuppose que le temps doit être rationnellement pensé, qu’il est un tout effectif avec sa réalisation, son devenir ; tout comme l’utopie. La double dimension du concept doit être conservée, et ce, malgré sa finalité puisque celle-ci ne devrait pas influencer la création – sans quoi il s’agirait d’une re-création mue par la mémoire et non par l’oubli créateur dont il sera question plus loin. N’avons-nous pas le devoir, en tant que sujets politiques, de nous assurer que le sens commun représente le projet qui nous porte? Le développement d’un esprit critique passe inexorablement par le rejet momentané de ce sens commun pour remonter jusqu’aux sources de sa conceptualisation. Ce faisant, il faudrait forcément opérer la démarche de conceptualisation, car retourner au « premier moment » permet la remise en cause dont nous discutions précédemment. Ainsi, une définition conceptuelle [re]émergera, et ce, peu importe qu’elle soit identique à celle du départ ou non. L’important n’est pas de recréer à tout prix les concepts, mais bien de se réapproprier le sens commun qui naît du processus de conceptualisation. Cette réappropriation est un des éléments clés d’un réenchantement, celui qui nous permet de nous responsabiliser face à la société dans laquelle nous vivons. Plus nous nous impliquons dans le processus, plus nous prenons possession de celui-ci et plus nous retrouvons un certain éclat, voire peut-être la voie du bonheur. Sans ce processus de reconceptualisation, serions-nous à même de déterminer qu’est-ce qu’un concept et quel rôle il doit jouer? Certains pourraient nous opposer ici que c’est plutôt l’indignation qui pourra sauver le monde37, qu’elle « nous élève, nous fait grandir38», et que ce n’est qu’ainsi que le réenchantement devient possible. Toutefois, pour s’indigner, il faut que 37 38 HESSEL, Stéphane. Indignez-vous! 2010. RAVET, Jean-Claude. La force de l’indignation. p.1 41 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel nous « réagissions » face à quelque chose alors que la conceptualisation exige que nous « agissions » ; elle suppose en ce sens une création, ce qui nous paraît davantage temporellement viable pour atteindre une pérennité. Ce qui nous ramène là encore à l’utopie. Petit paradoxe : porte ouverte vers l’utopie Nous avons conscience que ce que nous venons de présenter comporte un étrange paradoxe… En effet, suivant ce que nous venons d’exposer nous pourrions presque conclure que le concept n’existe pas en tant que tel, puisqu’il est double : il n’existe qu’à travers le processus de conceptualisation, qui lui, raccorde ses moments entre lui-même et son autre, sa notion. Il vit à travers et uniquement grâce au processus de conceptualisation. Ce paradoxe explique en partie les difficultés rencontrées pour établir la nature conceptuelle de l’utopie. Pour établir son concept, il faudra donc « trouver » ces deux moments. Le cœur de notre énoncé de thèse se retrouve ainsi rattaché au principe même de ce qu’est un concept. En étant double – soit envolée et ancrage – l’utopie pourrait alors possiblement être un concept, ou du moins en détenir un. *** Cet exorde nous semblait nécessaire pour poser les bases de notre méthodologie. Il fallait d’abord et avant tout comprendre ce que nous entendions par concept pour être en mesure de le distinguer de sa fonction, c’est-à-dire de sa mise en œuvre. De plus, notre méthodologie représente en soi l’élan qui nous habite depuis le début de notre propre processus de réflexion. 42 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel Pour bien saisir le fil conducteur des chapitres à venir, nous pouvons résumer notre position ainsi : conceptualiser est la mise en lien entre les deux dimensions contenu dans le concept, soit sa propre virtualité – son élan – et l’idée même de son actualisation. Virtuel et actuel. Ainsi, l’utopie devrait être perçue ainsi, car elle détient également son envolée pour son ancrage éventuel; c’est d’ailleurs ce à quoi nous nous attarderons dans la suite de ce travail. Par conséquent, notre méthode de travail est celle de la « conceptualisation » puisque cette réflexion porte entièrement sur la mise en lien entre ses deux dimensions. 43 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel PREMIÈRE PARTIE HYPOTHÈSES CRITIQUES 44 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel PREMIÈRE PARTIE : HYPOTHÈSE CRITIQUE L’utopie en contumace* Utopie. Porteuse des plus grandes valeurs sociétales, elle évoque et provoque espérance ou tourments. Décriée ou chérie, elle ne laisse certainement pas indifférent. Cet intérêt est d’autant plus louable que le sujet n’est pas l’exclusivité d’un monde purement académique ; tout un chacun a son mot à dire sur elle, car l’utopie appartient à tous. En ce sens, nous espérons que cette réflexion lui permettra non seulement de prendre racine philosophiquement, mais également de conserver cet aspect si précieux qu’est sa proximité citoyenne. Néanmoins, pour qu’elle prenne une place légitime au sein de la société et qu’elle ne relève plus de délires totalitaires ou encore de pures frivolités, elle doit selon nous être examinée de manière philosophique, car sans analyse réelle et approfondie, elle est condamnée à demeurer au niveau du sens commun et risque ainsi le glissement dogmatique dont certains l’ont souvent affublée. Pour élaborer une définition transversale de l’utopie, nous devrons inévitablement survoler un corpus littéraire spécifique à notre question de recherche, puisque ce corpus a été à la fois le déclencheur et la cause de notre problématique. Assurément, la grande variété des ouvrages et des auteurs sur le sujet ne rend pas la tâche aisée et le choix du corpus pourrait être en soi contesté. Toutefois, l’hypothèse critique de cette première partie nous a permis de faire un tri sélectif au sein du vaste corpus que constitue celui de l’utopie. À la base, la (trop) grande ouverture et variété sur le sujet est ce qui nous a poussée vers cette longue, passionnante et fastidieuse recherche. Puisqu’au départ la problématique actuelle n’était pas encore définie, nos * LATINI Brunetto. Livre du Trésor. Livre III : 92, 1. Terme inspiré du sens juridique en contumace, qui signifie « en l’absence de l’intéressée ». 45 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel lectures étaient aléatoires ; ou plutôt, elles ciblaient les ouvrages qui, potentiellement, pouvaient répondre de manière spécifique à la résolution de notre question « qu’est-ce que l’utopie ». Mais plus nos lectures s’accumulaient, plus nous nous éloignions de l’obtention d’une quelconque définition. Ce n’est qu’à ce moment que nous avons compris le véritable problème sur sa nature. C’est ce qui explique à la fois la construction et le développement de la problématique et le tri sélectif qui s’en est suivi. L’étendue des écrits sur le sujet entraîne une autre difficulté : celle des typologies. En effet, dans la multitude d’angles d’analyses, comment les catégoriser ? Selon quels critères ? Entre les études qui focalisent sur le classement des périodes historiques et celles qui tentent de trouver l’esprit de l’utopie, comment les mettre en lien avec notre recherche ? Sans vouloir réduire les auteurs et les courants théoriques à de simples catégories, nous avons toutefois établi certaines distinctions en lien avec notre hypothèse critique. L’objectif de ce chapitre est de démontrer que les études sur le sujet n’ont pas (encore) permis une véritable conceptualisation, étant pratiquement toujours réduite à une seule et même analyse : celle de sa fonction, et ce malgré les plus grandes divergences à son sujet. Le corpus choisi est de ce fait directement lié à cette critique. Sa construction discursive est aussi vaste et variée que ses expérimentations qui chevauchent l’histoire. L’objectif des discours qui l’entourent se divise toutefois en deux grandes catégories : les discours visant à lui donner une véritable assise et ceux visant à l’évacuer. En effectuant cette recherche réflexive, nous sommes consciente que nous participons à la réitération d’un type de discours, mais nous pensons paradoxalement que sa construction actuelle participe à la dilution de son caractère propre. En somme, nous effectuerons un discours sur les discours… Cette démarche est incontournable pour nous permettre d’approfondir et de compléter les espaces laissés vacants et faire émerger le processus de conceptualisation. 46 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel La démarche méthodologique que nous proposons se découpera en deux chapitres. Le premier s’attardera principalement à la revue de littérature et l’état actuel des connaissances. Nous verrons que le concept d’utopie est majoritairement absent dans le corpus et que seule sa fonction a été maintes fois décortiquée, et ce, brillamment il faut bien l’avouer. En conséquence, ce premier chapitre se penchera tout d’abord sur les différentes approches des utopilogues qui ont contribué de manière significative à la mise en forme d’un certain discours analytique de l’utopie. Ce bref survol des théories entourant l’utopie illustrera le fait que la tendance générale est de l’analyser dans sa configuration fonctionnelle. Le deuxième chapitre consistera quant à lui à examiner quelques penseurs qui ont travaillé sur sa dimension conceptuelle pour ainsi tenter d’ouvrir la possibilité de conceptualiser l’utopie. Nous verrons que malgré le travail sur sa nature conceptuelle, l’utopie n’a toujours pas, à ce jour, réellement trouvé de définition qui lui permettrait de se réaliser dans son entièreté. 47 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel CHAPITRE 1 : Hypothèse critique définitionnelle « L’utopie est au travail parmi nous39 » Actuellement sise entre fiction, projet et symbole, l’utopie s’affirme dans sa disparité. Victime de son aporie intrinsèque, ses tentatives de déploiements sont aussi nombreuses qu’illusoires. Si plusieurs théoriciens se sont penchés sur les mécanismes propres à l’utopie, très peu sont toutefois parvenus à expliquer ce qu’elle est dans son essence. Sans véritable concept, elle se déplace au gré des interprétations. Cette instrumentalisation lui a joué des tours au cours des derniers siècles : son manque de fondement conceptuel a permis à plusieurs – défendeurs et pourfendeurs – de l’employer selon l’objectif à atteindre, orientant ainsi le débat sur sa moralité : doit-on ou non la concrétiser? Doit-elle être effective ? Est-elle bienveillante ou méprisable ? Ces questions sont au cœur de la majorité des études sur le sujet, et ce de manière récurrente depuis son apparition il y a cinq siècles. Étonnamment, outre sa fonction subversive qui a été maintes fois relatée et analysée, il semble encore à ce jour impossible d’expliquer sa nature propre. L’affirmation peut sembler forte, mais nos recherches nous ont permis de constater que trop rares sont les textes traitant du concept. Au mieux, nous retrouvons dans la revue de littérature des questionnements sur la possibilité ou l’impossibilité conceptuelle de l’utopie, mais ces ouvrages s’arrêtent souvent en plein cheminement : soit l’utopie n’est pas un bon concept, ou soit le concept est si vaguement développé que son application devient caduque. Serait-ce son impossibilité ontologique ? Pourquoi ce vide ? Là encore, difficile d’y répondre. L’utopie semble fuyante, ou du moins semble effrayer quiconque oserait la définir, comme si le simple fait d’essayer pouvait nous porter malheur. 39 GAUCHET, Marcel.. Visages de l’autre : La trajectoire de la conscience utopique. p.11 48 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel Cette ouverture notionnelle permet à tout un chacun de lui accorder une définition incluant la valeur ou vertu lui correspondant. Mais de ce fait, comment uniformiser une réponse sur sa viabilité? Comment même « penser » la viabilité de quelque chose en lui attribuant la possibilité d’une utilisation arbitraire ? Certes, un concept peut être conceptualisé de manière bien différente, pour peu que cela s’appuie sur une solide justification. Mais l’utopie est particulière, car elle porte en elle autre chose qu’un concept virtuel; elle est inextricablement vouée à son actualisation comme nous tenterons de le montrer ; car, pour le rappeler, notre objectif est de donner une définition transversale à l’utopie comprenant sa double dimension et non uniquement son critère de faisabilité. Essentiellement, ce chapitre représente notre hypothèse critique dite définitionnelle. Cette critique englobe deux grandes approches : l’une fonctionnelle et l’autre notionnelle. Dans la première section, nous verrons que les analyses examinant ses dimensions historiques et politiques ont toutes en commun de réfléchir sur sa fonctionnalité, et ce, même lorsqu’elle est définie comme une « conscience » ou un imaginaire. Dans la seconde section sur la critique notionnelle, nous constaterons que la tendance théorique qui domine actuellement est de privilégier l’ouverture et l’éclatement de sens de l’utopie, ce que nous appelons le nouvel esprit utopique. Nous analyserons en quoi cet éclatement notionnel est une cause majeure de son discrédit. En ce sens, nous nous situons à l’opposé de penseurs tels que Macherey40 ou encore Riot-Sarcey41 avec qui nous aurons un dialogue, car nous postulons que sans consensus à son sujet l’utopie, est et sera perpétuellement exposée à la critique de par sa nature arbitraire et contingente. De plus, la disparité de conceptions conduit à une impasse : dès lors que l’utopie est laissée dans un foisonnement surabondant de définitions, elle persiste dans un vide qui la voue à une vicissitude perpétuelle. L’analyse des 40 MACHEREY, Pierre. De l’utopie ! 2011. RIOT-SARCEY, Michèle. Le réel de l’utopie. À noter, Michèle Riot-Sarcey a été plusieurs articles et ouvrages sur l’utopie. Nous nous référerons à quelques uns dans cette section. 41 49 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel typologies classiques et l’étude approfondie des textes les plus représentatifs permettront, selon nous, d’observer une tendance ontologique : l’oscillation entre transcendance et immanence inhérente à l’utopie explique le flou conceptuel qui la caractérise. Serait-ce l’impossibilité de déterminer son essence qui constituerait la nature irréductible de l’utopie? La question semble tellement vaste, tellement insoluble que le vertige qui l’accompagne suffirait à freiner les plus acharnés. Sans prétendre que les résultats attendus dans ce travail apporteront la détermination complète de son essence, nous croyons toutefois que le simple fait d’entamer une réflexion sur sa nature est en soi un pas vers l’avant. Les deux sections de ce premier chapitre critique reposent sur le même postulat : si on ne sait pas ce qu’est l’utopie, elle ne peut produire ; ce qui entraine une dimension proprement philosophique à la réflexion. En ce sens, il nous faut survoler ces approches pour être en mesure de sortir de ces schèmes de pensées et ainsi tenter de créer et revisiter l’utopie à partir d’une zone franche. Car, avant de développer un concept – qui occupera une place importante dans la deuxième partie de cette recherche – nous devons rigoureusement analyser les différentes études sur le sujet pour justifier les raisons pour lesquelles nous proposerons de nouvelles pistes pour conceptualiser l’utopie. Ainsi, notre démarche méthodologique s’appuie sur une recension critique des écrits. En résumé, dans cette première partie, l’hypothèse critique indique principalement que l’état actuel des connaissances et les angles d’analyses sur le sujet ne permettent pas à l’utopie de se déployer entièrement. 50 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel Distinction : Notion / fonction Pour parvenir à [re]conceptualiser l’utopie et atemporaliser le concept dans une perspective transversale 42 , nous devrons préalablement bien saisir la distinction entre l’être et le faire de l’utopie, car notre problématique découle presque entièrement de l’absence de cette distinction dans la revue de littérature sur le sujet. Sujet nodal pour les sciences sociales, l’utopie est étrangement conservée et oubliée dans sa conception séculaire, c’est-à-dire en tant que pensée génératrice d’une réalité effective43 : elle dévoile à la fois ce qui ne va pas, et ce à quoi nous aspirons. Elle révèle, anticipe, subvertit. Le problème avec cette définition est le suivant : elle indique ce qu’elle peut faire avant même de nous décrire ce qu’elle est. Conséquemment, nous désirons opérer une distinction qui permettra de mieux saisir la critique sur la fonction de l’utopie. Différencier être et faire, tel est l’angle d’analyse qui sera privilégié et qui explique le choix de notre corpus. La différence entre les deux verbes est en quelque sorte celle dont nous avons parlée précédemment, soit concept versus notion. Dans l’exorde, nous avons élaboré les principes de la formation d’un concept. (Pour résumer, disons que l’existence de celui-ci réside dans un paradoxe temporel. Il comporte deux « moments » : le premier, celui de son envolée, et le deuxième, celui de son ancrage en tant que notion). La fonction quant à elle, dans sa définition usuelle, représente le rôle ou l’activité d’une chose 44 . Elle agit dans le réel. Conséquemment, la fonction sera ici considérée comme l’action d’une notion ; qui relève plus du monde idéel. Car, avant que cette chose soit donnée ou reconnue par le sens commun, elle a été conceptualisée, sans quoi elle ne pourrait être définie. Et lorsqu’une chose est définie, c’est nécessairement parce qu’elle se trouve dans son deuxième « moment », lorsqu’elle est devenue 42 C’est-à-dire que notre démarche de conceptualisation en tant qu’une méthode de travail et de pensée devrait aboutir à une définition pouvant apparier ses multiples formes. 43 MERCIER-JOSA, Solange. L'utopie comme mouvement du réel de Considérant à Marx. 2001. 44 KAMBEMBO, Daniel. Essai d'une ontologie de l'agir. 1967. 51 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel notion. Selon nous, une fonction est toujours instrumentale, puisqu’elle symbolise le moyen par lequel une notion agit. Une fonction ne peut prendre la place d’un concept, car il lui manquerait le « deuxième moment », puisqu’un concept est nécessairement constitué de ces deux moments. Pour le dire autrement, une fonction n’est pas et ne peut pas être un concept, car elle nous renseigne uniquement sur «le faire» du concept, et non sur « l’être » du concept qui relève plutôt de sa conceptualisation. Puisque notre question de recherche est de savoir ce qu’est l’utopie, nous devrons systématiquement examiner les analyses qui ne relèvent que de sa fonction. La plupart des auteurs ayant travaillé le sujet ont tenté de comprendre sa fonction pour être en mesure de trouver sa nature propre, ce que nous considérons être un renversement de l’ordre de l’analyse. L’utopie a de multiples fonctions et cette pluralité rend la tâche effectivement ardue. Repérer d'entrée de jeu sa fonction semble être un réflexe difficilement évitable. Certains penseurs y perçoivent d’ailleurs l’impasse confirmant son impossibilité conceptuelle. « Tel est donc ce qu’il nous faudrait chercher à approfondir : à défaut de pouvoir déterminer un « concept » de l’utopie, nous aurions à analyser la « raison utopique ». L’enjeu en est de comprendre la « fonction utopique » pour ce qu’elle est vraiment, c’est­à­dire tout autre chose qu’une production de contraires, se déployant dans le simple registre du fait. Mais, précisément, ne s’agit­il pas d’une mission impossible si l’on considère qu’il n’y a pas de concept de l’utopie? Comment comprendre la logique de l’utopie, penser vraiment comme nous le disions plus haut la rationalité de ses effets contradictoires par la pensée de sa contradiction ou de ses tensions propres, sans recourir au(x) concept(s) ? 45» Cette contradiction est précisément le moteur de cette recherche. Ne doit-on pas effectivement recourir au concept pour faire valoir sa fonction? Mais où est le concept ? Existe-t-il réellement, ou est-il véritablement impossible à établir ? Comme nous l’avons postulé, nous pensons que le concept peut être établi, mais qu’il n’a pas encore fait l’objet d’une conceptualisation ; la difficulté à considérer l’utopie sans faire référence à sa 45 LACROIX Jean-Yves. La spécificité de la notion d’utopie : l’écart avec Platon. p.6 52 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel fonction en est fort probablement la cause principale. Effectivement, les tentatives de conceptualisation se limitent généralement à examiner la nature de sa fonction. Ces analyses sont cependant toutes très riches en réflexions. Néanmoins, nous soutenons que tant et aussi longtemps que l’utopie sera uniquement définie comme une chose qui agit, elle demeurera dans un flou conceptuel. Sans lui reconnaitre une nature propre – ce qu’elle est avant même d’agir – comment comprendre ses mécanismes et leurs potentiels ? Le procédé consistant à vouloir analyser sa fonction avant tout pourrait, entre autres, s’expliquer par le fait que l’utopie a été longtemps exclusivement rattachée au politique. Sise dans cette sphère, elle se rattache effectivement à l’agir. Sur ce point, nous n’avons pas d’objection, car l’agir politique fait bien partie du concept d’utopie. Toutefois, il faut selon nous également explorer les autres sphères dans lesquelles elle prend naissance. Les prochains paragraphes étudieront son ancrage politique dans l’objectif de démontrer en quoi cette sphère ne nous renseigne que très peu sur son essence, car intrinsèquement, cette sphère est fonctionnelle. À la lumière des analyses théoriques que nous avons étudiées dans le cadre de cette réflexion, deux « procédés » théoriques semblent principalement émerger. Le premier consiste grosso modo à effectuer une typologie des utopies. Ne plaçant pas nécessairement les différentes utopies sous une même définition, cette approche définit tout de même la subversion comme élément principal; telle serait la fonction sacrée de l’utopie. L’examen minutieux de l’histoire permet de classifier et d’extraire les fonctions de l’utopie, bonnes ou mauvaises, mais toujours dans son rapport au réel46. Le second procédé consiste plutôt à affirmer que le seul dénominateur commun aux utopies est l’éclatement de sens intrinsèque à celles-ci. Sa nature non préhensible devrait rester intacte. Pour redonner à l’utopie sa valeur ultime, celle d’une force brute, il faudrait la maintenir à la fois dans un 46 MORIN Edgar. La bonne et la mauvaise utopie.1996. 53 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel éclatement de sens et dans ses tensions d’opposition, bref, dans cette multiplicité qui sont à la base même de son impossibilité conceptuelle. Cette approche cherche davantage à trouver un esprit propre à l’utopie qu’une définition commune et inclusive de toutes ses formes, comme le mentionne Michèle Riot-Sarcey : « Nous n’avons pas cherché à unifier les approches, puisque la difficulté constitue le caractère même des utopies nécessairement intempestif […] Par absence d’insertion dans le temps repérable, en effet, il est souvent malaisé de trouver à l’utopie un espace au sein des idées communément admises47». Dans les prochains paragraphes, nous allons tenter de mettre en lumière les limites de ces procédés, en démontrant que ceux-ci partent d’un postulat de base incomplet, puisqu’ils ne considèrent que son aspect fonctionnel. L’objectif de cette mise en lumière est d’ouvrir les voies vers la partie actuellement manquante de l’utopie selon nous. 47 RIOT-SARCEY, Michèle. L'Utopie en Question. p.6 54 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel SECTION I : L’approche fonctionnelle Contextualisation : Perspectives historicistes et typologiques L'enracinement politique et discursif Ce n’est pas par accident que l’Utopia de Thomas More est apparue à la croisée de la Renaissance et de l’ère moderne, le contexte y était plus que favorable. Cette période a apporté son lot de transformations religieuses, sociales et politiques, renversant les valeurs et recadrant l’humain dans une autonomie jusqu’alors inconnue. Le renouveau de la pensée qui s’actualisait alors a entre autres engendré le besoin de croire en quelque chose de fondamentalement magnanime en l’humain48. Ce besoin a ainsi « produit » un nouveau type de pensée : l’utopie. En tant que possible régime politique et contrat social, elle créait l’espoir d’une vie fondée sur le bien universel et l’universellement bon. Parce qu’à la base elle donnait une orientation générale à la nature humaine, elle pouvait avoir une fonction dans l’élaboration de tout contrat social. De la sorte, la question de la condition humaine sera sise au cœur de l’utopie, car en sachant ce que nous sommes fondamentalement, nous pouvons par la suite dicter sur quelles bases la société devra s’orienter49. Conséquemment, le rôle de l’utopie dès sa création a été de dévoiler la nature humaine, puis de l’orienter vers une société permettant le développement du plein potentiel humain. En effet, le contrat social sur lequel repose le régime politique du récit Utopia de Thomas More est basé sur une nature humaine fondamentalement bonne. Si la nature humaine est bonne, une bonne société peut émerger. Mais, paradoxalement, sur l’ile d’Utopie, rien n’est réellement laissé au hasard. 48 CROUZET-PAVAN, É., CROUZET, D., DESAN, P (dir). Cités humanistes, cités politiques. 2014. 49 Tout comme le contrat social de Jean-Jacques Rousseau qui, partant de notre bonne nature et de notre perfectibilité, pourrait permettre à l’humain de développer un vivre-ensemble où la société ne corrompt plus l’essence de l’humain, mais l’accompagne. 55 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel Chaque chose est placée dans un agencement méticuleux, comme si cette nature humaine fondamentalement bonne ne pouvait se dévoiler que dans ce cadre précis, sans quoi le chaos prendrait le dessus. Pour que le meilleur émerge, il faut baliser, ou plutôt mettre en place un système « sans faille » permettant cette émergence. Hors de l’Utopie, point de salut, c’est-à-dire que hors de cet agencement méticuleux, point de bonne nature humaine. La contradiction entre la bonne nature innée et la bonne nature socialisée est révélatrice de la complexité du sujet. La tension entre ce qui est naturel et artificiel sera donc au cœur de cette toute première utopie (du moins, développée comme telle) ; ce qui pourrait expliquer la difficulté à concevoir celle-ci sans une certaine forme de hiérarchisation. Toutefois, si l’utopie était uniquement figée à sa première « apparition », elle serait demeurée dans un cadre purement littéraire, ce qui n’est de toute évidence pas le cas. Réfléchir sur la nature humaine ne peut se faire en vase clos. Pour savoir qui nous sommes, il faut se questionner non seulement sur soi, mais sur l’autre ; car c’est par cette « rencontre » que nous pourrons enclencher un réel processus d’identification 50 . En ce sens, si l’utopie questionne la nature humaine, elle remet en question alors autant le soi que l’autre. Plus encore, « l’utopie se trouve dans une volonté de transformer radicalement des relations entre les individus51» ; ce que Rancière qualifie d’utopie de l’humain, car elle permet la rencontre, elle est lien humain selon lui52. L’altérité devient un concept au cœur de l’utopie, car il est à la fois la rencontre avec l’autre et la relation qui émerge de cette rencontre. Toutefois, ce qui « émergera » de cette relation dépend de notre conception de la nature humaine. État de paix ou état de guerre… En s’opposant radicalement à l’état de guerre perpétuel, l’utopie vient ainsi polariser les visions dichotomiques de notre condition humaine. 50 OSU, S., COL, N., GARRIC, N., TOUPIN, F. Construction d’identité et processus d’identification. 2009. 51 Op.sit. Riot-Sarcey. Le réel de l’utopie. p. 265 52 RANCIÈRE, Jacques. Sens et usages de l’utopie. p.254 56 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel Pour les tenants de l’utopie, le contrat social permet de générer ce que l’humain contient de meilleur dans l’objectif de le mettre au service de la société. L’universellement bon est en chacun de nous et la rencontre avec l’autre ne peut que le renforcer. Les moins convaincus affirment quant à eux que l’humain est intrinsèquement égoïste et craintif. Sa rencontre avec l’autre ne peut donc pas être instinctivement positive. La nature humaine ne peut pas être changée, elle ne peut qu’être contrôlée53. De ce fait, fonder une société sur une nature artificielle de l’être humain ne pourrait en aucun cas provoquer le changement de cette nature. L’utopie serait dangereuse, puisqu’elle crée et réitère l’illusion que le bonheur est atteignable par des voies de contournement, c’est-à-dire d’un contrat social biaisé qui ne se fonde pas sur les attributs réels de la nature humaine. Mais l’utopie ne se dérobera pas si facilement… Si elle a persisté dans l’imaginaire malgré ces critiques, c’est justement parce qu’elle porte en elle la « possibilité » que la nature humaine soit bonne. Pour revisiter le contrat social tel que le propose l’utopie – sur la base d’une possibilité que l’humain soit bon en soi et le sera donc envers autrui – il lui faudra toutefois qu’elle broie tous les concepts pour en faire émerger de nouveaux ; et c’est la tâche à laquelle elle s’attardera dès son commencement. Avec elle, le contrat social devient garant des potentialités inexplorées jusqu’alors ; et les dérapages des relations intersubjectives qu’une société pervertie engendre seront dorénavant évitables. L’utopie ne s’arrête pas au simple développement d’un contrat social. Car paradoxalement, sa fonction en tant que telle dépasse et transgresse les possibilités mêmes d’une entente généralisée et donc d’un contrat. En ce sens, sa fonction est de questionner, distordre, subvertir, réaménager, refonder et réfuter les bases sur lesquelles un contrat social peut se reposer, car « dans les sociétés actuelles, l’unité humaine est placée en face d’un contrat social 53 RIOUX, Sébastien. Le capitalisme et la création du mythe de l’homo œconomicus. 2008. En référence aux premiers penseurs du libéralisme selon lesquels l’homo œconomicus est un être fondamentalement égoïste et craintif. 57 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel imposé. […] Pour que celui-ci soit légitime et qu’il lie réellement les individus les uns aux autres, il doit s’agir d’un véritable contrat accepté par des individus vivants54». L’utopie est donc à la fois ce qui permet la réflexion sur l’universel et ce qui empêche sa réalisation, puisqu’elle révèle et questionne sans cesse. Elle refuse la contrainte; car en même temps qu’elle fonde le contrat social, elle le questionne. Elle serait donc potentiellement l’ennemie principale du 55 contractualisme , car elle sème le doute dans la société et dérégule l’ordre social que le contrat tente d’imposer. En plus de la tension entre naturel et artificiel, elle crée intrinsèquement un paradoxe entre ce qu’elle devrait faire et ce qu’elle accomplit réellement. C’est une des raisons pour laquelle elle provoque généralement des prises de position antinomiques. Pourfendeurs et défenseurs, face à face, les uns tentant de prévenir les catastrophes – en se souvenant des erreurs du passé – les autres plaçant leur foi sur les possibilités de développer un monde meilleur. Par le questionnement des concepts inhérents au contrat social et par sa dimension intersubjective, l’utopie deviendra pensée politique dès ses premiers instants ; ses antinomies et paradoxes sont eux-mêmes inscrits dans le politique. Telle est l’origine de mise en discours de l’utopie. Ce socle politique lui a donné une place de choix dans l’univers de la pensée critique. En ayant fait son apparition dès le départ à l’intérieur de cette sphère, elle a été immédiatement projetée vers des horizons beaucoup plus larges que son sujet premier, car le politique a cette particularité de susciter les débordements de son objet d’étude vers les autres champs disciplinaires. C’est ainsi qu’autour de l’utopie, un discours a pris forme : « ce ne sont pas seulement les utopies qui connaissent une histoire, mais aussi le discours sur les utopies56». Cette histoire discursive est encore très actuelle, bien que les questions entourant la nature 54 DUPUIS-DÉRY, Francis. La fiction du contrat social : uchronie libérale, utopie anarchiste. p.22 55 DE LAMARTINE, Alphonse. J-J. Rousseau : son faux contrat social et le vrai contrat social. 1926. 56 BACZKO, Bronislaw. Lumières de l'utopie. p.20 58 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel humaine aient fait place à des débats davantage en lien avec les problèmes contemporains. La tension entre bonne et mauvaise nature a effectivement fait place à celle entre le réel et sa subversion possible. Mais à bien y regarder, ce déplacement discursif comporte les mêmes enjeux et les mêmes oppositions sur la conception anthropologique de l’humain. Conséquemment, la construction discursive qu’a connue l’utopie depuis quelques décennies sera un outil indispensable pour comprendre notre hypothèse critique, et pour ainsi poser les bases de notre deuxième hypothèse, celle d’une suggestion conceptuelle de l’utopie. Dans ce chapitre nous désirons surtout comprendre pourquoi le discours théorique qui l’entoure s’est construit autour de sa fonction. Car, comment reconnaitre une expérimentation sociale à caractère utopique si nous ne connaissons pas théoriquement les caractères qui la définissent? C’est donc sur sa base théorique, elle-même directement issue de sa nature politique, que nous devrons nous concentrer dans un premier temps. C’est d’ailleurs suite à l’analyse approfondie de la revue de littérature des dernières décennies qu’un constat s’impose : les analyses entourant l’utopie demeurent pratiquement inchangées. Trop rares sont les sources qui parlent de son actualité, la tendance étant plutôt à ne s'en tenir qu'à son histoire. La grande majorité des travaux sur le sujet ont davantage élaboré les différentes manières de l’appréhender, de la reconnaitre, de la classifier; bref, d’en extraire sa fonctionnalité. L’approche a été très en vogue au cours du XXe siècle, les théoriciens les plus importants de l’utopie y ont d’ailleurs participé. Ce courant de pensée se résume à l’édification des critères à caractères utopiques. Cette tâche est phénoménale, car elle demande à la fois une minutie, une capacité d’analyse et une connaissance historique hors du commun. Ce procédé consiste à retrouver historiquement les traces dites utopiques, à dégager les critères communs, classifier, établir une typologie qui puisse englober toutes les utopies (récits, expérimentations, etc.). Comme nous tenterons de l’établir, cette approche implique nécessairement une analyse pointilleuse de la fonction utopique, car il 59 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel est historiquement beaucoup plus évident de retrouver la fonction utopique que d’entreprendre d’en dégager un concept. L’approche historiciste s’en tient aux faits et, par conséquent, penche naturellement vers l’analyse notionnelle de l’utopie. C’est ainsi qu’au cours du XXe siècle particulièrement, plusieurs nomenclatures de l’utopie ont été élaborées. Les auteurs n’ont toutefois pas la même perception quant au bien-fondé de l’utopie. Certains y voient un simple phénomène sociopolitique, d’autres l’annonce d’une catastrophe ou encore d’une perspective radieuse. Bref, dans cette approche, il n’y a pas d’uniformité quant à sa viabilité; ce n’est d’ailleurs pas généralement l’objectif recherché par les auteurs. 1. Charge conceptuelle valorisée et valorisante Selon Ruyer57, Raulet58, ou encore Mumford59, l’utopie est tour à tour un mode, une rhétorique, un genre et un procédé. Les typologies sont vastes et variées : utopies de reconstruction, de fuite, systémiques, eschatologiques, révolutionnaires, progressives, régressives, etc. Cependant, ces thèses ont une faiblesse importante : la définition même de l’utopie. Prise majoritairement en tant que subversion du réel, et claustrée dans les théories de l’émancipation, elle demeure une utopie en « réaction » qui se fige selon les nécessités contextuelles et laisse le champ libre au regard dystopique (posthumain, fin de l’histoire). Or l’utopie doit agir. Son rôle, ou sa fonction, est sa principale composante. Instrumentalisée de la sorte, elle se doit de remplir sa mission subversive – sans quoi elle engendre le contraire de son objectif. Certes, plusieurs ouvrages théoriques abordent la problématique du concept. Cependant, très peu développent une autre piste que celle de la fonction, ou tout au plus, celle de l’impossibilité même du concept. Les 57 RUYER, Raymond. L'Utopie et les Utopies. 1950. RAULET, Gérard. Chronique de l’espace public: Utopie et culture politique. 1994. 59 MUMFORD, Lewis. The Story of Utopias. Ideal Commonwealths and Social Myths. 1962. 58 60 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel utopilogues de ce courant ont souvent également tendance à affirmer que l’utopie n’est pas un concept et ne peut pas l’être, car elle est porteuse de valeurs et renvoie à des objets trop variés dont le seul point commun serait « l’irréalisme »60 au sens large (dont l’idée de subversion fait partie). Nous examinerons de plus près comment les discours sur l’impossibilité conceptuelle reposent presque toujours sur des paramètres notionnels. Bronislaw Baczko61 L’approche historiciste comporte certes différents courants de pensée, mais tous tentent cependant de trouver une définition de celle-ci qui rendrait compte de sa réalité historique. Ce qui rend la tâche parfois difficile, c’est qu’intuitivement, tout un chacun présume de ce qu’est une utopie. Mais à bien y réfléchir, donner une définition qui corresponde à tous les critères, à toutes les images qui se bousculent en nous n’a rien d’évident; ce qui explique le recours nécessaire à l’histoire. Dans cet ordre d’idée, Bronislaw Baczko est l’un des rares auteurs à s’être posé la question du concept. Toutefois, sa tentative d’établir ou de rejeter le concept ne se conçoit qu’avec l’histoire de celui-ci. Si concept il y a, il détient déjà une histoire, ce qui le rend valorisé. Compte tenu de notre perspective sur ce qu’est un concept, cette position nous semble antinomique. Un concept déjà connoté peut-il se réclamer d’autre chose que du sens commun qui l’accompagne ? « Jusqu’ici nous avons utilisé le concept d’utopie sans l’avoir précisé, en nous référant qu’aux intuitions plus ou moins diffuses ou encore aux exemples classiques […] Les choses se compliquent et se gâchent quand on cherche à préciser le concept et dès qu’on passe des exemples isolés à une définition de l’utopie et de son domaine propre […] De plus, l’utopie n’est nullement un concept neutre, mais au contraire fortement valorisé et valorisant62». 60 RAULET, Gérard. L’utopie est-elle un concept ?. 1992. Op.sit. Baczko. Les lumières de l’utopie. 62 Ibid. p. 19 61 61 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel La valeur dont il est question réfère au passé de l’utopie. Ce passé lui accorderait un certain passif. La raison pour laquelle il n’arrive pas à dégager la neutralité du concept se résume selon nous à ceci : lorsqu’il parle du concept valorisé, il parle de sa notion, c’est-à-dire le deuxième moment du concept. En acceptant que l’utopie soit un concept valorisé et valorisant, celle-ci passe directement de son « concept » potentiel à sa « notion ». Pour Baczko, le concept est valorisé et valorisant, puisqu’il nécessite davantage la « réception » de l’utopie que son « existence propre ». Une utopie n’existerait que dans la reconnaissance de celle-ci, et cette reconnaissance s’effectuerait en fonction du degré d’irréalisme qu’elle détient. Par la suite, ce qui est perçu comme irréaliste sera classé dans le « champ utopique » qui se compose de multiples utopies; il n’est pas le champ des possibles, mais bien celui où les utopies ne sont pas encore chargées de valeurs. Il s’agit là d’une conceptualisation sous une forme négative : c’est à partir du monde matériel que l’irréel est repoussé dans le monde idéel ; ce qui occasionne l’éclatement de l’irréel qui, à son tour, se charge de valeurs et retombe dans le monde matériel. En d’autres termes, l’utopie se charge de valeurs dès son inscription dans le réel, à l’extérieur du champ conceptuel. La conceptualisation est ici inversée, puisque son point de départ est le monde matériel, puis idéel, pour se refixer définitivement dans le monde matériel. Ce que Baczko considère comme un concept valorisé et valorisant n’est pas réellement un concept, mais au mieux, une notion « commune », puisque les valeurs qui la caractérisent sont puisées à l’extérieur du champ conceptuel. C’est en aboutissant à cette impasse que Baczko affirme l’impossibilité de la neutralité du concept d’utopie. Le concept étant chargé, il ne peut être neutre, mais en se chargeant, il n’est plus un concept. Pour se sortir de cette impasse, Baczko effectue une distinction importante : il n’y aurait pas un concept d’utopie, mais des concepts où chacune détiendrait en elle-même ses composantes conceptuelles. Certaines utopies seraient une structure imaginaire, d’autres une manière de penser (soit 62 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel anticipatrice, soit novatrice), ou encore une représentation collective des mouvements sociaux. Mais, comme le fait remarquer Jean-Yves Lacroix, la dénomination de ces différentes formes serait davantage l’utopisme que l’utopie : « L’utopisme est le terme qui convient, selon lui, pour désigner une mentalité, une forme d’esprit, faite par exemple de rébellion, d’espoir, de dépassement, etc., que tout cela prenne une forme littéraire, en des textes romanesques (auxquels doit alors être réservé, plus précisément, le terme d’utopie), ou philosophique, ou que cela se manifeste dans des mouvements sociaux, des pratiques artistiques, ou dans ce qu’on appelle des “utopies pratiquées” […] Seulement, à ce compte, “utopisme” ou pluralité des concepts d’utopie, le risque est grand d’une totale dilution du sens de la notion63». En cela, nous partageons le point de vue de Lacroix. Non seulement il y a le risque de dilution de la notion, voire même de son glissement dogmatique, mais également celui de sa stérilité conceptuelle. En effet, l’utopisme, en étant le fondement de tous les concepts d’utopie, donne la direction « immédiate » que devront suivre ses autres concepts, soit celle d’une mentalité commune par rapport à l’espérance d’un idéal-type. Les différents concepts d’utopie de Baczko sont en fait la représentation d’une conscience utopique. Conséquemment, nous sommes dans l’historicité; ce qui situe d’ailleurs sa démarche dans la même optique que celle de Gauchet et Mannheim que nous aborderons ultérieurement. En voulant neutraliser le concept, Baczko retombe dans son aspect fonctionnel. Donner à l’utopie la possibilité d’une multiplicité conceptuelle dans l’espoir d’en faire un concept neutre permet tout au plus de démontrer les « frontières mouvantes de l’utopie64 », mais ne permet pas d’évacuer sa fonctionnalité. Certes, elle est en « interaction et osmose entre diverses formes de structuration de l’imaginaire 63 64 Op.cit. Lacroix. La spécificité de la notion d’utopie : l’écart avec Platon. p. 4. BACZKO, Bornislaw. Les imaginaires sociaux : mémoire et espoirs collectifs. p. 94 63 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel social65 », mais cet état ne nous indique toujours pas ce qu’elle est, mais plutôt comment elle interagit. En résumé, Baczko explique comment elle se constitue – c’est-à-dire dans l’imaginaire – et cherche à retracer les moments où cet imaginaire devient réalité66. Le travail qu’il accomplit est remarquable et précis. Conséquemment, la critique que nous lui adressons n’est pas un reproche, d’autant plus que le lecteur est averti : « l’objet et l’intention de ce travail demeurent néanmoins historiques. Il ne porte pas sur l’utopie “en général”, mais considère les phénomènes utopiques à une période précise67». Toutefois, un certain trouble persiste quant à notre problématique, car en abordant le sujet épineux du concept, il donne tout de même quelques espoirs aux lecteurs en quête de celuici. Le problème est donc soulevé, mais sans être désamorcé. 2. Genre et mode utopique Raymond Ruyer Dans la même catégorie d’approche historiciste, Raymond Ruyer fut l’un des premiers utopilogues ou théoriciens de l’utopie. Lorsqu’il écrit L’utopie et les utopies en 1950, l’histoire semblait alors démontrer que le zèle et les grands projets menaient trop souvent à de véritables catastrophes à la fois humaines, politiques, sociales, économiques et environnementales. Son livre est d’une finesse méthodologique impressionnante. Cependant, une critique s’impose : sa typologie de l’utopie semble inversée comme celle de Baczko, car il prend comme point de départ les grandes trames de l’humanité et tente d’en extraire des caractéristiques utopiques sans toutefois répondre à la question centrale, à savoir ce qu’est l’utopie et quelles sont ses propriétés substantielles, ahistoriques. 65 Ibidem. Op.cit. Baczko. Les lumières de l’utopie. p.154. La rencontre entre l’idée de progrès et l’utopie est un de ses exemples. 67 Ibid. p 28. 66 64 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel Avec sa typologie inédite, Ruyer ne présente pas réellement une nouvelle définition de l’utopie, il procède plutôt à l’élaboration d’un compterendu des utopies dans l’histoire selon de nouveaux critères permettant de définir les caractéristiques communes à celles-ci. Il ne la définit pas dans son essence, mais bien dans son fonctionnement. Pour lui, « une utopie est la description d’un monde imaginaire, en dehors de notre espace ou de notre temps, ou en tout cas, de l’espace et du temps historique et géographique. C’est la description d’un monde constitué sur des principes différents de ceux qui sont à l’œuvre dans le monde réel68 ». En observant les moments ou projets dits utopiques depuis l’Antiquité, il constate deux « réels » historiquement déterminés : l’un en ce monde, l’autre celui de l’utopie. Le réel de l’utopie est pour lui fondamentalement normatif, car il découle d’un « mode » et correspond toujours à un « genre » – alors que le réel en ce monde ne se fonde pas sur un procédé, mais bien sur une réalité non transmuable. Le mode utopique correspond à la faculté de transformer par la pensée la réalité en produisant un ordre éventuellement métamorphosé, parallèle à l’ordre réel ; c’est une activité rationnelle sur les possibles latéraux. Le genre apparait quant à lui lorsque la réflexion sur les possibles latéraux aboutit à une représentation (la plupart du temps textuelle) d’un monde proprement systématisé; il s’agit de la manière dont prendra forme le mode utopique. Mais qu’elle soit fiction ou expérimentation, l’utopie vise non seulement à s’objectiver dans l’espoir de devenir suffisamment extérieure au sujet pour qu’une application concrète soit possible, mais également à donner une représentation satisfaisante de la réalité. Selon Ruyer toujours, elle est davantage esthétique et représente une sorte de dégradation, car elle aspire au bien, mais sans « courage », puisqu’en en développant l’utopie, on débarrasse la réalité de ce qu’elle comporte de déplaisant. Pour lui, l’essence de l’utopie se trouve dans l’emploi du procédé : le mode utopique, ou, en d’autres termes, dans sa fonction. En étant un 68 Op.cit. Ruyer. L’utopie et les utopies. p.3 65 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel exercice mental sur les possibles latéraux, l’utopie détient sa propre intelligibilité du réel. L’élément central à retenir est que Ruyer voit dans ce qui est « latéral » quelque chose de contraire au « vrai ». Les possibles sont perçus comme étant par essence « faux », car hors de ce monde. Il semble que Ruyer essayait de voir dans ce « faux » autre chose qu’une négation de la vérité, mais le peu d’explications qu’il en donne laisse à penser qu’une certaine hiérarchie est inhérente à cette catégorisation dualiste entre vrai et faux. Il accorde certes aux possibles latéraux le champ de l’inventivité, ce qui, en soi, ne correspond pas généralement à un rejet, mais bien à une acceptation de l’antinomie du vrai comme élément potentiellement créateur : « la possibilité d’être remplacé par un acte “autre”, par un acte à côté, est l’essence même de l’acte conscient69». Toutefois, supposer que les possibles latéraux sont une sorte de reflet déformé de la réalité suggère une hiérarchisation, car cela met le vrai et le faux dans une tension d’opposition qui ne produit pas de synthèse, ni même de renouveau, puisque les données à l’intérieur desquelles l’utopie prendra forme préexistent déjà ; ce qui en soi semble un paradoxe par rapport à sa conception de l’utopie puisque celle-ci produit des possibles latéraux. Pour Ruyer, « l’utopie est par essence anti-historique70» et foncièrement anti-dialectique. Sans dialectique et sans radicalement nouveau, les catégories binaires sont déjà soumises à une hiérarchie qui prend généralement effet selon la croyance dominante, ici celle du vrai. Le faux naitra de ce qui est vrai, c’està-dire de ce qui est évident parce que déjà « établi ». Le jaillissement de nouvelles formes n’est point envisageable et démontre que « la conscience utopique est à la fois étrangère à l’histoire et réfractaire à toutes les formes de sensibilité dialectique71 ». Selon lui, en partant du vrai nous arrivons à son contraire et non à une synthèse; ce qui explique les « échecs » de l’utopie à travers l’histoire. Il justifie l’aspect anti-dialectique de l’utopie par son 69 Op.cit. Ruyer. L’utopie et les utopies. p.9 Op.cit. Ruyer. L’utopie et les utopies. p.70 71 GABEL, Joseph. Dialectique et sociologie d’après Goerges Gurvitch. p.796 70 66 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel mécanisme de « passation » en trois étapes : on passe du procédé utopique à l’exercice, puis à l’utopie proprement dite. Le procédé servira à mettre en mouvement une critique porteuse de volonté de changement (toujours en réaction au réel, au vrai). L’exercice sera quant à lui une mise en œuvre de cette critique, ou, en d’autres termes, la soustraction dans le vrai des éléments qui seront apposés au faux. Puis, l’utopie proprement dite signifiera l’achèvement de l’acte, et subséquemment, l’accomplissement du faux, la sortie de l’histoire. La prédominance des valeurs négatives dans le recensement historique de Ruyer ne laisse aucun doute sur sa profonde méfiance envers les utopies. Symétrie, uniformité, hostilité à la nature, dirigisme, autarcie, isolement, ascétisme, prosélytisme et prétention prophétique sont les principales caractéristiques de ces utopies. Elles sont pour lui normatives, contemplatives et non représentatives de la spécificité de l’histoire. Mais au fond, caché derrière son mépris, Ruyer ne reproche-t-il pas aux utopies sensiblement la même chose que nous? Ou du moins, l’utopie telle qu’il la conçoit ne peut être une bonne chose puisqu’elle est et sera toujours en confrontation avec le réel existant. Selon lui, l’utopie, prise comme élément fondateur de la balance du pouvoir, ne s’est jamais accomplie. En ce sens, il nie l’existence fonctionnelle de l’utopie parce qu’elle ne correspond ni plus ni moins à une volonté de changement social, ce qui, selon lui, n’est pas suffisant pour parler d’utopie. Ainsi, il évacue l’essence même de l’utopie, puisqu’elle se trouve dans sa fonction. Pour le dire autrement, la typologie de Ruyer est basée sur une définition de l’utopie à laquelle il n’adhère pas lui-même. En reconstituant l’historicité de l’utopie selon sa grille d’analyse typologique, il critique non seulement le bien fondé de l’utopie, mais surtout, il l’exclut de l’histoire. Il ne faut pas se méprendre, Ruyer ne pourfend pas les possibilités d’inventer un monde meilleur, mais il ne croit tout simplement pas que les utopies ont une réelle légitimité telle qu’elles ont été présentées jusqu’à ce jour, c’est-à-dire 67 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel produisant catastrophe ou strophes ridicules. Son travail se concentre à développer une typologie permettant le discrédit de l’utopie dans sa conception séculaire, mais ne il développe aucune approche qui permettrait à celle-ci de prendre légitimement ses assises au cœur du social et du politique. L’utopie n’est point une bonne chose, car elle ne parvient pas à substituer le réel de ce monde – puisque hors de celui-ci… Considérer le réel de l’utopie comme antinomique à celui de ce monde a orienté Ruyer vers une critique de son mode opératoire, son essence selon lui. Parce qu’ils prennent source à l’extérieur de notre réel, les « effets » de l’utopie deviennent la plupart du temps pathogènes. Ainsi, « les utopies n’accèdent au réel que par leurs “effets”, par l’idée dont s’empare l’individu qui agit dans l’instant du présent. Inintégrées, ou plutôt écartées de ce qui fait sens dans la réalité du moment, elles apparaissent comme autant de parasites dans le cours de l’histoire72». L’extériorité du réel circonscrit l’utopie à sa fonction sur « l’autre » réel, le vrai, le nôtre (qu’elle ne peut toutefois pas atteindre). La stérilité du concept pourrait ainsi prendre son origine dans sa conception du réel. 3. L’utopie « moyen » Jean Servier De la même manière, Jean Servier est l’un des utopilogues importants dans la construction discursive de l’utopie. Dans Histoire de l’utopie, son analyse aboutit à la construction d’une typologie bien précise. Il fut d’ailleurs l’un des rares théoriciens à développer une typologie apte à réunir toutes les utopies sous les mêmes critères définis. Son intérêt proviendra entre autres de l’utilisation aléatoire du vocable : « le mot a fait fortune, devenant substantif “utopie” pour désigner tout projet irréalisable et donnant deux adjectifs, l’un, 72 Op.cit. Riot-Sarcey. Le Réel de l'utopie. p.260 68 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel “utopique”, pour souligner le caractère impossible d’un souhait, d’une intention, l’autre “utopiste”, qualificatif de souffleur de rêve73». En ce sens, Servier travaille dans l’objectif d’appliquer à l’utopie une certaine stabilité pragmatique, car elle « ouvre un domaine nouveau à la réflexion sociologique parce qu’elle constitue une pensée unique dont les modes d’expressions ont à peine varié avec les siècles74». Égalité, progrès et règne de l’Homme (ou rationalité), tels seraient les buts à atteindre au moyen de l’utopie, justement grâce à sa capacité réflexive. Ces buts sont orientés vers deux thématiques, soit la description de la perfection et la critique de l’ordre social. Ainsi, l’utopie n’est pas le but, mais le moyen pour parvenir au but selon les thématiques poursuivies. Selon lui, ses traces historiques sont circonstanciées, et toute contestation ne relève pas nécessairement de l’utopie : « le désir de changement d’un ordre social ne procède pas nécessairement de l’imaginaire utopique 75», car il faut également et surtout rompre les liens avec l’ordre existant. Sur ce point, il se positionne contre Mannheim pour qui il s’agit surtout d’ébranler l’ordre des choses, ce qui impliquerait que trop peu d’utopies seraient alors considérées comme telles. Les critères selon lesquels nous devons considérer l’utopie selon Servier impliquent nécessairement une « volonté déclarée d’assurer le règne de l’homme sur terre 76 ». Indifférente à la religion, car remplie par d’autres symboles, dans une sorte de vide métaphysique, l’utopie vise à garantir le bonheur terrestre. Elle est donc toujours liée à des moments historiquement déterminés. Sans histoire, elle n’est rien, car elle naît « dans certains terreaux de circonstances 77». Elle agit, mais la temporalité de son action est orientée vers le passé; elle procède par une volonté de retour en arrière, d’une recherche de l’âge d’or dans l’optique de rejeter l’angoisse du présent. Elle se caractérise 73 Servier, Jean. L’histoire de l’utopie. p.I (1). Ibid. p.324 75 Servier, Jean. L’utopie. p.4 74 76 77 Op. cit. Servier. L’histoire de l’utopie. p.321 Ibid. p.323 69 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel par « l’accent particulier donné à la connaissance rationnelle, poursuivant en cela sa fonction de rêve apaisant négateur de toute anxiété 78 ». Mais paradoxalement, elle se fige dans un éternel présent, puisque son caractère renvoie toujours à une quête de l’immuable, d’une éternelle félicité. En ce sens, les utopies seraient selon lui principalement uchroniques. En somme, l’utopie de Servier est le moyen grâce auquel les grands projets de l’humanité devraient prendre forme, ceux-là mêmes qui nous permettraient de sortir de notre angoisse du présent. Par le fait même, le statut de moyen qu’il lui octroie lui enlève radicalement toute possibilité d’avoir une nature en soi puisque sa nature est hors-soi: elle est instrument de quelque chose. Certes, nous pourrions dire que sa nature est de réagir à l’histoire et de rompre avec l’ordre établit. Or, la nature de quelque chose nous indique éventuellement ce que sera sa fonction, mais ne peut pas être une fonction en soi. Outre sa fonction réactive, son essence n’est alors pas évaluée. En tant que moyen, qu’instrument, elle n’a pas encore d’essence propre. Les critères qui la définissent ici ne sont en fait que l’examen de ses inscriptions historiques, soit le moment où l’utopie devient notion, ce qui lui permet de développer une fonction réactive. Pour le dire autrement, Servier donne une définition de l’utopie qui ne peut pas être ahistorique, puisqu’elle ne peut être définie qu’avec ses contextes historiques particuliers. Son unique continuum serait ses modes d’expressions. Cependant, ce continuum constitue l’aspect matériel de l’utopie et ne peut ainsi pas représenter son aspect conceptuel. 4. La fonction et le réel Dans un tout autre ordre d’idée, mais suivant la même critique de sa fonctionnalité, nous devons également aborder une des caractéristiques récurrentes de l’utopie pour démontrer en quoi les concepts inhérents à celle-ci ne participent toujours pas à l’élaboration de son concept. Depuis la création du 78 Ibid. p.372 70 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel néologisme par Thomas More, la grande majorité des définitions de l’utopie l'associe au concept d'espace-temps ; elle est « ailleurs », dans un « autre » temps que le nôtre. Puisqu’à l'origine le mot désignait le nom d'une île se situant dans un espace inconnu — un non-lieu, non-existant — l'utopie a très vite été considérée, par extension, comme un non-temps, un hors-temps, car non réel : « toujours entre 2 temporalités, entre réel et idéal, entre “l’instance du présent” insaisissable et une représentation positive de la société, entre désir individuel et construction de la communauté rêvée, entre refus du moment et refuge dans l’imaginaire, entre théorie critique et genre utopique, le discours utopique a constamment été classé hors du temps historique79». La conséquence de l’association entre utopie et irréel a non seulement été de placer l’utopie en constante confrontation avec le réel, mais également de la placer en état d'infériorité avec lui, puisque le possible de l’utopie doit coïncider avec le réel80. En abordant ce concept pour le moins dense, nous ne désirons pas donner un sens général au réel, mais bien comprendre en quoi cette question fondamentale (non résolue) fait aussi partie de la non-résolution de la définition de l’utopie. Qu’est-ce que ce fameux réel de l’utopie dont il est constamment question lorsque l’on parle d’utopie ? Signifie-t-il imagination ou réalité ? Selon les approches théoriques, il fait parfois appel à la Raison, à l’expérience, ou encore au politique. Nous pouvons toutefois noter un élément commun à ces approches : le réel est l’idée de la (d’une) réalité. L’utopie se matérialise, ou plutôt se réalise dans la subversion du réel, c’est-à-dire qu’elle devient effective lorsqu’elle infléchit l’idéologie. Sa fonction révèle et détermine le réel, car sa réalité se mesure à son irréalisme matériel. 79 Op.cit. Riot-Sarcey. Le Réel de l'utopie. p.261 BERGSON, Henri. L’évolution créatrice. 1907. Dans ce livre, Henri Bergson suggère que le possible s’oppose au réel, tout en devant coïncider avec lui. Contrairement à cela, le virtuel s’oppose à l’actuel, mais le virtuel ne coïncide pas avec son opposé, il s’actualise. Sortir l’utopie du réel serait en quelque sorte lui permettre de s’actualiser. Conserver l’utopie dans la tension entre possible et réel serait en quelque sorte la limiter à un unique but, celui de réaliser le possible dans le réel, sans alternative. 80 71 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel Gérard Raulet et Michèle Riot-Sarcey Selon Gérard Raulet, ce mécanisme serait ce que l’on appelle la fonction utopique – selon laquelle la rationalité critique a comme principe « l’unification des contraires dans les utopies : l’utopie, c’est à la fois l’espérance et le savoir, la sensibilité et la raison, l’exigence morale et le désir du bonheur, la considération de l’individu et de la communauté, etc.81». Ce principe est fonctionnel avant d’être conceptuel, et c’est précisément pour cette raison que Raulet affirme lui aussi l’impossibilité conceptuelle de l’utopie. Selon lui, l’utopie n’est pas un concept, car elle ne saisit aucune réalité ; la préséance de sa fonction ne lui permet pas d’entrer dans le monde conceptuel. L’utopie serait en quelque sorte une « machine » à produire la légitimité de l’impossible 82 . Le mode opératoire semble encore l’unique description possible, et le (seul) point commun des utopies : celui de l’irréalisme. Son réel serait donc fondamentalement d’être irréel. Dans son excellent livre Le réel de l’utopie, Michelle Riot-Sarcey envisage le réel de l’utopie sous l’angle d’une pensée politique effective. Comme il y a toujours une dimension politique dans les utopies, le réel serait identique dans ce monde et dans celui de l’utopie. Il n’y aurait donc plus d’opposition au sens strict entre possibilité et impossibilité. Il est la « réalité » du concept politique, et « même s’il s’agit d’une fiction discursive, elle participe au mode de penser la citoyenneté moderne83». Le réel de l’utopie apparait à travers la réalité effective d’un changement politique. Il est l’existant et correspond à des « besoins concrets mis en lumière par les évènements. Là est le réel de l’utopie 84 ». Cette réalité est donc perceptible par les représentations du concept, par la manière dont il prend forme. Par exemple, l’esprit révolutionnaire est une schématisation de l’utopie, car il fonctionne par aperception des évènements. Partant des représentations du concept, l’esprit appréhende les possibilités du changement social : « Lorsque des réformes 81 Op.cit. Lacroix. La spécificité de la notion d’utopie : l’écart avec Platon ». p.5. FURTER, Pierre et RAULET Gérard, Les stratégies de l’utopie. 1979. 83 Op.cit. Riot-Sarcey. Le Réel de l'utopie. p.32 84 Ibidem. 82 72 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel possibles sont concrètement envisageables […], le réel de l’utopie crée dès lors l’esprit révolutionnaire85». Mais pour Riot-Sarcey, l’utopie n’existe pas seule, car son réel est indispensable pour que nous puissions l’entrevoir. Car pour parler d’utopie, il est indispensable qu’il y ait conjonction avec le politique. Jacques Rancière et Miguel Abensour D’autres utopilogues contemporains comme Rancière et Abensour partagent l’approche d’une nécessité de conjonction avec le politique. La chose n’est pas banale, car en plus de sa fonction subversive, l’utopie acquiert une stabilité temporelle en se départissant de son extériorité – si aisément critiquable comme nous venons de le voir avec Ruyer – « comme si l’utopie était nécessaire pour vivre l’instant présent dans la perspective de son dépassement86». Le réel de l’utopie n’est plus l’ailleurs, il « apparaît comme le facteur déterminant d’une possible subversion, car son intervention ne s’inscrit pas dans un projet d’avenir, mais bien dans le présent quotidien87». L’utopie symbolise l’agir politique. Serait-ce ici son essence? Pour Rancière, l’utopie est la refiguration du partage commun du sensible, ce qui rejoint la notion de l’espace (ou lieu) du politique. Elle refigure parce qu’elle « n’est pas une négation simple, c’est une double négation. Ce n’est pas seulement le non-lieu d’un lieu, c’est le non-lieu d’un non-lieu88». Cette caractéristique expliquerait sa nature profondément politique. L’u-topie de Rancière est action. Elle sort de l’abstraction pour s’inscrire et « saturer » l’espace par l’inscription de sens de la communauté. Conséquemment, elle permet au politique de se déployer : « la démocratie n’est pas d’abord un régime de gouvernement ou un état social. C’est d’abord la pure inscription d’un lieu sans lieu, d’un lieu qui dérange 86 Ibid. p.7 Ibid. p.267 88 Op.cit. Rancière. Sens et usages de l’utopie. p.66 87 73 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel l’ordre naturel des places et des fonctions89». Selon lui, il y a généralement deux manières d’user de l’utopie 90 : Une manière utopique qui vise à la substitution d’un non-lieu, puis une manière hétérotopique où l’utopie sert à constituer des espaces divisés, à varier les perceptions d’un monde, à y faire apparaitre un autre, à constituer la scène d’opposition de deux mondes. En somme, l’utopie résiderait dans sa capacité à substituer et à constituer, remplacer, puis instaurer. Conséquemment, l’utopie serait fondamentalement politique, puisque son double usage met en mouvement l’action qui impatronise la substitution ou la constitution d’espaces. La double négation se joue ici. Il s’agit à la fois d’un refus de la situation présente et d’une envie irréductible d’agir sur cette situation : « L’utopiste est celui qui dit “Assez d’utopies ! Finissions-en avec les mots, les chimères, l’idéologie. Consacrons-nous aux choses réelles” 91». Manières utopique et hétérotopique ne peuvent prétendre représenter l’essence de l’utopie en tant que telle, car un usage doit inéluctablement provenir d’une fonction. On use de quelque chose si celle-ci a une fonction (et idéalement, celle pour laquelle nous en faisons usage !). Rancière se tourne donc du côté du politique pour trouver l’essence de l’utopie. La distinction qu’il tente d’établir entre essence et fonction se résume ainsi : l’essence de l’utopie est d’être politique et/ou espace intersubjectif, et sa fonction est de substituer les espaces pour en constituer de nouveaux. Entre les deux, l’utopie représente la refiguration du partage commun du sensible. Cette approche a la qualité de donner à l’utopie une double dimension. Toutefois, l’essence politique de l’utopie telle qu’il la présente nous apparait incomplète pour une raison précise. En donnant à l’utopie la même essence que le politique, ce qui la distingue de ce dernier est donc son usage. Et si nous ne pouvons distinguer l’utopie que par son usage, c’est-à-dire ce qu’elle fait, cela 89 Ibid. p.69 Ibid. p.77 91 Ibid. p.66 90 74 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel revient à dire que seule sa fonction nous indique sa nature. Nous retournons ainsi au point de départ. Malgré le fait qu’il frôle le concept, nous ne trouvons pas dans sa position la résolution du problème conceptuel. Tout comme Riot-Sarcey et Rancière, pour Abensour la démocratie est le socle du politique. Elle n’est pas un régime politique, mais à la fois une forme de socialisation et une forme d’institution politique du social. L’utopie serait formellement liée à la démocratie, car celle-ci est conçue en tant que lieu de socialisation. Selon lui, dans les sociétés modernes, l’utopie et la démocratie sont deux faces, deux impulsions indissociables92. Pour créer la conjonction entre utopie et démocratie, il faut toutefois sortir la première de sa qualification totalitaire. Ainsi, comme Abensour le dit si bien, démocratie et utopie doivent être placées sous le signe de l’humain. En ce sens, le lien entre utopie et politique de Abensour, Rancière ou encore Riot-Sarcey s’approche du concept de politique de Arendt, pour qui « la politique prend naissance dans l’espace-qui-est-entre-les-hommes dans quelque chose de fondamentalement extérieur à l’homme. Il n’existe donc pas une substance véritablement politique. La politique prend naissance dans l’espace intermédiaire et elle se constitue comme relation93». La politique n’est pas un concept a priori, car c’est la relation qui est son concept – tout comme l’utopie qui se conceptualise par le réel. Selon ces auteurs, utopie et politique ont pratiquement toujours fonctionné de pair – tout comme l’idéologie et l’utopie pour Ricœur dont nous discuterons sous peu. La principale interaction est l’inflexion mutuelle des concepts fondamentaux. Insertion de l’utopie en politique ou l’inverse ? Peu importe, puisque c’est de leur coexistence qu’émerge un nouveau portail de concepts sociétaux. En conséquence, l’élément commun entre politique et utopie est « l’espace » de délibération, le lieu de création de la liberté. 92 93 ABENSOUR, Miguel. Utopie et Démocratie. p.245 ARENDT, Hannah. Qu’est-ce que le politique. p.33 75 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel Alors le paradoxe se joue ici : ce que font l’utopie et le politique : la création d’un espace. Et ce qu’ils sont : cet espace… L’utopie n’existe donc pas en elle-même, mais le politique non plus n’existe pas sans elle. Malgré cette impasse apparente, sa double dimension permet une nouvelle manière de l’appréhender. Puisqu’elle est ce qu’elle fait, sa temporalité ne peut plus être située à l’extérieur d’elle-même; elle est une relation en-soi. En ce sens, l’esprit utopique « n’est pas une “prédiction” de l’avenir (toujours porteuse d’un risque d’enfermement du futur ou de renoncement à l’action), mais elle est la perception politique du présent94 ». En s’ancrant dans son présent, l’utopie permet la rencontre, l’altérité au cœur d’elle-même. Plus encore, elle « se trouve dans une volonté de transformer radicalement des relations entre les individus95». Conséquemment, l’utopie de l’humain c’est « la socialité [qui] n’est pas pensée à partir d’un élément commun aux êtres en relation, mais d’une socialité où la rencontre est la relation avec l’autre comme tel, dans son unicité d’incomparable96 ». Alors que la démocratie institue la division du social, l’utopie permet l’aménagement de la pluralité sociale. Pourtant d’une complexité inorganisable – de là le paradoxe à la base de « l’inter-humanité »97 – cette rencontre permet de chercher l’humain au-delà du souci d’être, car son élément premier est le lien humain, éthique98. Pensé ainsi, le non-lieu de l’utopie serait ce dépassement du souci d’être, qui le mènerait à son tour vers son lieu : l’humain : « un pas hors de l’humain pour nous ramener à l’humain99». Dans ces différentes définitions du réel de l’utopie, ce réel fait référence à ce que l’utopie devrait faire quant au monde matériel, politique. Elle est (encore) fonction : elle subvertit, ajoute et recrée. Elle doit faire, mais n’est pas 94 BOIREAU-ROUILLE, Monique. Les enjeux politiques d’une science des sociétés. p.96 Op.cit. Riot-Sarcey. Le réel de l’utopie. p.265 96 Op.cit. Abensour. Utopie et Démocratie. p.254 97 Op.cit. Rancière. Sens et usages de l’utopie. 2001. 98 Op.cit. Abensour. Utopie et Démocratie. p.256 99 Ibidem 95 76 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel encore. En ce sens, prendre comme angle d’analyse le réel pour tenter de conceptualiser l’utopie ne la sort pas encore de son sa fonctionnalité. En exigeant qu’elle apporte quelque chose au réel, on n’accepte pas qu’elle ait une essence qui lui soit propre, détachée d’une quelconque mission : « l'utopie n'a pas de raison d'être si le réel se suffit lui-même, si elle n'apporte pas au réel quelque chose qui lui fait encore défaut, un supplément100», tel est son devoir. En exigeant d’elle qu’elle agisse qu’elle serve à quelque chose, elle risque de perdre cette même fonction qui semble si chère à ses défenseurs. Pour que sa fonction soit concrètement et solidement assurée, nous estimons que l’établissement d’un concept préalable doit se poursuivre. Mais avant de nous lancer dans une tentative de conceptualisation, nous devons d’abord examiner d’autres approches selon lesquelles la conscience (ou mentalité) utopique sortirait l’utopie de sa subordination au réel. Nous analyserons cette voie avec la même question qui nous a portée jusqu’ici : pouvons-nous dépasser son mode opératoire et déceler une ébauche de conceptualisation? 5. Conscience utopique : fond et forme Au cours des cinq derniers siècles, l'utopie a principalement connu quatre périodes accrues : la littérature humaniste au XVIe, le socialisme utopique au début du XIXe siècle, les constructions théoriques à la fin du XXe siècle jusqu’à sa résurgence actuelle dans les mouvements sociaux alternatifs101. L’utopie a donc traversé l’histoire selon différentes perspectives et expressions. Certes, elle n’a jamais cessé d’exister entre ces périodes, mais cette division historique représente toutefois l’ancrage définitif des 100 SCHERER, René. Utopies Nomades. P.46 Les classifications des périodes de l’utopie sont aussi nombreuses que ses définitions. Tout comme l’hypothèse critique le mentionnait, l’histoire de l’utopie dépend du point de vue et de l’objectif de chaque penseur sur le sujet. Notre périodicisation n’y échappe pas. Nous faisons un découpage rapide dans l’objectif de démontrer qu’à travers ces différentes matérialisations, l’utopie n’a atteint l’aspect « philosophique » que tardivement. 101 77 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel transfigurations les plus marquantes de l’utopie. Les « entre-deux » périodes sont quant à elles les espaces de mutation où les formes de l’utopie sont appelées à changer – c’est-à-dire une mutation contextuelle et non de l’esprit qui l’anime – sans pour autant opérer une métamorphose de son fond, de son essence. Traitée d'abord sous l'angle de la fiction, l’utopie a servi plus tard de point de départ à des tentatives de concrétisation, pour finalement devenir un objet d'étude. Sa phase actuelle a la particularité de fusionner les autres périodes, d'où l'importance de son actualité. Aujourd’hui plus que jamais, cette fusion devrait permettre à l’utopie le développement de son plein potentiel. Mais trouver le point commun entre les périodes « utopiques » ne relève pas de l’évidence. En analysant ses multiples définitions et usages dans chacune de ces périodes historiques, peut-on dégager une idée de ce qu’elle est? A-t-elle une nature propre ou est-elle justement destinée à se [re]définir perpétuellement en fonction de son contexte? À ce stade, nous pouvons toutefois relever un point de jonction entre toutes les périodes, approches et expériences utopiques : il s’agit de la volonté de réunification du général et du particulier. Car, peu importe la forme, la recherche d’un autre monde possible – littéraire, expérimental, politique – débute ordinairement par le « général » pour tenter d’aboutir au « particulier » et non l’inverse qui serait plutôt qualifié de contre-utopie ou encore dystopie. Il y aurait donc possiblement une certaine unité à l’intérieur de sa disparité. Ce critère pourrait sembler suffire à lui donner une base définitionnelle, mais ici encore il lui manquerait de la substance. Pour développer une transversalité, nous devrons rétablir certains éléments et nuances qui nous semblent nécessaires. En distinguant ce que l’on appellera les formes et le fond de l’utopie, nous nous approchons d’une distinction fondamentale entre la notion et le concept de celle-ci. Les formes auxquelles nous faisons ici référence représentent les différents modes, principes, genres et projets. Le fond est quant à lui ahistorique et atemporel, il 78 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel est le concept moteur grâce auquel les formes se manifestent. Mais cette question est plus complexe qu’elle ne parait. En parcourant la revue de littérature, autant scientifique que littéraire, une évidence s’impose : les formes de l’utopie ont été l’objet de maintes études. Son fond a été quant à lui systématiquement défini à travers l’angle d’une conscience. Toutefois, cette conscience utopique n’est en fait rien d’autre qu’un esprit de subversion. Et lorsque l’on se « subvertit », on le fait toujours de manière contingente; ce qui relocalise la conscience dans l’aspect formel de l’utopie; car pour parler de fond, il faut ôter toute contingence. Le fond n’a « pas encore » de forme. Marcel Gauchet Certains penseurs, comme Marcel Gauchet ou encore Karl Mannheim, qualifient l’inscription des expressions utopiques à travers l'histoire de la conscience utopique102. Pour Gauchet, cette conscience se caractérise par une trajectoire particulière qui se manifeste suivant un parcours en cinq temps. Ces différentes phases de consciences utopiques représentent la trajectoire d’une conscience. La première phase s’inscrit lors de la création du terme par Thomas More. Cette phase est caractérisée par « l’apparition d’une manière inédite de traiter la société103». More décrit une société dans laquelle les concepts les plus familiers peuvent être saisis sous d’autres formes. C’est en quelque sorte l’exorde de l’utopie en tant que lieu de possibilité de réinvention des concepts sociétaux. Cependant, le statut de la conscience utopique va ensuite subir un changement radical. De la simple « confrontation de l’ordre réellement existant à une alternative104», elle passera à une conscience du progrès perçu en tant que possibilité de réalisation de cette alternative. En bref, la première conscience est celle d’une voie alternative possible, alors que la seconde sera 102 Op.cit. Gauchet. Visages de l’autre : La trajectoire de la conscience utopique. Ibid. p.113 104 Ibid. p.114 103 79 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel celle de la méthode à utiliser pour y arriver. La troisième phase sera celle du socialisme utopique. À présent, « il est imaginable de la faire passer de l’éventualité de pensée au registre du praticable105». Les utopies développées au cours de cette phase sont faites pour le réel grâce au progrès dit émancipateur. C’est une conscience de la progression de l’histoire et de la possibilité de prendre en main son propre développement. L’humain est au centre de l’histoire, et sa progression devra passer par lui : « Si elle [l’utopie] vise l’émancipation du genre humain dans sa totalité, elle ne peut penser l’accomplir autrement qu’à partir de la sécession d’une institution modèle, qui gagnera le reste par contagion106». La troisième conscience est donc celle de l’émancipation. Ensuite, toujours selon Gauchet, vers la moitié du XIXe siècle, la conscience devient « réaliste ». Dans l’ère du socialisme scientifique, l’utopie, telle que décrite jusqu’alors, sera reléguée dans l’irréalisme. Certains seront tentés d’y voir l’annulation pure et simple de l’utopie, mais selon Gauchet, cette phase fait intégralement partie de la conscience utopique, puisqu’elle participe concrètement à élaborer d’autres systèmes de pensée alternatif et subversif au réel (matériel). L’apparente éviction de l’imaginaire utopique participe en fait au devenir de celle-ci. Elle devient la métaphore de la révolution. Puis, le bilan de l’histoire apporte une nouvelle conscience, celle de la désillusion, la reconnaissance de l’imprévisibilité du futur : « rien n’assure que la dynamique du devenir nous conduit vers le meilleur107». C’est la fin de l’idée de progrès des Lumières, le début de l’ère « Postmoderne ». Loin d’être entièrement pessimiste sur le sujet, Gauchet suggère tout de même que l’utopie est effective dans la mesure où elle se caractérise par l’idée de la fin en la croyance de l’âge d’or, et non pas la fin de l’histoire tout court108. Elle passe de 105 Ibid. p.116 Ibid. p.117 107 Ibid. p.119 108 FUKUYAMA, Francis. La fin de l’Histoire et le Dernier homme. 1993. 106 80 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel l’utopie de reconstruction à une utopie cachée au cœur du présent où « la conscience utopique a rejoint son socle natal. Elle est retournée dans le giron du droit naturel dont elle était sortie109». La judiciarisation de plus en plus fréquente est un exemple de la mutation du droit naturel. Elle est un espace utopique dans la mesure où elle manifeste le mécontentement d’une société qui souhaite devenir « autre ». En ce sens, la conscience utopique est sans cesse actualisée. En résumé, dans les cinq phases de la conscience utopique selon Gauchet il y a : 1- Conscience de la nécessité d’une confrontation de l’ordre réellement existant. 2- Conscience de l’idée de progrès comme méthode de changement sociétal. 3- Conscience de l’émancipation par la pratique d’une souveraineté rendue possible grâce au progrès. 4- Conscience de l’aliénation et idée de révolution matérielle comme contrepartie à l’irréalisme. 5- Conscience de l’imprévisibilité de l’histoire comme nouveau paradigme des changements sociaux. Ces consciences ont un point commun : elles traitent toutes d’utopies en tant que changement dans l’action. Comme le dit si bien Duveau dans son ouvrage Sociologie de l’utopie, « soit négativement soit positivement, l’utopie exerce son action pour résoudre les problèmes effectifs que la société se pose consciemment ou inconsciemment110». Cette grille d’analyse de la trajectoire de la conscience utopique a comme principale qualité de permettre l’évacuation de tous les doutes entourant le statut de l’utopie depuis cinq siècles. Elle permet également de retracer les embranchements entre les différentes périodes accrues de l’utopie. Ici, les consciences représentent le 109 Ibid. p.120 81 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel continuum de l’utopie, et, en ce sens, la conscience utopique, celle permettant l’action. Dans cet article, Gauchet ne cherche pas directement à valoriser l’utopie ni à la discréditer. Entre ceux qui réclament la nécessité d’une utopie et ceux qui en soulèvent les dangers qu’elle représente, il admet d’emblée vouloir « détromper tout le monde111». L’effort est cependant considérable: redonner à l’utopie un goût d’éternité. Mais une question persiste : que peut nous expliquer cette trajectoire sur la question du fond et de la forme de l’utopie? Même si la question n’est pas explicitement soulevée dans son texte, il semble pertinent de comprendre en quoi ce continuum contribue à la réitération du discours utopique « classique ». Ce qui toutefois est perceptible dans le texte de Gauchet est le fait que l’utopie s’est manifestée de différentes manières selon différents contextes depuis les cinq siècles de sa véritable existence; et la conscience serait ce qui meut chacune des manifestations. Une « manifestation » est une forme dans la mesure où elle est une configuration particulière ; elle représente les contours de quelque chose et ne nous indique pas explicitement le contenu de cette chose. En conséquence, le fond de l’utopie n’apparait point lorsque l’on ne regarde que sa contingence. L’utopie serait ainsi la conscience d’un contexte particulier se manifestant matériellement dans ce contexte. Cette piste est fort intéressante, puisqu’elle donne à l’utopie le même élan de départ – la conscience – puis l’ancre dans le social – ordre social, souveraineté, révolution. Cependant, une « conscience » est un acte en « réaction » avec une situation observable112; et nous verrons dans la deuxième partie en quoi une réaction ne peut être un acte de création ; conséquemment, elle ne peut pas participer à la naissance d’un concept à elle seule. Nous conserverons toutefois de l’analyse de Gauchet l’idée que l’utopie détient un double standard ralliant l’idéel au matériel. 110 Op.cit. Duveau. Sociologie de l’utopie et autres « essais ». p.7 Op.cit. Gauchet. Visages de l’autre : La trajectoire de la conscience utopique. p.112 112 BLONDEL, Maurice. L’action. 1950. 111 82 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel Karl Mannheim113 Examinons maintenant si la manière d’exprimer la conscience utopique de Karl Mannheim nous donne possiblement quelques éléments de réponse à ce sujet. Dans Idéologie et utopie, ses efforts se concentrent premièrement sur la recherche des éléments communs aux utopies. De cette recherche germera une typologie structurante. Ces deux premières étapes donneront « une direction » à l’utopie, celle de la conscience qui se manifeste par subversion à l’idéologie. Le concept d’utopie pour Mannheim est « opératoire », il tient un rôle précis et une fonction dirigée. La conscience utopique est la conscience collective de la nécessité de subversion. Cette conscience s’effectuera selon lui sur plusieurs siècles et découlera de différents paradigmes qu’il classifie selon une typologie précise et jusqu’alors inédite : 1- chiliasme orgiastique des anabaptistes 2- humanitaire-libérale 3- conservatrice 4- socialiste-communiste Tout comme Gauchet, ces différentes consciences à travers l’histoire représentent le continuum de LA conscience utopique. Les deux penseurs semblent accorder à l’historicité de l’utopie les notions de changement et d’action. Son histoire, celle que nous pouvons apercevoir ou atteindre, est celle de la transformation. L’action ne correspond pas inéluctablement aux faits observables, puisqu’il s’agit d’une conscience avant tout. « Si l'histoire intellectuelle et sociale s'intéressait exclusivement au fait, précédemment souligné, que toute forme d'utopie liée à un état social est sujette au changement, nous aurions le droit de parler seulement d'un problème concernant la transformation, liée à un état social, de “l'utopie”, mais non du problème d'une transformation de la “mentalité utopique” 114». 113 114 Op.cit. Mannheim. Idéologie et Utopie. Ibid. p.75 83 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel La distinction entre utopie et mentalité utopique chez Mannheim est fondamentale. Ici, la transformation de l’utopie correspondrait en quelque sorte à la forme et celle de la mentalité au fond. Selon lui, les transformations de la forme ne sont pas suffisantes pour que l’utopie s’ancre et se configure dans le réel. On ne peut parler à bon droit d'une mentalité utopique que lorsque la configuration de l'utopie, à un moment quelconque, forme non seulement une partie vitale du « contenu » de la mentalité impliquée, mais quand, tout au moins dans sa tendance générale, elle imprègne cette mentalité dans toute son étendue. Ce n'est que lorsque l'élément utopique tend, en ce sens, à pénétrer complètement tous les aspects de la mentalité dominante du moment, lorsque les formes d'expérience, d'action et de « perspective » sont organisées en harmonie avec cet élément utopique, que nous avons le droit de parler, avec vérité et réalisme, non seulement des différentes formes d'utopie, mais en même temps de différentes configurations et plans de mentalité utopique. C'est précisément l'effort pour prouver qu'une telle interrelation profonde existe réellement, qui constitue le point culminant de notre enquête115 ». L’utopie naitrait toujours d’une conjonction. Pour qu’elle se réalise, en pensée ou en acte, il faut qu’un idéal transcendant rencontre la rébellion d’une classe. « Nous considérons comme utopiques toutes les idées situationnellement transcendantes (et non seulement les projections de désirs) qui ont, d'une façon quelconque, un effet de transformation sur l'ordre historico-social existant116». La conscience est utopique, mais historiquement déterminée. Une idée, un contexte et un projet verront le jour. Cette conjonction est des plus intéressantes, car elle vise à réduire le fossé entre idée et réalité. En ce sens, l’approche est d’autant plus pertinente pour établir une distinction entre le fond et la forme utopique. Jusqu’ici, le fond serait idéel et la forme matérielle, alors que l’utopie se situerait dans la conjonction des deux; ce qui semble aller dans le sens de notre énoncé de thèse. Le seul problème avec cette acceptation est que les idées situationnellement transcendantes sont toujours celles d’une subversion. Elles réagissent à l’ordre établi et, étroitement balisées par les représentations 115 116 Ibidem Ibid. p.73 84 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel existantes, ne sont pas aptes à penser le « nouveau », mais tout au plus le « renouveau », en réaction. « Comme, sous ce rapport, nous nous intéressons tout d'abord au développement de la vie moderne, notre première tâche est de découvrir le point où les idées situationnellement transcendantes commencent à devenir actives, c'est­à­dire à devenir des forces menant à la transformation de la réalité existante. Il conviendrait ici de rechercher lesquels, parmi les éléments situationnellement transcendants dans la mentalité dominante à différentes époques, ont pris cette fonction active. Dans la mentalité humaine, ce ne sont pas toujours les mêmes forces, choses ou images, qui peuvent revêtir une fonction utopique, c'est­à­dire la fonction de briser les liens de l'ordre existant. Nous verrons dans ce qui suit que l'élément utopique de notre conscience est sujet à des changements dans son contenu et dans sa forme. La situation qui existe à un moment donné est constamment brisée par des facteurs situationnellement transcendants différents117». Le contenu de l’utopie est situationnel, il est donc amené à se transformer selon la conjoncture. La conscience utopique, ou mentalité utopique, est ce qui enclenche le processus de transformation. Le contenu de l’utopie est sa fonction subversive; il est mécanique et, de ce fait, ne peut être un concept. Car, la fonction de quelque chose ne nous indique pas encore ce que cette chose est, cela nous dit ce que cette chose fait. Pour Mannheim, les formes de l’utopie à travers l’histoire signifient davantage que les projets ou les fictions attribuables à la volonté de « faire autrement ». Les formes sont aussi les mentalités qui précèdent telle ou telle incarnation utopique. Mais une pensée n’est-elle pas d’emblée génératrice d’une réalité effective? Que vaut une simple pensée de la réalité? A-t-elle une fonction? Permet-elle un mode d’être? Une pensée de la réalité peut-elle se réclamer de l’utopie? L’utopie consiste précisément à déterminer le lieu où la question sociale peut être posée et peut être résolue. Les formes correspondent à tout ce qui, dans la conscience utopique, est transcendant à un moment ou à un autre. Que la conscience utopique soit chiliaste, scientifique, socialiste, libérale, etc., ne transforme pas sa fonction de base accordée par Gauchet et Mannheim, soit celle de la subversion de l’ordre établi. En retraçant la périodicité de la 117 Ibidem 85 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel conscience utopique, nous ne sommes pas moins privés de son principe immanent, celui qui justement nous donnerait une indication sur le fond de l’utopie, détaché de la transcendance. Quant à ses multiples formes, elles détiennent toutes un dénominateur commun, celui de la volonté de transformation sociale. En d’autres mots, ce que nous entendons par forme de l’utopie recoupe à la fois les dispositifs, les modalités, les genres et, surtout, son continuum historique. La mentalité utopique n’est pas le « socle de son fond », mais bien ce qui participe à sa « mise en forme ». De ce fait, elle est « formelle », mais pas encore « fondatrice ». La conscience utopique de Gauchet et Mannheim n’est pas une définition conceptuelle, mais une donnée historique, un outil de connaissance. Les analyses très pointues de Gauchet et Mannheim au sujet de la conscience utopique sont incontestablement précieuses quant à l’historicité de l’utopie. Sans cette « traçabilité historique », toute tentative d’éprouver ce qu'est l'utopie derrière cette conscience serait impossible, puisque la seule « connaissance » à laquelle nous avons accès à ce jour provient de son inscription dans l’histoire. Faute d’un concept, pourrions-nous partir de l’ancrage historique et des différentes typologies pour en développer un ? La force de leur analyse respective provient entre autres de leur détermination à donner à l’utopie davantage qu’un vécu historique linéaire. Mais ils parviennent difficilement à dépasser le dénominateur commun de l’utopie pour lui donner une définition transversale qui ne découlerait pas de sa fonctionnalité. Car, au risque de nous répéter, une fonction n’est pas un concept, elle indique et explique le mécanisme de quelque chose et surtout, elle agit. Mais pour agir, ne faut-il pas être quelque chose qui agit? 86 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel 6. Thématiques et imaginaire D’autres tendances affirment que l’utopie serait constitutive de l’imaginaire. Par des méthodes très variées, elles ont apporté une nouvelle lecture du continuum utopique au cours des derniers siècles. Parmi celles-ci, on retrouve les accusations affirmant que l’ère « postmoderne » serait la grande coupable de la fin de l’utopie 118 , car une des caractéristiques de l’ère postmoderne est d’avoir annihilé l’imaginaire, ce qui du même coup mettrait fin à l’utopie119. Encore une fois, l’utopie semble détournée de son ontologie au profit d’une élaboration épistémologique et normative. Effectivement, si l’utopie relève de l’imaginaire, les troubles et revers de celle-ci menaceraient directement la survie de l’utopie – si nécessaire à la survie de l’humanité, puisque ce serait, selon certains, sa « destination naturelle120». Toute forme de transformation que l’imaginaire subit représenterait donc une instabilité pour l’utopie. Dans le même ordre d’idées, selon les thèses d’une « transformation symbolique » de l’utopie — élaborées entre autres par Jonas121, Wallerstein122, Pessin123, ou encore Merlini et Benoist124, la transfiguration des formes de l’utopie aurait intrinsèquement opéré une modification de son imaginaire. Dans ces thèses, l’imaginaire serait en quelque sorte le contenu de l’utopie, son fond. Une question s’impose alors : l’imaginaire de l’utopie peut-il être considéré en tant que fondement de celle-ci ? L’imaginaire est-il immanent; et donc possiblement le plan sur lequel la nature de l’utopie pourrait se dévoiler ? Il nous semble que non, car l’imaginaire de l’utopie est le mécanisme par lequel 118 MARCUSE, Herbert. La Fin de l'utopie. Ou encore, comme le dit Adorno : « Conscience authentique d'une époque où la possibilité réelle de l'utopie — le fait que d'après le stade des forces productives, la terre pourrait être ici et maintenant le paradis — se conjugue au paroxysme avec la possibilité de la catastrophe totale. » ADORNO, Théodore. Théorie esthétique. p.57-58. 119 REVON, Alain. Bibliographie : Revue française de sociologie. p.376 120 Op.cit. Paquot. Utopies et Utopiste. p.3 121 JONAS, Hans. Le principe responsabilité. 1979. 122 WALLERSTEIN, Immanuel. Utopistics: Or Historical Choices of the Twenty-First Century. 1998. 123 PESSIN, Alain. L’imaginaire utopique aujourd’hui. 2001. 124 MERLINI, Fabio et BENOIST, Jocelyn. Une histoire de l'avenir : Messianité et révolution. 2004. 87 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel les transformations des formes surviennent ; il est, de ce fait, transcendant. Tout comme la conscience et la mentalité, l’imaginaire peut être historicisé et représente de la sorte l’aspect formel de l’utopie. Pour rejoindre la véritable fondation utopique, il faudrait utiliser le procédé même de l’utopie, c’est-à-dire infléchir sa propre définition en l’extrayant de sa formalité fonctionnelle. Il faut tenter de voir derrière la fonction ce qui peut subsister de l’utopie. Ceci ne sera pas une tâche simple et constitue probablement la première difficulté provenant de l’absence pratiquement totale de conceptualisation : « Je me demande toutefois si nous ne pouvons pas structurer le problème de l’utopie exactement comme nous l’avons fait pour l’idéologie. Autrement dit, ne pouvons­nous pas partir d’un concept de l’utopie quasi pathologique, et en parcourir ensuite les fonctions, vers quelque chose de comparable à la fonction intégratrice que nous avons décelée pour l’idéologie ? À mon sens, cette fonction est remplie par la notion de nulle part. C’est peut­être une structure fondamentale de la réflexivité par laquelle nous pouvons saisir nos rôles sociaux que de pouvoir concevoir ainsi une place vide d’où nous pouvons réfléchir à nous­mêmes. Pour dégager cette structure fonctionnelle de l’utopie, il nous faut toutefois aller au­delà ou en­deçà du contenu des utopies particulières […] En fait, si nous considérons le contenu des utopies, nous trouverons toujours des utopies contraires […] En l’absence d’unité thématique de l’utopie, il nous faut chercher leur unité dans leur fonction125 ». Cette acceptation de la fonctionnalité semble parfois se rapprocher d’une certaine forme de résignation. Impossible, nous dit-on, de comprendre l’utopie d’une manière univoque. Serait-ce parce que ceux qui ont le plus tenté de donner un sens unique à l’utopie ont abouti à une critique virulente de celleci ? Certes, les débats sont multiples quant à la place et la fonction de l’Utopie. Dans L’idéologie et l’utopie, Ricœur la voit comme une sorte de balancier, ou tension, l’équilibre permettant une subversion à l’idéologie (non-congruence avec la réalité). Dans Le principe espérance126, Jonas l’appréhende comme le pire des maux qu’il faut freiner par une responsabilité éthique. Ou encore selon Habermas, c’est ce qui permet la mise en œuvre de l’excès de technicité et la 125 126 RICŒUR, Paul. L’idéologie et l’utopie. p.35-36 Op.cit. Jonas. Le principe responsabilité. 1979. 88 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel met à même de devenir le dogme par excellence, légitimant le pouvoir et modifiant les rapports sociaux127. Dans ces trois visions respectives, l’utopie représente bien plus qu’une idée, elle est constitutive de l’imaginaire social. Elle est un non-lieu qui s’incarne dans un lieu social imaginaire, un imaginaire instituant. L’imaginaire devient alors un topos, avec les dangers qu’un tel topos peut comporter. D’autres auteurs ont également contribué au développement discursif dans la perspective de développer son histoire. Les recherches de Thierry Paquot par exemple, ont permis une nouvelle classification thématique. Selon lui, l’utopie a connu trois principaux moments, soit les utopies politiques du 16e au 18e siècle, les utopies industrialistes datant de la révolution industrielle et de l’urbanisation, et finalement les utopies écologistes suite aux dégâts causés par le progrès128. Ces périodes ne sont pas qu’intéressantes d’un point de vue purement chronologique, elles le sont surtout par les différents thèmes sur lesquels les utopies se sont élaborées (loisir et travail, enfant et famille, amour et sexualité ou encore architecture et urbanisme). Conséquemment, nous pourrions parler d’une périodicité, car son analyse regroupe à la fois des périodes et des thèmes. Dans cette division temporelle et thématique, les utopies ont toutes en commun d’être des « projets politiques visant au bonheur de chacun et de tous129», elles sont à la fois objet d’histoire sociale et culturelle et espérance. L’objectif de cette approche semble être de revisiter le lien causal derrière les « thématiques utopiques » pour y déceler quelque chose comme un imaginaire nécessaire et intrinsèque à l’utopie provenant de l’idée du bonheur de l’individu libre en société130. C’est sur ces thèmes qu’elle agit. En ce sens, l’analyse de Paquot ne révèle pas tant la nature de l’utopie que ses espaces d’actions. 127 HABERMAS, Jürgen. La technique et la science comme « idéologie ». 1968. Op.cit. Paquot. Utopies et Utopiste. p.23 129 Ibid. p.4 130 PAQUOT, Thierry. Utopie: uniformité sociale ou hétérogénéité. Thomas More, Robert Owen, Charles Fourier et André Godin revisités. p.116 128 89 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel SECTION II : L’approche notionnelle Contextualisation : Impossible univocité ou nouvel esprit utopique L’autre problème auquel nous nous confrontons lorsqu’il s’agit de l’impossibilité conceptuelle de l’utopie est celui de l’éclatement notionnel en tant que principe fondateur de l’utopie. Cette approche, souvent appelée « nouvel esprit utopique » semble prédominer dans les plus récents articles, ouvrages et collectifs sur le sujet131. Les tenants de cette approche sont pour la plupart des défenseurs enthousiastes de l’utopie. En voulant lui redonner sa luminescence originelle, ils ont choisi la voie de l’éclatement. Selon cette approche, l’utopie serait majestueuse et pleine de potentiel justement parce qu’elle comporte tout et son contraire, qu’elle n’est pas « saisissable ». Pour parler d’utopie, il faudrait insister « d’emblée sur son pluriel132». 1. Éclatement Une des particularités de ce nouvel esprit utopique serait, entre autres, qu’il est caractérisé par l’abandon de toute volonté de réconciliation (ou démythologisation) 133 , c’est ce qui pourrait notamment expliquer que les utopilogues propres à ce courant refusent de réconcilier les antinomies de l’utopie pour, justement, l’ouvrir vers un « ailleurs ». Certes, les théoriciens s’y rattachant démontrent une richesse typologique des mécanismes fonctionnels, mais trop peu se sont aventurés à clarifier le lien qui unit l’esprit, la conscience et l’expérience utopique. Il ne s’agit pas de voir l’évolution de l’un sur l’autre, 131 FERRARESE, Estelle et MURARD, Numa (coord). Le nouvel esprit utopique. 2006. Avec ce numéro paru en 2006, la revue Mouvement ancre ce concept nouvel esprit de l’utopie sous divers angles, certes, mais qui proviendrait entre autres de la résurgence de l’intérêt envers l’utopie dans le contexte sociopolitique actuel. Le nouvel esprit de l’utopie en est un de non seulement de l’éclatement sémantique, mais usuel. 132 Op.cit. Paquot. Utopies et Utopiste. p.4 133 Op.cit. Abensour. Utopie et Démocratie. p.245 90 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel ni de les réconcilier en les « plaquant », mais plutôt de regarder les effets démultiplicateurs que cette contigüité semble offrir à l’utopie. Pierre Mercklé134 Un bon exemple de cette théorie de l’éclatement est la thèse de Pierre Mercklé. Celui-ci critique sévèrement certains penseurs tels que Isaiah Berlin 135 ou Françoise Choay 136 qui tentent d’extraire de l’histoire les caractéristiques fondamentales de l’utopie. Selon lui, la méthode qu’il qualifie d’idéal-typique restreint l’utopie dans sa capacité à se mouvoir dans l’histoire, car dans cette optique, les auteurs ne tiennent pas compte de l’étendue des domaines et du phénomène qui a permis son émergence et l’imposition même du terme d’utopie. Il tente de démontrer que supposer une « essence » à l’utopie, c’est-à-dire des caractéristiques précises que l’on retrouverait dans chacune des utopies, résulte trop souvent dans une fixation qui rejette trop de parcelles qui devraient pourtant lui être attribuées avec force. Pour ne pas tomber dans le piège de ceux qu’il critique, il part d’une définition plus « raisonnable » à ses yeux : celle de la sociologue américaine Ruth Levitas137 qui permet de considérer comme utopie « tout ce qui à un moment ou à un autre a été appelé ainsi, pour peu que cette qualification ait donné lieu à l’institution d’une relecture de l’utopie, ait contribué à en reformuler la tradition138». Nous devons surtout comprendre dans l’exemple de la critique de Meckle que derrière la volonté de conserver l’utopie dans un éclatement et une ouverture, il y a une base théorique solide et pertinente. Conséquemment, outre le simple fait de placer Mercklé chez les utopilogues « défenseurs » de l’éclatement du terme, il est intéressant de comprendre les 134 MERCKLÉ, Pierre. Le socialisme, l’utopie ou la science. 2001. Pierre Mercklé a écrit plusieurs ouvrages sur l’utopie et principalement sur Charles Fourier. Pour cette section, nous nous référons surtout à cette remarquable thèse de doctorat. 135 BERLIN, Isaiah. The crooked timber of humanity. Chapters in the history of ideas. 1990. 136 CHOAY, Françoise. L’urbanisme, utopies et réalités. Une anthologie. 1965. 137 LEVITAS, Ruth. The Concept of Utopia. 1990. 138 Op.cit. Mercklé. Le socialisme, l’utopie ou la science. p.136 91 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel raisons pour lesquelles il critique les auteurs qui, comme nous, tentent de trouver une définition transversale de l’utopie. Idéalement, ceci nous permettra d’éviter de tomber dans les mêmes pièges. Car nous partageons à tout le moins l'affection à l’égard de l’utopie que ce nouvel esprit incarne. 2. Révélation Les utopilogues de ce courant tentent de voir autre chose en elle qu’un simple « instrument » pour les forces sociales – au sens où l’utopie ne serait plus uniquement l’outil permettant une pensée subversive ; ce qui, en soi, nous semble plutôt positif. Ils voient dans l’abondance de définitions l’élément constitutif de l’utopie, sa plus grande force. Puisqu’insaisissable, elle échapperait aux appropriations malhonnêtes. Pour cette raison et pour la difficulté de synthétiser tous ses raccords, cette approche se défend vigoureusement d’enfermer l’utopie dans une quelconque désignation. Pierre Macherey Dans son plus récent ouvrage sur le sujet, Pierre Macherey donne quelques explications en ce sens. Selon lui, « au cours de son évolution, l’utopie s’est lancée sur de multiples voies, qu’il serait impossible de ramener à une orientation commune qui en effacerait la diversité et les divisions, voire même les contradictions 139 ». Parce qu’il y a l’histoire de l’utopie et les histoires d’utopies, cela confirmerait en quelque sorte l’impossibilité de donner une définition univoque. En ce sens, il fait la distinction entre le nom propre et le nom commun. Le nom propre renvoie à une existence individualisée, alors que le nom commun désigne les formes principalement narratives. Le problème se situe dans sa désignation commune, car l’uniformité qui devrait normalement découler d’un caractère « commun » est ici totalement impensable. Ainsi, « l’utopie doit obligatoirement se penser au pluriel, comme 139 Op.cit. Macherey. De l’utopie ! p.12 92 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel une forme éclatée, désordonnée, dont il serait vain de chercher à rassembler les fragments en les faisant rentrer de force dans le cadre d’une figure ou d’une structure unifiée, renfermée sur elle-même, homogène et stable140». La difficulté que connait l’utopie trouve sa source dans ce qu’il appelle un dilemme méthodologique entre les approches « structurale » et « génétique »141. Choisir entre ces deux méthodes de lectures de l’utopie nous donnerait une lecture incomplète de celle-ci. Pour l’expliquer simplement, l’approche génétique se concentre principalement sur une lecture de l’utopie pour ce qu’elle est, dans ses déplacements successifs; elle est en quelque sorte « ouverte ». En ce sens, elle toucherait ce que nous avons appelé précédemment son fond. L’approche structurale représente quant à elle ce que son nom indique : la structure et donc la forme et sa trame historique narrative. Par rapport à ce que Macherey tente d’établir, ces deux approches sont trop générales, trop éloignées de ce qu’elle est réellement. L’utopie est une philosophie pour la vie, dans la vie; c’est-à-dire dans la réalité des « minuties » quotidiennes comme il le dit lui-même. Avec lui, l’utopie ne doit pas être lue conformément et uniquement à travers sa valeur transformative, mais plutôt comme fondamentalement révélatrice. Elle révèle ce qui manque, c’est d’ailleurs sa raison d’être. Son besoin est de révéler les besoins. Fait intéressant, Macherey aborde partiellement l’utopie selon les deux dimensions que nous désirons élaborer. Toutefois, il refuse de situer l’utopie, son dilemme méthodologique renforçant son refus. Entre nom propre et nom commun, l’utopie doit se balancer, mais ne peut pas se fixer142. Nonobstant, Macherey a comme projet de ne pas rester « neutre » à son sujet. En ce sens, il représente bien le courant de pensée dont il est question ici affirmant que la pluralité de l’utopie est nécessaire pour sa revalorisation, dans le sens d’une valeur positive. Cette position est parfois difficile à soutenir, car en fixant 140 Ibidem Ibid. Macherey. De l’utopie ! p.31 142 Op.cit. Lacroix. Utopie et philosophie. p.7. Tension entre nom propre et nom commun est également partagée par plusieurs auteurs. 141 93 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel l’utopie dans une catégorie « flexible », il demeure dans les paramètres de sa propre critique envers les tentatives de définitions univoques, puisque sa position est tout autant prescriptive : « Ce qu’il nous faut, c’est de l’utopie assortie d’une conscience critique, qui la prémunisse, au moins pour une part, contre ses fâcheux égarements. C’est à l’élaboration de cette conscience critique qu’on voudrait contribuer ici, en dégageant d’une lecture de certains pans de l’immense littérature utopique certaines leçons pouvant tenir lieu de mise en garde contre les dérives possibles de l’utopie, tout en préservant la charge de défi dont elle est porteuse. Nous venons demander que soient trouvés les chemins de l’utopie : le problème est que ce chemin est tout sauf unique143». Comment surmonter cette impasse? Comment trouver une conscience critique sans typicité des chemins qui y mènent ? Selon Macherey, c’est par l’appréciation et la revalorisation des détails qui parsèment la vie; c’est-à-dire en considérant les détails utopiques de la quotidienneté, comme le préconisait Fourier à qui il consacre une bonne partie de son ouvrage. Puisque l’utopie ne peut être trouvée ni dans sa structure ni dans sa génétique, il faut donc une troisième voie qui dépasserait les oppositions classiques. L’ouvrage De l’utopie ! propose ainsi de ne pas s’attarder aux perspectives générales de l’utopie, mais plutôt aux particularités que celles-ci révèlent. Son analyse est très rigoureuse en ce sens. Mais c’est ici que tout se joue : faute de pouvoir donner à l’utopie une définition univoque, Macherey lui attribue une fonction, puisque la seule « compréhension » possible de l’utopie serait son rôle révélateur. Il nous faut de l’utopie ! Sur ce point, nous sommes en accord. Mais, peut-être par naïveté ou encore par entêtement, notre incompréhension et notre problématique persistent. Ici, l’utopie agit et réagit, car son action est de révéler. Elle est un tout sans être rien de précis – autre que de révéler à la fois ce qui manque et l’urgence d’y répondre. Le fait de refuser de nommer ce qu’elle est fait en sorte que cette « chose » peut être récupérée selon les nécessités et opinions de chacun. Et selon nous, les dérives qu’a connues l’utopie proviennent de ce flou. Pour 143 Op.cit. Macherey. De l’utopie ! p.12 94 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel vulgariser de manière très simple (tout en faisant un clin d’œil à La République de Platon) : l’essence du lit est d’être une structure (avec certaines caractéristiques) et sa fonction est de nous permettre de nous reposer… En ne le définissant que par sa fonction, sa nature devient effectivement trop vague et trop complexe pour la fixer. Qu’est-ce qu’un lit ? La chose qui me permet de me reposer… Voyez un peu le nombre d’essences qui pourraient correspondre. La spécificité de sa structure serait ici complètement évacuée. En partant de l’idée que sa fonction le définit, il est pratiquement impossible de savoir quelle est son essence. Il ne resterait que sa fonction de « chose qui me repose », et donc un simple massage ou encore une tisane rentreraient dans la définition d’un lit ! Nous caricaturons, évidemment, mais nous cherchons à illustrer l’idée que pour chaque chose, il y a une plusieurs aspects qu’il ne faut pas confondre : l’essence d’une chose et sa fonction doivent être distinguées; et ce, même si elles sont difficilement pensables l’une sans l’autre. En affirmant que l’utopie ne doit pas être « ordonnée » dans une définition, Macherey et les utopilogues qui défendent cette idée refusent de concevoir son essence. Ce faisant, ils la placent dans une impossibilité conceptuelle et contribuent indirectement aux déviations que celle-ci peut encore subir. Cette approche théorique a tout de même une grande qualité : il y a dans celle-ci une ténacité positive envers l’utopie. L’esprit de l’utopie est ici amplement défendu, et ce, même si son esprit n’est compris que d’une manière fonctionnelle. 3. Ouverture et réification Il est évident que les utopilogues qui se réclament de cette pensée du « tout dans un tout » essaient tant bien que mal de surmonter le vertige entourant l’immensité du sujet. En ce sens, la plupart des auteurs ont le même objectif que nous, soit de rendre l’utopie plus réelle, plus stable, plus durable, bref, de la sortir de son cloitre pour qu’il ne soit plus si facile de lui jeter le 95 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel blâme à la suite des dérives de l’humanité tout entière. Toutefois, comme nous tenterons de l’établir, un défaut important nous empêche de nous satisfaire de leur approche. L’esprit de l’utopie ne devrait pas l’enfermer dans un monde purement fonctionnel, car ainsi, elle se définit uniquement par son devoir. Cette exigence à son égard nous semble problématique. Certes, elle a toujours été empreinte de tensions et de paradoxes, mais trouver son sens dans ce foisonnement ne peut que réitérer ce qui précisément tente d’être rejeté. L’acceptation de son paradoxe ne devrait pas la limiter à n’être que celui-ci : « L’absence de définitions nous a permis de donner toute sa portée à cet étonnant paradoxe : le non­lieu de l’utopie a été dispersé dans une multitude de lieux, souvent à l’écart de l’ordre dominant, et, généralement, en dissonance avec les idées majoritairement partagées […] Nous avons préféré nous interroger sur le contenu d’un genre qui ne se laisse pas enfermer dans la rigidité d’un cadre. La recherche de l’historicité des utopies procède d’un retour sur la compréhension, le plus souvent perdue, d’un passé oublié. L’exigence consiste à ne pas se satisfaire du mot, mais à retrouver le sens d’une construction imaginaire dans un temps donné comme la succession des temporalités qui, au cours de l’histoire, voient ce sens se transmettre et se transformer au gré des interprétations et des appropriations successives144». Cette citation nous démontre l’indomptable ambigüité que présuppose l’utopie. D'un côté, il y a reconnaissance et acceptation de l’éclatement notionnel de l’utopie; et de l’autre, il y a les temporalités de l’utopie perçues comme une succession historique permettant son appropriation. Cependant, un élément primordial est laissé pour compte, car en objectivant l’utopie au gré des interprétations, en ne lui donnant aucune substance et en acceptant volontiers sa multiplicité comme fondamentalement inhérente, comment saiton ce qui peut être qualifié d’utopie ? Qu’est-ce qui détermine le qualificatif utopique – d’autant plus que la majorité des auteurs généralement dits utopiques ont obtenu un tel statut non pas en se l’octroyant eux-mêmes, mais bien par ceux qui ont reçu leur œuvre. Or, cette dispersion tend parfois à empêcher l’utopie de prendre place au cœur du politique. Car, « le mot “ utopie ” en devenant un nom générique a 144 RIOT-SARCEY, M., BOUCHET, T., PICON, A. Dictionnaire des Utopies. p.IX 96 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel vu son contenu sémantique s’étendre et se diversifier, mais perdre en précision 145 ». Sans véritable front commun, sa dispersion provoque son asthénie : elle est nécessaire, forte et sublime, mais puisqu’elle peut être réclamée par toute idée dite alternative, elle perd la possibilité même d’une de ses fonctions non négligeables, qui est de contrer l’idéologie 146 . Plus spécifiquement, on parle d’idéologie lorsqu’on est en présence du corps de pensée qui présente à la fois une structure close sur elle-même, c’est-à-dire se suffisant à elle-même, et une prétention à rendre compte de tout et à résoudre tous les problèmes. En ce sens, une idéologie n’est pas uniquement une pensée dominante, alors que cette dernière comporte toujours une idéologie. De plus, comment l’utopie peut-elle agir sur le social si, dès lors que l’on veut l’aborder, on doit (on peut) constamment choisir entre ses différentes définitions pour la « faire parler » selon l’angle d’analyse poursuivie ? « Entre le bon lieu de la mythologie, le non­lieu des égarements de l’imagination, l’absence d’inscription dans le temps, les utopies se déplacent au gré des représentations normatives, critiques ou fictionnelles. Toujours en décalage par rapport au réel historique, le plus souvent condamnées pour leurs fonctions anticipatrices, réputées entachées de totalitarisme, les utopies échappent à l’enfermement d’une désignation univoque147 ». Dans cette interprétation de la nature de l’utopie, il y a de multiples devoirs. Pour certains, « elle doit apporter un espace intersubjectif où la démocratie se joue148»; pour d’autres « l’utopie est bioéconomique149 », elle doit permettre la création d’égalités et de solidarité. Toutefois, si elle a autant de fonctions qu’elle a de définitions, comment s’assurer qu’elle ne soit pas 145 DUBOIS, Claude-Gilbert. Problèmes de l’utopie. p.7 Plus spécifiquement, on parle d’idéologie lorsqu’on est en présence du corps de pensée qui présente à la fois une structure close sur elle-même, c’est-à-dire se suffisant à elle-même, et une prétention à rendre compte de tout et à résoudre tous les problèmes. En ce sens, une idéologie n’est pas uniquement une pensée dominante, alors que cette dernière comporte toujours une idéologie. 147 Op.cit. Riot-Sarcey. L'Utopie en Question. p.5 148 Op.cit. Abensour. Le procès des maîtres rêveurs. Nous faisons entre autres référence à cet ouvrage dans lequel il explique les liens inextricables entre utopie et démocratie. 149 GEORGESCU-ROEGEN, Nicholas. La décroissance. Entropie - Écologie – Économie. 1979. 146 97 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel récupérée par une interprétation douteuse. Qu’arrive-t-il lorsque l’utopie engendre la révocation de l’individualité comme on lui a souvent reproché? Ou encore lorsqu’elle veut créer une société basée sur la hiérarchisation des pouvoirs ? Si l’utopie peut tout cela à la fois, que vaut-elle sur l’agir social ? Doit-on l’instrumentaliser en fonction du problème et de la solution imaginée ? Si, comme le dit Macherey, elle révèle les manques, comment s’assurer que ces « manques » ne sont pas imaginés par des êtres mégalomanes ? Car, comme le dit, entre autres, Rouvillois « les diverses définitions évoquées jusqu’ici ne se révèlent donc pas susceptibles d’éclairer notre recherche de manière significative. La raison en est simple : quelles que soient leurs orientations, les unes comme les autres consistent à récupérer le terme utopie, puis à le détourner dans un but particulier (dépréciatif ou explicatif)150». Bref, si l’utopie est l’outil de référence pour tout ce qui devrait être sociologiquement « autre », comment peut-elle être légitime dans toutes les circonstances ? Voici autant de questions que l’acceptation de sa pluralité pose. Mais surtout, à ce stade, la question fondamentale de cet essai demeure irrésolue : qu’est-ce que l’utopie ? Outre sa fonction subversive ou encore révélatrice, se résume-t-elle à son potentiel réflexif ou à un simple exercice intellectuel ? Est-elle expérience immanente, ou transcendance historique? Doit-elle réellement subsister dans une indétermination, tant dans son application que dans sa définition? La plupart des études récentes sur le sujet semblent confirmer la difficulté conceptuelle et sémantique. En ce sens, peutêtre est-ce folie que de vouloir fixer l’utopie dans un concept global. Cela pourrait occasionner son enfermement, l’amoindrir, le vouer à une vacuité persistante. Telle semble être la conviction de Michèle Riot-Sarcey pour qui il semble nécessaire d’éviter « les normes toujours réductrices151». Garder l’utopie dans son éclatement, telle serait l’unique manière de prévenir sa disparition annoncée. Pour Riot-Sarcey entre autres, « la seule façon d’échapper aux troubles contenus de l’utopie, c’est de quitter les chemins 150 151 Op.cit. Rouvillois. L’Utopie. p.15 Op.cit. Riot-Sarcey, Bouchet, Picon. Dictionnaire des Utopies. p.X (10). 98 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel balisés des filiations fondées sur de simples analogies d’idées et de genre152». Par conséquent, un problème se pose encore pour nous : comment conserver sa disparité constitutive tout en la définissant dans un cadre conceptuel ? Simple et complexe à la fois : l’hétérogénéité de l’utopie n’est pas dans l’éclatement de sa sémantique, mais bien à l’intérieur d’elle-même, dans ses dimensions intrinsèques et non dans ses multiples définitions ou sa pluralité substantielle. Mais nous aurons le temps d’y revenir dans le chapitre suivant. 152 Op.cit. Riot-Sarcey. L'Utopie en Question. p.7 99 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel *** Synthèse du chapitre 1 : critique notionnelle et fonctionnelle À la suite à cette (trop) brève revue de littérature, force est de constater qu’il n’y a pas encore dans la littérature scientifique d’éléments achevés permettant d’aborder l’utopie en tant que concept ; c’est-à-dire d’une définition qui ne se base pas en premier lieu sur son mode opératoire et fonctionnel. En ce sens, nous conservons notre hypothèse critique de départ : si l’utopie n’a pas été conceptualisée à ce jour, c’est que la question a toujours été abordée à l’envers, partant de sa fonction pour établir une nature trop vaste ; et ce, soit par crainte d’enfermement, soit pour pouvoir la dénigrer. La sélection des auteurs et des approches a bien entendu été faite en fonction de notre problématique ; naturellement, nous avons cherché dans les écrits les thèmes qui touchaient celle-ci. Bien d’autres auteurs ont abordé l’utopie sous d’autres angles d’analyses. Toutefois, nous cherchions à comprendre quels sont les processus qui empêchent généralement l’utopie de pouvoir être définie de manière non seulement transversale, mais conceptuelle. Selon nous, les différentes tendances théoriques et discursives actuelles réifient indirectement les controverses entourant l’utopie et font dériver inévitablement les débats vers son éthique. Peut-être qu’une telle définition transversale et conceptuelle n’existe pas, peut-être devrions-nous accepter ceci comme l’essence même de l’utopie dans son impossibilité. L’impossibilité d’une univocité (au niveau définitionnel) serait alors ce qui la rendrait possible et effective, comme l’affirment les défenseurs du nouvel esprit utopique. Mais le doute persiste : l’impossibilité apparente de toute catégorisation universelle peut-elle permettre « l’affranchissement » de l’utopie ou, au contraire, est-ce précisément cela qui réitère son enfermement théorique et social ? Si tel est le cas, les utopilogues qui désirent préserver à tout prix son intempestivité sémantique devront 100 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel accepter que ses utilisations possibles et multiples lui retirent, par le fait, même son statut sui generis : sa fonction sur le réel, en tant que subversion ou révélation. Au cours du XXe siècle, une construction discursive entourant l’utopie a émergé ; au sens où la théorisation de cette dernière a créé une nouvelle forme de discours renforçant sa construction à la fois symbolique et effective. L’appropriation de la notion a délimité de nouveaux paramètres. Concurremment, la création de ces nouveaux paramètres semble avoir cristallisé la problématique de l’utopie dans son cadre fonctionnel. Difficile d’en sortir en se référant aux écrits actuels. Certains l’ont mis à mal, d’autres ont tenté d’y trouver un souffle positif pour le politique. Mais dans les deux cas, ces théoriciens ont justifié leur position par l’analyse de sa fonction. Émancipatrice pour certains, pernicieuse pour les autres, l’utopie n’est pourtant pas encore conceptualisée – mais tout au plus « qualifiée ». À la lumière de ce que nous venons de présenter dans ce chapitre, nous arrivons ainsi à la conclusion que les définitions théoriques de l’utopie sont pour ainsi dire toutes orientées vers sa fonction, c’est-à-dire vers l’action qu’elle peut produire, et ce, qu’il s’agisse d’une action sur l’imaginaire, le symbolique, la conscience ou encore le réel. Dans tous les cas, elle demeure dans une logique en réaction au contexte historique. Face à un problème situationnel, elle subvertit l’ordre dominant. Que les auteurs critiquent ou défendent son existence, il n’en demeure pas moins que l’utopie est avant tout un instrument visant à exprimer les malaises et à ancrer l’imaginaire dans le réel, quel qu’il soit. Cette conception persiste dans la plupart des travaux contemporains. Pourtant, les paramètres de sa fonction subversive la contraignent à s’opposer au réel, car sans lui, elle ne « renverse » rien. De plus, le débat sur sa moralité finira toujours par ressurgir dans ce cadre d’opposition. En ce sens, « Il ne s'agit plus de savoir si une utopie peut être ou non être appliquée, réussir ou non, est libératrice ou mortifère, en la traitant comme type particulier d'idéologie, comme le faisait Karl Mannheim dans son livre Idéologie et Utopie. Mais il s'agit de débarrasser l'utopie de cette confusion, en 101 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel la délivrant de son aspect idéologique, autrement dit de dissimulation du réel153». L’autre aspect que nous avons tenté de démontrer est que l’acceptation de sa « pluralité » enferme l’utopie dans un flou conceptuel créant ainsi son asthénie. Sans véritable « identité », elle est facilement récupérable et critiquable. Certes, cette pluralité permet de la sortir de la trame historique pour lui redonner une certaine immanence, mais la problématique conceptuelle n’est toujours pas perçue comme un obstacle en soi. L’hypothèse que nous avançons consiste à démontrer que sans véritable concept, l’utopie ne peut s’ancrer dans le réel, elle ne peut agir ; sa fonction subversive est de ce fait atténuée. Elle devrait pourtant être ce qui «ouvre l’avenir et guide l’action154». La majorité des utopilogues qui défendent son éclatement de sens lui octroient cependant un espace non négligeable dans le politique. Le réel de l’utopie est une « jonction », ce qui inclut intrinsèquement l’idée qu’il y ait deux dimensions. Cette perspective nous a permis de concevoir l’utopie comme un tout dépassant ses propres limites. Dans le chapitre suivant, nous proposons précisément de dépasser les limites de la construction discursive actuelle pour entrer au cœur du concept d’utopie. Le concept philosophique d’utopie doit être regardé sous tous ses angles pour être en mesure d’en dégager davantage qu’un simple concept fonctionnel découlant d’une épistémologie normative. Car, aux approches dites historicistes ou de nouvel esprit utopique, il manque l’approche proprement philosophie, conceptuelle. Certaines analyses sur l’utopie contiennent pourtant tout le potentiel pour examiner celle-ci de manière philosophique. S’agit-il de « travailler » les concepts qui lui sont intrinsèques pour en faire émerger la définition transversale ? Néanmoins, pour parvenir à donner une définition transversale de l’utopie, nous devrons attendre la deuxième partie de cette recherche. Ce 153 154 Op.cit. Schérer. Utopies Nomades. p.43 Op.cit. Schérer. Parcours critique. p.225 102 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel premier chapitre était essentiel pour démontrer les difficultés inhérentes au travail de conceptualisation de l’utopie. La non-existence d’un concept de l’utopie, la multiplicité des typologies et la prédominance de la fonction dans les travaux théoriques nous laisse toutefois une certaine marge de manœuvre, puisque la question n’a pas encore été résolue. Arriverons-nous à le faire ? Ce n’est certes pas gagné d’avance, mais un sentiment puissant nous pousse à tenter le coup puisque ce travail constitue davantage une pensée libre qu’une recherche classique sur le sujet. D’autant plus que les voies que nous venons d’entrevoir, soit celle de la fonction et celle de l’éclatement, ne semblent pas fécondes. Ainsi, il nous semble légitime de délaisser momentanément sa fonction et de partir à la recherche de son premier essor. Car si, comme le clamait Joseph Déjacque, grand penseur sur le sujet, l’utopie est un « rêve non réalisé, mais pas irréalisable155», pourquoi son concept ne le serait-il pas également? 155 DÉJACQUE, Joseph. L’Humanisphère, utopie anarchique. 1859. 103 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel CHAPITRE II : Hypothèse critique conceptuelle « L’utopie est une forme de pensée autre qu’un savoir156» De l’immanence Notre hypothèse critique sur l’état actuel des connaissances sur l’utopie nous a conduite jusqu’ici à mieux comprendre la difficulté nominative de celleci. Entre historiens, typologues et multipliciens, notre problématique persiste. Notre postulat est qu’en définissant l’utopie uniquement par sa capacité et/ou son devoir de « faire », nous n’arrivons toujours pas à comprendre sa nature, et donc à l’inscrire dans une assise sociopolitique viable, et pourtant si nécessaire. Dans ce second chapitre, nous amorcerons le travail en poursuivant notre hypothèse critique; toutefois, celle-ci se situera au niveau du déploiement du concept et non plus au niveau de la place attribuée à l’utopie. Pour étudier la question de manière rigoureuse, nous devons nous attarder à quelques penseurs qui ont travaillé de manière théorique la question conceptuelle157. Car, tout comme la conceptualisation, l’utopie est un mode de pensée dont la formation conditionne le sens commun des idées, des mots, des concepts 158 . En conséquence, conceptualisation et utopie proviennent de la même méthode et suggèrent le même type de résolution. 1. L’utopie transversale: l’espoir Schérer Nous l’avons précédemment mentionné : le manque de consensus autour d’une définition représente selon nous un des éléments générateurs de la fragilité actuelle de l’utopie dans les champs théoriques et pratiques. Dans 156 Op.cit. Abensour. Utopie et Démocratie. p.254 Principalement les auteurs tels que René Schérer, Jean-Yves Lacroix, Félix Gattari et Gilles Deleuze. 158 Op.cit. Riot-Sarcey. Le réel de l’utopie. p.23 157 104 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel l’objectif de lui donner une définition transversale et tenter de répondre à notre problématique, nous devons inévitablement regarder de plus près l’approche considérable de René Schérer, car il est sans contredit l’auteur qui s’approche le plus d’une résolution de la problématique selon nous. Philosophe passionné d’utopie, il s’est penché sur cette problématique en regroupant les utopies sous deux grandes catégories : immanentes et transcendantes 159 . Son angle d’analyse permet potentiellement d’inclure les différentes typologies et l’esprit de l’utopie, soit le fond et la forme. Comme il le stipule lui-même, son objectif premier consiste à réhabiliter la pensée utopique mise à mal depuis l'effondrement des systèmes politiques fondés sur les utopies socialistes160. À ce jour, la mesure empirique d’analyse et de classification des utopies est faussée par le débat récurrent entre sa possibilité effective et/ou de son impossibilité. Avec Schérer, partant de l’idée que toutes les qualifications et les expérimentations de l’utopie trouvent une place dans une « bipolarité » – immanente et transcendante – il devient possible de comprendre à la fois le concept et son mécanisme. La richesse de sa réflexion provient de sa capacité à englober les classifications citées précédemment. Entre fiction, projet politique, pensée de la subversion, réel du politique et vision téléologique, l’utopie pourrait dès à présent être abordée comme un concept englobant. De plus, en dépassant le paradoxe de sa possibilité « effective », Schérer semble être en mesure d’évacuer une partie des conceptions surannées qui ne s’en tiennent qu’à sa fonction – qui la place trop souvent en tension avec l’idéologie. En ce sens, Schérer travaillera à « délivrer » l’utopie de son aspect idéologique en resituant le réel dans le plan de l’immanence. Selon nous, sa plus grande contribution se trouve principalement dans son livre Utopies nomades dans lequel il établit cette distinction entre utopies immanentes et transcendantes. Il réalise ce que bien d’autres ont rejeté ou refusé de faire : par conséquent, il ouvre le concept et lui donne en même temps une définition. 159 160 Op.cit. Schérer. Parcours critique. 2001. Op.cit. Schérer. Utopies Nomades. p.16 105 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel La clarification qu’il effectue lui permet de reconstruire – ou réintroduire – l’utopie dans un plan d’immanence où « s'abolissent toutes les transcendances des divisions territoriales de la morale et de la politique161 ». Placer l’utopie dans ce plan ne fait pas encore d’elle un concept, mais un espace où celle-ci pourrait se déployer, car : « le plan d'immanence n'est pas un concept, ni le concept de tous les concepts. […] Les concepts sont comme les vagues multiples qui montent et qui s'abaissent, mais le plan d'immanence est la vague unique qui les enroule et les déroule162». En ce sens, l’utopie aurait besoin de ce plan « pré-philosophique 163 ». Cette approche est plus qu’intéressante, puisque le plan d’immanence où l’utopie devient concept la fait sortir de sa forme purement notionnelle/transcendante qui nous critiquions dans le précédent chapitre. Pour Schérer, les utopies sont également nomades, c’est-à-dire multiples, dispersées dans l'univers et dans l'esprit164. Cette multiplicité n’a forcément pas la même origine ni la même source; l’utopie nomade ne dépend donc pas de la transcendance d'un seul principe, elle « ne cherche pas de conformité à un modèle (...) ouvrant au contraire l'éventail enrichi de tous les sens possibles et impossibles 165 ». À l'opposé, les utopies transcendantes seraient celles qui découlent de l’idéologie. La multiplicité dont il est question ne s’apparente toutefois pas à celle du « nouvel esprit utopique » dont nous avons discuté dans le chapitre précédent. Ici, le Multiple ne s’oppose pas à l’unité, car il devient l’Un. Placer ainsi le multiple dans le plan de l’immanence donne à l’utopie une possibilité d’existence, de réunification. Car, si chez Riot-Sarcey ou encore Gauchet le multiple est également constitutif de l’utopie, il détient un principe transcendant : le désir de transformation sociale. En effet, contrairement à 161 Op.cit. Schérer. Utopies Nomades. p.22 Op.cit. Deleuze et Guattari. Qu’est-ce que la philosophie. p.38 163 Ibid. p.43 164 Op.cit. Schérer. Utopies Nomades. p.16. Comme il le dit lui-même, le terme Nomade qu’il élabore dans cet ouvrage se construit en référence à l’utilisation que Deleuze en fait dans Logique du Sens. 165 Ibid. p.19 162 106 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel l’utopie nomade, l’éclatement de sens préconise que l’Un crée le multiple, alors que, chez Schérer, c’est le multiple qui l’Un. Cette distinction est fondamentale, puisqu’en partant du multiple, on accepte l’idée d’une immanence, et non plus de la transcendance comme articulation première de l’utopie. Ce n’est qu’à partir d’un jaillissement qu’elle doit être conçue et qu’elle peut ainsi s’ancrer dans l’intersubjectivité à la base de l’être-ensemble : « l’immanence de l’utopie, c’est cela : cette instantanéité, cette extratemporalité, cette omniprésence, cette réceptibilité d’un langage enfin commun à toute la terre. Non pas par la même diffusion d’idées, mais en raison du partage de la même expérience existentielle166». Ce faisant, l’utopie donne la possibilité de rendre la terre « pensable », car « le réel [...] a pour nom l'habitation de la terre167». En ce sens, Schérer oppose sa conception du réel de l’utopie à celle d’un pragmatisme politique puisque « le paradoxe de l'utopie est qu'elle seule touche au réel dans un monde d'artifice168 ». Il ne s’agit plus de savoir si elle distord le réel, si elle communique avec lui ou si elle le fait devenir, puisqu’elle est celui-ci : « Le devenir est le mouvement invincible de la vie immanente pour elle-même. Le réel même, mais en un tout autre sens que celui du réalisme politique ; un réel tissé de virtualité, et non contradictoire avec l’utopie. En d’autres termes, il est cette utopie169». Puisque l’habitation incarne le réel, celui-ci ne peut être « occupé » par l’utopie, car habiter est le contraire de l'occupation170. Elle perd alors sa fonction de subversion du réel. En somme, pour Schérer l’utopie est le réel « […] “tel qu’en lui-même” il consiste et devient171». Elle ne doit plus occuper quelque chose dans celui-ci, elle n’a qu’à habiter. 166 Ibid. p.10 Ibid. p.34 168 Ibid. p.19 169 Ibid. p.29-30 170 Ibid. p.33 171 Ibid. p.29 167 107 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel Outre le faisant de l’utopie, il y aurait-il donc également un étant? La voie est ouverte… Avec cette première réelle ouverture, nous retrouvons espoir de répondre à notre question de recherche. Toutefois, comme nous allons le voir avec Deleuze et Guattari – grâce à qui Schérer approfondit sa propre réflexion – cette ouverture se limitera d’elle-même en se référant au devenir en tant que concept dominant celui de l’utopie. Voyons donc à présent comment cette ouverture s’amalgame avec la pensée de Deleuze et Guattari pour qui ce devenir paralyse inéluctablement sa possibilité conceptuelle. 2. Deleuze, Guattari et le devenir Sans contredit, Gilles Deleuze et Félix Guattari sont les auteurs qui ont eu (et ont encore) le plus d’impact et d’influence sur la manière d’aborder le concept d’utopie. Leur réflexion concernant le sujet semble aujourd’hui incontournable. Difficile dorénavant de passer outre leur position : il faut la compléter, y répondre, ou encore la contester. En effet, dans le chapitre Géophilosophie de l’ouvrage Qu’est-ce que la philosophie 172 , Deleuze et Guattari ont abordé l’idée du concept d’utopie, mais pour la rejeter aussitôt : « L’utopie n’est pas un bon concept, parce que, même quand elle s’oppose à l’histoire, elle s’y réfère encore et s’y inscrit comme un idéal ou comme une motivation, mais le devenir est le concept même. Il naît dans l’histoire et y retombe; mais n’en est pas173». Les travaux s’y référant sont nombreux et, la plupart du temps, ils endossent leur conclusion. La singularité de cette prééminence provient surtout du fait que leur analyse se résume, selon nous, à quelques paragraphes ; ce qui est certainement symptomatique du manque actuel d’analyse philosophique sur le sujet. En quelques pages seulement, ils semblent avoir établi définitivement 172 173 Op.cit. Deleuze et Guattari. Qu’est-ce que la philosophie. 1991. Ibid. p.106. 108 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel l’aporie philosophique sur le concept. Un bon exemple de référence notable provient de l’ouvrage Utopie et Philosophie de Jean-Yves Lacroix. Son questionnement nous a semblé toucher précisément le cœur de notre problématique. C’est donc avec une très vive curiosité que nous avons entamé la lecture de l’ouvrage dans lequel il introduit la problématique de la conceptualisation comme nous l’avons présenté dans l’exorde. « De l’ouverture à l’enfermement, de l’autre au même, de la libération à la contrainte, comment rendre compte des tensions utopiques? Pourquoi l’utopie peut­elle à la fois représenter l’aspiration de l’humanité au progrès, y compris indéfini, à un mouvement en avant qui serait le propre de l’homme et, tout au contraire, exprimer de manière absolue le désir d’une société figée et immobile, car parfaite (ou parfaite, car figée et immobile)? Et plus particulièrement, à partir de quelle source convient­il de penser les relations constitutives de l’utopie entre la raison et l’imagination, et entre liberté et bonheur? L’examen à mener est alors loin de seulement concerner le champ de la politique, et même de la société. L’affaire est généralement philosophique et la question universelle. Et d’abord, peut­on définir le concept d’utopie? 174 » Le rapprochement avec notre questionnement est sans équivoque. Toutefois, dès le milieu de son introduction, il se rallie promptement à Deleuze et Guattari en affirmant que cette quête est irréalisable : « […] en assumant l’impossibilité de penser, en toute rigueur, un “concept” de l’utopie175». Pour lui, elle est créatrice d’images, elle découle donc intrinsèquement de sa fonction. Elle agit tout comme la philosophie agit sur les concepts. Plus encore, elle serait possiblement ce qu’il appelle la rhétorique de la philosophie au sens où la question centrale qu’elle soulève est celle de « la nature du désir utopique de la raison176 ». Elle est indispensable, car « elle nous donne à penser le monde et à la vouloir : elle est une invitation à la philosophie finalement177 »; elle donne à penser une ontologie nouvelle. Plus encore, « on pourrait dire que l’utopie est comme la forme concrète vers laquelle tend la philosophie lorsque sa réflexion a pour objet ses rapports avec le réel178». 174 Op.cit. Lacroix. Utopie et philosophie. p.7-8 Ibid. p.17 176 Ibidem. 177 Ibid. p.249 178 Ibid. p.15 175 109 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel Mais outre ces caractéristiques, il n’en demeure pas moins qu’elle est n’est pas un concept en tant que tel, selon lui. Il travaille davantage sur les concepts qui ont été au cœur des utopies à travers l’histoire et son histoire discursive : son rapport à la transcendance religieuse, à la première cité idéale (celle de Platon), l’imaginaire. En ce sens, il fait effectivement un travail philosophique sur celle-ci, mais un travail visant la philosophie de l’histoire de l’utopie. Plus précisément elle est vérité de l’histoire, et ce malgré « l’indétermination générale des conditions d’existence179» qui la caractérise. Pour Lacroix, elle n’est essence qu’au travers de son existence, son ancrage. Sa réalité matérielle est d’être rationaliste. Sa vocation est ainsi normative : « l’existence supposée d’une cité de raison est ce par quoi peut être fondée la dévaluation des sociétés empiriques réellement existantes180». En ce sens, elle est mouvement; elle est mouvement en devenir. Le point commun entre Deleuze, Guattari et Lacroix est que l’utopie est foncièrement historique puisqu’elle n’a jamais existé sans cette attache. C’est le devenir qui, selon eux, serait le concept derrière celui d’utopie, son préalable en quelque sorte. Elle ne serait pas un bon concept parce qu’elle se territorialise, sortant du plan d’immanence propre aux concepts. Lacroix ne remettra d’ailleurs pas ce postulat en cause. Ici, le devenir n'exprime pas un avenir, ne se déroule pas dans le temps, mais traduit l'évènement toujours nouveau et créateur181, c’est pourquoi le devenir est concept; puisqu’il est plan d’immanence. En ce sens, tout ce qui découle de celui-ci n’est qu’un de ses sous-concepts. L’utopie est devenir puisque intrinsèquement, elle désire quelque chose et que ce désir implique l’effort de réduire la tension qui le crée ; car le désir comporte inévitablement une tension à laquelle il doit répondre, soit par sa disparition, soit par sa diminution ; tel est sont objectif. Cette plus précisément, la tension doit s’apaiser dans une réalisation. Le désir veut devenir autre que 179 Ibid. p.165 Ibid. p.131 181 Op.cit. Schérer. Utopies Nomades p.175 180 110 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel lui-même puisqu’il son état n’est pas en soi une réalisation. Conséquemment, l’utopie veut devenir pour ne plus désirer et serait l’outil pour parvenir à l’ataraxie, soit l’absence de sa tension désirante. En la définissant ainsi, son statut d’instrument l’empêche effectivement d’être un concept. Cette projection (celui du désir) la fait quitter son plan d’immanence pour entrer dans celui de transcendance, elle se territorialise. Sans leur enlever la justesse de leur propos, il faut tout de même souligner que leur analyse découle d’une définition « classique » de l’utopie – c’est-à-dire l’utopie en tant que conscience révolutionnaire historiquement déterminée. La conscience utopique n’apparait qu’en réaction à l’histoire qui se déroule, elle ne se situe donc pas sur le plan d’immanence. Mais il s’agit encore une fois de percevoir l’utopie uniquement dans sa fonction subversive puisqu’elle s’oppose au réel historique et qu’elle désire autre chose qu’ellemême. Ce faisant, le voisinage conceptuel se déploie en fonction de cet axiome. Elle participe au développement d’un concept plus large, celui du devenir ; elle désire celui-ci. En désirant, elle se territorialise et vient habiter la terre. Si cette habitation fait sortir l’utopie de son plan d’immanence pour Deleuze et Guattari, ceci n’est pas aussi évident pour Schérer. Pour Schérer, l’utopie devient, certes, mais elle n’est pas que devenir. Elle devient lorsqu’elle permet à un évènement de s’accomplir et selon lui, un concept permet à un évènement de devenir. En ce sens, le devenir ne l’empêche pas d’être un concept. Cet aspect « opérationnel » de l’utopie se manifeste par sa capacité à inventer « le concept et l'image selon lesquels cette terre deviendra pensable182». En d’autres termes, l’utopie est réelle dans un monde virtuel et devient par la suite évènement. Elle est donc à la fois préexistante et naissante; en ce sens, elle est un « instant » puisqu’elle se pose comme deux moments simultanés d’une temporalité. Et, selon Schérer, elle est « cet instant du 182 Ibid. p.23 111 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel devenir, où la vie et la liberté surmontent tout abandon à la fatalité qu’il faut désigner comme utopie183». De la sorte, le devenir de l’utopie pour Schérer n’est pas exactement de la même nature que celui envisagé par Deleuze et Guattari, puisqu’il se situe dans l’instant. Le désir (de cet instant du devenir) n’a pas non plus les mêmes attributs, puisque selon lui, l’utopie est un instant où la vie surmonte la fatalité, elle se situe dans le présent – et non dans un avenir tel que le suggère le devenir de Deleuze et Guattari, puisque son existence est indépendante de sa prescription. Schérer replace ainsi l’utopie dans le plan d’immanence, là même où ces auteurs situent le devenir. Ce faisant, il ne va pas à contre-courant de ceux-ci, il réinterprète et resitue le concept deleuzien du devenir dans un espace atemporel184. « L’événement ne peut être séparé de son devenir. Il n’est jamais chose figée, un fait établi une fois pour toutes, un acquis (…). C’est cet instant du devenir, où la vie et la liberté surmontent tout abandon à la fatalité qu’il faut désigner comme utopie185 ». Cette rectification du devenir nous permet d’effectuer une première critique quant à l’impossibilité conceptuelle quasi monolithique de Deleuze, Guattari et Lacroix ; cela ouvre les perspectives du désir et du manque qui semblaient intrinsèques au concept du devenir pour ces auteurs. La corrélation immédiate qu’ils effectuent entre désir et utopie trouve peut-être son origine dans une certaine tradition philosophique de l’utopie héritée d’Ernst Bloch dans L’esprit de l’utopie et Le Principe Espérance pour qui « l’utopie naît d’un refus de l’homme à s’accepter tel qu’il est ; de la prise de conscience de son “manque” qui le conduit à exiger toujours davantage dans un processus infini de perfection186»; Etwas fehlt comme le disait Bloch187. 183 Ibid. p.30 Ibid. p.175 185 Ibid. p.29-30 186 FURTER, Pierre. Utopie et marxisme selon Ernst Bloch. p.7 184 112 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel Mais pourquoi l’utopie serait-elle désir et manque? Pourrait-elle n’être qu’un simple mouvement en soi qui ne se soucie pas d’autre chose que le désir de se mouvoir et non d’atterrir; bref du « mouvement invincible de la vie » dont il était question plus tôt ? Mais, le problème est plus profond. Dans le désir, il y a effectivement toujours un manque, puisqu’on ne désire pas ce que l’on détient déjà. Le devenir est alors encore problématique. Même si l’utopie n’est qu’un instant du devenir, elle lui appartient, ne serait-ce que momentanément. Conséquemment, nous devons revoir le lien supposément inextricable entre utopie et devenir, car pour faire de l’utopie un bon concept, elle ne doit pas désirer, mais plutôt être, ce qui suppose davantage une volonté qu’un désir. En effet, comme nous le disions précédemment, un désir se distingue d’une volonté puisqu’il exige l’apaisement de ce qu’il est. Nous suggérons cependant de permuter la prémisse de départ : l’utopie serait envisageable en tant que concept dans la mesure où le devenir devra dorénavant être perçu en tant qu’advenir188. Cet advenir réfère davantage à un espace bien défini dans le présent, et non plus dans le futur inséparable du devenir. Dans cette perspective, elle n’aurait plus de désir, et donc de manque, mais plutôt une volonté : la volonté de la vie de disposer entièrement d’ellemême, dans sa plus haute force du présent comme le dit Nietzsche 189 . L’advenir, tel que nous l’entendons, appelle une certaine liberté, car sa volonté lui donne une libre orientation; elle n’est que processus et ne vise pas la libération d’une tension comme le désir l’exige. Car le désir possède un objectif très précis : il désire ce qui vient après, ce qu’il deviendra, alors que l’advenir se passe dans l’ici et maintenant, elle veut être et non devenir. 187 BLOCH, Ernst. L’esprit de l’Utopie. 1964. Expression qui signifie « quelque chose manque ». Petite remarque que Bloch se plaisait à faire en référence au refrain de la chanson du Mahagonny de Brecht. 188 REY, Alain (dir.). Dictionnaire historique de la langue française. p.43. Advenir sens de se produire, ou encore survenir. 189 Op.cit. Nietzsche. Seconde considération intempestive. 1872. 113 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel L’utopie ne dépendrait plus d’un autre concept, puisque si le devenir est le concept préalable de l’utopie, l’advenir ne peut pas être considérée comme tel. Le devenir appelle un mouvement vers l’avant – dans l’illimité de l’accumulation de son potentiel – il se meut vers les sous-concepts qui lui rendront son irréductibilité. Il est lui-même concept puisque c’est lui et lui seul qui provient de l’infini et se dirige vers l’illimité190. En ce sens, si on lui rattache l’utopie, il serait effectivement préalable à celle-ci. Mais l’advenir ne connait pas d’illimité, il est fondamentalement ancré dans un présent infini; ce qui nous ferait sortir d’une « pensée de la limite191». L’advenir ne peut en aucun cas sortir de son présent, car il est une des caractéristiques de celui-ci, il « survient », se « produit » au présent; il est intempestif au sens où « l’intempestif est l’actuel du devenir 192». Et lorsque l’advenir se meut vers l’avant, il devient autre chose que lui-même. En ce sens, il n’est pas fondamentalement un concept, il est une disposition pour que le concept se crée. En ce sens, l’advenir est un plan d’immanence, et il ne s’y situe pas comme tel, puisqu’il l’incarne. L’utopie ne veut pas devenir, elle veut advenir, car elle « ne se conjugue pas au futur, elle ne réside pas dans des prévisions guidées par quelque idéal à réaliser; et même si elle utilise le langage des “possibles”, c'est bien toujours de l'impossible qu’il s'agit. Un impossible accordé pourtant à la nécessaire, à l'incontournable présence, du Tout à tout instant193». Elle ne désire pas un concept (devenir), elle veut un plan d’immanence (advenir). Cette volonté lui laisse ainsi son potentiel conceptuel. En affirmant que « la plurivocité du concept dépend uniquement du voisinage (un concept peut en avoir plusieurs)194», Deleuze et Guattari nous 190 Nous verrons plus précisément la distinction entre illimité et infini dans la deuxième partie. Retenons pour l’instant que temporellement parlant, l’infini n’est pas «borné» dans le temps alors que l’illimité «fait durer» celui-ci. 191 UCCIANI, Louis. Le statut du concept chez Gilles Deleuze. p.28 192 Op.cit. Schérer. Parcours critique. p.219 193 Op.cit. Schérer. Utopies Nomades. p.60 194 Op.cit. Deleuze et Guattari. Qu’est-ce que la philosophie. p.87 114 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel ouvrent une porte : l’utilisation de ce même principe pour parvenir à conceptualiser l’utopie en la connectant à l’advenir plutôt qu’au devenir, car « c’est bien ce que signifie la création de concepts : connecter des composantes intérieures inséparables jusqu’à clôture ou saturation, tel qu’on ne peut plus en ajouter ou en retirer sans changer le concept ; connecter le concept avec un autre, de telle manière que d’autres connexions changeraient leur nature195». Cela signifie qu’elle n’a pas encore d’espace saturé, ce qui devrait nous laisser une certaine marge de manœuvre… En ne connectant pas l’utopie au devenir, celle-ci pourrait potentiellement perdre la transcendance d’une territorialisation historique – qui est, rappelons-nous, une des raisons pour lesquelles elle ne peut être un bon concept. Selon Deleuze et Guattari, le devenir se joue dans l’immanence, ce qui a pour conséquent de rattacher l’utopie à un territoire et de lui enlever toute possibilité d’être un bon concept. Cette hypothèse provient de leur conviction que l’utopie se rattache toujours à l’histoire. En ce sens, il faudra tenter un exercice de reconceptualisation en déterritorialisant l’utopie dans l’objectif de la placer dans un plan d’immanence. Nous reprendrons entre autres ici l’idée de Schérer selon laquelle un évènement ne peut être séparé de son devenir. En conséquence, les instants où l’utopie se rattache au territoire font également partie d’elle. Elle ne quitte jamais réellement son plan d’immanence, elle ne fait que se dédoubler momentanément. Ce n’est qu’une partie d’elle qui se territorialise, qui devient forme ; mais son fond demeure toujours présent dans l’immanence. En ce sens, nous conservons la même ligne de pensée deleuzienne affirmant que « le concept n’est pas objet, mais territoire. Il n’a pas d’objet, mais un territoire. Précisément à ce titre il a une forme passée, présente et peut-être à venir196». En rattachant l’utopie au devenir, elle ne détient effectivement que sa forme future. Mais en lui intégrant la volonté à la base de l’advenir, elle prend 195 196 Ibidem. Ibid. p.97. 115 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel place au présent; et concurremment, ce n’est que dans cette assise qu’elle peut advenir. Elle est fondamentalement immanente et glisse ensuite sur le plan de la transcendance, elle se territorialise et se déterritorialise sans cesse. Elle ne se limite pas à être constamment en état de conceptualisation, car dans les « instants » où ses sous-concepts la transforment en notion, elle se déploie de manière indivisible et multiple; et c’est bien là une de ses plus belles richesses. Elle joue sur les deux tableaux de la transcendance et de l’immanence; de là l’origine de sa complexité. Limites et distance Ceci étant dit, même si nous partageons certaines pensées avec Deleuze et Guattari au niveau du leur méthode ou processus conceptuel, les limites sont néanmoins inévitables. Comme nous venons de l’expliquer, la première limite se situe dans l’historicité du concept d’utopie qui octroie au devenir sa position originelle. La deuxième limite se situe dans leur définition du plan d’immanence, c’est-à-dire la liaison qu’ils font entre immanence et chaos. À la base, ça ne devrait pas poser problème, car comme nous le verrons plus loin, le chaos est toujours chaohérent197, selon nous. Toutefois, ils ne conçoivent pas le chaos comme un élément positif ; ils l’appréhendent : « nous demandons seulement un peu d’ordre pour nous protéger du chaos198». Cet ordre se trouve au plan d’immanence, car « le plan d’immanence est comme une coupe du chaos, et agit comme un crible199»; c’est d’ailleurs ce que Louis Ucciani nomme pensée de la limite : « Dès lors, le concept chez lui [Deleuze] serait ce qui tente de cerner de l’intérieur la frontière avec le chaos, ou ce qui tente d’apercevoir de sa limite son extérieur (le chaos). Nous serions dans une pensée de la limite. Mais celle­ci plus que saisir comme ce qui sépare, serait ce que je construis. 197 BRUCKNER, Pascal. Fourier. p.43. Concept qu’il aborde ainsi : « c’est avec du classement que Fourier refait du chaos ». Ce concept est particulièrement intéressant, car il redonne au chaos une ouverture totale ; il ne faut que prendre le temps de se placer dans celuici. 198 Op.cit. Deleuze et Guattari. Qu’est-ce que la philosophie. p.189 199 Ibid. p.44-45 116 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel Le concept est la mise en mot de ce qui échappe, son maintien sans la sphère de la pensée et donc sa maîtrise. La construction demeure ainsi saisie entre le cadre et le réel, entre l’institution et le chaos200 ». Bien que nous partagions généralement leur méthode conceptuelle, le fait qu’ils délimitent l’espace même de l’infini du concept – le lieu où il prend naissance – nous semble quelque peu antinomique avec l’ouverture qu’ils tentent de donner au processus de conceptualisation; puisque le plan d’immanence est ici prescriptif. Et pourtant, Deleuze semble lui-même vouloir ouvrir sans relâche le concept : « le concept est de l’ordre du cri. C’est quelque chose de très vivant, un mode de vie. La folle création de concepts exprime ce cri à plusieurs niveaux201». Ainsi donc, il devrait pouvoir s’exprimer sans se limiter à la base, mais en même temps, puisqu’il met de l’ordre dans le chaos, il est en tant que telle une balise et a le devoir de remplacer le chaos par l’ordre (c’est-à-dire par la création de concept). Ceci explique peut-être cela, au sens où le devenir de l’utopie provient d’un plan d’immanence dont l’origine est chaotique. La création des concepts serait donc un mouvement vers la sortie du chaos; ce qui signifie que les concepts refusent le désordre, qu’ils désirent en sortir et ainsi devenir ce qui leur manquait dans le désordre. Suivant cette logique, si tous les concepts portent cette tension en eux, en quoi l’utopie serait-elle différente? Le chaos pourrait-il nous permettre de penser l’utopie en tant que concept, puisqu’il l’ouvre au champ des possibles justement sans « ordre » prédéterminé? Pour Deleuze, « le concept doit dire l’évènement, et non plus l’essence202». Selon nous, le moment où se joue l’évènement correspond déjà à une sortie conceptuelle. Un concept est essence et évènement simultanément, puisque pour parler d’un concept il faut y inclure ses deux moments. Contraindre le concept à sa finalité (« dire » l’évènement) referme son champ des possibles. En ce sens, le chaos devrait être envisagé comme élément 200 Op.cit. Ucciani. Le statut du concept chez Gilles Deleuze. p.28 DELEUZE, Gilles. Séminaire enregistré sur Leibniz. 1980-1987. 202 DELEUZE, Gilles. Pourparlers. p.6 201 117 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel fondateur. Une fois sorti du chaos, le concept entre dans la zone fonctionnelle, il passe de l’élan créateur à l’action matérielle ; et ce n’est qu’à cette étape que le concept pourra « dire l’évènement », car pour cela il faut d’abord le délimiter et ainsi engrener le mouvement du concept vers sa notion. Le plan d’immanence tel qu’élaboré par les auteurs deleuziens tend ainsi à s’autolimiter. Conséquemment, le risque de ne pas créer – mais plutôt de recréer – est bien réel. Leur approche est certes porteuse d’efflorescence, mais elle projette aussi une certaine appréhension, un sentiment de « retenue ». En ce sens, nous comprenons pourquoi l’utopie est si rapidement classée comme n’étant pas un bon concept. Car, de toute évidence, une utopie retenue par un devenir et par un ordre nécessaire peut difficilement être porteuse de réenchantement tel que nous le suggérons. Les concepts de devenir, désir et manque décrit par Deleuze, Guattari et Lacroix font tous bel et bien partie de l’utopie; mais dans un deuxième temps, dans son temps « d’inscription historique ». Ces concepts ne participent directement à sa réalisation qu’au moment où elle devient notion effective, et donc fonction. Ils ne peuvent donc pas la précéder. Pour élaborer sa possibilité conceptuelle, nous devrons la reporter dans un plan d’immanence non balisé et marqué par un présent porteur de multiplicité : celui de l’advenir. En ce sens, si le devenir appelle un futur, l’advenir ne fait qu’exister, il est, toujours au présent. En conséquence, dans la présente réflexion, le devenir sera relégué à la dimension réactive de l’utopie que nous aborderons plus en détail dans la deuxième partie de ce travail. Pour expliquer davantage nos « réserves » par rapport aux auteurs qui ont travaillé le concept, nous devons également expliquer les raisons pour lesquelles l’utopie de René Schérer nous semble porteuse de pistes à explorer. Il nous a permis d’apercevoir l’hypothèse conceptuelle à laquelle nous nous attarderons sous peu, car en acceptant l’idée de l’existence des utopies transcendantes, Schérer semble accorder à l’utopie l’idée d’un tout, ou du moins l’esquisse d’une transversalité. Toutefois, et malgré cela, il place 118 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel l’aspect formel de l’utopie dans une sphère altérée, puisque selon lui seule l’immanence constitue sa caractéristique structurante. En d’autres termes, lorsque reterritorialisée, l’utopie retombe dans la transcendance. Elle existe dans la transcendance, mais ne mérite plus son titre lorsqu’elle y pénètre. Il y aurait ainsi deux types d’utopies en opposition binaire. Cette tension d’opposition implique intrinsèquement une certaine hiérarchisation, puisque seules les utopies immanentes méritent d’être considérées en tant que tel : « Le concept est l’acte d’une pensée se développant sans obstacle dans un espace ou champ d’immanence, c’est-à-dire non soumis à une hiérarchie ou à la domination d’une force transcendante, l’utopie, dans son sens authentiquement philosophique, est celle qui rejette également la transcendance et se déplace elle aussi dans l’immanence203». Il y aurait de bonnes et de mauvaises utopies, ou plutôt des véritables et d’autres inauthentiques, car « il y a, et peut y avoir, des utopies transcendantes ou “menacées par la restauration de la transcendance”, comme le peut être, d’ailleurs, la philosophie. Les utopies totalitaires, religieuses, d’État, pédagogiques. Celles-ci se reterritorialisent, comme se reterritorialise la philosophie lorsqu’elle s’incarne dans une nation ou dans un régime politique donné, fût-ce la démocratie (…). Mais la seule utopie méritant ce nom est immanente, libertaire et révolutionnaire204». Somme toute, la force de cette analyse est qu’elle accorde une place à toutes les définitions et conceptions de l’utopie élaborées à ce jour; sans crainte de catégoriser, de définir… Mais, cette opposition typologique peut-elle réellement nous servir de point d’ancrage pour constituer une sorte de définition transversale sans préjugé ? En développant deux catégories distinctes d’utopies, Schérer propose quelque chose d’inédit : la possibilité de trouver une « place » à toutes les utopies. Cette étape est donc en parfait accord avec notre volonté de trouver un point de rassemblement. 203 204 Op.cit. Schérer. Parcours critique. p.214 Ibid. p.215 119 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel Mais en y regardant de plus près, un obstacle apparait : comment, en séparant les utopies, pouvons-nous les réunir dans un tout ? Car pour Schérer, l’utopie est soit transcendante, soit immanente, mais non les deux à la fois. Pour cette raison, c’est plutôt avec l’espace que René Schérer nous a créé que nous nous permettons de poursuivre et d’approfondir l’idée d’une double dimension. Son travail est plus que remarquable, il est inspirant, car il conceptualise l’immanence de l’utopie et ne trébuche plus dans les limites de sa fonction. 120 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel *** Synthèse du chapitre 2 : critique conceptuelle En résumé, d’un point de vue sociohistorique ce qui freine la possibilité de développer un concept d’utopie semble provenir de la difficulté à évacuer sa fonction, et d’un point de vue philosophique de trouver son plan d’immanence. En comparaison avec le premier chapitre, la brièveté de celui-ci illustre en soi pourquoi notre critique conceptuelle semble être pertinente. Le point de vue philosophique sur la question n’a que trop peu été étudié. Certains pourraient nous reprocher de ne pas avoir assez élargi le corpus en affirmant que d’autres auteurs ont abordé la question conceptuelle de l’utopie205. Cependant, en plus des auteurs abordés dans ce chapitre, nous n’avons pratiquement pas rencontré de travaux proprement philosophiques sur le concept d’utopie. Il ne faut pas se méprendre, nous espérions réellement pouvoir répondre à la problématique de départ ; nous aurions de toute évidence préféré trouver une réponse… Il faut surtout retenir de notre critique conceptuelle que si l’utopie est désirante, c’est qu’il lui manque quelque chose et qu’elle est ainsi vouée à se déterritorialiser pour se combler. De la sorte, elle n’appartiendrait pas au plan d’immanence propre aux concepts. La remise en question de ce postulat nous semblait essentielle pour essayer d’infirmer cet axiome dans l’objectif de mettre fin à cette quête effrénée qui nous a conduite jusqu’ici. La question de recherche est pourtant si simple… Dans la prochaine partie, nous tenterons de discuter le plan d’immanence de l’utopie, mais en y ajoutant la dimension de l’advenir. Cependant, pour que le concept soit entier, nous ne rejetterons pas l’utopie 205 Nous en avons d’ailleurs présenté dans le premier chapitre – Ruyer et Baszcko entre autres –, mais dans leurs œuvres l’évacuation s’est fait de manière si rapide que nous avons préféré les placer dans l’hypothèse critique fonctionnelle (en considérant la richesse de leurs réflexions subséquentes). 121 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel transcendante comme celle qui altère son sens d’origine, mais plutôt comme un moment où elle devient inscription historique et contingente. Elle est toujours double. Et pour être complète, l’utopie doit détenir ces deux dimensions, soit l’utopie qui crée et l’utopie qui réagit – jamais séparément, toujours simultanément sans évacuation de l’une ou l’autre. En considérant de la sorte ces deux aspects comme étant intrinsèques à l’utopie – c’est-à-dire que chaque utopie aurait une part plus ou moins importante de l’un et de l’autre – nous pourrions par la suite possiblement valider ou invalider tel ou tel types d’utopies. En ce sens, notre prochaine hypothèse suggère qu’il n’existe pas d’utopies immanentes et d’autres transcendantes, mais bien que dans chaque utopie se trouve – ou devrait se trouver – ces deux aspects. Son tout se réalise lorsqu’il y a conjonction de ces deux dimensions. Puisque la revue de littérature nous a ouvert des pistes pour développer notre hypothèse de recherche, nous allons maintenant tenter de valider cette hypothèse. Selon notre hypothèse suggestive, qui fera l’objet de la deuxième partie de ce travail, l’utopie serait ce lieu où la [re]conceptualisation devient possible; elle est topos, elle est philosophie au sens deleuzien selon qui « la philosophie est l'art de former, d'inventer, de fabriquer des concepts206». Elle ne devrait pas se limiter à la contemplation passive des choses ou la simple réflexion. En effectuant une définition bidimensionnelle de l’utopie – c’est-à-dire sa dimension créative (concept) et sa dimension réactive (matérielle) – nous espérons parvenir à l’établir en tant que concept. Pour ce faire, il nous faudra dépasser le sens commun du notionnel qui, lorsque cristallisé, ne permet pas de pénétrer au cœur du présent. En déterminant son essence, et non plus uniquement ses mécanismes fonctionnels, nous réussirons peut-être à l’inscrire de manière définitive dans un élan vital à même de porter en elle les spectres du politique, c’est-à-dire d’un véritable être-ensemble où l’individualité et la 206 Op.cit. Deleuze et Guattari. Qu’est-ce que la philosophie. p.28 122 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel collectivité ne seront plus en opposition binaire, puisqu’à travers cette manière de revaloriser l’utopie, ces rivalités n’auront plus le même sens. 123 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel Figure 1: CONTUMACE # Projet photo « Utopie : critique et conceptualisation » Rue Saint-Urbain, Montréal, juillet 2010. Par Marie-Ange Cossette-Trudel. Photographie Dominique Soulard. # Représente l’hypothèse critique définitionnelle, fonctionnelle, notionnelle et conceptuelle de l’utopie. Ici : condamnée par contumace… Absente lors de son procès, car incomplète. 124 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel DEUXIÈME PARTIE HYPOTHÈSE SUGGESTIVE 125 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel DEUXIÈME PARTIE : HYPOTHÈSE SUGGESTIVE L’utopie compossible** Ce que nous venons de voir dans la première partie pourrait constituer en soi l’entièreté du présent travail, mais quelque chose nous pousse à aller plus loin, une sorte d'empressement nous habite caractérisé par un désir – au sens où nous ressentons encore un manque207. C’est en regardant de plus près l’ensemble des écrits traitant de l’utopie (romans, projets, théories) que nous avons décelé une tendance : son principe même contiendrait deux dimensions insécables, une que nous appelons « réactive » – son aspect pratique, concret, opérationnel et transcendant – puis une « créative » – sa temporalité, son immanence, son élan vital. Comme nous l’avons souligné dans la partie critique, l’absence systématique de l’une de ces dimensions dans les typologies classiques ne permet pas de réfléchir sur les figures actuelles de l’utopie, lui faisant ainsi subir un jugement par contumace. La fonction subversive si souvent théorisée permet uniquement à celle-ci de s’inscrire historiquement et d’ainsi y « mourir », car elle appelle un acte de réaction face à un contexte spécifique ; et dès lors que ce contexte spécifique disparait, elle n’a plus sa raison d’être. Une quelconque pérennité ne peut ainsi s’opérer. La fonction fait apparaitre les formes de l’utopie sans nous expliquer son fond de manière ontologique. Plus exactement, ne parler que de la fonction ** MIGUELEZ, Roberto. Les règles de l'interaction, Essais en philosophie sociologique. p.299. Pour Leibniz, deux possibles sont compossibles s'ils sont possibles en même temps : « la notion leibnizienne de compossible retient l'idée fondamentale suivant laquelle le possible est déterminé par le possible ». Plus généralement « Dont l'existence est possible en même temps que quelque chose d'autre ». Dictionnaire de français LAROUSSE [en ligne]. 207 En référence à la distinction effectuée entre désir et volonté dans la première partie. 126 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel de l’utopie ne nous révèle que ses formes sans rien nous apprendre sur son essence elle-même prise en dehors de tout contexte. Cette dimension dite réactive est sans contredit la plus étudiée et analysée par les utopilogues208, car ce sont effectivement les formes de l’utopie qui ont dominé les études sur le sujet (qu’elles soient de nature littéraire, expérimentale ou encore des mouvances sociales). Ces formes se rattachent généralement à sa fonction, à ses mécanismes et à ce qu’elle fait et comment elle agit dans la conscience collective. En étudiant les formes de l’utopie, nous comprenons l’importance sociopolitique de l’utopie, mais nous ne comprenons pas encore de « quoi » il s’agit. Nous ne connaissons que la fonction de l’instrument, mais pas encore ce qu’il est; de sorte que si cet instrument en venait à ne plus être nécessaire, comment pourrions-nous alors concevoir ses autres possibilités ? Cette critique nous ramène aux nombreux débats sur les théories de la connaissance à travers l’histoire. Pour comprendre comment accéder à la connaissance (de l’utopie dans ce cas), doit-on la comprendre de manière épistémologique ou ontologique? Sans entrer dans les particularités de ce débat – qui pourrait en soi faire l’objet entier de cette réflexion –, nous désirons tout de même affirmer notre position sur le sujet: la nature ou l’essence de l’objet en question permet non seulement de connaitre son utilité éventuelle, mais surtout toutes les possibilités polymorphes qui auraient été écartées dans une compréhension purement épistémologique de celui-ci, c’est-à-dire qui porte sur la connaissance et non plus sur la compréhension de son essence. Conséquemment, l’ontologie est selon nous la meilleure perspective pour saisir l’entièreté de l’objet d’étude209. En connaissant dorénavant quels sont les mécanismes et éléments rendant la tâche de conceptualisation ardue, il nous semble désormais possible de tenter le coup. À ce jour, nous ne savons toujours pas ce qu’elle est, mais 208 Même si cette dimension n’est pas nommée telle quelle. Certes, l’épistémologie et l’ontologie n’entre pas en concurrence. L’étude de l’être des choses et celle de la connaissance que l’on peut en avoir sont complémentaires. On ne peut parler de l’être sans parler de notre capacité à connaître, et vice versa. Le réel débat auquel nous faisons référence porte sur la primauté de l’un sur l’autre. 209 127 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel tout au plus ce qu’elle fait ou encore ce qu’elle n’est pas. Pour revenir à notre énoncé de thèse, ce flou persistant (voire volontaire dans certains cas) nous semble être ce qui empêche l’utopie de prendre assise au cœur du politique, d’un vivre-ensemble si primordial lorsqu’il s’agit de penser et de constituer un contrat social viable et non fluctuant. Comme nous l’avons vu précédemment, le manque de consensus entourant la définition de l’utopie semble faire l’unanimité des utopilogues210 pour qui il est impossible d’y apposer une définition convenant à tous. Mais étrangement, la problématisation de cette dissémination n’est que très rarement soulevée. N’est-ce pas en soi un problème majeur de l’utopie ? Ne faudrait-il pas, comme le dit Bergson, « aller chercher l’expérience à sa source, ou plutôt au-dessus de ce tournant décisif où, s’infléchissant dans le sens de notre utilité, elle devient proprement l’expérience humaine211» ? Pour y répondre et entrer dans la source de l’expérience, la deuxième hypothèse de ce travail préconise une proposition de définition de l’utopie. À la suite de notre critique sur l’état actuel des connaissances, nous devons à notre tour tenter d’y réfléchir par nous-mêmes. Cette deuxième hypothèse est dite suggestive, car elle « suggère » une résolution de la question de recherche. Cette approche constitue en quelque sorte notre proposition – du moins sous forme d’hypothèse puisque ce travail n’est que l’amorce d’une plus grande réflexion à venir, et ce, en toute humilité. Conséquemment, nous essaierons dans un premier temps de sortir de l’analyse fonctionnelle pour aborder l’analyse conceptuelle de l’utopie, ceci dans l’objectif de lui [re]donner sa dimension généralement manquante. Pour y parvenir, nous entamerons un processus par lequel le lien entre le concept (l’envolée) et la notion (l’ancrage) pourra se réaliser compossiblement212. En somme, notre deuxième hypothèse s’aventurera vers une conception de 210 Op.cit. Macherey, Riot-Sarcey, Mercluze, Paquot. BERGSON, Henri. Mémoire et matière. p.205 212 Voir la référence à ce sujet dans l’exorde. 211 128 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel l’utopie qui pourrait légitimer définitivement le type de pensée et d’agir qu’elle permet d’engrener. Comme nous l’avons vu dans le deuxième chapitre de la Première partie, certains penseurs se sont attardés à l’étude de sa dimension créative. Toutefois, trop peu ont tenté de voir le lien qui unissait ces deux dimensions comme étant constitutifs de sa réalité, de son entièreté. Pour obtenir cette unité, il faut selon nous poursuivre l’étude du concept qui a été déjà entamée213. Jusqu’à ce jour, nous avons classé les études sur le sujet suivant deux positions majeures : soit celle de ceux qui rejettent le concept, et donc sa dimension créative, ou celle de ceux qui rejettent son autre dimension pour ainsi lui donner uniquement sa puissance immanente. Notre énoncé de thèse postule toutefois qu’elle est synchroniquement les deux, désordonnée, irrégulière, le tout dans un équilibre mouvant et émulatif. L’utopie a cette immense qualité d’être bidimensionnelle214. Car, à chaque moment de l’histoire où une utopie a vu le jour sous une forme x, nous devrions pouvoir déterminer ce qui, en fond de trame, a été l’élément propulseur, son élan. Ce fond ne correspond pas aux valeurs ou aux contextes politiques propres à telle ou telle émergence utopique, puisque ceuxci établissent plutôt les paramètres de la forme utopique. Malheureusement, très rares sont les études qui traitent de la richesse de cette simultanéité. Et si la question n’était pas celle de sa réalisabilité, mais avant tout celle de son tout215? Lorsque l’utopie est incomplète – qu’elle ne se théorise et ne s’effectue que sur l’une de ses deux dimensions – elle court perpétuellement le risque d’une usurpation, car les formes de l’utopie correspondent aux désirs relatifs et subjectifs de transformations, subversifs ou autres. Certes, l’utopie appelle une 213 Op.cit. Schérer. Utopies nomades. Nous parlons ici d’une dimension et non pas (encore) d’une structure. En effet, nous pourrions croire que, comme l’atome qui a un double état (onde ou particule), elle serait davantage bistructurelle que bidimensionnelle. Toutefois, pour qu’il y ait structure, il doit y avoir une dimension dans celle-ci. C’est la raison pour laquelle nous désirons avant tout établir les dimensions, pour que la structure puisse éventuellement être réfléchie. 215 Il ne faut pas ici confondre la totalité du tout avec l’utopie totalitaire, car cette association provient d’un glissement de sens rendu possible justement par l’éclatement notionnel. 214 129 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel appropriation subjective et relative au contexte social, politique et historique. Mais pour que cette appropriation soit légitime, nous pensons qu’elle doit avoir un socle universel. En d’autres termes, elle serait l’unification du général et du particulier qui caractérise le vivre-ensemble social et politique ; de là sa compossibilité. Le problème majeur provient du fait qu’actuellement, elle est plus souvent qu’autrement que fonction – comme nous l’avons énoncé dans la première partie. En laissant de côté le fond, seules les formes la caractérisent et elle ne représenterait qu’une manière de vouloir « mieux ». La question se pose alors : suivant quelle morale et quelle éthique le « mieux » sera-t-il défini ? Inéluctablement, ce mieux se rapportera toujours au contexte spécifique où cette question se posera ; de là le risque d’usurpation ou de glissement idéologique totalitaire. Pour comprendre l’utopie dans toute sa complexité, nous proposons plus spécifiquement de l'étudier selon trois paramètres : son concept, son ancrage et la jonction entre les deux. Nous verrons d’abord que l’essence de l’utopie est sa dimension créative. Pour l’expliquer, nous irons du côté de l’ontologie : temporalité du présent, oubli vital et élan originel nous permettrons de comprendre qu’à la base du concept d’utopie il y a une dimension ahistorique216 et que c’est en [r]établissant celle-ci que l’utopie peut devenir pérenne. Toutefois, contrairement aux penseurs qui ont abordé l’utopie comme une simple pensée, nous suggérons ici qu’elle est également action, et que cette action doit s’inscrire dans un temps historique appartenant au moment de son ancrage, de sa tentative d’existence. En ce sens, son action se déroule en réaction; cette dimension réactive symbolise l’inscription de l’utopie dans un temps historique donné, les contours de son historicité. 216 Voire suprahistorique au sens où elle n’est pas en marge de celle-ci, mais bien autre. 130 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel Sans rien lui enlever, il faudra plutôt l’enrichir; car elle est l’action d’une pensée, ce qui signifie que l’on doit à la fois se pencher sur la nature de sa pensée et sur celle de son action. L’élément central, celui qui fera advenir l’utopie, n’est pas la simple existence des deux dimensions, car celles-ci ne représentent pas encore un « lieu » : c’est la jonction des deux qui façonne l’espace d’un topos où l’utopie adviendra. Son concept ne sera envisageable que dans ce lieu où immanence et transcendance se rejoignent, où territorialisation et déterritorialisation se complètent. Elle est d’abord et avant tout un concept grâce auquel elle devient elle-même « envisageable ». Elle détient pensée et action, mais elle est également cette présence des deux. Son lieu ne saurait être l’un ou l’autre, mais bien la cohérence des deux, ou plutôt la chaohérence, puisque nous n’accordons pas de hiérarchie systématique. En ce sens, elle s’engendre sous l’effet de sa propre logique de l’agir… Cette deuxième partie s’attardera au travail de conceptualisation et notre énoncé de thèse y sera également approfondi. Plus spécifiquement, cette partie se divise en trois chapitres. Le premier est sans doute le plus escarpé, puisqu’il concerne directement l’aspect manquant de l’utopie, soit sa dimension créative, son immanence. Le second expliquera la pertinence et la nécessité de la dimension réactive de l’utopie tout en démontrant que la seule présence de cette dimension n’est pas suffisante. Ces deux premiers chapitres nous permettront d’arriver à la formulation d’une définition; celle à laquelle nos recherches nous ont menés, celle de l’utopie bidimensionnelle : sa définition transversale. Pour permettre une meilleure compréhension, nous les mettrons en lien avec l’œuvre de Charles Fourier, puisqu’il a précisément élaboré sa pensée de manière bidimensionnelle. L’exemple de Fourier constituera notre troisième petit chapitre dans lequel nous exposerons de quelle manière son œuvre rencontre les critères de notre définition transversale et contient les dimensions créative et réactive. Suivant notre définition transversale, la présence de ces deux dimensions nous permet d’octroyer le titre d’utopie à son œuvre. 131 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel CHAPITRE 1 : L’utopie créative « L’utopie est à réinventer, pas à renaître217 » Qu’est-ce donc que cette dimension dont nous discutons depuis le début? Simplement : une motivation philosophique à la base de tout le reste. Nous entendons par motivation philosophique une disposition particulière envers la vie, voire plus précisément le sens qu’on lui donne. Elle s’articule grâce à la dynamique que nous créons entre les concepts ; et produit ainsi notre manière de percevoir le monde218. Bref, c’est un art créateur de réalité affective et effective. Cette motivation philosophique découle inévitablement de notre position ontologique, au sens où tout dépend de la manière dont nous considérons l’irréductibilité de l’être. Qui sommes-nous et comment nous réalisons-nous. Toutefois, pour répondre au sens le plus profond à cette question, nous devons faire fi de notre réalité matérielle pour dégager l’essence de l’être de manière atemporelle et ahistorique. En d’autres termes, une motivation philosophique est par essence ahistorique, car elle est ontologiquement indépendante et irréductible. En d’autres termes, être ahistorique signifie qu’on est hors du temps historique. En ce sens, pour qu’une motivation philosophique soit réellement ahistorique elle doit se situer dans une temporalité spécifique que nous développerons dans les pages à venir : la temporalité de l’oubli, puisqu’elle est la seule nous permettant la sortie réelle de ce temps historique. La motivation philosophique que comporte l’utopie représente son élan, sa temporalité, son essence; c’est ce que nous avons appelé la dimension ontologique et immanente de l’utopie que nous tenterons d’établir et d’expliquer dans ce chapitre. 217 . Op.cit. Paquot. Utopies et Utopistes. p.16. (en parlant de Sloterdijk). Op.cit. Deleuze et Guattari. Qu’est-ce que la philosophie. Conséquemment, le sens que nous lui octroyons est indirectement inspiré d’une interprétation deleuzienne de la philosophie. 218 132 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel Malgré les débats entourant sa nature et sa définition (que nous avons vus dans la première partie), l’utilisation du terme utopie désigne habituellement un projet ou une expérimentation sociale qui tente d’élargir, voire d’habiter les marges du système social dans lequel ils s’inscrivent. L’utopie est « l’autre voie ». Sur ce point il semble y avoir consensus. Mais il faut selon nous trouver derrière les projets et propositions utopiques une position philosophique affranchie et non contingente de l’époque dans laquelle elle se réfléchit. Une position qui serait avant tout un art de vivre qui nous permette ainsi de transcender le temps historique, elle serait atemporelle au sens où elle n’appartient à aucune époque219. Cette dimension va bien au-delà des valeurs et de la morale qui sont subordonnées à l’histoire. Pour parler de l’aspect créatif de l’utopie, il faut que cette création ne soit pas déjà en relation avec son objectif, soit celui de l’ancrage (qui lui dépend du contexte sociopolitique et historique). Elle est donc philosophie de vie. Notre critique devient ici notre « proposition » : avant qu’elle connaisse l’objet sur lequel elle devra réagir, l’utopie exige préalablement une motivation philosophique, sans quoi le projet ou l’expérimentation relèverait davantage d’une réaction, d’une « indignation », et ne serait pas encore utopie. Certes, s’indigner peut sembler nécessaire en tant que moteur d’actions. Quels sont les critères sur lesquels nous nous basons pour définir que la situation est inacceptable et exige un état d’indignation ? Derrière l’indignation, n’y a-t-il pas justement à la fois une définition de ce qui est juste et une position sur la nature humaine? Quelle peut être une motivation philosophique ahistorique à partir de laquelle nous pouvons ou devons réagir dans un contexte historique? Pour l’expliquer autrement, une motivation philosophique telle que nous l’entendons relève de l’ontologie. Elle se distingue de la théorie. L’ontologie ne s’intéresse pas au devenir, alors qu’une théorie y est rattachée. 219 De plus, une motivation philosophique est généralement rattachée à une conception anthropologique de l’être humain; c’est du moins ce que nous tenterons de démontrer dans cette partie. 133 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel Du grec theorein220 cette dernière est un ensemble d'explications, de notions ou d'idées sur un sujet précis, pouvant inclure des lois et des hypothèses, induites par l'accumulation de faits trouvés par l’observation ou l’expérience221. Elle comporte intrinsèquement l’expérience, ce qui signifie en quelque sorte un « déjà vécu ». De plus, elle sert à quelque chose, elle a nécessairement une fonction, celle de l’accroissement du savoir222 – puisqu’elle cherche à rendre compte de la réalité, au sens où elle fonctionne par observation/conclusion. De son côté, l’ontologie ne peut se réclamer de cette utilité ; là n’est pas son objectif. Elle s’intéresse aux propriétés de l’être en tant qu’être. Elle nous permet de comprendre l’essence des choses et n’interagit pas encore avec l’expérience – donc le temps historique –, car elle est indépendante des déterminations particulières. Pour être, elle n’a pas besoin d’être en discussion avec le temps, puisqu’elle est toujours dans un présent. Ceci peut sembler paradoxal, mais la distinction deviendra ici essentielle. Le temps ne peut se concevoir qu’avec une logique linéaire passéprésent-futur, ce qui inclut l’expérience et donc une certaine mémoire. L’ontologie ne se meut pas ainsi, elle se dispose pour et dans le présent. C’est ce rapport au présent qui nous permet d’introduire sa branche temporelle sous forme de temporalité plutôt que sur celle du temps. En ce sens, la temporalité constitue un espace primordial dans lequel il est possible de parler de la dimension créative de l’utopie. Plus spécifiquement, c’est avec la temporalité de l’oubli telle que développée par Nietzsche que nous pourrons comprendre en quoi une motivation philosophique est nécessairement historiquement « détachée ». La temporalité de l’oubli est la disposition nécessaire pour saisir ce qui est irréductible, ce qui est sans mémoire, sans histoire. 220 Stricto sensu, le mot théorie vient du mot theoria qui a d’abord signifié le fait d’être spectateur, puis le fait de voir, puis contemplation et observation. 221 BAUMGARTNER, Emmanuel et Philippe MENARD. Dictionnaire étymologique et historique de la langue française. p.778. 222 LAVEAULT Dany. Qu’est-ce qu’une théorie. 1997. Par la prédiction et la clarification des phénomènes entre autres. 134 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel En somme, l’utopie création n’est nulle autre qu’une motivation philosophique qui mène à un certain type d’action en réaction. Elle est l’agir permettant l’action. Cette action se matérialisera en réaction aux failles observables dans un contexte historique spécifique. En ce sens, elle est un agir créateur. Elle est l’élan, au sens où celui-ci est une des caractéristiques premières d’une motivation philosophique. Mais rappelons qu’ici, nous ne voulons pas attribuer une position particulière et définie à l’utopie au sens où nous ne désirons pas ici proposer un exemple d’utopie. En ce sens, nous ne désirons pas aborder l’aspect éthique de celle-ci. Le but spécifique est de donner une définition transversale, qui déboucherait sur une grille d’analyse de l’utopie. Plus précisément, l’objectif de ce premier chapitre est principalement de démontrer l’importance de la temporalité de l’oubli comme condition sine qua non de la dimension créative; ou, pour le dire autrement, que la temporalité de l’oubli est la « porte d’accès » à la reconnaissance d’une position ontologique préalable à l’action concrète qu’appelle toute utopie dans son autre souffle. Critérisation : extériorité et progrès Avant d’entrer dans les dispositions nécessaires au concept, nous devons brièvement repérer les deux critères les plus fréquemment associés à l’idée l’utopie pour comprendre en quoi ceux-ci ne font pas inéluctablement partie de son concept. Il s’agit des notions d’extériorité et de progrès. La raison est fort justifiable : durant les premiers temps de cette recherche, ces critères nous ont posé certains problèmes. Cherchant son essence, nous étions constamment ramenés à ceux-ci comme éléments incontournables pour saisir sa nature « objective ». Ne nous satisfaisant pas de la définition classique d’une cité idéale, extériorité et progrès nous semblaient être les seuls concepts à pouvoir être explorés. 135 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel L’extériorité serait semble-t-il l’une des composantes inhérentes à l’idée d’utopie223. En effet, l’une des tendances est d’y voir quelque chose d’extérieur au monde réel, hors temps, hors espace. Ce réflexe est aisément explicable par l’acceptation étymologique dominante du suffixe ou devant le topos (nul lieu)224. Si le lieu n’est pas, il ne peut de ce fait être dans, mais plutôt hors, donc ailleurs. Mais ceci provient selon nous de l’analyse fonctionnelle de l’utopie, car aborder l’utopie en tant qu’instrument pour en dégager le concept tend à lui accorder une certaine extériorité – et devient par le fait même une analyse purement objective. En ce sens, partir de la notion, du sens commun ou de l’utopie-fonction, fait d’elle un concept instrumental puisque sa nature propre n’existe pas dans cette démarche ; elle est déterminée et contingente225. L’extériorité attribuée à l’utopie pose en ce sens un certain problème : en extériorisant l’utopie nous l’opposons au réel, nous l’instrumentalisons. Pour l’expliquer autrement : être extérieur signifie soit la disparition de ladite chose (puisque hors du Tout) ou alors son recul dans l’objectif de servir d’outil face à ce Tout (donc une composante en retrait, en marge, mais toujours reliée à ce Tout). Bref, si nous acceptons l’idée de l’extériorité, c’est en tant qu’outil. Ce faisant, elle « sert » à quelque chose. L’extériorité ne peut selon nous faire partie des critères pour établir un concept quelconque. La fonction de l’utopie est une de ses composantes, son objectif normatif, mais ceci ne fait pas de l’utopie un concept. L’extériorité ne peut qu’être extérieure au présent, car la distance intrinsèque à celle-ci signifie « se tenir séparé226» et « réalise aussi l’idée 223 PETRUCCIANI, Alberto. La destruction du discours utopique entre XIXe et XXe siècle.1986. Et LEBRUN Jean-Pierre. L'utopie mortifère de notre fin de siècle. p.89 224 Même si nous avons mentionné le flou étymologique entre le Eu et le Ou, c’est ce dernier qui prévaut et qui persiste dans les analyses. C’est d’ailleurs entre autres ce qui permet de penser l’extériorité. 225 FREITAG, Michel. L’oubli de la société. Pour une théorie critique de la postmodernité. 2002. Notons surtout que l’hypothèse – affirmant qu’un concept devient instrumental lorsque qu’investit en tant que notion en premier lieu – prend source dans une approche que certains qualifient de postmoderne. 226 GRAWITZ, Madeleine. Lexique des sciences sociales, p.125 136 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel d’“écart” sur un plan temporel227». Toute forme de séparation nécessite une exclusion entre ce qui est là et ce qui est loin ; donc pas ici. Partir de l’extériorité pour comprendre l’essence de l’utopie la déconnecte du même coup de ses composantes. Ce qui nous semble problématique dans cette tendance à affirmer l’extériorité comme composante intrinsèque est le statut même de l’utopie : en acceptant l’idée qu’elle est extérieure, nous accepterions qu’elle ne soit qu’une partie de quelque chose. Puisque nous envisageons d’utiliser la compossibilité comme fondement de la définition transversale de l’utopie, nous rejetons du même coup qu’elle puisse être envisagée comme partielle. Elle n’est pas la partie de quelque chose, elle est un tout – qui ne peut logiquement accepter que quelque chose n’en fasse pas partie, puisqu’il est nécessairement entier. De plus, parler d’extériorité – ou d’un ailleurs – implique aussi l’idée d’un recul. Celui-ci peut avoir deux motifs: reculer dans l’objectif de se retirer ou encore de poser une action. Dans le premier cas, le recul produit par la mise en extériorité finit par opérer sa disparition. Dans le deuxième, l’action devra nécessairement perfectionner le présent, le rendre plus complet, plus parfait. Pour le perfectionner, il devra lui « ajouter » quelque chose; et ce quelque chose – puisqu’absent pour l’instant – est en devenir. Le recul produit par la mise en extériorité est en quelque sorte « stratégique » : il faut observer de loin l’objet dans le but d’analyser la meilleure manière d’agir sur lui. Cette action se déroulera sur le présentement-là pour l’amener vers un idéalement-là. En ce sens, ce type d’extériorité découle d’un arrière-plan téléologique. Ce n’est pas le processus comme fin en soi, mais plutôt l’idée d’aller vers un idéal. Dans les deux cas – soit reculer pour disparaître ou pour ajouter –, l’extériorité sert à quelque chose. Son but est déjà fixé : elle tend vers le fonctionnel et le notionnel. Ce critère devient alors une des composantes de l’utopie réaction, et en ce sens, ne peut faire partie de l’immanence de sa dimension créative. Conséquemment, si critère d’extériorité il y a, il serait 227 Op.cit. Rey. Dictionnaire historique de la langue française. p.1105 137 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel l’une de ses composantes « effectives228» qui permettent la mise en forme du concept; soit le deuxième moment et non l’envolée du concept, son fond. Il s’ensuit que nous ne pouvons partir de ce critère pour entamer la conceptualisation, sans quoi elle deviendrait prisonnière du projet qu’elle porte229. Dès lors, nous pouvons comprendre pourquoi la notion de progrès est elle aussi si souvent reliée à l’utopie – puisque le progrès implique essentiellement un avancement vers quelque chose à « améliorer »230. Par son objectivité réclamée, elle exige une rupture avec l’histoire pour se placer hors d’elle et pouvoir y [re]pénétrer. Conséquemment, l’extériorité aspire au progrès de l’histoire. L’idée de progrès s’appuie sur cette extériorité au sens où, comme le dit Baczko « le progrès en utopie se veut une rupture avec le passé. Une fois qu’on a réussi à faire coïncider les valeurs et le devoir-être avec les réalités sociales, l’histoire repart à zéro ou, si l’on veut, recommence à partir de vrais commencements231 ». Le grand projet de l’histoire peut alors s’entreprendre232… Avec l’extériorité, l’utopie est avant tout un projet au sens où une utopie-projet exige effectivement une certaine extériorité, car celle-ci permet la rupture avec histoire pour la faire progresser. Mais le progrès ne peut non plus être pris comme plan d’immanence, car il ne peut à la fois créer et servir un quelque chose. Voyons-le ici dans sa définition première, c’est-à-dire comme 228 Par composante effective, nous désignons « qui produit un effet ». En étant l’instrument de la production de l’utopie, l’extériorité se trouve à être dans sa dimension matérielle et non plus conceptuelle tel que nous l’entendons. 229 Au sens où la conceptualisation est la mise en lien entre les deux moments qui font un concept, soit l’envolée et l’ancrage. En faisant partie du moment de l’ancrage, l’extériorité ne peut être le point de départ de la mise en lien (puisqu’il apparaît après coup). 230 Op.cit Baumgartner et Ménard. Dictionnaire étymologique et historique de la langue française. p.638. Progrès (du latin progressus) = marche en avant, développement des choses, accroissement. 231 Op.cit. Baczko. Les lumières de l’utopie. p.171 232 Fait tout de même intéressant et non négligeable, avec ce type de rapprochement entre extériorité et utopie, la marche du progrès n’amène plus nécessairement un commencement de l’histoire puisqu’elle appelle un [re]commencement. Elle réagit sur ce qu’elle voit. 138 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel « le premier état d’un travail233». La sortie de son état est inscrite dans sa nature même : il doit se réaliser; il marche en avant, vers sa réalisation. Synonyme d’accroissement, il signifie également « augmentation des biens234», crescere progressus235. En d’autres termes, il marche vers une augmentation, se gonfle à mesure; bref il augmente son histoire. Le progrès ne nous éclaire pas plus sur la nature de l’utopie, car il ne se situe pas dans un plan d’immanence. Il détient une temporalité portée sur l’avenir; au sens où il dialogue avec les autres temps, mais se rattache principalement à l’avenir comme le dit bien Baczko : « les idéologies du progrès ne cherchent pas seulement à interpréter le passé, mais aussi, sinon surtout à éclairer le présent ainsi qu’à annoncer l’avenir236». Pour ces raisons, nous ne considérons pas les notions d’extériorité et de progrès comme une motivation philosophique à proprement parler, mais tout au plus une théorie237 au sens où dans les deux cas l’observation mène à une conclusion : le déjàvécu est nécessaire pour qu’extériorité et progrès puissent s’accomplir. Nous devons ainsi délaisser ces deux critères pour tenter d’élaborer les concepts permettant à l’utopie de s’ancrer dans son caractère créatif non encore vécu. Pour que notre définition transversale puisse s’établir, nous visiterons d’abord la temporalité de l’oubli de manière à développer l’ontologie de l’utopie, soit sa motivation philosophique, celle de son étant. Terre première. 233 Op.cit Baumgartner et Ménard. Dictionnaire étymologique et historique de la langue française. p.638 234 Ibid. p.213 235 Op.cit. Gauchet. Visages de l’autre : La trajectoire de la conscience utopique. p.113. Tout comme l’idée de la conscience de la progression de l’histoire de Gauchet que nous avons vue dans la première partie. 236 Op.cit. Baczko. Les lumières de l’utopie. p.154 237 Car des notions ne peuvent pas constituer une position philosophique ; elles peuvent tout au plus faire partie ou être utilisées dans une position philosophique. 139 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel 1. Temporalité « Grâce à l'utopie, en elle, le présent s'arrache à son immobilisation, à sa fixation ponctuelle qui est l'autre face de sa fuite incessante dans le maigre temps qui forme le cours de l'histoire. Il prend une extension insolite, s'enrichit de toutes les virtualités inexplorées. C'est là son survol du réel pétrifié. Il “allège” ce que le réel “aliène” 238». Le temps. Presque inévitablement, l’utopie nous y renvoie puisque son étymologie est ficelée à l’espace. Mais pour comprendre le lien entre utopie et temps, nous devons d’abord parler de temporalité, puisque celle-ci est ce qui nous fait vivre et ressentir le temps, et donc assoit notre rapport à ce dernier. En ce sens, nous explorerons l’hypothèse selon laquelle la temporalité est ce qui pourrait être notre rapport à l’utopie. Sa capacité à nous mettre en lien avec le temps et à nous mettre en rapport avec l’utopie pourrait bien faire d’elle ce qui « assemble » l’envolée et l’ancrage du concept ; c’est-à-dire le socle de la conceptualisation. Dans l’exorde, nous avons expliqué en quoi les concepts sont intrinsèquement reliés au temps. En ce sens, la conceptualisation de l’utopie exige une temporalité spécifique : celle de l’oubli, que nous développerons dans ce chapitre. Pour créer – et donc être – elle doit n’exister qu’en ellemême, sans mémoire, c’est-à-dire sans égard au poids de l’histoire qu’on lui impose couramment et qui la fixe dans sa fonction. Car à la base, avant de prendre forme dans un présent déterminé par les autres temps, elle est polymorphe et son potentiel l’est tout autant. Pour mieux saisir en quoi l’oubli jouera un rôle central, nous devrons faire un détour vers l’oubli de la mémoire, car ce n’est qu’en échappant à cette dernière que nous pourrons nous placer au cœur d’un présent que nécessite la conceptualisation. À la fois position ontologique et processus, nous espérons 238 Op.cit. Schérer. Utopies Nomades. p.60 140 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel que cette temporalité nous permettra de répondre en partie à la problématique de ce travail. Il s’agira pour nous d’arriver au premier moment du concept, soit son envolée, son élan ; car une fois l’utopie conceptualisée dans une immanence elle préserve sa raison d’être – puisque « complète » comme nous le postulons. Pour bien développer une définition transversale comme nous proposons de le faire, nous devons d’abord mettre la temporalité en contexte, puisque l’utopie « désigne la manière dont la pensée, ainsi que les concepts, se déployant dans l’immanence de la pensée, se rencontrent avec le présent239». Conséquemment, discuter de temporalité nous semble indispensable si nous voulons placer l’utopie dans son plan d’immanence; c’est-à-dire dans son advenir potentiel240. En effet, ce plan est libre et ne contient plus l'impératif de « mettre de l’ordre dans le chaos » – puisqu’il ne cherche pas un but fixe outre d’être une disposition : celle de la volonté comme mouvement en soi (et non plus un désir cherchant à devenir autre). La temporalité de l’utopie est particulière. Elle pénètre à la fois l’essence de celle-ci et son inscription historique; elle compose de cette manière les deux dimensions que nous tentons justement d’établir. Mais dans un tout premier temps, nous devrons dessiner les pourtours de celle-ci dans l’optique de comprendre sa richesse et sa contribution dans le développement plus large du concept d’utopie. De plus, nous proposons d’examiner une temporalité spécifique : celle du présent qu’apporte l’oubli ou temporalité de l’oubli qui permet l’ouverture simultanée du plan d’immanence et d’un plan transcendant. Ce double plan – que consent la temporalité de l’oubli – est ce qui nous permet d’envisager le concept d’utopie. 239 240 Op.cit. Schérer. Parcours critique. p.214 Comme nous l’avons expliqué en première partie, chapitre II, p.59 141 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel Habiter le présent241 Nous devons tout d’abord donner des précisions quant au concept même de temporalité. De façon générale, nous entendons par temporalité notre rapport au temps, ou plus précisément, le rapport que nous entretenons face aux temps passé, présent et futur. Ce rapport de l’être et du temps se déroule toujours dans l’actuel au sens où nous vivons au présent conformément à ce lien. Certains l’abordent comme une manière d’habiter le présent, au sens où elle serait une « dimension de la conscience : sa façon d’habiter le présent en retenant le passé et en anticipant l’avenir. Elle n’est pas la vérité du temps, mais sa négation. Ce n’est pas le réel, mais notre façon de le vivre ou de l’imaginer242». Dans le cadre de ce travail, il importe de bien cerner l’angle sous lequel nous abordons ce concept, puisque la temporalité sera un des critères les plus importants quant à notre perspective utopique comme le dit si bien Schérer : « Contingence essentielle par où l'imprévisible utopique participe au jeu, au coup de dé auquel est suspendue l'Histoire et qui, par­delà elle, lui permet de toucher une temporalité plus profonde, sans programmation, sans précipitation dans laquelle l'historique est emporté. Contingent, l’événement utopique a tout son temps, tout le temps pour lui. Ce qui n'empêche que, simultanément, il soit, en tout temps, tout instant, à la fois requis et possible. Une tension, un paradoxe constitutif de l'utopie au moment où elle se formule, à la fois comme impératif dans le temps présent et comme pouvant attendre; exigence temporelle. (…) C'est au sein seulement, dans son moment naissant que l'utopie explose et se conserve, quoi qu'il arrive après243 ». Selon notre angle de recherche, la temporalité ne représente point une période historique. Elle est une attitude vis-à-vis du présent, un ethos ; c’est un mode d’être dans le temps présent, et non une façon de concevoir le temps244. La façon d’habiter le présent s’établit selon le rapport que nous entretenons 241 COSSETTE-TRUDEL, Marie-Ange. La temporalité de l’oubli ou le présent politique. 2007. 242 Op.cit. Comte-Sponville. Dictionnaire philosophique. p.567 Op.cit. Schérer. Utopies nomades. p.31 244 RUBY, Christian. Qui sommes-nous à ce moment précis de l’histoire ? 2004 243 142 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel avec les temps passé, présent et futur; notre ancrage au présent dépend de l’importance relative que nous accordons à ces temps. Admettre une prédominance du passé détermine la façon dont nous vivons actuellement, présentement. En effet, concéder aux valeurs passées la normativité qui détermine la manière de vivre aujourd’hui n’a pas le même impact que de vivre le présent en fonction de ce que nous souhaitons qu’il advienne. Ainsi, les approches messianiques ou encore téléologiques se fondent également sur une temporalité dans la mesure où le mode d’être au présent est toujours influencé par le lien qui unit ce dernier avec les autres temps. Pour mieux saisir la temporalité, il importe surtout d’opérer une distanciation entre ce concept et celui de l’historicité. Si l’historicité représente « les différentes formes que prend l’histoire en se déplaçant245», la temporalité devient effectivement une de ses composantes. Par contre, si l’historicité est le mouvement dans le temps et la conscience de celui-ci246, la temporalité relève alors davantage du temps vécu, ou plutôt de la façon de le vivre. L’objectif est d’explorer les effets que peut avoir notre manière d’habiter le présent lorsque ce dernier est le point d’envol vers les autres temps. En ce sens, nous essaierons de voir si le présent peut être ou non dégagé de toute contingence face aux autres pôles temporels, ou, pour le dire autrement, s’il peut être évacué de la logique tripartite passé-présent-futur. Il ne s’agit pas d’abolir les autres temps, ni même de nier leur existence, mais bien d’explorer le présent lorsqu’il est en relation avec lui-même, en tant que point d’origine et d’arrivée. Le concept d’historicité renvoie à une problématique que dépasse le seul devenir humain : « l'historicité consiste à s'interroger sur soi. Donc il faut interroger l'humain en tant qu'il est interrogation de soi247». Mais l’historicité en tant que retour à et sur soi réfère davantage à une historicité de l'esprit qu’à 245 MEYER, Michel, Questionnement et historicité. p.235 MARCUSE Herbert. L’ontologie de Hegel et la théorie de l’historicité. p.85 247 Op.cit. Meyer. Questionnement et historicité. p.407 246 143 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel un mode d’être. En d’autres termes, la temporalité est l’acte d’être alors que l’historicité est la pensée d’être. La première se réfère à la façon d’habiter le présent et la seconde est la façon de concevoir le temps. Pour bien comprendre cette distinction, nous devons tout d’abord préciser que le présent n’est pas considéré comme simple passage entre le passé et l’avenir. Le présent n’est pas le temps, il est « constitutif de la réalité du temps248» ; c’est une « permanence dans le devenir temporel, ou un participant de l’éternité. Le présent ne fait pas partie du temps; il est la confrontation de tous les moments du devenir avec l’éternité249». De son côté, l’historicité appelle nécessairement un temps historique, englobant implicitement un avenir – car le terme « historique » ne peut être appréhendé sans inclure une certaine linéarité, ou du moins l’entretien d’un certain rapport entre le passé et l’avenir puisque l’historicité est « le caractère de ce qui vit, non pas dans l’instant ou dans l’éternité, mais dans le temps historique250». Lorsque le présent est sis dans l’historicité, il s’oriente vers un devenir, ce qui fixe et cristallise potentiellement le présent dans un rôle [pré]défini. Dès que le rapport au temps est délaissé en faveur d’un rapport au présent, le passé et l’avenir n’ont plus la même ascendance sur l’attitude à l’égard du présent. Dans une conception classique – ou historiciste – du présent, celui-ci est l’élément central, une sorte de mitan à l’intérieur d’une conception globale du temps, mais sans être pour autant l’élément nodal à partir duquel le temps peut se déployer : « Il n’y a de présent (humain) qu’en tant que ce présent a un avenir et deviendra lui­même un passé […]; l’homme vit toujours en avant de lui­ même, dans le dépassement de lui­même : si bien que l’historicité paraît 248 FOULQUIÉ, Paul et ST-JEAN, Raymond. Dictionnaire de la langue philosophique p.566 249 250 LAVELLE, Louis. La dialectique du monde sensible. p.220 Op.cit. Meyer. Questionnement et historicité. p.408 144 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel d’abord être inverse de l’histoire, car l’histoire n’est­elle pas la connaissance du passé, tandis que l'historicité se réfère à l’avenir ? 251 » Certes, le temps présent n’advient que lorsque l’on reconnaît sa valeur temporelle, tout comme le temps passé ou le temps futur. Mais, la temporalité du présent ne signifie pas ici le temps présent, car l’utilisation du concept de temporalité désigne une attitude, un mode d’être. La distinction est primordiale pour comprendre de quelle façon la temporalité peut être considérée en tant qu’ethos, car le temps présent ne prescrit pas de facto un mode d’être-auprésent. Il ne s’agit pas de nier le passé et l’avenir, puisque ces pôles sont tout de même constitutifs de l’être au présent ; mais ici, l’importance est plutôt attribuée à cet être au présent parce qu’il détient le potentiel de vivre ce présent dans son dynamisme intégral. Ce rapport au présent ne mène pas fatalement à un présent autarcique, voire individualiste – critiques d’ailleurs souvent adressées lorsqu’il s’agit de valoriser le présent252 –, car il n’y a pas de négation des autres temps. Il s’agit en fait d’éviter une conception temporelle linéaire passé-présent-avenir pour mieux saisir en quoi le présent peut être partiellement extrait de sa dépendance à cette logique tripartite253. Dans un autre ordre d’idée, la conscience du temps nous permet une certaine compréhension et, comme le dit Husserl, comprendre quelque chose c’est en former temporellement l’idée, la temporaliser254. Mais la conscience du temps est historicité de la même manière que nous l’avons vue avec la conscience utopique. La conscience du temps relève de l’historicité alors que l’attitude face au présent relève de la temporalité. Le « temps » peut être historique, parce qu’expérientiel, cependant le « présent » ne l’est pas encore. Plus simplement, le rapport au temps renvoie 251 BREHIER, Émile. Transformation de la philosophie française. p.154-155 LAÏDI, Zaki. La tyrannie de l’urgence.1999. 253 HARTOG, François. Régimes d'historicité. Présentisme et expériences du temps. 2003. 254 HUSSERL, Edmund. Leçons pour une phénoménologie sur la conscience intime du temps. 1905. 252 145 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel davantage à l’historicité, à l’expérience, alors que le rapport au présent renvoie à la temporalité, à un ethos, une attitude spécifique, un mode d’être-auprésent255. L’acte de se temporaliser – qui relève de la conscience et donc de l’historicité – est un mouvement dans le temps, puisque cela signifie implicitement qu’il y a un va-et-vient entre le passé, le présent et le futur. L’historicité ainsi conçue appelle la connaissance et accorde une sorte de légitimité à l’histoire, or « dans le règne de la connaissance elle-même, il y a ainsi une faute originelle, c’est d’avoir une origine; c’est de faillir à la gloire d’être intemporel ; c’est de ne pas s’éveiller soi-même pour rester soi-même, mais d’attendre du monde obscur la leçon de lumière256». C’est en ce sens que la légitimité de l’histoire repose sur l’historicité. Pour traiter la problématique du temps sous un autre angle que celui de l’histoire, c’est préférablement à la temporalité qu’il faudra faire appel. Réfléchir le temps sans l’histoire lui permet de se détacher des engagements qu’il a envers celle-ci; et donc de son rôle purement instrumental, tout comme nous critiquions l’aspect fonctionnel de l’utopie. Mouvement et temporalité Définir cette forme de temporalité en tant qu’éthos consiste à redonner au présent ses lettres de noblesse dans une ère où ce dernier est pointé du doigt comme étant un des grands responsables de la désubstantialisation de la société et de l’individualité. Mais pour ce faire, il faut extirper le présent de toute systémie et de toute dialectique qui, elles, mèneraient soit à un cadre restreint soit à une synthèse. 255 Suivant cette logique, en affirmant que le rapport au temps est ce qui constitue l’être, Heidegger postulerait certainement que l’historicité est constitutive de l’être. Nous tentons ici de démontrer qu’un rapport au temps explique certes qui nous sommes, mais qu’un mode d’être au présent est ce qui détermine réellement nos actions. 256 BACHELARD, Gaston. L’intuition de l’instant. p.5 146 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel La temporalité n’est qu’un aspect du temps et n’est pas régie par la même logique que celle du temps, soit celle du mouvement vers sa réalisation (comme nous le disions précédemment en parlant du progrès). Au sens où nous l’entendons, le seul mouvement temporel de la temporalité est de se mouvoir au présent, en celui-ci. Il s’agit d’un processus ne visant aucune fin, aucun ailleurs, mais bien un processus comme fin en soi. L’important est de requestionner le rapport entre temps et histoire pour voir dans quelle mesure il est possible de s'enraciner dans un rapport au présent, et de voir si ce dernier comporte les conditions de possibilité de la création – c’est-à-dire de l’être dans sa potentialité. Pour certains, cette manière de voir la temporalité en tant qu’ethos pourrait paraitre hermétique et stérile. Toutefois, à bien y regarder, il n’y a pas de restriction dans la manière d’habiter le présent; c’est même au contraire une liberté totale d’être. Ce qui rendrait la temporalité hermétique serait justement de lui accoler des restrictions ou encore un territoire préétabli qui déterminerait sa manière d’être habitée. La temporalité, telle que nous l’entendons, n’est pas une perspective « présentiste », c’est-à-dire une certaine prépondérance de la catégorie du présent257. Certes, notre conception accorde une certaine amplitude au présent, mais contrairement au présentisme, la temporalité du présent reconnait qu’elle est marquée par les autres pôles du temps, sans toutefois y être assujettie, et elle postule l’éternellement présent – ce qui, en ce sens, ne pourrait relever du « présentisme » qui rejette la dimension d’éternité258. Ici, l’éternel est fertile et son issue demeure cependant polymorphe. Une des distinctions importantes provient du point de départ. Il ne s’agit ni du passé, ni de l’avenir, mais bien du présent. Ces autres temps ne doivent pas posséder de fonctions spécifiques sur le présent : ils ne 257 LOUIS, Annick. Régimes d’historicité, entretien avec François Hartog. 2004. BUSER, Pierre et DEBRU, Claude. Temps, instant et durée : De la philosophie aux neurosciences. 2011. 258 147 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel représentent qu’une sorte d’empreinte, et non une fonction. En ce sens, il ne s’agit pas d’un présent qui n'a d'autre horizon que lui-même comme dans le cas du présentisme259. Plus précisément, ce qui meut le présent n’est donc pas dépendant des autres temps dans la mesure où la réflexion sur ces derniers n’influence pas directement notre présent, mais plutôt notre « présence ». En somme, la temporalité telle que nous la présentons est une attitude, un mode d’être et non un simple rapport au temps, puisque ce dernier explique qui nous sommes; il y a réflexion par rapport à ce que nous avons été et à ce que nous serons. En ce sens, le rapport au temps est une sorte de relation entre le nous antérieur et ultérieur, ce qui détermine effectivement qui nous sommes actuellement. Inversement, un mode d’être au présent détermine nos actions, parce qu’il appelle le « nous » matériel, immédiatement en vie et en mouvement. Cette matérialité est action dans un présent absolu et éternel; plus encore, elle est l’action en tant que création brute. Pour accroitre son potentiel, la création doit être un mouvement au présent, un processus comme fin en-soi, et non un mouvement vers une finalité. La temporalité ne saurait être téléologique, car la création propre à celle-ci n’est pas orientée vers une extériorité, c’est-à-dire vers autre chose qu’elle-même. L’acte est l’objectif, sans résultante finale autre que cette action en tant qu’elle est acte. Au lieu d’une répétition, d’une imitation, d’un simulacre, c’est une nouveauté radicale qui émergera, permettant la possibilité de se mettre en mouvement pour agir260. Le mouvement qui se crée au présent n’est pas un mouvement en lien avec les autres temps; il n’est pas dialectique comme nous l’avons vu avec le mouvement du concept. Un mouvement dans le temps serait davantage une réaction, car il réagit au contexte historique. En effet, lorsqu’il se situe dans le 259 Op.cit. Hartog. Régimes d'historicité. Présentisme et expériences du temps. Op.cit. Castoriadis. Le monde morcelé. Nouveauté radicale uu sens où Castoriadis l’utilise, c’est-à-dire de la possibilité de l’émergence du nouveau, de quelque chose qui est autre et pas différent. 260 148 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel temps, il est défini par les paramètres inhérents à celui-ci. Et puisqu’habiter le présent ne prend pas en compte l’existence du temps, l’action d’habiter peut prétendre être une création pure à partir de laquelle la vie, dans son élan, se divisera, toujours en expansion vers un but non déterminé. C'est dans la présence du présent que se joue la différence. De la même manière, l’utopie dans sa dimension créative est temporalité du présent, ou mieux, l’instance du présent261 au sens où elle a « la capacité à pressentir l’avenir, la nouveauté possible dans le temps présent, pour que celui-ci ne soit pas pure répétition du passé, pure projection en avant des tendances du passé262». Mais tout comme l’utopie, la temporalité telle que nous la concevons comporte une difficulté majeure : la temporalité exige une sortie du temps. L’y extraire ne peut se faire que d’une certaine manière. Pour que la temporalité s’affranchisse du temps, il faut faire appel à l’oubli. 2. L’oubli vital Pour accepter la proposition d’une temporalité conceptualisée comme un mode d’être au présent, le concept d’oubli devient essentiel. L’oubli vital, en tant que temporalité spécifique, nous a été directement inspiré de Nietzsche, particulièrement dans son ouvrage Seconde considération intempestive dans lequel il nous présente une nouvelle forme de disposition de la pensée263. Le fait de se départir de son passé pour penser par soi-même a certes été abordé par bien d’autres avant lui, ce dernier suggère toutefois qu’en ne remettant pas en cause la valeur de ces valeurs passées, rien n’a été véritablement accompli en ce sens. Pour lui, la pensée philosophique qui persistait jusqu’alors « est en 261 Notion développée par Walter Benjamin dans Thèse sur la philosophie de l’histoire et reprise par Stéphane Moses dans L’ange de l’Histoire. 262 Op.cit. Boireau-Rouillé. Les enjeux politiques d’une science des sociétés. p.95 263 Toutefois, Nietzsche ne fait pas spécifiquement le lien entre le concept de temporalité et celui oubli. C’est davantage à partir de notre conception de la temporalité du présent que nous venons de présenter que nous nous permettons de parler de temporalité lorsqu’il s’agit de l’oubli vital nietzschéen. 149 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel fait bien moins une découverte qu’une connaissance, un re-souvenir, un retour au foyer, dans une économie d’ensemble de l’âme lointaine et vieille comme le monde, à partir de laquelle les concepts ont pris leur essor autrefois264». Les lumières n’auraient ainsi pas été en mesure de réaliser leur projet qui se réclamait de l’autonomie de la pensée. Pour y parvenir, Nietzsche suggère alors de se pencher sur « de l'utilité et de l'inconvénient des études historiques pour la vie265». En ce sens, avant de créer une maxime à portée universelle – celle qui deviendra sens commun – il faut requestionner la nature même des concepts, car ceux-ci « ne devraient pas servir à des conventions, ni permettre un accord, mais bien à expliquer266». Pour se placer dans un présent porteur de création – et détaché de sa dépendance au temps – il nous faut cette disposition particulière, celle de la mise en abîme portée par l’oubli. Nous nous opposerons ainsi à Deleuze et Guattari pour qui le chaos est à mettre en ordre, comme le dit bien Louis Ucciani : « rien n’est plus douloureux, plus angoissant qu’une pensée qui s’échappe à elle-même, des idées qui fuient, qui disparaissent à peine ébauchées, déjà rongées par l’oubli ou précipitées dans d’autres que nous ne maîtrisons pas davantage267». Notre approche se veut justement sans maîtrise et issue d’une volonté de l’oubli, au sens où nous désirons lui redonner une caractéristique positive et créatrice. Nous sommes conscients que parler d’oubli peut s’avérer risqué dans une époque où les horreurs du passé sont de toute évidence prêtes à ressurgir à tout moment. Se souvenir pour ne pas reproduire; telle est généralement l’inquiétude lorsque l’on aborde l’oubli. Néanmoins, l’oubli devient un outil théorique inestimable, car il représente la disposition nécessaire à l’application d’une reconceptualisation à même de mener à une nouvelle ouverture, à une nouvelle façon d’appréhender et d’apparier notre monde ; et donc à des manières inédites de se subjectiver, 264 NIETZSCHE, Friedrich. Par-delà bien et mal. p.643 Sous-titre de livre Seconde considération intempestive, de l'utilité et de l'inconvénient des études historiques pour la vie. 266 Op.cit. Nietzsche. Par-delà bien et mal. p.644 267 Op.cit. Ucciani. Le statut du concept chez Gilles Deleuze. p.28 265 150 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel car « l’oubli propose, au plan existentiel, quelque chose comme une mise en abîme268», et c’est précisément cette mise en abîme qui est nécessaire pour reconceptualiser le plus ouvertement possible. L’oubli nous permet de nous placer dans une temporalité idéale pour effectuer l’exercice de conceptualisation, car il est en soi une méthode. Dans un présent porté par l’oubli, le mouvement ne peut qu’être un processus sur soi, un processus de création sans autre but que de se livrer à lui-même. C’est l’essence même de la [re]conceptualisation. Il est une disposition, car il nous dispose à être disponibles à l’ouverture du champ des possibles. Ici, l’oubli nous dispose à voir plus loin que la matérialité de l’utopie. Il nous permet de retrouver le chemin vers cet élan vital ; il nous permet d’accéder à la motivation philosophique à la base de l’utopie; celle qui justement lui fait cruellement défaut269. Mémoire La problématique de l’oubli nous amène à examiner de plus près les mécanismes de la mémoire. Celle-ci comporte selon nous plusieurs dangers. Lorsqu’elle est esprit de vengeance : au lieu d’agir, on se souvient. Lorsqu’elle porte la morale du passé : elle oriente nos actions. Lorsqu’elle traîne les traditions : elle empêche la création. Lorsqu’elle s’appuie sur l’histoire : elle délaisse le savoir au profit de l’accumulation de connaissances. Bref, la mémoire influence la création et l’action, elle reformule l’histoire passée et à venir, risque finalement d’engendrer un ressentiment, car elle produit valeur et morale. 268 RICŒUR, Paul. La mémoire, l’histoire, l’oubli. p.537 Avant d’entrer au cœur de l’oubli, une précaution s’impose. Notre approche se veut une eisegèse et s’oppose en ce sens à une lecture exégèse. En ce sens, nous nous sommes octroyée une certaine liberté dans la réception de la pensée de Nietzsche. Notre objectif n’est pas de défendre l’exactitude de ses propos, mais plutôt de partir de ses réflexions pour développer la nôtre. 269 151 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel Cependant, malgré tous ces dangers, y a-t-il un certain degré où la mémoire se doit de laisser des traces ? Contient-elle des moments indispensables ? Qu’en est-il des graves moments de l’histoire desquels nous avons le devoir de tirer des leçons ? Avons-nous un devoir envers l’histoire? Y a-t-il une juste mémoire comme le mentionne Robert Castel lorsqu’il affirme que « le présent n'est pas seulement le contemporain : il est aussi un effet d'héritage et la mémoire de cet héritage nous est nécessaire pour comprendre et agir aujourd'hui270» ? Trois sens sont généralement assignés à l’oubli 271 : accorder son pardon, l’omission involontaire de quelque chose et l’idéal ascétique. L’oubli nietzschéen n’est aucun des trois. Bien au contraire, c’est ne pas pardonner, mais vouloir la vie telle qu’elle est, l’omission n’est pas involontaire, mais bien volontaire, et finalement, l’oubli c’est le rejet de l’oubli de soi et non l’inverse. Il incarne la sortie de la volonté qui prétend représenter le passé ; c’est une sorte de défi à « l’ambition de la mémoire272». C’est davantage une distance que l’on impose au passé qu’une véritable absence de celui-ci. L’oubli est à la fois l’instrument et la disposition qui permet une insertion dans le présent : « pour agir, il faut oublier, s’exposer à l’erreur et défier la mort 273». La mémoire doit oublier pour laisser le champ libre aux instincts, aux passions, qui sont garants des possibilités d’actions, car « nous avons besoin de ne pas savoir pour vivre274». Bien que Nietzsche ait abordé la nécessité sporadique « de l’oubli de l’oubli », il n’a que très peu insisté sur ce point. Pour répondre à ces questionnements, Paul Ricœur nous offre une piste de réflexion avec son œuvre La mémoire, L’histoire, L’oubli dans laquelle il tente de développer 270 CASTEL, Robert. Les métamorphoses de la question sociale. p.12 COSSETTE-TRUDEL, Marie-Ange. Temporalité de l’oubli chez Nietzsche : vers une application aphoristique.2012. 272 Op.cit. Ricœur. La Mémoire, l'Histoire, l'Oubli.2000. 273 Op.cit. Nietzsche. Seconde considération intempestive. p.18 274 Ibid. p.17 271 152 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel l’idée d’une « politique de la juste mémoire275». Selon lui, il est périlleux de reléguer la mémoire au banc des accusés, car elle représente une des exigences de l’humanité. Son analyse ne s’arrête pas là, il développe simultanément une réflexion sur la nécessité de ne pas subsister que pour ou par la mémoire; selon lui, ne s’appuyer que sur elle pour vivre l’histoire comporte autant de danger que l’oubli des atrocités passées. En ce sens, un des aspects intéressants qu’apporte Ricœur est la distinction entre traces (empreinte) de la mémoire et utilisation (refondation) de celle-ci. Bien que son approche s’attarde davantage à l’historicité qu’à la temporalité comme telle, puisque le temps est constitué par la narrativité, cet ouvrage introduit tout de même la perspective d’une cohabitation entre mémoire et oubli. Ni l’abus de mémoire ni la dictature de l’oubli ne sont souhaitables : « L’oubli ne serait donc pas à tous égards l’ennemi de la mémoire, et la mémoire devrait négocier avec l’oubli pour trouver à tâtons la juste mesure de son équilibre avec lui […] Je propose une grille de lecture reposant sur l’idée de degré de profondeur de l’oubli276». Si nous devons apposer quelques limites à l’oubli, elles résident principalement en ce point : la mémoire ne met rien en mouvement, elle immobilise; cela dit, elle est nécessaire dans la mesure où l’immobilité l’est parfois. C’est ce qui Nietzsche a appelé l’oubli de l’oubli – à condition que cette forme d’oubli serve la vie au lieu de l’histoire277. Voici ce que serait l’ultime rôle de la mémoire : immobiliser parfois, oui, mais uniquement dans le dessein de servir la vie. La réaffirmation d’une antériorité, d’une trace mnésique, permet de croire que la mémoire qui appelle l’immobilisme permet une certaine mobilité, car elle sert effectivement la vie au lieu de l’histoire; en 275 Op.cit. Ricœur. La Mémoire, l'Histoire, l'Oubli. 2000. Et ABEL, Olivier. La mémoire blessé. Cette notion de juste mémoire a également été élaborée par différents auteurs dont Ricoeur ou Abel. Ce dernier nous parle d’un juste usage, mais qui ne croit pas non plus aux vertus de l’oubli. Pour lui, l'excès de mémoire ne laisse plus aux jeunes générations l'espace nécessaire pour construire, et l'excès d'oubli ne permet plus de reconnaître les héritages et laisse les jeunes sans repères. 276 Ibid. p.537-538 277 Il s’agit de prôner l’oubli tout en attribuant une certaine nécessité à l’histoire dans la mesure où celle-ci « sert» la vie. 153 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel ce sens, l’immobilité est bel et bien vivante. Cette possibilité de mobilité de la mémoire est une piste non négligeable en ce qui a trait à une temporalité politique créatrice d’actions. Mais pour que la mémoire puisse être introduite dans la temporalité du présent, il faut sortir l’oubli de sa contre-définition : l’oubli est bien plus que la simple réponse à la mémoire. Dans cet ordre d’idée, Ricœur nous expose deux types d’oubli : l’oubli par effacement des traces et l’oubli de réserve278. L’effacement des traces est ce que nous qualifions d’oubli historique - donc mémoriel - alors qu’au contraire, l’oubli de réserve s’apparente davantage à la création, à la temporalité du présent. L’effacement est en quelque sorte à la base de la mémoire, ou, comme dirait Nietzsche, ce contre quoi les études historiques luttent. Cette forme ouvre la porte à la manipulation de la mémoire, à servir l’histoire au lieu de la vie ; elle est perçue comme une dysfonction et doit être vaincue pour le bien du progrès, car, dit Ricœur, elle « est vécue comme une menace : c’est contre cet oubli-là que nous faisons œuvre de mémoire, afin de ralentir le cours, voire de le tenir en échec279». Par ailleurs, l’oubli de réserve désigne « le caractère inaperçu de la persévérance du souvenir, sa soustraction à la vigilance de la conscience280». C’est ce que nous tentions d’établir en définissant la temporalité du présent : nul ne saurait faire entièrement fi des différents pôles temporels, mais il est toutefois possible de les placer dans une conscience « imperceptible ». Selon Nietzsche, ce n’est qu’ainsi que l’histoire peut servir la vie; opinion que Ricœur semble partager en partie : « L’oubli de réserve est en fait une ressource pour la mémoire et pour l’histoire sans qu’il soit possible d’établir un bilan de cette gigantomachie281». Mais, une précision s’impose. Se souvenir du passé peut être perçu comme un acte que l’on accomplit dans le présent. Toutefois, il s’agit plutôt 278 Op.cit. Ricœur. La mémoire, l’histoire, l’oubli. p.539 Ibid. p.552 280 Ibid. p.570 281 Ibid. p.374 279 154 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel d’un présent du passé qui découle de la mémoire traînant son poids. De la même manière, lorsque nous nous projetons dans l’avenir, c’est aussi dans le présent que cela s’opère, mais dans un présent du futur, dans l’attente. Pour Nietzsche, le poids des traditions véhiculées par la mémoire est un frein à l’affirmation de la vie : « La vie, cette puissance obscure qui pousse et qui est insatiable à se désirer elle-même282», celle qui se veut éternellement. La distinction peut sembler ténue, car « vouloir de nouveau » pourrait signifier vouloir ce qu’il y avait avant. Cependant, le vouloir signifie vouloir pleinement le réel tel qu’il est là, ici et maintenant, et non pas ce qu’il fût. Le vouloir ne peut se parfaire qu’au présent, qui sera à son tour source de création et de liberté : « le vouloir est créateur. Tout ce qui fut n’est que fragment, énigme et horrible hasard, jusqu’au jour où le vouloir, créateur, déclare : “mais moi je l’ai voulu ainsi”, jusqu'au jour où le vouloir déclare : “mais je le veux ainsi. Et je le voudrai ainsi” 283». Cet éternel retour implique à la fois l’oubli d’un passé et l’oubli des objectifs que poursuit ce passé, car la volonté de ce vouloir ne peut agir sur le passé. Mais une précaution s’impose quant à l’acte d’oubli. L’oubli n’est pas une négation destructrice, mais, au contraire, une source de vitalité : « on jugera cette attitude négative parce qu’elle nie le cours de l’évolution. Or, c’est précisément ce NON qui est fondateur284». Ce non fondateur est l’affirmation de la vie, une sorte de prescription qui émane d’une attitude face au présent qui oublie. Pour le dire autrement, la temporalité de l’oubli engendre l’affirmation de la vie, car elle permet aux instincts de conserver leur essence, leur élan. La mémoire doit quitter sa fonction constitutive pour faire place à l’oubli, sans quoi il serait impossible d’accéder aux instincts qui engendrent la création brute, la vie dans son élan. 282 Op.cit. Nietzsche. Seconde considération intempestive. p.100 Op.cit. Nietzsche. Par-Delà bien et mal. p.444 284 Op.cit. Nietzsche. Seconde considération intempestive. p.20 283 155 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel Sans l’oubli, les traditions et le poids de l’Histoire risquent de paralyser et orienter l’agir. L’Histoire se raconte, se transmet, mais ne se vit plus. Pour transmettre notre expérience, notre connaissance, il faut faire appel à ce que notre mémoire met à notre disposition, qu’elle se souvienne, qu’elle accumule des connaissances. Mais se souvenir, pour Nietzsche du moins, est une contreliberté, car cela oriente notre manière d’habiter le présent et restreint le potentiel polymorphe des individus. Il ne s’agit aucunement d’abolir notre mémoire, mais plutôt de tenter l’exercice de briser le lien apparemment inextricable qui persiste entre se souvenir et se constituer. L’Histoire est mémoire, car elle est accumulation de connaissances, mais dès lors, dira Nietzsche, “l’Histoire nous paralyse. Nous y accumulons une somme de connaissances qui tend vers l’infini et qui nous handicape de plus en plus285 ». Le poids du passé implique la négation du présent au sens où le passé doit coïncider avec ce que nous sommes au présent, et donc ce que nous devrons être par la suite. Sur ce point, Bachelard semble partager la même méfiance : “Quand une âme sensible et cultivée se souvient de ses efforts pour dessiner les grandes lignes de la Raison, quand elle étudie, par la mémoire, l’histoire de sa propre culture, elle se rend compte qu’à la base des certitudes intimes reste toujours le souvenir d’une ignorance […] Dans le règne de la connaissance elle­même, il y a ainsi une faute originelle, c’est d’avoir une origine; c’est de faillir à la gloire d’être intemporel; c’est de ne pas s’éveiller soi­même pour rester soi­même, mais d’attendre du monde obscur la leçon de lumière286 ». Le poids du passé et l’espérance d’un futur créent un présent “suspendu”. L’oubli nietzschéen permet un mouvement de création par et pour le présent, lui permettant du coup de quitter cette suspension et de s’ancrer sans cesse, définitivement, aussi paradoxale que cela puisse paraitre. Le présent peut quitter le temps... 285 286 Op.cit. Nietzsche. Seconde considération intempestive. p.117 Op.cit. Bachelard. L’intuition de l’instant. p.5 156 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel Action Pour exposer en quoi l’oubli est une temporalité chez Nietzsche, nous devons examiner de plus près ce qu’est l’action selon lui. L’action est un processus, mais d’abord un mouvement issu de l’instinct. Elle n’est pas, et ne doit pas être, une réaction. Pour soutenir cette affirmation, il fait le lien avec le ressentiment, qui selon lui implique une réaction provenant d’une amertume certaine contenue dans la mémoire: « le retournement du regard évaluateur, cette nécessité pour lui, de se diriger vers l’extérieur au lieu de revenir sur soi, appartient en propre au ressentiment : pour naître, la morale d’esclaves a toujours besoin d’un monde extérieur, d’un contre-monde287». En d’autres termes, une action hors soi est de ce fait une réaction, puisqu’il s’agit de réagir à un agir antérieur et « l’agent est un ajout de l’imagination à l’agir, car l’agir est tout […] Il n’existe aucun ‘être’ derrière l’agir288». Le passé pourrait ainsi être porteur de ressentiment : « C’est passé, c’est un fait” ­ paroles qui remplissent de contrition et de douleurs le vouloir en sa solitude. Impuissant contre tout ce qui est révolu, il regarde avec hostilité tout le passé […] Ne pouvoir détruire le temps, ni l’avidité dévorante du temps, telle est la détresse la plus solitaire du vouloir289». À l’inverse, l’agir qui découle de l’oubli est créatif, puisqu’il n’est ni issu du passé (tradition), ni portant vers le futur (but spécifique). L’agir nietzschéen est un agir pour la vie. Vivre le présent, c’est aussi provoquer continuellement des esquisses de dépassement entre les oppositions qui semblent irréconciliables, comme celle que concevait Nietzsche entre Apollon et Dionysos; c’est-à-dire « une conception de la culture, comme d’une nouvelle nature, d’une nature améliorée, sans intérieur et extérieur, sans 287 NIETZSCHE, Friedrich. Généalogie de la morale. p.864 Ibid. p.870 289 NIETZSCHE, Friedrich. Ainsi parlait Zarathoustra. p.443 288 157 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel simulation et sans convention, de la culture comme d’une harmonie entre la vie et la pensée, l’apparence et la volonté290». Cette harmonie s’enracine à partir de la possibilité d’être dans le présent, car ce n’est que lorsque qu’on se retrouve dans un étant ahistorique que la création peut se déployer. Le dépassement doit être pris en compte comme l’élément ultime permettant à l’éternel retour de vouloir ce retour. Sans l’acceptation de tout ce que comporte la vie, le ressentiment devient la fable des faibles. Nietzsche souhaite ainsi avant tout affirmer la vie, dans tout ce qu’elle est, donc également dans le laid qui l’accompagne. Cette conception sur l’entièreté de la vie dénote une position philosophique fondamentalement esthétique, et donc porteuse de création. L’éternel retour, c’est davantage la fatalité dans sa splendeur qu’un idéal ascétique où les privations font partie du lot du destin, garant de la bonne grâce de ce dernier, car cet idéal n’est en fait que le ressentiment qui se retourne contre lui-même. Dès lors où l’on ne peut réagir sur le monde, nous réagissons sur (ou contre) nous-mêmes ; d’où la réaction comme caractéristique du ressentiment pour Nietzsche291. Création et liberté Le rapport qu’entretient Nietzsche à la création nous a également permis de saisir davantage le concept d’action, car « on ne saurait trop souligner cette caractéristique de la pensée nietzschéenne : elle est une pensée artistique, elle est une pensée de la création dont l’objectif est de rendre la vie digne d’être vécue292». Au-delà de ses positions sur l’art comme tel, il faut discerner une véritable recherche sur la création et sa portée expansive. L’art est une déviation par rapport à la nature et nous avons le devoir de contredire la 290 NIETZSCHE Friedrich. La naissance de la tragédie. p.179 Ce que toutefois nous nuancerons dans le second chapitre puisque selon notre conception, la réaction est essentielle pour que l’utopie advienne. Ce ressentiment deviendra alors davantage une indignation permettant sa matérialisation. 292 VITELLI, Caroline. AMOR FATI Le F de Friedrich & la moustache Suisse de Nietzsche. 291 158 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel nature293 : « L’art est la plus haute puissance du faux […] L’Art précisément invente des mensonges qui élèvent le faux à cette plus haute puissance affirmative294». L’art mensonger n’est nullement mauvais puisque Nietzsche impose une inversion des valeurs. Elle est précisément - « en tant que bonne volonté de l'illusion295» – ce qui permet la création de nouvelles valeurs, véritable cœur de l’action. Pour l’utopie, la création au sens nietzschéen est donc une voie à explorer, car il faut voir dans cette création un « stimulant de volonté de puissance296». Si l’oubli est la condition de l’être-au-présent, la création est ce qui doit émerger de cet éthos, puisqu’être-au-présent ne doit être ni un acte passif ni un acte réactif : l’agir est créatif, il est l’acte de création. L’art pour Nietzsche est la façon la plus concrète d’opérer un bouleversement de valeurs, ce qui permettrait d’accorder au présent le rendement qui lui revient et non plus se restreindre dans ce que l’historicité nous propose comme problématique du devenir. Cette manière de l’aborder est précisément celle de notre conceptualisation au sens où il y a retour et questionnement sur les valeurs sises passivement dans le sens commun. L’objectif est de se placer dans l’advenir et ainsi délaisser le devenir ; nous délivrant du même coup du poids de la vertu, par-delà bien et mal. En ce sens, l’oubli prédispose à l’émergence d’un nouveau radical ; d’un nouveau en tant qu’état, c’est-à-dire qui ne découle pas de ce qu’il y a déjà eu, du moins pas consciemment. Il ne s’agit pas d’un renouveau, car cela impliquerait inéluctablement la reconnaissance d’un passé amélioré, certes, mais signifie une existence antérieure, un nouveau qui préexisterait, qui est déjà-là, tout comme la mémoire qui préexiste au présent. Pour ne pas tomber dans le piège du renouveau, il faut aborder la nouveauté comme une altérité 293 Op.cit. Nietzsche. Le Gai Savoir. p.120. La nature pour Nietzsche est ce réel claustrant, car historiquement construit, contrairement à la réalité qui est la vie dans ses affects. 294 DELEUZE, Gilles. Nietzsche et la philosophie. p.117 295 Op.cit. Nietzsche. Le Gai Savoir. p.147 296 Op.cit. Deleuze. Nietzsche et la philosophie. p.116 159 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel radicale, car cette dernière ne réfère pas à une différence entre deux éléments préexistants, mais bien à ce qui est autre, radicalement nouveau297. Devenir et utopie Pour développer le concept d’utopie, nous devons nous placer dans une temporalité de l’oubli en tant que véritable mode d’être au présent, sans poids ni lien avec le passé et sans espérance d’un futur téléologique ou eschatologique. Le premier pas vers l’utopie devrait se passer dans l’oubli – oublier les situations matérielles et historiques à partir desquelles les êtres désirent créer un autre monde – pour pouvoir ainsi devenir une réelle philosophie de vie créatrice, et ce, avant d’être une théorie réactive face aux insatisfactions perceptibles. En somme, nous définissons la temporalité comme un mode d’être au présent et préconisons spécifiquement celle de l’oubli pour lui permettre de se créer, avant de réagir à l’histoire. La temporalité de l’utopie devient en ce sens son plan d’immanence, son dispositif, voire l’unique condition d’un réel advenir. Avec l’oubli, le chaos du plan d’immanence ne constitue plus une difficulté, il est au contraire chaohérent. Conséquemment, l’oubli vital porte en lui son propre élan vital 298 . L’oubli serait en quelque sorte le dispositif permettant à l’utopie d’être concept; il permet l’acte, il permet de sortir d’un pur devenir pour disposer à l’advenir. Nous avons déjà développé une position critique face au concept du devenir (préalable à celui de l’utopie selon Deleuze et Guattari299). Notre position critique faisait la distinction entre illimité et infini pour démontrer que 297 Op.cit. Castoriadis. Le monde morcelé. 2000. Le concept d’élan vital est ici fortement inspiré de celui de Bergson, développé entre autres dans L’Évolution créatrice (op.cit). L’élan de la vie se démultiplie sans cesse, à la fois dichotomique et comme un tout absolu. Un élan qui s’auto-organise vers et envers la vie. Une sorte d’impulsion chaohérente. 299 Op.cit. Deleuze et Guattari. Qu’est-ce que la philosophie. 1991. 298 160 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel l’advenir était un concept plus approprié en ce qui a trait à l’utopie. Nous désirons à présent aborder le devenir deleuzien en lien avec notre position sur la temporalité. Contrairement au devenir qui serait le concept préexistant, nous affirmons plutôt que c’est à travers l’oubli que l’on se doit d’aborder l’utopie, car le devenir contient quelque chose d’autre que lui-même. Effectivement, dans sa racine étymologique, le mot latin devenire signifie « être engagé dans un processus qui aboutit à un changement d’état300» ou encore « commencer à être ce qu’on n’était pas301». C’est en ce sens qu’il faut voir dans ce concept autre chose que lui-même. Tout comme l’oubli, nous pourrions voir cela comme un dispositif permettant à l’utopie de devenir elle-même. Toutefois, contrairement à l’oubli – qui ne peut être quelque chose d’autre, puisque logiquement l’oubli ne sait pas, ou ne sait plus – le devenir sait qu’il doit se projeter vers quelque chose. Ce dispositif serait de ce fait la fonction grâce à laquelle le changement d’état aboutit – alors que dans l’oubli, il n’y a pas d’autre volonté que celle d’un présent entier : oublier pour être et non pour devenir. L’opposition entre être et devenir correspond à la critique de la nature fonctionnelle de l’utopie que nous avons abordée entre être et faire. Dans l’être, il n’y a rien d’autre que l’essence de la chose, alors que dans le devenir, il y a son action. Au risque de nous répéter, il est important de saisir notre objectif : nous ne désirons pas évacuer la dimension du devenir, nous souhaitons plutôt compléter celle-ci pour redonner à l’utopie la complétude qui lui manque si cruellement. Le devenir n’est jamais complètement libre, car il porte inéluctablement en lui une certaine crainte de ne pas respecter son « obligation d’accomplissement » ; le devenir doit devenir. L’utopie qui provient du devenir ne pourrait être développée que dans l’objectif d’esquiver certains obstacles à son devenir. Développée ainsi, l’utopie perd ipso facto sa liberté initiale, c’est-à-dire son pouvoir de création brute, puisqu’elle ne peut se 300 301 Op.cit. Rey. Dictionnaire historique de la langue française. p.1066 Op.cit. Baumgartner et Ménard. Dictionnaire étymologique et historique. p.240 161 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel développer qu’en réaction face aux peurs et craintes de recréer quelque chose qu’elle ne devrait pas être. C’est pour conserver cette liberté que nous faisons appel à l’oubli vital tel qu’entendu par Nietzsche. Elle doit éviter de devenir autre pour devenir elle-même. Car en devenant autre, elle ne serait effectivement pas un bon concept, puisque son action porterait la peur de devenir autre (que ce qu’elle doit devenir). En ce sens, notre point de rupture avec l’approche deleuzienne se trouve principalement ici : le devenir tel qu’élaboré est normatif ; ce qui correspond encore une fois au deuxième moment du concept. De plus, une autre réflexion de critique possible vient à nous ; il s’agit d’une question profondément ontologique. Chercher à savoir qu’est-ce qu’un concept en reconceptualisant nous mène vers une quête infinie. Quel est le concept derrière le concept ? Quel est LE concept à la base de tous les autres. Quel est l’irréductible ? Selon Deleuze et Guattari, l’utopie n’est pas un bon concept, puisqu’il y a un concept préalable, soit le devenir. Premièrement, derrière l’utopie il n’y a pas à la base de devenir selon nous, et deuxièmement, le fait même qu’il y ait un concept derrière un autre ne devrait pas enlever le statut conceptuel à celui-ci. Cela est encore plus vrai lorsque nous appliquons leur système de constellation où chaque concept s’embranche avec d’autres pour se conceptualiser. S’il fallait qu’il soit absolument et totalement irréductible pour octroyer le statut au concept, il n’y aurait plus de concept autre que celui de la vie elle-même. Cette régression à l’infini est pourtant le propre de la philosophie, et si la philosophie est la création de concept comme ils le stipulent, alors l’infini du concept est également envisageable. En ce sens, l’argument d’un concept préalable n’est pas plus recevable selon nous que leur association entre utopie et devenir. L’oubli permet de se libérer du poids du passé, celui qui fige l’avenir dans nos actions présentes. Pour ne plus recréer, mais bien créer, notre temporalité doit être celle du présent, car c’est ce rapport au temps qui est notre essence, notre identité irréductible. Ce rapport doit oublier temporairement les 162 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel autres pôles temporels. En ce sens, la temporalité du présent ne devrait pas être autre chose que celle de l’oubli, car si notre essence se forge dans une temporalité qui se projette, notre identité au présent ne serait qu’une virtualité d’un « autre » projet pas encore actualisé, donc hors présent. À l’inverse, avec une temporalité de l’oubli, notre virtualité et notre actualisation ne font qu’un. Le fait d’oublier ce que nous devons être nous permet de réfléchir sur qui nous sommes, sans contrainte. En conséquence, nous aboutissons librement à notre identité. Nous nous « produisons ». Mieux encore, nous advenons. Notre potentiel virtuel s’actualise dans cette liberté et grâce à celle-ci. Nous ne « devenons » pas, puisque cela impliquerait à la fois que nous avons un devoir d’être et un devoir d’éviter de ne pas être ; et à ce stade du concept, cela n’est pas encore envisageable302. En ce sens, le devenir n’appartient pas à une temporalité du présent. Conséquemment, le mot advenir est probablement plus juste si nous désirons conserver cette idée d’un advenir pour l’utopie303. Avec l’advenir, la production se passe dans un instant au présent, car se produire ne peut être qu’au présent, ce n’est que par l’achèvement de cette production que nous aurons « abouti à » – ce que le devenir implique. C’est la raison pour laquelle le devenir n’est pas le concept qui se trouve derrière l’utopie, selon nous, puisqu’il ne prend pas en compte une temporalité du présent propre à la dimension créative de l’utopie. Exemple politique : La voile d’ignorance Pour donner un exemple plus concret et mettre en lien l’oubli avec une réalité politique, prenons l’éthique de la justice de John Rawls304. Le voile d’ignorance qu’il élabore comme un des principes de base pour l’élaboration 302 Nous verrons d’ailleurs le concept du devoir-être dans le chapitre suivant. Op.cit. Baumgartner et Ménard. Dictionnaire étymologique et historique. p.16. Qui signifie « se produire », ce qui en soit implique une temporalité du présent et non plus celle du futur et le passé comme le devenir ; au sens où étymologiquement, devenir peut vouloir dire « venir de » ou encore « aboutir à », ce qui n’a définitivement pas le même sens que « se produire ». 304 RAWLS, John. Théorie de la justice. 1971. 303 163 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel du contrat social d’une société juste rappelle en quelque sorte l’oubli dont il est ici question305. Le voile d’ignorance est en quelque sorte un exercice ou un effort théorique pour l’élaboration des institutions politiques et économiques. En ce sens, c’est une expérience de la pensée qui nous dispose à l’élaboration de lois justes. Rawls l’explique ainsi : ne sachant pas quelle place nous occuperons dans la société, c’est-à-dire ne sachant pas quelle sera notre identité et notre appartenance, nous sommes libres d’écrire des lois justes, car logiquement, quel être rationnel établirait des règles comportant des iniquités en sachant qu’il pourrait en être la première victime ? En ce sens, pour Rawls, en tant qu’êtres déjà socialisés et sachant quelle place nous occupons réellement et matériellement, nous devons nous prêter à l’exercice de nous placer sous un voile d’ignorance. Nous devons oublier pour que la justice la plus naturelle possible puisse surgir, car cette neutralité est nécessaire pour l’élaboration équitable de toute loi, ou, pour le dire autrement, pour faire abstraction de tout « calcul d’intérêts306». L’égalité des chances ne peut selon lui être réelle sans ce qu’il appelle un mutuel « désintérêt307 » de part et d’autre des protagonistes qui élaborent les lois. En d’autres termes, le voile d’ignorance stipule que nous devons impérativement oublier qui nous sommes dans la réalité actuelle pour nous imaginer dans toutes les positions virtuelles. C’est ainsi que les lois pourront être justes pour tous, indépendamment de nos intérêts personnels. Il permet de penser l’individu de manière « collective ». Car, lorsque nous désirons créer un contrat social tout en sachant d’avance quelle position nous avons déjà dans ladite société, les lois et les droits qui seront élaborés le seront nécessairement en réaction face à notre propre situation; nous voudrons soit protéger nos 305 Une précision importante : loin de nous l’idée de faire de Rawls un adepte de Nietzsche, mais comme nous l’avons déjà mentionné, la temporalité du présent telle que nous la présentons n’est pas expressément nietzschéenne. C’est en faisant une réception eisegèse de la temporalité de l’oubli que nous prenons la liberté de faire des liens entre les deux. Pour le dire autrement, c’est à partir de notre appropriation personnelle de la temporalité de loubli que nous désirons faire le lien avec l’exemple de Ralws. 306 Op.cit. Rawls. Théorie de la justice. p.54 307 Ibid. p.219 164 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel acquis, soit améliorer notre sort. Oublier qui nous sommes réellement pour nous inventer collectivement. Le voile d’ignorance rawlsien permet de réfléchir sur les grands concepts porteurs de valeurs sociétales sans égards à d’autres paramètres que celui du potentiel humain. De cette manière uniquement, les actions (ou les lois) qui en découleront par la suite seront porteuses du réel, c’est-à-dire d’une virtualité (que nous pourrions être) qui s’actualise sans cesse, en elle-même. En d’autres termes, dans le présent que crée et permet l’oubli, le virtuel est un réel, car il porte en lui l’idée d’une actualisation, donc de sa propre réalité. La temporalité derrière l’élaboration du contrat social de Rawls est donc celle du présent, car ce que nous serons dans le futur ne détermine pas les bases sur lesquelles nous devons présentement établir les lois. Elles doivent être créées en fonction de notre potentiel humain et ne doivent pas tenir compte d’un passé dans lequel les protagonistes se « trouvaient », ni d’un avenir prédéterminé. Le processus exige conséquemment de se temporaliser avec l’oubli. L’oubli devient alors vital à la fois pour être et pour devenir; ou en d’autres termes, l’oubli est vital pour advenir. Il se situe dans le plan d’immanence, mais permet également dans un deuxième temps de l’enrichir avec celui de la transcendance. Dans le voile d’ignorance de Rawls, l’oubli tel que nous l’entendons est ce qui permet de découvrir notre essence par le biais de la réflexion et du questionnement, il se joue dans le monde conceptuel et virtuel; mais il permet également dans un deuxième temps d’ancrer matériellement et concrètement cette connaissance dans un vivre-ensemble actualisé. Nous avons mentionné au début de ce travail que notre méthodologie (celle de la conceptualisation) était aussi une position politique; et c’est précisément ici que nous pouvons l’établir. La pertinence ou non de la théorie de la justice de Rawls n’est pas l’objectif de cet exemple. Il sert davantage à 165 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel démontrer comment peut s’articuler l’oubli dans une perspective politique et collective. En somme, le lien le plus franc entre concept et oubli s’articule ainsi : pour saisir le premier moment du concept, il faut oublier la direction vers laquelle il pourrait tendre, sans quoi le moment où il sera cristallisé par une définition du sens commun est joué d’avance. Un concept n’est plus un concept s’il perd sa liberté de créer d’autres embranchements. En conséquence, la liberté du concept exige une mise en abime qui permettrait de [re]trouver son essence. Ce n’est que par la suite que le concept pourra prendre une de ses multiples routes et finira par se territorialiser pour se déterritorialiser autant de fois que cela s’avèrera nécessaire. Conséquemment, l’oubli est la condition de la liberté. Sans lui, l’actualisation devient, mais n’advient pas. Et grâce à lui, nous pouvons faire table rase de toute définition préalable de l’utopie pour revoir son potentiel créateur et la sortir du sens commun qui l’accable et la repousse avec le temps. L’utopie a connu bien des sens, bien des définitions, mais pas encore de mise à l’oubli… Pour appliquer concrètement une temporalité de l’oubli, une autre disposition est nécessaire : la confiance – que nous différencions de l’espérance308. Dans la peur, l’oubli devient impraticable. Nous devons donc aborder le reste de cette réflexion en portant en nous cette confiance. Avoir confiance que le débouché sera « moralement acceptable », sans quoi nous demeurerons dans un état d’alerte constant où le processus de conceptualisation sera balisé, puisqu’il ne pourra oublier les effets possiblement négatifs et évitera du même coup certains chemins. Certains pourraient y voir un « acte de foi », car comment faire une démonstration rationnelle d’une vision anthrophilosophique positive ? La tâche n’est certes pas aisée, particulièrement dans l’état actuel de notre société où tout tend à démontrer la nature égoïste et peu fiable de l’humain. Néanmoins, 308 Au sens où selon nous, la confiance revendique une réalité qui sera accomplie alors que l’espérance demeure incertaine : elle souhaite. (En référence à BLOCH, Ernst. Le principe espérance. Nous y reviendrons ultérieurement). 166 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel la preuve inverse est tout autant difficile à établir selon nous, car les variables pouvant expliquer les comportements humains sont tellement vastes et dépendent de l’angle de recherche poursuivi. Dans les champs disciplinaires s’appuyant sur des études empiriques telles que la psychologie ou la sociologie, les résultats sont plus souvent qu’autrement contradictoires. De plus, certains affirment que la nature de nos comportements est socialement et historiquement déterminée, d’autres y voient plutôt une essence humaine. Le problème repose principalement sur la difficulté de la démarche en elle-même: outre un exercice de réflexion sur la fiction de l’état de nature, la désocialisation qui permettrait d’affirmer ou d’infirmer la réelle nature humaine semble improbable, donc non empiriquement prouvable. C’est entre autres basé sur cette impossibilité que plusieurs projets utopiques ont été élaborés309. En étant détaché de l’histoire, l’oubli permet quant à lui de nous disposer à une désocialisation, du moins potentiellement. Nous devons donc oublier que certains sentiers et routes ont déjà été empruntés par l’utopie. Oublier pour lui permettre d’être libre. Oublier pour lui redonner son élan premier, son élan vital; pour qu’elle aille vers sa création, c’est-à-dire en ellemême, pour qu’elle soit puissance d’agir et force d’exister310. 309 Comme nous ne verrons dans le 3e chapitre de cette partie, Fourier pensait que l’emprise de la civilisation sur l’humain l’empêchait de retrouver sa vraie nature. Avec le phalanstère, l’idée d’une société «vierge» coupée de cette emprise devient pensable. Sans cette coupure radicale, impossible de vivre selon l’essence humaine puisque celle-ci n’est tout simplement pas accessible à cause d’une socialisation trop prépondérante et trop ancrée. 310 SPINOZA, Baruch. Éthique : livre III. En ce sens, le concept du conatus de Spinoza pourrait se rapprocher de la volonté que nous développons. En effet, Spinoza nomme conatus la puissance propre et singulière de tout « étant » à persévérer dans cet effort pour conserver et même augmenter, sa puissance d'être. Cependant, ici nous ne rattachons pas cette « puissance d’être » avec l’âme humaine ni la notion de la puissance divine. Le conatus de Spinoza ne peut donc pas réellement être le bon concept derrière la dimension créatrice de l’utopie. 167 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel 3. L’envolée de l’élan « Que veut dire, que vaut l'utopie? Rien d'autre que la vie. Mais cette clause, cette restriction verbale du « rien d'autre que » ouvre sur le tout311» L’élan et l’envolée sont deux termes que nous effleurons depuis le début de cette réflexion. Ils sont en quelque sorte mitoyens. Un concept ne peut entamer son envol que si quelque chose le propulse312. Or, quelle est cette chose ? Dans notre approche, il faut comprendre l’élan au sens d’un élancement, ou plus précisément comme un « mouvement ardent » qui nécessite l’action d’un élément propulseur313. Il n’exprime rien d’autre que la volonté de se mouvoir. Il est pour lui-même et non pour autrui, mais il porte en lui la virtualité de cette altérité. L’élan engendre une évolution créatrice, en ce sens notre concept d’élan vital est calqué sur celui de Bergson314. L’élan ne veut/peut qu’être lui-même, uniquement et ardemment. Conséquemment, il n’a pas de finalité; et ce n’est qu’en acceptant son étant que l’évolution peut être créatrice et non plus téléologique315. L’élan crée l’impulsion permettant l’envolée. Une fois lancée – donc une fois l’élan devenu mouvement –, sa direction n’est pas encore connue, car celle-ci est indéterminée et indéterminante. Ce n’est qu’à la croisée de chemins qu’il deviendrait, l’espace d’un instant, rationnel; mais pour aussitôt oublier ce moment et se [re]disposer non pas vers un autre croisement, mais uniquement à être dans son parcours actuel et intempestif. À chaque croisée, le mouvement 311 Op.cit. Schérer. Utopies Nomades. p.47 Voir op.cit. Baumgartner et Ménard. Dictionnaire étymologique et historique de la langue française. p.438. Ou encore, s’« élance ». 313 Dans ce chapitre traitant du concept, l’action sera élaborée philosophiquement comme un agir, c’est-à-dire comme élan permettant la création ; l’agir est comme premier souffle. Nous reviendrons sur l’action dans le chapitre suivant, en lien avec ce que nous appelons la réaction, dans celui-ci, l’action n’aura plus son sens ontologique d’agir mais davantage son sens pratique. 314 Plus spécifiquement, l’évolution créatrice suggère que nous nous créons continuellement nous-mêmes. Op.cit. Bergson. L’évolution créatrice. 315 Nous opposons création et téléologie. 312 168 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel redevient ainsi élan316, grâce à l’oubli. Lors de ces courts moments où son choix de parcours s’effectue, il ne réagit pas de manière calculée ou utilitaire au sens où ce n’est pas un choix moral qui le meut, mais plutôt une volonté d’aller dans telle ou telle direction – puisqu’un choix basé sur une morale traîne avec lui un certain poids. Pour le dire simplement, il ne rejette pas un chemin, il en choisit simplement un. L’utopie veut avant toute chose la vie, tel est son élan. Une fois en mouvement, elle rencontre une division possible, mais son choix n’est pas prévisible à la base, puisque l’existence même de cette division n’a pas été prise en compte dans son élan. Devant cette fourche, elle devra pour un court moment voir en elle ce qui la motive. Par exemple, cela pourrait porter sur la nature humaine. En postulant que la nature humaine est égoïste, la direction que l’utopie prendra ira vers de nouveaux chemins qui contiendront cette affirmation. Les choix qui viendront par la suite seront en quelque sorte « teintés » de ce postulat. En revanche, si la motivation de l’élan affirmait le contraire, les choix qui suivraient ne seraient nécessairement pas les mêmes qu’une utopie ayant pris la route de l’égoïsme. Bref, impossible de savoir d’avance les multiples choix qui seront faits et les encore plus multiples propositions qui en découleront par la suite. Si son choix se faisait en fonction de ce qu’il ne veut pas être, il viserait un devenir, mais n’adviendrait plus puisqu’il aurait un objectif autre que celui de « se produire ». Il porte en lui une certaine forme d’adaptativité constante, c’est-à-dire d’une perfection dans l’ici-maintenant qui ne prend en compte que le présent et qui refuse de projeter un avenir, du moins au moment de sa propulsion. À chaque nouveau présent, l’adaptativité se transforme selon l’adaptation nécessaire. Ainsi, le passé et le futur ne sont pas moins bons ou meilleurs, car l’élan de l’utopie n’est point un projet à atteindre, ni même un 316 Op.cit. Bergson. L’évolution créatrice. p.2. Nous nuançons de la sorte les propos de Bergson pour qui « il n’y a pas de différence essentielle entre passer d’un état à un autre et persister dans le même état. 169 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel projet qui nous permet de concevoir le présent, mais bien une forme de préhension de la vie dans une altérité renouvelée porteuse de toutes les créations possibles. À la base, l’élan porte en lui une volonté de vie qui lui est propre, et c’est pour cette raison qu’il est la motivation première, celle qui nous anime, celle qui nous meut. Nous détenons tous ontologiquement un élan, il s’agit en quelque sorte de notre vision philosophique de la vie, qui bien entendu diffère pour chacun de nous. Ce qui est commun est le fait qu’il nous anime ; il est à la fois source de vie et de la création de cette vie. La liberté devient alors fondamentale, et c’est avec une confiance absolue que nous devons laisser l’élan nous impulser, car libre, il ira assurément dans le sens de la vie. Pour utiliser un langage sartrien, la liberté que nous concevons est la condition nécessaire pour que l’élan puisse s’actualiser pleinement, sans trajectoire prédéterminée. Dans le même ordre d’idée, la notion de contingence découle la liberté absolue de l’être; la contingence du pour-soi est une condition de sa liberté, car s’il est nécessaire, il est alors un être déterminé317. Si la liberté est la condition de l’élan, c’est bel et bien avec l’oubli qu’elle est envisageable; car l’oubli est nécessaire pour que cette liberté demeure casuelle, et donc authentique. En somme, l’oubli donne une liberté qui à son tour permet l’élan. Tout comme l’utopie, l’élan détient ainsi un paradoxe : sa nécessité est sa contingence au sens où ils sont tous deux « nécessairement contingents »318. La tendance est évidemment d’opposer nécessité et contingence319; toutefois, en stipulant que dans son essence, la liberté ne saurait être autre chose que contingente, nous affirmons une certaine nécessité 320 . Mais celle-ci est davantage une nécessité sous forme négative. En ce sens, l’élan à la base de 317 GUIGOT André. Sartre, Liberté et histoire. 2007. Contingent: c’est ce qui peut ne pas être. Nécessaire: ce qui ne peut pas ne pas être. 319 BOUVERESSE, Jacques « Vérité et démontrabilité chez Leibniz ». In Essai V Descartes, Leibniz, Kant. 2006. 320 Puisque sa nécessité appartient entièrement et uniquement à sa contingence. 318 170 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel l’évolution qui crée – et permet une actualisation du virtuel – exige d’être libre : « l’artiste [dans ce cas l’élan] est libre ; c’est pour cela qu’il est créateur, puisqu’il ne crée qu’à partir de l’absence de contrainte ; non pas en obéissant à des règles établies 321 ». Grâce à l’oubli, il est libre de vouloir, libre des contraintes reliées au temps passé et futur, l’action peut créer. Ce qu’il y a en commun entre l’élan et l’oubli est principalement la temporalité du présent. Du côté de l’élan, l’aspect de cette temporalité se retrouve sans la non-prédictibilité. L’état au présent est toujours un état en mouvement, car les formes virtuelles s’actualisent sans cessent. L’état des formes, donc leur existence, est le mouvement dans un présent toujours actuel. De la même manière, l’oubli permet un mouvement au présent. Tout comme l’élan, il propulse la création. L’oubli permet de suivre ce mouvement, sans contraindre une direction particulière. Ils sont tous deux forces créatrices, car ils se trouvent tous les deux dans la plus haute force du présent. Ils sont l’idée d’une création permanente de nouveauté322: « Le mouvement comme création, par son inutilité, est le changement aveugle permettant la mutation de l’être social qui l’introduit. Créer c’est émettre un mouvement inutile où ni le but, ni la préservation des qualités ne sont requis. C’est donc bien la création qui perturbe le champ social en ce qu’elle permet et provoque à savoir le changement des qualités qui lui sont inhérentes. Ce changement provoqué n’est pas dans le sens des valeurs en cours, il n’est pas réalisé pour les perfectionner ou les asseoir. Au contraire, le changement des qualités apporté par le mouvement est l’indispensable non­valeur où l’inutilité contrarie l’utilitaire, où la spontanéité contrefait le préétabli. Ce changement est l’intempestif mouvance d’un champ social le dépassant de toute part323 » Conséquemment, l’élan vital n’a comme objectif que de se mouvoir, et non nécessairement de coïncider avec le « possible » du réel. Il initie principalement le mouvement qui est à la base de toute création, car « le mouvement appartient à la création. Bouger, c’est créer. Mais cela ne peut consister en une concrétisation du mouvement comme geste accompli. C’est 321 Op.cit. Nietzsche. Seconde considération intempestive. p.19-20 Par définition, la permanence et toujours actualisée. 323 LECLERCQ, Stéfan. L’expérience du mouvement dans la peinture de Francis Bacon. 322 p.18 171 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel lorsqu’il ne se réalise pas, lorsqu’il n’appartient à aucune valeur, qu’il ne véhicule rien que le mouvement devient véritablement créateur324». La création permet l’agir – dans la mesure où elle consent la (re)conceptualisation qui reconsidère les concepts de valeur, de morale, et de la valeur de ces valeurs – il n’y peut y avoir de création sans élan. Subséquemment, avant même sa création, l’utopie a d’abord et avant tout un élan qui lui est propre. Lorsqu’elle se mettra en mouvement, elle évoluera de manière créatrice. Dans ce mouvement, elle ne peut ni regarder sa finalité – ce qui la déterminerait et lui enlèverait sa liberté – ni regarder les chemins parcourus, car elle ne doit pas tenir compte des échecs rencontrés jusqu’alors, sans quoi sa nouvelle désignation impliquerait un devenir, ou plutôt non-devenir (évitant certains chemins). Le mouvement créatif appelle donc une certaine confiance. L’évitement est l’un des pires ennemies de l’utopie. Au cours des trois derniers siècles, les échecs des tentatives d’expérimentations sociales de l’utopie, la crainte de son glissement et la peur de son puissant potentiel l’ont en quelque sorte paralysée. En effet, par le poids de son histoire, l’utopie signifie, pour plusieurs, le risque de la mise en œuvre d’une dictature. C’est ce qui pourrait, entre autres, expliquer selon nous en grande partie la tendance de certaines utopilogues à ne vouloir, ni la désigner, ni la nommer. Mais l’élan de l’utopie est une impulsion de la vie elle-même, un vouloir-vivre, tout simplement. Elle ne vise pas encore de projet ou d’expérimentation. C’est pourquoi nous postulons qu’en lui accordant son droit fondamental à l’indétermination, elle pourra de nouveau s’élancer. Retrouver son élan signifie lui redonner cette capacité. L’imprécision et la chaohérence marquent sa particularité et elle n'obéit à aucune finalité outre la nécessité d'accomplissement de la volonté de vie qui en est à l'origine325. En ce sens, l’utopie a besoin de l’élan pour se propulser, pour que l’envolée de sa création 324 325 Ibid. p.17 DEBOUT, Simone. Introduction : Théorie des quatre mouvements. 1966. 172 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel préserve tous ses potentiels polymorphes. Le mouvement chaotique – mais non moins légitime – la propulsera vers sa première étape. Concept et dialectique : infini et illimité Ce chaos n’est bien entendu pas organisé, quoiqu’il détienne sa logique propre. Son mouvement n’est toutefois pas ancré dans une dialectique. Comme nous l’avons expliqué lors de l’exorde, un concept est le produit d’un processus de création - non dans le sens d’une résultante, ce qui impliquerait une certaine forme d’accumulation, mais bien dans le sens d’un aboutissement de multiplications. Le concept engage un mouvement créatif qui finit sa route par une territorialisation. Le mouvement implique souvent une certaine dialectique326, c’est-àdire une tension dans le but de son dépassement. Toutefois, tout mouvement n’est pas dialectique327. Le mouvement créatif d’un concept est un processus comme fin en soi, et ne vise pas la finalité que le dépassement impliquerait. Il demeure toujours en suspens. Sa territorialisation n’est pas « prévue », elle existe, certes, mais elle est virtuelle lors de son premier moment. En ce sens, le mouvement du concept ne s’effectue pas à l’extérieur de lui-même. Dès lors que concept se meut à l’extérieur de lui-même, il aboutira à une dialectique, car sa rencontre avec d’autres concepts produira sa synthèse. Son dépassement produit la résultante d’une accumulation, ou d’une addition, et non plus une ouverture vers le multiple. En ce sens, dialectique et conceptualisation n’ont pas la même orientation. La conceptualisation permet au concept d’être, la dialectique le transforme en un autre et l’annihile du même coup 328 . Le concept est donc l’aboutissement de multiplications, l’aboutissement de sa conceptualisation – ce qui ne signifie pas une 326 POLITZER, Georges. Principes élémentaires de philosophie. En effet, dans cet ouvrage posthume, il explique bien les liens entre mouvement et dialectique. 1935-1936. 327 Ibid. Chap II. 328 ADORNO, Theodor. Dialectique négative. 1966. 173 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel accumulation ni une « succession de définitions mises bout à bout pour tenter de dire le multiple329». Par le fait même, il détient une ouverture inhérente. Cet aboutissement n’est pas une finalité au sens habituel puisque seul le processus de « multiplier » est sa raison d’être. L’accumulation porte toujours en elle l’idée d’un but, d’une limite. À contrario, l’ouverture est infinie comme nous le disions au début de ce travail. L’opposition entre l’infini et l’illimité doit être saisie pour arriver à comprendre la temporalité (que nous aborderons sous peu). En effet, ils ont chacun une temporalité qui leur est propre. La distinction sémantique est plus délicate que « non fini » ou « sans limites ». L’infini équivaut à ce qui n’est pas « borné dans le temps330» et conserve ainsi un potentiel temporel, puisqu’il n’est pas soumis aux exigences du temps. De son côté, l’illimité contient l’idée de « faire durer331», c’est-à-dire celle d’un devenir qui progresse ou encore l’étirement du temps. Le temps est soit sans frontière ou se fait prolonger… L’infini permet au temps de s’accomplir, puisque non encore transformé, alors que l’illimité le distord332. En ce sens, la dialectique fait davantage appel à l’illimité, car elle vise une synthèse entre thèse et antithèse qui « devient une loi de la réalité, puisqu’il ne saurait y avoir de différence entre les deux333». L’illimité - en tant qu’il est un devenir qui progresse - est transcendance alors que l’infini, qui est un à-venir, se niche dans l’immanence. C’est, entre autres, pour cette raison que nous effectuons la distinction entre devenir et advenir334. Ainsi, l’art de former les concepts ne doit pas se référer à une création illimitée, car cela impliquerait l’affaissement de la temporalité propre à cette 329 Op.cit. Ucciani. Le Statut du concept chez Deleuze. p.28 Op.cit. Rey. Dictionnaire historique de la langue française. p.1830 331 Ibid. p.2028 332 Pour le rappeler : « le devenir appelle un mouvement vers l’avant – dans l’illimité de l’accumulation de son potentiel – il se meut vers les sous-concepts qui lui rendront son irréductibilité. Il est lui-même concept, puisque c’est lui et lui seul qui provient de l’infini et se dirige vers l’illimité». Partie I, chapitre II p.58. 333 Op.cit. Grawitz. Lexique des sciences sociales. p.119 334 Pour le rappeler : Le devenir appelle un mouvement vers l’avant – dans l’illimité de l’accumulation de son potentiel – alors que l’advenir ne connaît pas d’illimité, il est fondamentalement ancré dans un présent infini. Partie I, chapitre II, p.58 330 174 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel formation conceptuelle, c’est-à-dire un rapport au présent permettant son plan d’immanence. Car, dès lors qu’un concept est illimité, il outrepasse son premier moment pour s’ancrer dans le notionnel. En conséquence, conceptualiser devrait toujours conserver ce plan d’immanence propre à la création, à l’infini, sans quoi le concept n’est mis qu’au profit du réel et devient notionnel – donc sens commun. Et selon nous, c’est entre autres le danger qui guette la subjectivité politique aujourd’hui, celle d’accepter le sens commun sans comprendre son origine335. Reconceptualiser nous permet d’agir sur le politique, car la reconceptualisation génère la création et, en ce sens, mène à un nouveau type d’actions. 335 Comme nous l’avons déjà mentionné, nous ne faisons pas la guerre au sens commun, bien au contraire, nous souhaitons simplement que le sens commun subisse une réappropriation ; et la manière qui nous semble la plus accessible est celle du retour au premier moment du concept, sa conceptualisation. 175 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel *** Synthèse : utopie créative Nous avons présenté trois aspects essentiels à la conceptualisation de l’utopie : la temporalité, l’oubli et l’élan. Avec ces éléments, nous sommes en mesure d’accorder son premier moment à l’utopie de la manière suivante : la dimension créative de l’utopie représente une motivation philosophique, c’està-dire le sens que nous donnons à la vie. Pour qu’une motivation soit dite philosophique, elle doit détenir une ontologie. En ce sens, elle ne peut s’exprimer que de manière libre et indépendante des réalités temporelles et historiques, et c’est précisément ce que la temporalité de l’oubli permet, car grâce à celle-ci, élan n’est pas désirant, mais créateur. Telle serait selon nous une véritable philosophie de la vie à même de porter un projet. Car, comme nous l’affirmons depuis le départ, la conceptualisation de l’utopie ne s’arrête pas à ce stade ; elle ne sera complète que lorsque nous aurons présenté la troisième partie de ce travail. Nous verrons dans le prochain chapitre que si l’utopie procède dans son envol grâce à l’oubli, elle n’y demeure pas, elle ne se fige pas dans l’oubli, car elle porte également en elle l’idée d’un à venir. Elle est lieu et non-lieu, elle est temps et espace, elle est pensée et action. L’oubli permet que l’utopie advienne, qu’elle se produise. L’oubli lui permet ainsi d’être avant de faire. Utopie créative. Le sens grammatical lui accorde une action… En effet, la dimension créative n’est pas à elle seule suffisante pour porter l’utopie, car bien qu’une motivation philosophique comporte la virtualité de sa territorialisation, elle n’est pas encore actualisée. Si la création implique l’action, et cette dernière prend forme lorsqu’elle se réalise dans un contexte sociohistorique. 176 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel CHAPITRE II : L’utopie réactive « L'utopie tire sa force de ne pas être une idéologie336» Nous venons d’examiner l’aspect créatif de l’utopie, son ontologie, qui constitue le premier moment de la conceptualisation de l’utopie. Pour le dire simplement, cet aspect représente une motivation philosophique ahistorique à partir de laquelle l’action deviendra non seulement possible, mais surtout cohérente. L’élan en est l’impulsion, il produit le mouvement créateur. Ce dernier n’est pas encore orienté vers quelque chose, il est processus comme fin en soi; ce qui permet la création, c’est-à-dire la vie dans ses multiples possibilités. Parce qu’elle appelle une altérité radicalement nouvelle, cette création est en soi une action qui nous mènera dans un deuxième temps à une réaction contextuelle. En ce sens, nous devons à présent poursuivre la conceptualisation de l’utopie en étudiant le deuxième moment de celle-ci, ce qui devrait nous permettre d’établir la définition transversale que cette recherche tente de trouver. Pour mieux saisir l’entièreté de l’hypothèse suggestive que nous avons entamée avec la dimension créative, nous devrons d’abord circonscrire les caractéristiques de la dimension réactive. Cette dimension, que nous désirons à présent aborder, correspond au moment où le concept vient à se concrétiser en se territorialisant dans un contexte spécifique. Elle est l’orientation ou le sens commun que prendra le concept une fois inscrit dans le réel. Ce processus est l’acte utopique, puisque c’est ici que les possibilités d’opérationnalisation d’un « autre monde » voient le jour. 336 Op.cit. Schérer. Utopies Nomades. p.34 177 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel Spécifiquement, elle inclut toutes les utopies concrètes, c’est-à-dire autant les tentatives d’expérimentations que les récits littéraires. En somme, il s’agit de toute utopie qui, d’une manière ou d’une autre, peut être historiquement déterminée. Sa réalisation est l’instant où elle se territorialise. Elle désigne en quelque sorte la réactivité envers la société ; et de cette réaction naitra un projet directement issu d’un contexte particulier. Dans cette dimension, il y a bien entendu les expérimentations sociales, mais également la conscience utopique, car une de ses caractéristiques est d’être normative. Avec elle, on passe de l’être au devoir-être, car « la pensée utopique est caractérisée par la préoccupation d’un devoir-être 337 ». En ce sens, la conscience exige une actualisation, elle passe de l’étant à l’état. Nous pouvons dès à présent apposer une première définition à notre objet d’étude. Qu’est-ce que l’utopie ? C’est un projet social inspiré d'une motivation philosophique atemporelle. Instrumentalisation La dimension réactive comprend tout ce qui relève de sa fonction, c’està-dire son rôle face à la société ou à l’idéologie. Ici, l’utopie sert à quelque chose et se réalise. Son rôle ne se limite toutefois pas à subvertir le réel, elle peut également l’enrichir, l’infléchir. En ce sens, elle n’est pas qu’esprit révolutionnaire et ne se territorialise pas uniquement pour combler un mécontentement, car une réaction n’est pas de prime abord un geste de « défense ». Ainsi, contrairement à Nietzsche pour qui toute réaction est signe de ressentiment, nous définissons cette dimension de l’utopie comme étant nécessaire. 337 Op.cit. Mercier-Josa. L’Utopie comme mouvement du réel : de Considérant à Marx. p.125 178 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel Contrairement à la tendance qui évalue l’utopie selon son fonctionnement ou son résultat, l’utopie concrète n’est ni bonne ni mauvaise à ce stade338, car avant de nous positionner sur sa réalisabilité, nous devons établir l’entièreté du concept, en tenant compte de ses deux dimensions créative et réactive. Ce deuxième moment de la conceptualisation de l’utopie est primordial, car sans celui-ci elle ne peut être complète – et donc ne peut « exister », puisque l’existence implique que la chose existante soit complète, sans manque339. En examinant la dimension réactive, nous verrons à la fois sa nécessité et son impossibilité, lorsque détachée de la dimension créative de l’utopie. Car elle ne peut à elle seule définir l’utopie : c’est grâce à la compossibilité des deux que l’utopie peut advenir. Parler de l’utopie implique que l’on tienne compte de l’aspect philosophique de celle-ci ainsi que de son application dans une réalité politique. Exiger la mise en lien de deux réalités complémentaires n’enlève en rien leur existence autonome réciproque, puisque le concept existe sans sa mise en pratique. Mais lorsque l’on parle de conceptualisation, comme nous le faisons depuis le début de cette réflexion, cela suppose la mise en lien entre une idée et son action : passer de l’immanence du concept à sa territorialisation. Les deux moments de la conceptualisation sont ce qui permet la réalisation de l’utopie. Contrairement à la dimension créative, qui est d’abord et avant tout ahistorique, la dimension réactive est fondamentalement historique. Elle agit dans un contexte ou, plutôt, elle réagit au contexte dans lequel elle se situe. En ce sens, elle est contextuelle et situationnelle. Dans le premier chapitre, nous avons expliqué que l’utopie doit contenir une ontologie pour qu’elle puisse être considérée comme étant « complète ». Nous allons maintenant voir plus directement les raisons qui nous poussent à affirmer que les projets et expérimentations sociales ne sont pas suffisants pour rendre compte de l’utopie 338 Op.cit. Schérer. Utopies Nomades. Op.cit. Rey. Dictionnaire historique de la langue française. p.1364. Sans quoi elle n’existerait pas tout à fait, mais partiellement. Or, l’existence ne peut pas être et ne pas être en même temps, puisque intrinsèquement exister signifie « avoir une réalité ». 339 179 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel dans sa globalité. Pour mieux saisir la distinction entre création et réaction, nous utiliserons quelques exemples illustrant celle-ci. De plus, l’observation et l’analyse d’utopies concrètes impliquent que les critères selon lesquels nous les analysons soient établis ou, du moins, que nous puissions éventuellement les établir. Isolées, ces expériences dites utopiques ne nous indiquent que la fonction qu’elles remplissent. Concrètes, elles ne nous donnent pas d’emblée accès à leur « motivation ontologique » ou, pour le dire autrement, à leur élan. Comme nous l’avons vu dans la première partie de ce travail, la majorité des études théoriques sur l’utopie ont tenté d’établir les critères permettant la classification des projets et récits utopiques. La dimension réactive que nous abordons ici n’ira pas dans ce sens, car l’objectif n’est pas d’évaluer les utopies concrètes et les critères s’y rattachant, mais plutôt de comprendre le lien qui existe entre les dimensions de l’utopie et ainsi d’expliquer les raisons pour lesquelles nous postulons que la définition de l’utopie se trouve dans la compossibilité de ces deux dimensions. Notre démarche consistera à appliquer notre grille d’analyse pour mettre en évidence quelques expérimentations se réclamant de l’utopie, ceci dans l’objectif de voir si l’aspect réactif (ou concret) y est accompagné de son autre dimension. En somme, nous tenterons de retrouver le premier moment de ces utopies, leur ontologie ou plus précisément leur position philosophique selon laquelle elles se déploient. Car, en demeurant uniquement dans les paramètres d’une réaction détachée de son immanence, les utopies ne peuvent avoir de définition pérenne, puisque seuls les critères de faisabilité se trouvent alors considérés ; ce qui ne saurait nous indiquer ce qu’elles sont, mais uniquement ce qu’elles font et comment elles le font. 180 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel Échec de l’utopie et contre-utopie « L’utopie combine une vision du monde à une action volontaire pour établir la correspondance entre choix de société et choix de vie. En ce sens, parler d’échec pour une utopie pratiquée n’est guère adapté : si l’expérience n’est pas entièrement satisfaisante, peut paraître inachevée et incomplète, elle contient néanmoins son lot d’aventures et de mésaventures que chacun, seul, peut évaluer et apprécier 340 ». Pour les pourfendeurs de l’utopie, la dimension réactive représente la raison pour laquelle elle n’est pas souhaitable, voire dangereuse341, puisqu’elle porte en elle la possibilité de la catastrophe, comme le dit Adorno pour qui la « conscience authentique d'une époque où la possibilité réelle de l'utopie — le fait que d'après le stade des forces productives, la terre pourrait être ici et maintenant le paradis — se conjugue au paroxysme avec la possibilité de la catastrophe totale342». Toutefois, ce type d’analyse repose principalement sur les échecs des expérimentations : « on jugera de l'utopie son fonctionnement343». Mais nous postulons que l’utopie, lorsque saisie dans sa conceptualisation bidimensionnelle, ne connaît pas l’échec tel qu’entendu par ses opposants, c’est-à-dire l’évaluation négative des résultats. Le fonctionnement ou les résultats d’une expérimentation ne nous disent en rien ce qu’est l’utopie. La référence aux bons ou mauvais fonctionnements et résultats provient d’une des définitions récurrentes de l’utopie : « par le mot utopie, on entend ici la description, sous quelle que forme que ce soit, d’un système politique visant à la perfection, instauré par 340 Op.cit. Paquot (en référence à Henri Desroches). Utopies et Utopistes. p.11 Les références pourraient être nombreuses. Entre autres, Jonas pour qui l’utopie est contradictoire, car elle est « irréalisable au regard des conditions naturelles, elle est fondée sur une méprise, l'image eschatologique d'un homme nouveau, et elle est dangereuse, d'abord parce qu'elle invite à délaisser les réflexions pragmatiques qui sont de rigueur et ensuite en tant que projet politique menant soit à l'absolutisme soit à la guerre civile ». RICHARD-OUELLET, Guillaume. Ontologie, politique et utopie. p.95. Aussi, chez les utopilogues plus récents, Yolène Dilas-Rocherieux représente bien ceux qui, malgré la richesse critique et créative de l’utopie, y voient principalement les dangers d’utilisation de l’utopie à des fins d’endoctrinement : DILAS-ROCHERIEUX, Yolène. L’utopie ou la mémoire du futur : de Thomas More à Lénine, le rêve éternel d’une autre société. 342 Op.cit. Adorno. Théorie esthétique. p.57-58 343 Op.cit. Schérer. Utopies Nomades. p.17 341 181 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel l’homme pour son propre avantage et caractérisé par son organisation minutieuse, sa rationalité intégrale, son unité et sa durée. Une contre-utopie sera donc une utopie « à l’envers », où l’établissement de sa perfection conduit finalement à son contraire344». Un résultat contraire à l’objectif est ce qui inquiète dans l’utopie. Pourtant, comme le souligne Miguel Abensour, le danger qu’une utopie se transforme de « rêve utopique d’émancipation » en « rêve de domination » est peu probable, puisque ces deux types de rêves sont intrinsèquement incompatibles345. Avec une grille d’analyse bidimensionnelle, il ne s’agira plus d’un « échec », mais plutôt d’une « absence », c’est-à-dire que l’insuccès proviendrait plutôt de la non-application du principe ontologique dans la réalisation d’un projet346. En quelque sorte, et grâce à l’oubli, la dimension créative de l’utopie la protège d’être assujettie uniquement à sa dimension anticipatrice347, puisque l’oubli l’empêche de désirer ce qui lui manque. Et lorsque rattachée à son aspect créatif, son côté réactif ne se réduit plus simplement à fuir la réalité vers le mythe de la société idéale348, puisque le devenir y est évacué. 1. Ancrage historique Les projets utopiques qui ont façonné la notion d’utopie ont tous en commun d’être nés d’une problématisation propre à leur époque. La méthode subversive que ces projets proposeront sera alors tout aussi caractéristique du contexte dont ils sont issus. 344 Op.cit. Rouvillois. Utopie. p.242 Op.cit. Abensour. Le procès des maîtres rêveurs. p.9 346 De moins, selon un postulat qui accepterait qu’un principe ontologique puisse se réaliser tel que pensée. 347 CORDILLOT, Michel. L’utopie en Amérique. p.225 348 Avec, entre autres, de la conscience de groupe comme « idée-force ». MUCCHIELLI, Roger. La cité idéale. p.34 345 182 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel L’inégalité a très certainement été l’un des moteurs les plus fréquents des projets dits utopiques à travers le temps. Les inégalités n’ont toutefois pas toutes nécessairement la même nature : elles peuvent être politiques, économiques, culturelles, sociales ou encore sexuelles. La recherche de solutions pour contrer ces inégalités constitue ce que nous appelons la dimension réactive, mais derrière cette réaction – envers ce qui constitue une disparité dans les possibilités et potentiels humains – il y a une position philosophique fondamentale : la croyance en une égalité naturelle, voire anthropologique. Conséquemment, la distribution inégale des ressources serait une défaillance artificielle349. Historiquement, chaque ère comporte son lot d’inégalités. Mais, comme nous le disions précédemment, leur nature n’est pas toujours identique et dépend principalement de l’organisation sociale propre à chaque époque. Au début de l’ère industrielle, le libéralisme économique naissant postulait que l’accumulation du capital était garante de la croissance économique. Telle une Loi de la Nature, l’économie était conceptualisée comme un flux de biens et services. Bien qu’il y ait eu déjà plusieurs autres types d’inégalités et de disparités sociales, la nouvelle conception de l’économie en a engendré encore davantage350. Les projets utopiques qui ont alors vu le jour cherchaient à contrer celles-ci. Que défendaient-ils ? L’égalité (position philosophique). Mais de quelle nature ? Économique (position proprement historique) ? Bien entendu, les inégalités économiques n’appartiennent pas uniquement au début de l’ère industrielle. Cependant, la manière de vouloir y réagir est propre à ce contexte dans la mesure où ces tentatives de redressement 349 Nombreux philosophes et penseurs se sont penchés sur l’origine des inégalités. La question principale est de savoir si les inégalités font partie de la nature humaine. Sur ce point, la distinction entre les inégalités physiques et morales effectuée par Jean-Jacques Rousseau nous semble pertinente, puisque selon lui, l’essence de l’humain est perfectible. En ce sens, l’inégalité ne fait pas partie de sa nature et serait le résultat d’une déviation causée par la société. ROUSSEAU, Jean-Jacques. Discours sur l’origine et les fondements des inégalités parmi les hommes. 350 Pour certains, ces inégalités n’étaient pas un dysfonctionnement en tant que tel puisqu’ils n’y voyaient qu’une organisation sociale en phase avec les lois de la nature. En ce sens, leur motivation philosophique ne se réclamait pas de l’égalité. 183 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel – appelées utopies – partaient de la même définition de l’économie que celle qu’utilisait la théorie qu’il fallait combattre. À titre d’exemple, Saint-Simon, Owen ou encore Godin ont cherché à développer une manière inédite de créer des moyens palliatifs au bouleversement économique qui creusait de plus en plus l’écart entre riches et pauvres. Même si leurs utopies sont loin d’être représentées sous les mêmes formes (par la science pour Saint-Simon 351 , l’organisation du travail pour Owen et Godin352), ces penseurs sont tous partis d’une réalité commune : la manière dont s’articulait l’économie s’inscrivait dans une réalité historique spécifique. Il s’ensuivit que leurs tentatives d’expérimentations sociales ont été en réponse à cette articulation. Pour ne donner qu’un exemple, prenons le passionnant projet de JeanBaptiste Godin, homme d’affaires consciencieux et fervent fouriériste353. En réaction à l’économie capitaliste qui prenait de plus en plus d’ampleur, il a fondé à partir de 1858 une alternative aux entreprises capitalistes qui fleurissaient alors : le familistère à Guise 354. Grâce à celui-ci, l’économie capitaliste devrait faire place à une économie sociale. La réappropriation du sens est ici fort intéressante, car c’est en réaction à la conception de l’époque dans laquelle il évoluait qu’il développe une économie non plus axée sur la marchandise et le flux de biens et services, mais davantage sur l’humain355. Conséquemment, son familistère s’inscrit dans un esprit de rupture face à la conception existante de l’économie. En effet, la proposition d’une « alternative » implique l’idée que l’on fasse quelque chose de « différent » – et cette différence suggère un élément existant sur lequel portera notre 351 PICON Antoine. Les saint-simoniens. 2003. Op.cit. Riot-Sarcey. Dictionnaires des utopies. 2002. 353 GODIN, Jean-Baptiste. Solutions sociales. 1871. 354 LALLEMENT, Michel. Le travail de l’utopie et le familistère de Guise, biographie. Notre but ici n’est pas de faire l’histoire et l’analyse critique du familistère. Retenons principalement l’idée d’un bâtiment situé à côté de l’usine de production dans lequel les employés ont accès à des logements, des crèches, des salles communes ; où l’air, l’eau et la lumière sont soigneusement réfléchis pour donner un espace de vie sain et digne. Le modèle est directement inspiré du projet de phalanstère de Charles Fourier que nous aborderons au prochain chapitre. 355 DRAPERI, Jean-François. Godin, inventeur de l’économie sociale : mutualiser, coopérer, s’associer. 2008. 352 184 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel comparaison. La forme de son utopie (le familistère) a pris racine dans une conception de l’économie propre à l’époque. Son expérimentation découle ainsi d’une réalité sociale et économique historiquement déterminée. Ainsi, dans sa forme, le familistère est contextuel et situationnel. Pour l’expliquer autrement, même si les enjeux reliés à l’économie sont toujours présents, il paraît juste de soutenir que les projets utopiques seraient aujourd’hui élaborés à partir d’une autre définition du concept qu’à l’époque du familistère. En comparaison, si nous devions élaborer une alternative économique, elle ne prendrait probablement pas la même forme, puisqu’à la base la définition a subi des changements. Originellement abordée comme un phénomène économique, la mondialisation généralisée a permis de comprendre la notion de macro-environnement sous un nouveau jour : économie, politique, écologie sont dorénavant des domaines concomitants. L’effet principal de cette nouvelle analyse est de réorienter les débats sur le processus économique et sa viabilité selon ces nouveaux paramètres. Aujourd'hui, les revendications environnementales des groupuscules touchent indirectement – mais inévitablement – les sphères économique, sociale et politique. Les mouvements altermondialistes développent la plupart de leurs projets ou discours utopiques sur les questions macro-environnementales. L’environnement est le concept qui transcende tous les autres et c’est généralement à partir des enjeux environnementaux que les propositions d’alternatives sont revendiquées. Ce nouveau paradigme social est en ce sens contextuel et situationnel. L’environnement est dorénavant le champ à travers lequel les autres se conceptualisent. Les discours actuels sur la consommation, la justice, la religion, la paix ou encore la démocratie s'appuient désormais sur le principe transcendant d’un développement durable, considéré comme la nouvelle « Loi de la Nature ». Celle-ci n’est plus macroéconomique, mais macroenvironnementale. Les valeurs économiques ne peuvent plus être dissociées 185 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel des valeurs sociales dans la mesure où la valeur ultime et inclusive est l’environnement, comme pouvait l'être l'économie auparavant356. À la lumière de cette conception contemporaine de l’économie, le Familistère de Godin, le New Larnak de Owen ou encore le Phalanstère de Fourier auraient certainement une autre structure sociale et architecturale, car la « Loi de la nature » ne dicterait pas les mêmes voies alternatives. Le même désir de subversion de l’économie ne crée donc ni le même mécanisme de réflexion, ni la même proposition, ni les mêmes modes opérationnels, car ceuxci seront toujours empreints des réalités et des concepts caractéristiques à leur époque ; et c’est en ce sens que la dimension réactive de l’utopie est toujours historiquement déterminée. Les nouvelles définitions, qui se veulent des alternatives à la conception dominante, puisent leur source à même celle-ci. Conséquemment, changer la définition de l’économie en réaction au système établi ne permet pas de comprendre ce qu’elle est, mais tout au plus ce qu’elle doit ou ne doit pas faire. Seule, cette réaction ne constitue pas encore ce que nous qualifions d’utopie. Quelques exemples concrets Dans le premier chapitre de cette deuxième partie, notre hypothèse suggestive mettait en exergue la nécessité de lui donner une position ahistorique. Toutefois, puisque nous postulons qu’elle est bidimensionnelle, elle nécessite également cette autre dimension qui la territorialise dans un 356 BOOKCHIN, Murray. Pour une société écologique. 1976. Autre exemple : l’écologie sociale de Bookchin pour qui la domination de l’humain sur la nature trouve ses racines dans la domination de l’humain sur l’humain. La dimension réactive pourrait se traduire ainsi : «C’est pourquoi la construction d’une société écologique suppose la remise en question des structures qui favorisent la concentration du pouvoir économique et politique, comme l’économie de marché et le gouvernement représentatif. L’écologie sociale se distingue ainsi de l’environnementalisme qui vise à surmonter les problèmes écologiques par l’amélioration de la gouvernance, le progrès technique et une croissance économique « verte » qui maintiennent le mode de production actuel. Les deux réponses possibles à la crise écologique se présentent comme suit : capitalisme vert ou écosocialisme libertaire». DURAND FOLCO, Jonathan. Le remède à la déliquescence de la démocratie municipale. p.3 186 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel temps historique. Selon notre énoncé de thèse, sa territorialisation est une des conditions pour la faire advenir, dans son entièreté et sa complétude. Pour être transversale, sa définition doit comporter ces deux aspects. L’affirmation de la dimension réactive va entièrement en ce sens : il ne peut y avoir d’utopie là où il n’y a pas de projet. Pour illustrer cet aspect réactif, nous avons sélectionné quelques exemples d’utopies concrètes, ou du moins de projets ou mouvements qui correspondent aux critères (très larges) de l’utopie selon les approches et auteurs que nous avons vus en première partie : l’aspect subversif ou l’opposition au réel. Nous verrons plus précisément les raisons pour lesquelles ces utopies-projets doivent se doter de l’aspect créatif pour que ces expérimentations correspondent à notre définition transversale de l’utopie; c’est-à-dire d’un projet social inspiré d’une position philosophique atemporelle. Encore une fois, cette section pourrait à elle seule représenter l’entièreté de cette recherche. Conséquemment, la tâche de sélectionner nos exemples n’a de ce fait pas été facile. Pourquoi tel exemple plutôt que tel autre? Contrairement à ce que l’on pourrait croire, les exemples qui suivent n’ont pas été choisis parce qu’ils nous permettaient de soutenir notre hypothèse – puisque les exemples de mouvements, tendances, révoltes ou projets que nous avons analysés durant notre recherche correspondent tous à notre hypothèse et correspondent à la dimension réactive de l’utopie. Par le fait même, notre sélection découle davantage d’une réceptivité personnelle, c’est-à-dire sur des théories, des contestations et/ou des positions politiques dont l’objet de revendications représente notre sensibilité et curiosité citoyenne actuelle. Mouvance sociale De nouvelles tendances plus originales les unes que les autres voient le jour en réponse à un système mondial de plus en plus oppressant. Parmi celles187 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel là, le mouvement Slow Food357 fondé en Italie par Carlo Petrini au milieu des années 80 (et dont le mouvement actuel de la Décroissance s’inspirera par la suite358) comporte des éléments intéressants par rapport à notre hypothèse suggestive. En effet, ce mouvement se définit comme « un projet destiné à instaurer une philosophie du plaisir qui commence par le goût359». S’agirait-il de la dimension créative de cette utopie ? À première vue, nous pourrions effectivement repérer dans ce projet une position ontologique basée sur le plaisir, car en plus de son inscription temporelle actuelle, ce mouvement du Slow Food se réclame d’une philosophie, ce qui pourrait nous laisser croire qu’il détient une dimension créative atemporelle. Voici en quoi cet exemple nous intéresse : selon notre grille d’analyse, la dimension créative ne doit pas encore être orientée vers un but spécifique. Voyons cela de plus près. Ici, la définition du plaisir est associée à la lenteur. Pourquoi ? Justement parce que le plaisir tel que conçu et vécu aujourd’hui s’accompagne généralement d’une consommation de masse et d’une accélération des successions de ces plaisirs « consommés ». Consommer plus, plus vite. De ce fait, pour réagir à cette conception prédominante, il faut proposer une alternative : le ralentissement. Si aujourd’hui le plaisir est associé à la vitesse – et que cette conception engendre de l’insatisfaction à de multiples niveaux –, il faut alors réagir et créer une association entre plaisir et lenteur. Toutefois, qu’est-ce que le plaisir si nous ne prenons pas en considération sa conception contemporaine décriée ? Et en quoi sa définition ou son concept serait-il une position philosophique proprement ontologique et immanente ? Quelles sont ses composantes indépendantes de toutes inscriptions historiques ? Si le plaisir est lenteur, alors effectivement la société dans laquelle nous vivons en manque cruellement et le projet de Slow Food devient ainsi pertinent en tant qu’utopie. Cependant, un projet qui repose 357 GUILLAUME, Chantal. Slow Food, la gastronomie redécouverte. p.210. En résumé : Le principe du Slow Food consiste à « privilégier la lenteur c’est a dire l’action réfléchie, la proximité de la production, le respect des formes artisanales de savoir-faire». 358 LATOUCHE, Serge. Le pari de la décroissance. 2006. 359 Op.cit. Guillaume. Slow Food, la gastronomie redécouverte. p.210 188 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel uniquement sur une redéfinition en réaction au système (donc selon les paramètres de celui-ci) demeure dans sa dimension réactive et ne peut pas se réclamer de l’utopie telle que nous la définissions. Un autre exemple découle de la même logique : le projet Prêt d’art360. Le principe ? Les artistes proposent leurs œuvres sur le site internet, sur Facebook et sur Twitter, puis des amateurs d’art les empruntent pour une période d’un an. C’est gratuit, mais ils doivent s’engager à prendre une photo de l’œuvre installée chez eux et à la publier sur les réseaux sociaux. Ils suggèrent aussi aux emprunteurs d’organiser un petit vernissage pour présenter l’œuvre. Au bout de l’année, l’emprunteur rend l’œuvre à son créateur, mais peut décider de l’acheter. Selon la fondatrice, « L’idée, ce n’est pas de louer les œuvres, mais de les prêter gratuitement pour qu’elles aient le plus grand rayonnement possible361 ». L’élément moteur de cette idée est le coût trop élevé des œuvres d’art. La fondatrice de ce projet original l’explique ainsi sur son site : « L’art visuel, ça coûte cher. Vrai. C’est pourquoi nous sommes peu à en consommer, à acheter des toiles, à exposer des sculptures dans nos appartements, nos maisons, nos bureaux, à remplacer les posters froissés par des photographies professionnelles. Et si c’était gratuit ? Et si les artistes prêtaient leurs œuvres ? Et si, plutôt que de passer par des institutions comme les galeries et les musées, les œuvres pouvaient être prêtées ou vendues directement par le biais d’une communauté web comme celle de Prêt d’art ? Ainsi, les œuvres sur Prêt d’art sont gratuites, sauf si vous décidez de les acheter. Les amateurs d’art peuvent donc directement communiquer, échanger et s’instruire sur l’art auprès des artistes eux­mêmes. Pas de galeriste, pas de conservateur de musée, pas d’entremetteur. Seulement l’artiste & le public. Et l’art visuel comme 362 monnaie d’échange ». Cette initiative prend de l’ampleur à une vitesse impressionnante. Le projet, qui est né il y a moins d’un an, implique déjà quelques centaines de prêteurs-emprunteurs en « relation artistique ». Mais outre l’objectif de contourner les obstacles financiers freinant la diffusion et la démocratisation 360 Site Internet : http://pretdart.com/ PAQUET, Michelle. Entrevue avec Frédérique Marseille, fondatrice de Prêt d’Art. Janvier 2014. 362 Op.cit. Marseille. pretdart.com 361 189 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel des œuvres d’art, selon la fondatrice Prêt d’art est « un projet qui vise à briser les frontières entre le grand public de l’art visuel et les créateurs. Cette idée représente une opportunité pour le marché de l’art de se réinventer à la lumière des technologies actuelles363». Briser les frontières et réinventer l’art. En ce sens, ces deux revendications sont ce que nous appelons une « réaction » au système actuel. Dans les médias québécois, ce projet est qualifié d’utopique. En effet, il semble être est à contre-courant ou du moins en réaction par rapport à un système « élitiste » institué. Prêt d’art désire la démocratisation de l’art. Nous ne voulons pas débattre de la pertinence ou non de ce type de projet, nous désirons plutôt regarder ce qu’il contient d’utopique. Ce dernier se réclame de la subversion du réel existant. Il ne cherche pas à créer, mais bien à réagir aux dysfonctionnements observés. Ce projet s’inscrit dans un contexte historique particulier, où l’art n’est plus, par exemple, l’exclusivité de l’Église ou aux « grands de ce monde ». Il appartient à tous, mais n’est pas accessible à tous. Sans vouloir faire une étude approfondie de l’histoire de l’art, l’idée derrière cet exemple est de démontrer qu’à chaque réaction correspond un contexte. Ce projet ne peut s’inscrire que dans l’époque actuelle où les moyens de communication ont subi une mutation importante avec l’arrivée de plateformes telles que Facebook ou Twitter. Toutefois, derrière cette volonté de démocratisation de l’art via un échange pragmatique entre créateurs et emprunteurs, que peut nous révéler cette préoccupation politique364 ? Quelle motivation philosophique sur l’art peut-il y avoir derrière lui ? Qu’est-ce que l’art et donc, pourquoi devrions-nous assurer sa diffusion ? L’art est-il ce qui 363 ibidem. Voir LEMOINE, Stéphanie et OUARDI, Samira. Artivisme, art militant et activisme artistique depuis les années 60. 2010. Le lien entre art et politique est particulièrement bien articulé dans le mouvement artiviste qui prône une sensibilisation aux préoccupations politiques à travers un art « militant » où l’art devient ce qui débusque les inégalités ; et par le fait même le moteur de revendications sociales. Les préoccupations politiques derrière l’acte artistique sont toutefois uniquement en lien direct avec les effets négatifs du système: l’acte est une réaction et insiste sur le ridicule de la situation politique actuelle. C’est un acte de « résistance esthétique ». En ce sens, résister est certes parfois nécessaire, mais résister ne peut toutefois créer au sens où nous l’entendons. 364 190 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel nous rend fondamentalement humains ? Si oui, il y aurait effectivement besoin de nous assurer son accessibilité, et ce, de manière durable et non plus contextuelle. Prêt d’art pourrait représenter une des dimensions de l’utopie, celle qui agit dans le réel ; mais il ne serait utopie qu’à condition qu’il soit accompagné d’un raisonnement expliquant en quoi l’art, tel qu'on le définit ontologiquement, est distordu dans le réel (et donc pourquoi ce projet doit prendre forme). Bref, quelle est la position philosophique atemporelle défendue par ce projet ? Pour le répéter, nous ne désirons pas évaluer la pertinence du projet comme tel, puisque c’est la pertinence de son inscription comme possible utopie qui nous intéresse. Si nous acceptons les définitions, les conceptions ou les critères de classification de l’utopie que nous avons vus dans la première partie, Prêt d’art pourrait s’en réclamer. Utopie intempestive ou subversion du réel, ce projet y correspond. Nous postulons toutefois qu’il ne s’agit que d’une dimension, celle qui sert à quelque chose (et dans ce cas, à briser les frontières, réinventer et démocratiser l’art). Pour que ce projet puisse être une utopie telle que nous l’entendons, il devra se doter d’une dimension atemporelle – pour qu’il puisse conserver son fond, même lorsqu’il change de forme contextuellement. Les deux exemples que nous venons de présenter ont le même dénominateur commun par rapport à notre critique : il est nécessaire de penser et fonder les concepts non plus uniquement en réaction aux problèmes observés dans un contexte historique particulier, mais bien de déterminer leur essence ontologique et immanente pour créer et ne plus uniquement recréer. La réaction « unique », détachée d’une véritable position ontologique, ne peut qu’apporter son lot de frustrations, puisque les formes sont constamment appelées à changer ; l’objet de revendication est en ce sens mouvant. L’inégalité, l’injustice ou encore la déshumanisation dénoncée par ces mouvements sociaux dépendent à la fois de la définition sur laquelle porte ce 191 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel jugement et des critères déterminant la rupture entre ce qui est juste ou contrenature. Dénoncer et/ou s’indigner sont des prises de position nécessaires dans toute société, là n’est pas la question. Mais l’indignation ne s’indigne pas toujours pour et sur la même chose. Elle est certes un sentiment s’inscrivant dans un continuum, mais l’objet de celle-ci est contextuel ; il est déterminé par les mécanismes et institutions propres à chaque époque. Certains nomment cela conscience utopique au sens où ce continuum est un mode d’expression sur la nécessité de changement 365 . Puisqu’il y a continuum de la volonté de changement, il y aurait utopie. Cependant, comme nous l’avons vu dans la première partie avec Gauchet, Servier ou Mannheim, cette conscience en continu sert l’utopie, mais ne nous explique pas encore ce qu’elle est. En d’autres termes, derrière l’indignation, il devrait y avoir un processus. Pour s’indigner contre une inégalité, il nous faut premièrement savoir sur quoi porte cette inégalité ; et pour savoir que celle-ci représente une inégalité, il nous faut connaître également la définition ou conception de l’objet. Par la suite, nous devons démontrer la rupture entre la définition de l’objet et l’application. Cette rupture est en quelque sorte la raison pour laquelle nous nous indignons : il y a non-congruence entre l’idéal d’une chose et son application réelle. Cette non-congruence représente la partie réactive de l’utopie. Cependant, comme toute définition est en constante mutation, nous devrions être en mesure de percevoir derrière la définition utilisée dans l’actuel ce qu’elle défend et porte en elle, indépendamment du contexte, dans l’inactuel. Comme nous l’avons fortement critiqué dans la première partie, l’erreur réside trop souvent à ne s’arrêter qu’au mode utopique et à ne pas 365 Op.cit. Servier. Histoire de l’utopie. p.321. Et Op.cit. Gauchet. Visages de l’autre : La trajectoire de la conscience utopique. 2003. 192 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel chercher à connaître l’idée plus universelle derrière celui-ci366. Cette tendance constitue selon nous l’une des difficultés liées à la conceptualiser de l’utopie. Contestation ou l’esprit révolutionnaire… Pour illustrer notre hypothèse d’une autre manière, nous prendrons ici l’exemple de la grève étudiante au Québec qui a soulevé passions sociales et politiques au printemps 2012 – également appelé le Printemps érable367. Pour pallier les difficultés financières auxquelles faisait face le Ministère de l’Éducation du Québec, le gouvernement Libéral au pouvoir proposait une augmentation des frais de scolarité pour des étudiants (études postsecondaires) de 82% sur 5 ans. Fort ébranlées par cette faramineuse augmentation, les principales associations étudiantes ont rapidement contesté la proposition. Toutefois, cette indignation s’est répandue au-delà des sphères associatives estudiantines : un réel mouvement contestataire s’est formé autour de cette question. L’enjeu est rapidement passé du simple « refus » au principe d’accessibilité et l’égalité scolaire - acquis de société hérité des luttes de la Révolution tranquille. Ici, le processus d’indignation dont nous avons discuté précédemment prend tout son sens : 1- l’indignation envers une inégalité 2- l’objet de l’inégalité : l’augmentation des frais de scolarité 366 Au sens où l’idée n’est plus assujettie à la relativité du contexte. BLANCHET, Patrick et HÉBERT, Martin. « Les Canadiens et la feuille d’érable à sucre : Portrait d’un symbole ». In Revue Essence Forestière, Société d’histoire forestière du Québec. Printemps-été 2010. Le nom fait référence au « Printemps arabe » de l’année précédente (cette appellation fait elle-même référence au « Printemps du peuple » de 1848). L’effervescence des revendications sociales qu’à connue le Québec en 2012 explique le lien avec celle-ci. Le mot érable quant à lui évoque l’une des richesses gastronomiques, économiques et patrimoniales du pays. En effet, la grande quantité d’érables au Québec a participé à la construction identitaire des habitants ; entre autres puisque les premiers colons travaillaient principalement le bois. En ce sens, plusieurs corps de métiers reliés à l’érable ont vu le jour. De plus, la production de sirop d’érable a également forgé l’identité québécoise au travers la gastronomie et la famille. 367 193 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel 3- la conception de l’éducation au Québec : l’accessibilité aux études pour tous 4- la rupture (non-congruence entre idéel et application) : l’idéal de l’accessibilité est non applicable si le projet de loi devient loi. Là où le Printemps Érable est encore plus intéressant par rapport à notre réflexion est la suite des choses. Devant la non-flexibilité du gouvernement, le mouvement a pris une ampleur inattendue: le Québec a connu plusieurs des manifestations d’une grande ampleur, battant à chaque fois le nombre de participants de la précédente. Le dialogue entre le peuple et le gouvernement s’est détérioré. Le gouvernement (majoritaire) a alors eu recours à la Loi 78, ou Loi spéciale d’urgence368. Une telle loi n’avait pas été mise en application depuis l’adoption de la loi des mesures de guerre durant la crise d’octobre en 1970. Cette loi « spéciale » encadrait le droit de manifester369 et imposait des mesures coercitives pour que l’enseignement soit obligatoirement dispensé dans les établissements touchés par la grève370. 368 Cette loi a été présentée le 17 mai 2012 par le gouvernement Charest et adoptée le 18 mai 2012 à 68 voix contre 48 après environ 20 heures consécutives de débats en séance extraordinaire à l’assemblée nationale du Québec. La loi a été votée lors de la 14e semaine de la grève étudiante québécoise de 2012 et visait, en premier lieu, à y mettre fin. 369 « Une personne, ou toute autre personne n'étant pas du gouvernement, un organisme ou un groupement qui organise une manifestation de 50 personnes ou plus qui se tiendra dans un lieu accessible au public doit, au moins huit heures avant le début de celle-ci, fournir par écrit au corps de police desservant le territoire où la manifestation aura lieu les renseignements suivants :1- la date, l'heure, la durée, le lieu ainsi que, le cas échéant, l'itinéraire de la manifestation; 2- les moyens de transport utilisés à cette fin. Lorsqu'il juge que le lieu ou l'itinéraire projeté comporte des risques graves pour la sécurité publique, le corps de police desservant le territoire où la manifestation doit avoir lieu peut, avant sa tenue, exiger un changement de lieu ou la modification de l'itinéraire projeté afin de maintenir la paix, l'ordre et la sécurité publique. L'organisateur doit alors soumettre au corps de police, dans le délai convenu avec celui-ci, le nouveau lieu ou le nouvel itinéraire et en aviser les participants. »article 16, Loi 78. 370 La grande majorité du corps professoral québécois soutenait les étudiants en grève. La loi 78 prévoyait une série de dispositions visant à s'assurer que l'enseignement serait effectivement dispensé et accessible lors de la reprise des cours. À cette fin, elle : • obligeait les directions des établissements (article 3) et les enseignants (articles 10 et 11) à dispenser l'enseignement ; 194 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel En guise de réaction, la grande majorité des villes et villages du Québec a alors « sorti les casseroles371» : tous les soirs à 20h, dans les rues et sur les balcons les gens « casserolaient 372». La loi spéciale et le casserolage ont représenté un moment charnière du Printemps érable, car c’est à ce moment que la lutte pour le droit à l’éducation s’est transformée en une lutte sociale beaucoup plus généralisée : l’accessibilité à l’emploi, l'iniquité salariale, la redistribution des richesses, la reconnaissance et protection du bien commun, etc. L’objet de l’indignation, qui était à la base orientée vers l’inégalité quant à l’accessibilité aux études que produirait la loi s’est ainsi élargi pour mener à des revendications sur la nature même de la démocratie. Le peuple s’est indigné contre le fait que l’application de la démocratie ne rencontrait pas la définition incluse dans le contrat social. De ce fait, derrière l’accessibilité aux études se cachait un principe ontologique beaucoup plus grand : la démocratie. Mais quelle démocratie ? Le droit de vote et la nécessité de la balance du pouvoir sont-ils les caractéristiques immanentes de la démocratie ou sont-ils plutôt des manifestations de celle-ci dans une époque donnée ? Pour que le Printemps érable rencontre les critères de notre grille d’analyse bidimensionnelle de l’utopie, il aurait fallu que ce questionnement sur la nature de la démocratie cherche son principe irréductible, c’est-à-dire non relatif à une crise sociale sise dans l’histoire. Ou, pour le dire autrement, que l’on oublie à quoi sert la démocratie pour se placer dans une immanence radicale apte à nous indiquer ce qu’elle est. La légitimité de la réaction du peuple québécois n’est pas ici en interdisait aux syndicats, à leurs dirigeants et à leurs membres (article 12) de participer à une action concertée visant à empêcher le personnel d'un établissement d'enseignement d'accomplir son travail ; • interdisait à quiconque (articles 13 et 14) d'entraver l'accès à l'enseignement et de manifester à moins de 50 m d'un établissement d'enseignement ; • obligeait les syndicats et les associations étudiantes (article 15) à « prendre les moyens » pour que leurs membres respectent ces articles. 371 En référence aux mouvements latino-américains en Argentine et au Chili qui avait connu les mêmes interdictions de manifester. 372 BEAUDOIN-BEGIN, Anne-Marie. De casseroler. 2013. Le verbe casseroler est entré dans le langage populaire au Québec et signifie littéralement « faire du bruit en tapant sur une casserole avec un ustensile ». • 195 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel cause ; nous ne cherchons pas à comprendre si les réactions de tel ou tel contexte sont justes au sens de « justifiables ». Nous désirons simplement extraire la part d’utopie qui se trouve dans celles-ci. Certains, comme Michèle Riot-Sarcey, seraient au contraire tentés de voir dans un événement tel que le Printemps Érable l’utopie dans son entièreté, car « ce qui est dit « utopie » se situe dans la conjonction entre l’événement et la perception de cet événement […] L’utopie est donc bien à rechercher dans la convergence entre un événement et les idées qui naissent des interprétations de telle ou telle doctrine par rapport à ce que commandait cet événement...373». En effet, la convergence entre la grève étudiante et l’idée de démocratie semble soutenir cette affirmation. Puisque nous n’octroyons pas de primauté absolue à la création, nous acceptons l’idée que l’événement puisse en quelque sorte « révéler » l’ontologie374. La grève étudiante aurait pu effectivement mener le peuple québécois vers une véritable utopie si le concept ahistorique de la démocratie était apparu pour ensuite réorienter l’action. Mais l’utopie ne peut se définir uniquement par un projet concret, car un ancrage historique sans position philosophie sous-jacente ne peut qu’être reconnu à l’intérieur d’un contexte particulier. Il transcende l’histoire, mais ne détient pas d’immanence. Loin de reprocher aux mouvements sociaux une quelconque inefficacité ou inutilité, nous souhaitons bien au contraire les enrichir en leur ajoutant une dimension créative à même d’assurer la pérennité à ces revendications et ainsi éviter que l’histoire ne les tienne en otage. Pour reprendre une pensée de Nietzche, l’histoire peut être un justifiable à condition qu’elle serve la vie375. 373 RIOT-SARCEY, Michèle. L’utopie dit la multitude des espoirs inachevés. L’exemple de l’oubli vital est pertinent en ce sens : c’est bien en se détournant de la philosophie de l’histoire et de l’emprise de la religion qui prédominent alors dans le champ de la pensée qu’il « réagit » et ainsi retourne aux sources d’une philosophie de la vie. En ce sens, une réaction peut motiver la création. 375 La réaction expliquée dans la note précédente servirait alors effectivement la vie, dans sa plus haute force du présent. 374 196 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel En d’autres termes, contrairement à Bazkco qui affirme qu’« on pourrait dire que la rencontre entre l’utopie et l’idée de progrès se fait par un double mouvement : le discours utopique assimile les thèmes propres à l’idée de progrès tout en les transformant, mais d’autre part le discours historique adapte et modifie à son tour les thèmes utopiques376», nous soutenons que l’histoire ne peut effectuer à elle seule un changement de fond à l’utopie, elle ne peut que nous laisser apercevoir ses formes. L’utopie de l’humain La notion de liberté peut également nous aider à mieux saisir en quoi l’utopie nécessite une compossibilité – c’est-à-dire en quoi l’existence de ses deux dimensions la fait advenir. Sans nous appuyer sur la théorie marxiste, nous prendrons toutefois comme point de départ dans notre exemple la distinction entre liberté formelle et réelle377. Avec le développement du libéralisme, la conception de la liberté individuelle s’est véritablement transformée 378 . La conception libérale de l’individu repose principalement sur trois critères : le droit, l’égalité et la liberté. Corrélativement, ce sont les concepts de collectivité, d’autonomie et du politique qui seront ultérieurement définis par cette conception. L’intérêt de cette question n’est donc pas à négliger. En société, l’individu détient une liberté formelle qui représente celle qu’un individu pratique grâce aux normes et les lois qui défendent le droit fondamental qu’elle incarne379. 376 Op.cit. Baczko. Les lumières de l’utopie. p.154 Voir entre autres MARX, Karl. La Question Juive. p.109. Et ENGELS, Friedrich. Anti –Dühring. p.146 378 Nous n’avons qu’à penser à la liberté chez Descartes pour qui elle découlrait de notre volonté, et donc du libre-arbitre que l’humain doté de raison détient nécessairement. 379 C’est précisément en réaction aux inégalités inhérentes au développement de l’industrialisation que Karl Marx fera la critique sévère de cette liberté formelle qui, selon lui, a permis l’essor de l’individu libéral à la base du capitalisme – créant du même coup les inégalités inhérentes à ce système. 377 197 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel La liberté individuelle, que la conception libérale défendit à la base, est celle de pouvoir jouir pleinement de nos droits, et plus précisément pour les tenants du libéralisme : le droit à la propriété380. En tant qu’êtres propriétaires par essence, la liberté formelle nous permet de nous réaliser en tant qu’être, et c’est la raison pour laquelle le contrat social libéral repose sur le postulat que nous devons céder notre liberté absolue en échange de la sécurité nécessaire à la conservation de nos biens381. Notons toutefois que le libéralisme n’est pas à la base qu'une notion exclusivement économique, il est à la fois un ensemble d’attitudes rationnelles, de principes organisationnels et de règles pratiques. Son étymologie renvoie certes au mot liberté, mais sa conceptualisation est toutefois inséparable de celle de l’individu. Il faut davantage aborder le libéralisme en tant que courant de pensée portant sur l’individu qu’à une forme inédite de liberté. Si l’individu est le socle du libéralisme, la liberté acquise grâce aux droits de ce dernier est la condition de sa réalisation : « Une des « idées » du libéralisme, on le sait, c’est celle de l’« individu », non pas l’individu comme cet être de chair et d’os, non pas comme Pierre distinct de Paul, mais comme cet être qui, parce qu’il est homme, est naturellement titulaire de « droits » dont on peut dresser la liste, droits qui lui sont attachés indépendamment de sa fonction ou de sa place dans la société, et qui le font égal de tout autre homme382». Avec cette primauté du droit, ladite société est une accumulation d’Êtres-de-droits qui la transcendent. De plus, l’individu détient un caractère individuant, c’est ce qui le distingue de la masse tout en l'y comparant : « l'autre est mon même non pas dans ce qui nous réunit au groupe mais dans ce qui nous en sépare383». S’il se doit d’être différent de tout autre, il n’est toutefois point détaché de la société, il ne prend sens qu’en elle ou grâce à elle puisque c’est celle-ci qui lui permet de protéger ce qu’il est, c’est-à-dire pleinement propriétaire. En ce sens, cette 380 SMITH, Adam. Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations.1776. HOBBES, Thomas. Le Léviathan. 1651. 382 MANENT, Pierre. Histoire intellectuelle du libéralisme. p.9 383 UCCIANI, Louis. Charles Fourier ou la peur de la raison. p.64 381 198 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel approche confère intrinsèquement à l’individu une indivision entre lui et la société et selon laquelle les concepts de droits, égalité et liberté conceptualisent l’altérité comme un rapport extérieur à soi. La conception libérale de la liberté individuelle opère ainsi une réorientation de la notion même de liberté : elle ne peut plus être réelle puisqu’il faut la céder. Elle évacue son fond pour ne garder que sa forme. Ce faisant, en observant des inégalités dans l’application de la liberté formelle dans les sociétés de droits telles que la nôtre, que pourrions-nous revendiquer ? Outre le fait de s’indigner, ne devons-nous pas également déterminer sur quelle base la liberté devrait s’appliquer indépendamment des conjonctures politiques ? En refusant la définition selon laquelle nous sommes avant tout des Êtres-de-droits, ne doit-on pas proposer une conception qui ne dirait pas uniquement le contraire, ou du moins qui ne dépendrait pas des paramètres et critères de la définition libérale ? Repenser le concept d’individu à l’intérieur des paramètres de notre société actuelle est un exercice laborieux. Omniprésents, les principaux critères qui définissent l’individu « libéral » semblent les seuls à pouvoir baliser la définition de l’individu. Certes, certaines approches tentent de les récuser, mais ce faisant, elles leur octroient la plupart du temps une légitimité hégémonique – au sens où elles réifient la définition prédominante par le fait même qu’elles ne sont en dialogue qu’avec celle-ci. La prépondérance de la conception libérale de l’individu dans la majorité des champs d’études permet tout au plus d’inverser la logique à laquelle elle tente d’échapper, mais ne permet toutefois pas de s’en sortir384. Ces questions nous portent à croire que la meilleure manière de proposer une conception de l’individu serait d’effectuer une « sortie » 384 BOILY, Frédéric. Lionel Groulx et l’esprit du libéralisme. 2004. Par exemple, les approches antilibéralistes conservent les mêmes paramètres que le libéralisme pour tenter de les remettre en cause. C’est alors que nous pouvons parler d’hégémonie, c’est-à-dire lorsque le système en place parvient à récupérer les idéologies de réactions. Ainsi, notre critique sur le fait d’aborder l’utopie uniquement comme projet contestataire prend ici sons sens. 199 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel complète, autonome et ahistorique des définitions précédentes. Nous devrions ainsi les oublier pour nous disposer à créer une définition et non plus à en recréer une en réaction par rapport à celle qui nous semble dysfonctionnelle. Pour penser l’individu autrement et le sortir du sens commun, il faut faire appel à un autre lieu de réflexion dans lequel la réouverture des concepts devient réelle. C’est en ce sens que le caractère intempestif de l’utopie création lui permet la [re]création des concepts hors du sens commun, dans l’instance du présent. Dans l’espace qu’offre cette instance, l’individu n’aurait plus à choisir le type de liberté, car les oppositions n’existent pas encore, elles sont concomitantes ; tout comme l’utopie. Conséquemment, la liberté réelle ne s’opposerait plus à la liberté formelle, elles seraient toutes deux constitutives de l’humain. Si la liberté formelle s’inscrit dans le mode sensible, la liberté réelle en est l'élan, sa qualité ontologique. La forme qu’elle prendra dépendra de chaque période historique et de chaque société. En réfléchissant aux interrelations entre les deux types de libertés, nous requestionnons par le fait même leurs contenus sémantiques et symboliques. La liberté réelle détient une existence indépendante de l’autre, mais y est tout de même directement rattachée si l’on veut à la fois comprendre et agir sur notre liberté. De la même manière, la liberté formelle nous permet de nous ancrer dans le monde matériel et existant, d’interagir avec l’altérité et de « travailler » les réalités sociales et politiques du monde dans lequel nous vivons. Toutefois, ne pas la mettre en lien avec son aspect non contextuel lui enlève tout sens immanent, c’est-à-dire un sens et une essence qui lui seraient propres et qui ne dépendraient pas des particularités. Si les deux types de liberté peuvent être expliqués et définis séparément, ce n’est qu’en comprenant le lien spécifique entre le deux que nous pouvons commencer à accepter le rôle potentiel de cette liberté, tout comme la fonction de l’utopie. Il ne s’agit plus ici d’effectuer une catégorisation entre les deux, ni même de tenter d’établir une hiérarchie 200 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel naturelle entre elles, mais bien de déterminer l’unicité et la simultanéité de ces deux dimensions. Une mise en garde nous semble encore une fois nécessaire : la conjonction de ces dimensions n’est pas, selon nous, la synthèse d’une dialectique telle que Marx l’entendait. Il ne s’agit pas d’appliquer un cadre théorique marxiste selon lequel nos conditions matérielles d’existence nous déterminent – car cela reviendrait à dire que notre objectif est de créer une synthèse à partir de deux pôles en tension. Ce qui importe dans l’exemple des deux types de libertés n’est pas la nécessité de ces deux dimensions pour en penser une nouvelle qui engloberait les autres et qui du coup les feraient disparaître – puisque la synthèse marxiste implique une « évolution » que les contradictions enfantent. Il ne s’agit pas non plus d’un choc d’opposition permettant la création d’une nouvelle dimension, mais bien l’existence même de deux dimensions comme réalité insurmontable et nécessaire, leur compossibilité. La liberté réelle est en quelque sorte le concept derrière lequel il y a une conception de l’être humain, alors que la liberté formelle est la définition de la fonction de cette liberté au sein de notre société. En d’autres termes : ce que nous sommes et ce que nous pouvons et/ou devons faire en tant qu’humain – tout comme la problématique de la définition fonctionnelle de l’utopie au sens où ce que l’on fait n’est pas suffisant pour comprendre ce que l’on est. Cependant, la compossibilité implique et exige l’idée d’une existence. Il nous manquerait quelque chose en tant qu’humain si nous nous arrêtions à l’unique compréhension de ce que nous sommes : il y manquerait l’action385. Les deux dimensions sont intrinsèquement reliées, elles se complètent, mais ne disparaissent pas dès que la contradiction entre celles-ci est à son paroxysme. Et c’est précisément en ce sens qu’elles sont fondamentalement compossibles. 385 HUME, David. Traité de la nature humaine. Essai pour introduire la méthode expérimentale de raisonnement dans les sujets moraux 1739. Dans le même ordre d’idée : chez Hume où l’empathie est ce qui nous constitue, mais ne nous fait pas encore « agir », puisque c’est à la bienveillance que l’on doit l’action de nos actes. 201 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel La réaction seule produit un suragir vide et récupérable par l’idéologie, tandis que la création isolée se cantonne trop souvent dans un métalangage. L’utopie n’est ni une simple pensée ni un projet subversif. Elle n’est pas un lieu, mais ne peut exister sans cet espace. 202 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel *** Synthèse utopie réactive et créative : l’utopie compossible « Ce n’est jamais le début ni la fin qui sont intéressants, le début et la fin sont des points. L’intéressant, c’est le milieu […] On est au milieu d’une ligne, et c’est la situation la plus inconfortable. On recommence par le milieu386 ». Nous aimerions croire que cette section n’est pas nécessaire, que ce milieu inconfortable dont parlent Deleuze et Parnet est devenu peu à peu plus acceptable, car il est justement l’endroit où nous situons l’utopie; où elle advient. Toutefois, la réunification nous semble ici inévitable. Le terme compossible est sans équivoque celui qui symbolise le mieux ce que nous tentons d’établir depuis le début, car il évoque ce « qui peut exister, passer à l’acte en même temps qu’une autre chose 387 ». Plus précisément, il s’agit de la possibilité du même et de l’autre. Sa richesse se situe dans cette conjonction. L’utopie ne devrait pas devoir choisir pour ne pas devoir de ce fait écarter « profusion des compossibles pour la résignation active à une histoire particulière388». L’utopie advient dans un lieu où la création et la réaction se réalisent, s’actualisent. Sans compossibilité, il est difficile d’évacuer les critiques qui la voient comme possiblement dangereuse et responsable des dérapages de l’histoire : totalitarisme, négation de l’individualité, perfection stérilisante, etc. Si le seul critère général pour parler d’utopie est celui de la subversion – et donc de son aspect réactif et opérationnel –, il suffirait de regarder l’histoire rétroactivement pour critiquer celles dont le résultat n’a pas correspondu à l'objectif de départ. Or, c’est précisément ce que nous reprochons à cette 386 Op.cit. Deleuze et Parnet. Dialogues. p.50-51 Centre National de ressources textuelles et lexicales : « compossibilité». 388 MOUNIER, Emmanuel. Traité du caractère. p.564 (En parlant d’identité). 387 203 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel définition : sans savoir ce qu’elle est, comment peut-on savoir si elle a fonctionné ? L’objectif ne nous informe que sur la manière dont elle doit agir, mais ne nous explique pas de quelle ontologie elle se réclame. Conséquemment, notre critique porte sur le fait que « réagir » n’est pas systématiquement accompagné d’une philosophie et d’une temporalité propre. En exigeant qu’une dimension créative soit inhérente à la définition même de l’utopie, nous pensons lui permettre de sortir de sa subordination à l’histoire et lui redonner une place légitime dans le politique; car une utopie concrète engendrée à partir des dysfonctionnements sociaux contextuels sans le support de sa dimension créative risque, entre autres choses, l’institutionnalisation de sa subversion. Selon notre grille d’analyse, la plupart des courants anticapitalistes actuels ne peuvent être qualifiés d’utopies, puisque la dimension créative constitutive de leur expérimentation sociale leur fait encore défaut. Pour mettre en place une utopie concrète, ils doivent momentanément délaisser les théories de la subversion pour se doter d’un élan vital, d’une philosophie pérenne – et doivent donc se disposer à l’oubli qui permet une pensée créative sans réaction aux défaillances observées. Sans cela, ces mouvements risquent d’entrer dans un monologue exclusif avec leur époque, condamnant toute possibilité de se réinscrire dans un temps à venir où leur utopie ne pourra pas subsister. En ce sens, pour que les mouvements contestataires puissent s’inscrire de manière durable dans le temps, qu’ils préservent et sauvegardent l’accomplissement de leurs revendications, ils ne devraient pas uniquement se fonder en réaction. En guise d’exemple, contrairement à ce que pensait Karl Marx en annonçant la chute inhérente au capitalisme, ce système semble être difficile à dépasser. Cependant, l’histoire nous démontre clairement que, malgré quelques stagnations, la tendance est à la transformation des systèmes politiques et économiques. Et c’est précisément le problème : qu’adviendra-t-il alors des revendications concernant les inégalités sociales si celles-ci ne reposent que sur la forme des projets qu’elles préconisent ? Revendiquer 204 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel l’égalité, certes, mais au nom de quelle position ontologique celle-ci est-elle nécessaire389 ? La compossibilité des deux dimensions opère le retour perpétuel de l’une sur l’autre, annulant toute hiérarchie antécédente. De plus, comme nous l’avons mentionné précédemment, la dimension réactive peut amorcer le mouvement en sens inverse390. Ce n’est donc pas le primat de l’un sur l’autre qui détermine ce qu’elle est. Le critère fondamental est que les deux forces doivent être synchrones pour déterminer le lieu de l’utopie. La première symbolise sa phase d’idéalisation et de conceptualisation, alors que la seconde représente sa phase de matérialisation et d’opérationnalisation. Le lieu de l’utopie s’accomplit donc dans cette conjonction. Cet espacetemps renouvelé permet de la sortir des catégories classiques d’extériorité, d’impossibilité et de subversivité pour lui donner des voies à ce jour inexplorées. Sa conceptualisation offre la possibilité d'opérer de nouvelles analyses des réalités sociopolitiques contemporaines. Cette assise conceptuelle permet de développer des outils plus durables, car pour l’instant, lorsqu’une expérience dite utopique connaît un échec et s’avoue vaincue, l’utopie est en quelque sorte discréditée, perdant ainsi sa position privilégiée par rapport à l’agir et l’imaginaire social. L’échec d’un projet opérationnel ne devrait pas pour autant signifier la fin de l’utopie391. L’ajout de la dimension créative, qui fait trop souvent défaut aux définitions classiques, permet la création d’un lieu tangible : celui d’une conjoncture entre monde idéel et monde matériel. De 389 Réflexion en soliloque : l’égalité n’est-elle pas autre chose que le simple contraire de l’inégalité ? Certes, une définition dite « négative » nous permet de comprendre ce qu’elle n’est pas, et nous donne ainsi plus de précision sur sa nature. Mais ne la définir que négativement serait une erreur, car la richesse de ce qu’elle est serait en quelque sorte perdue. De plus, comme nous l’avons précédemment mentionné, le contraire de l’égalité peut prendre plusieurs formes selon le contexte historique : inégalité sociale, économique, culturelle, etc. En ce sens, l’égalité est un fondement philosophique immanent et l’inégalité serait plutôt une distorsion de ce fondement dans un contexte historiquement situé. 390 En référence à Nietzsche lorsque nous abordions la distinction entre l’oubli et la philosophie de l’histoire. 391 Op.cit. Marcuse. La fin de l’utopie. 205 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel plus, en étant bidimensionnelle l’utopie évacue « la question du primat de la pratique392». Conséquemment, ce n’est pas tant la justice sociale qu’elle réclame que la cohérence entre sa pensée et son action. Il ne s’agit plus de déceler une quelconque non-congruence avec la réalité comme le disent Mannheim et Ricœur 393 , car cela nous semble insuffisant. La cohérence requiert une congruence entre la réalité dans laquelle nous nous trouvons et notre position philosophique. S’il y a non congruence, alors nous avons le devoir de développer un projet reposant sur une conceptualisation créatrice. Certains comme Ricœur affirment au contraire que l’opérationnalisation d’une parfaite congruence n’est pas souhaitable : « Si nous pouvions imaginer une société où tout est réalisé, ce serait la société de la congruence [où donc le domaine symbolique serait exempt d'idéologies et d'utopies], mais ce serait aussi une société morte, qui n'aurait plus ni distance, ni idéaux, ni projets d'aucune sorte394 ». La congruence dont il est question suggère qu’il y aurait de facto l’évacuation d’un idéal nécessaire, porteur de volonté essentielle à la bonne marche de la société, puisqu’il semblerait qu’« aucune société ne peut se passer de l'idée d'un monde meilleur en tant que principe de contestation et de mouvement395». Toutefois, l’idée d’un monde meilleur n’a pas besoin de se créer à partir d’une réalité défaillante. Car l’élan vital, à la base de tout mouvement, ne se propulse pas en évitant certains chemins. Vouloir n’est pas désirer, ce qui suggérerait l’idée d’un manque à combler. Le vouloir est créateur et ne peut en ce sens réagir dans son mouvement premier. 392 HABER, Stéphane (dir.). L’action en philosophie contemporaine. 2004. Op.cit. Ricœur. L’idéologie et l’utopie. Et Mannheim. Idéologie et Utopie. 394 Ibid. Ricoeur. Idéologie et Utopie. p.240 395 Op.cit Abensour. L'utopie de Thomas Moore à Walter Benjamin. p.17 393 206 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel C’est en ce sens qu’une position philosophique représente l’élan. Elle est en soi, pour soi. Elle est indépendante de tout contexte et ne vise aucune fin. Dans le même ordre d’idée, un mouvement social en réaction aux dysfonctionnements de la société dans laquelle il apparaît n’est pas nécessairement lié à une position philosophique. Cependant, lorsque ces deux entités de rencontre, lorsqu’elles dialoguent et cherchent à exister l’une pour et par l’autre, lorsqu’elles sont congruentes et compossibles, l’utopie peut advenir. Celle-ci ne produit pas la mort de la société, elle l’amplifie, l’enrichit, la nourrit. Elle fait plus que souligner l’existence de ces deux mondes, elle les rend possibles l’un pour – et par – l’autre. Lutter, s’indigner, dénoncer les injustices, enrichir le réel de potentialités, voilà la part de l’utopie réactive, voilà sa fonction. Elle sert l’humanité et lui est nécessaire. Mais pour effectuer sa tâche d’une manière juste, adéquate et pérenne, elle doit avoir un projet plus grand encore que celui contre lequel elle réagit. Elle n’est pas que la servante de l’humanité. Peut-être est-elle elle-même ce que nous appelons humanité. 207 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel CHAPITRE III : L’utopie compossible de Fourier396 Pour saisir comment s’articulent les dimensions créative et réactive, les exemples pouvant s’appliquer à notre énoncé de thèse sont assez rares. De ce nombre, Charles Fourier, socialiste « utopique » du XVIIIe et XIXe siècles, est sans contredit celui qui s’y prête le plus – à la fois par l’ampleur de ses écrits et par les analyses entourant le penseur. La force et la beauté de la pensée de Fourier sont, selon nous, de détenir cette compossibilité à laquelle nous faisons référence depuis le début de cet ouvrage. Personnage coloré, sa renommée provient principalement de ses effigies épiques, de sa captivante biographie et de son fameux projet de phalanstère. Délirant, surréaliste et féministe avant l’heure, il incarne l’essence même de l’utopie. Mal aimé ou idolâtré, il n’a jamais laissé indifférents ceux qui ont abordé sa pensée. Toutefois, cette pensée ne se résume pas qu’à l’aspect théâtral de son œuvre : une profondeur philosophique trop souvent sous-estimée s’y trouve réellement. En ce sens, nous pensons qu’en tant que position ontologique, le fouriérisme a encore toute sa place au 21e siècle. Dans ce troisième chapitre, nous proposons en premier lieu de survoler le fondement de la pensée et de la théorie de Fourier397. L’objectif n’est pas de vanter les mérites du penseur comme tel, mais plutôt de donner un exemple précis d’une utopie plénière à la lumière de la problématique que nous venons 396 COSSETTE-TRUDEL, Marie-Ange. La temporalité de l’utopie : entre création et réaction. 2010. Une partie de cette section provient d’un article que nous avons publié précédemment durant nos recherches. 397 Notez bien que dans le présent travail Fourier est notre « outil » et non notre sujet, c’est donc en toute humilité que nous présentons une lecture bien personnelle d’une parcelle de sa pensée. Et puisque son œuvre toute entière appelle à l’appropriation du lecteur, nous nous sommes permise de le faire. Étant un être entièrement prétentieux, qui affirme d’ailleurs que: « Moi seul j’aurai confondu 20 siècles d’imbécillité politique, et c’est à moi seul que les générations présentes et futures devront l’initiative de leur immense bonheur »! Alors, comment résister et ne pas plonger avec lui? Et surtout, comment ne pas prétendre à notre tour pouvoir l’utiliser dans l’objectif de trouver notre immense bonheur ? FOURIER, Charles. Théories des quatre mouvements. p.300 208 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel de présenter, car il représente selon nous le théoricien-praticien idéal pour renouveler les études contemporaines sur le sujet. Une précision s’impose toutefois. Bien qu’il soit généralement associé au socialisme dit utopique, il n’a jamais consenti que sa pensée, son œuvre et son projet soient qualifiés d’utopiques, car le vocable était pour lui chargé négativement et surtout trop associé à Owen et Saint-Simon desquels il tentait justement de se distinguer398. Malgré cela, nous nous permettons de nous approprier sa pensée, puisque les deux dimensions de l’utopie précédemment expliquées se retrouvent dans l’entièreté de son œuvre ; là où l’utopie est l’antichambre de la pensée, un mode d’être au présent, c’est-à-dire une temporalité de l’oubli en son sens le plus concret ; là où le non-lieu de l’utopie est le lieu où les possibles cessent d’être virtuels pour advenir en tant que réalité. Avec lui, les concepts implosent littéralement, donnant naissance à de nouveaux horizons. Entre transcendance et immanence, toujours intempestive, son œuvre entière aboutit à la mise en scène d’une grille d’analyse bidimensionnelle de l’utopie : d’un côté, la réaction caractérisée par le projet social du phalanstère, et de l’autre, la création mue par l’attraction passionnée. Entre l’élan vital et la concrétude de sa théorie, l’utopie conserve un équilibre « écosophique399». La première dimension lui permet d’outrepasser le temps historique alors que la seconde l’y ancre définitivement. En ce sens, avec Fourier l’utopie peut advenir. Avec sa théorie de l’attraction passionnée, sa cosmogonie délirante, ses concepts d’écart et de doute absolu, la philosophie de Charles Fourier trouve sa place dans les champs disciplinaires s’intéressant au concept du temps. L’originalité de sa méthode est aussi à souligner : jonglant entre anarchie et empirisme, entre poésie surréaliste et calculs mathématiques, il contraint le lecteur à interpréter le texte au moyen de ses propres passions. 398 399 Op.cit. Mercklé. Le socialisme, l’utopie ou la science. 2001. SCHERER, René. L’Écosophie de Charles Fourier. 2001. 209 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel Conséquemment, présenter la pensée de Charles Fourier pourrait se faire selon divers angles d’analyses – théologique, mathématique, art surréaliste, strophe ludique. Nous pourrions tout aussi bien partir d’un point de vue épistémologique400 ou encore ontologique, comme nous proposons de le faire, puisque c’est précisément cette position particulière qui nous a conduite à faire le lien entre l’auteur et notre grille d’analyse. 1. Dimension créative « L’œuvre de Fourier cherche une expansion infinie de la puissance créatrice du temps401» Le point de départ de sa problématique est certainement l’un des plus étudiés et questionnés depuis la naissance de la philosophie : la conciliation entre l’intérêt général et les désirs particuliers. Dans le contexte historique du 18e siècle, cette question prendra de plus en plus d’ampleur402. En réaction d’abord, il se questionnera de manière assidue sur le fondement et la nature ontologique de l’humain. Aux questions communes aux utopies « comment vivre et comment bien vivre », il répondra par une autre question : qui sommes-nous ? Sa philosophie de vie prendra racine au cœur cette question et il développera différentes théories à ce sujet. En d’autres termes, Fourier ne peut concevoir qu’on puisse répondre au « comment bien vivre » sans comprendre le fondement de notre humanité. En tant qu’Êtres de passions, nous devrons donc sortir de notre aliénation pour que notre essence, une fois réappropriée, puisse tendre naturellement vers cette « bonne vie ». Entre attraction passionnelle, écart absolu et unitéisme, sa philosophie est riche de l’élan vital qui nous parait si nécessaire à l’utopie. Il nous semblait 400 RIGNOL Loïc. Les hiéroglyphes de la Nature.2003. HAMEL, Jean-François. L’opéra del tempo de Charles Fourier. p.30 402 Nous référons principalement au développement industriel, aux changements économiques et politiques puisque sa prise de conscience y est directement rattachée. 401 210 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel ainsi à propos d’entrer dans sa pensée pour y extraire la dimension créatrice manquante dans la plupart des analyses au sujet de l’utopie. Deux éléments de sa pensée sont à étudier de très près : le premier concerne la libération des passions comme contrepoids au déterminisme des valeurs, et le second se situe dans l’ouverture conceptuelle qui émane de son œuvre. Mais puisque l’objectif de notre exemple sur Fourier est de le mettre en lien avec la compossibilité de l’utopie, nous parlerons principalement de l’attraction passionnée, du doute et de l’écart absolu. Ces aspects sont non seulement riches en réflexions philosophiques, mais ils nous permettront surtout de comprendre ce lien. Par conséquent, nous devons délaisser les autres aspects de sa pensée, tout aussi intéressants d’un point de vue philosophique, mais moins pertinents quant à notre approche. Malgré la densité apparente de cette pensée, il devient possible avec lui d’appliquer une philosophie de vie qui rejette à la fois les oppositions binaires, qui s’enracine dans une temporalité spécifique et qui refuse le sens commun en reconceptualisant constamment, car « il renonce aux certitudes immuables, il accepte de tout réinventer laborieusement en chaque lieu et à chaque moment403». Cosmogonie, écosophie L’aspect créatif de l’utopie développé précédemment se retrouve dans sa pensée à plusieurs niveaux. Sa temporalité est ahistorique, puisqu’elle découle des passions qui, par leur nature même, habitent dans et pour le présent. Son élan provient quant à lui de l'attraction passionnée. Le doute et l’écart absolu permettent une reconceptualisation des concepts inhérents à la civilisation, c’est-à-dire un certain processus de désocialisation requestionnant le sens commun. Sa véritable création se mesure à l'unitéisme qui réconcilie le général et le particulier par une acceptation des hiérarchies mouvantes. Érigée en système conversationnel et interférent, sa cosmogonie singulière dénote à la fois une philosophie de vie dans toute sa richesse créative – à travers le 403 DEBOUT, Simone. L’utopie de Charles Fourier. p.19 211 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel déploiement des passions – et nous propose une porte d’entrée pour saisir sa conception de la nature dans son ensemble; conception à travers laquelle il témoigne une foi en l’humanité. Car, contrairement à la conception classique de la nature des utopies littéraires – qui présentent l’organisation de celle-ci par l’humain dans l’objectif de permettre l’émergence d’une meilleure organisation sociale – Fourier n’accorde pas la primauté ni à l’organisation sociale ni à l’organisation de la nature. Lorsque les passions sont libérées, l’entrelacement de la nature, du social et de l’humain se produit. Cette cosmogonie, d’autres comme René Schérer l’entendront sous le sens d’une écosophie, c’est-à-dire comme une juxtaposition de l’écologie naturelle et de l’écologie sociale. Une sorte de flux de l’univers passionné où « la réalité processuelle des devenirs est à la fois âme, corps et esprit, à la fois humaine et cosmique404 ». Fourier ne concède pas de primat, il déplace sans cesse la primauté. Sa transcendance est immanente, puisque chaque pôle transcendant est voué à un mouvement d’inversion constant, et même quelquefois, à une disparition temporaire. Ainsi, les primats se meuvent sur eux-mêmes, laissant la place à une conception immanentiste de la nature. C’est donc une nouvelle forme d’holisme à la fois social et naturel qu’il tente de développer, car les individus ne sont plus pour lui que la simple prolongation du corps social405. Il devient dès lors possible de penser le concept de nature dans son ouverture totale406, car sa position ontologique implique la nature, et spécifiquement la nature humaine. Sa vision holiste renouvelée, parfois qualifiée de vitaliste407, est au cœur de sa volonté d’harmonie. Il se dresse contre l’Un, l’Unique, l’Individu autarcique. Il n’accorde pas le primat au général sur le particulier pour autant, car la collectivité ne peut 404 Op.cit. Schérer. L’Écosophie de Charles Fourier. p.21 SMUTS, Jan. Holism and Evolution. p.362. Nous entendons holisme au sens d’une « tendance dans la nature à constituer des ensembles qui sont supérieurs à la somme de leurs parties, au travers de l'évolution créatrice ». 406 D’ailleurs, l’utilisation effrénée des analogies satyriques par Fourier tend justement à nous désigner la voie vers cette ouverture des possibles; c’est sa manière de démontrer ce qui ne peut être expliqué « rationnellement », il poétise son ontologie. 407 TUZET Hélène. Deux types de cosmologie vitaliste : Charles Fourier, Victor Hennequin. 1961. 405 212 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel prendre forme qu’au-delà des oppositions, dans un éclatement réel, unitéiste et harmonique. Cet « au-delà » ne peut prendre effet que dans un Eu-topos – et non plus dans un ou-topos –, il est la condition indispensable pour repenser les concepts dans une nouveauté radicale. Avec son utopie, « il ne s'agit plus d'organiser en institutionnalisant, mais de trouver les conditions d'une désorganisation laissant place non au chaos, mais à l'infinie richesse de l'imprévu408». Cette désorganisation est grandiose, elle est écosophique au sens d’une véritable « intention cosmique, débordement de la simple philosophie de l’objet et du sujet dans une vision qui embrasse le flux universel de la vie, la multiplication des flux d’une vie organique et inorganique à la fois409». Temporalité, passion et unitéisme Comme nous l’avons dit, sa temporalité correspond à celle que nous avons développée dans le premier chapitre. Le présent est ici habité par les passions, dans un rapport au présent sans cesse renouvelé, en ce sens, elle appelle l’oubli, car Fourier « avance outre mémoire410 ». Pour comprendre la temporalité dans son utopie, il faut sortir de la conception de non-lieu (outopos) qui implique de facto l’idée d’un hors-temps, car la temporalité de Fourier rejette toute forme de téléologie. Les passions révèlent la vie dans son mouvement originel, c’est-à-dire la vie comme volonté. Les passions sont inévitablement senties au présent puis vécues au présent, elles ne peuvent être senties a posteriori, ni de façon anticipée. Une société harmonique serait celle où la temporalité des passions serait dépositaire de la création de l’humanité411. Le principe de son utopie 408 p.2 BOUCHET, Laurence. « UCCIANI Louis : Charles Fourier ou la peur de la raison ». 409 Op.cit. Schérer. L’Écosophie de Charles Fourier. p.21 Op.cit. Debout. L’utopie de Charles Fourier. p.3 411 L’importance de la temporalité est ici essentielle, car prendre possession de sa temporalité, s’y attarder, c’est se réapproprier des espaces qui ont jusqu’ici tendance à se situer hors du soi sans qu’il y ait de mouvement de retour vers soi. Elle est en quelque sorte la négation de l’extériorité – l’extériorité au sens que nous avons précédemment critiquée, mais 410 213 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel concrète, que nous verrons par la suite, est en ce sens entièrement fondé sur la libération des passions dans l’ultime objectif de les laisser se déployer dans l’instance du présent412. Pour Fourier, autant dans un élan vital qu’en pratique appliquée, la société doit se (re)construire autour des passions qui animent les êtres humains. La congruence recherchée est en fait une chaohérence. Selon lui, le libre essor des passions provoquerait inévitablement le basculement de l’ère civilisée à l’ère harmonique. Conséquemment, avant de voir l’amalgame de sa concrétude nous devons visiter l’essence derrière le projet. Les passions exigent l’harmonie et visent l’éternité. Mais ici, l’éternité n’est pas un but, mais bien un processus comme fin en soi ; en ce sens, elle n’est pas comprise en terme téléologique. Les passions sont infinies et non illimitées413; elles ne font pas durer le temps, puisqu’elles découlent d’une temporalité du présent dans l’oubli. En ce sens, « le système de Fourier n’est pas fermé et dogmatique, c’est une systématique ouverte qui permet une circulation et des permutations illimitées entre les termes innombrables, toujours divisibles414 ». Au lieu d’une répétition, ou encore d’une imitation d’un simulacre, c’est une création qui en émergera, permettant aux possibilités de se mettre en mouvement pour agir. En effet, cette création permet l’agir dans la mesure où elle consent la (re)conceptualisation nécessaire pour revisiter les concepts de valeur, de morale, et de la valeur de ces valeurs. Car, pour Fourier, la morale est « mortelle ennemie de l’attraction passionnée415». Les passions ne peuvent qu’habiter le présent, car elles n’ont pas le désir « d’être autre ». Elles ne sont tout simplement pas des désirs : « la qu’il faut également comprendre ici comme une certaine dépossession, de par la distance, des sphères à la fois publiques et privées. La temporalité est donc la réappropriation du Politique, du vivre ensemble : de notre humanité. 412 Op.cit. Boireau-Rouillé. Les enjeux politiques d’une science des sociétés. Toujours au sens d’une « nouveauté possible dans le temps présent, pour que celui-ci ne soit pas pure répétition du passé ». 413 Op.cit. Rey. Dictionnaire historique de la langue française. p.1830. Pour rappeler : l’infini équivaut à ce qui n’est pas « borné dans le temps » et conserve ainsi un potentiel temporel, puisqu’il n’est pas soumis aux exigences du temps. De son côté, l’illimité présume « faire durer », soit un devenir qui progresse ou encore l’étirement du temps. 414 Op.cit. Debout. L’utopie de Charles Fourier. p.8 415 FOURIER, Charles. Le nouveau monde industriel et sociétaire. p.30 214 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel passion, chez Fourier, n’est pas identique au désir, elle l’exclut même dans son exercice total. L’objet du désir, tel que nous le comprenons, est toujours en fuite ; le désir se nourrit de son insatisfaction. La passion, elle, rencontre toujours son objet et s’y satisfait, ne serait-ce que provisoirement416». Les passions ne constituent pas une « progression régulière vers la satisfaction plus grande des désirs417», car elles ne sont pas dans un rapport de progression – qui impliquerait conséquemment un devenir. Elles se situent dans la temporalité de l’oubli, car si elles étaient mémoire, elles porteraient avec elles le poids de la morale et perdraient ainsi leur essence418. Elles affirment la vie en rejetant à la fois le poids du passé et le désir de devenir, elles n’ont pas de but spécifique autre qu’être elles-mêmes. Par conséquent, elles sont ahistorique et atemporelle et n’ont pas de buts fixes. Elles sont avant tout un ethos, un mode d’être-au-présent, et ne « conçoivent pas le temps419», puisqu’elles le vivent, simplement. Elles sont l’acte d’être et non plus la pensée d’être – et cet acte est leur processus comme fin en soi. En ce sens, elles sont porteuses de création : elles créent sans cesse qui nous sommes, humains. Elles sont elles et nous, conjointement. Chaohérente, telle est la nature humaine passionnée, car : « il [l’homme] va au-devant des choses et des autres par les mouvements qui le définissent. Ces mouvements, d’essence rationnelle, Fourier les nomme des passions420». Elles nous font apparaître. En ce sens, elles nous donnent notre liberté ontologique, puisque la liberté chez Fourier est à la fois le principe de libération ET le déploiement des passions ; elle n’est ni positive ni négative, car elle sort des catégories de contrainte ou de déterminisme. La libération des passions amène de ce fait la 416 Op.cit. Schérer. Parcours critique. p.97 Op.cit. Hamel. Opéra del tempo. p.16 418 Op.cit. Debout. L’utopie de Charles Fourier. p.19. Ici, nous utilisons la conception de la mémoire que nous avons développée précédemment. Pour Fourier, la mémoire semble jouer sur deux tableaux. Retenons que pour lui « l’appréhension nouvelle et le savoir inventé impliquent toujours la mémoire et ils tiennent leur pouvoir de leur ambiguïté ». 419 Op.cit. Ruby. Qui sommes-nous à ce moment précis de l’histoire ? 420 Op.cit. Schérer. Parcours critique. p.96 417 215 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel liberté de l’être, car elle permet à chacun de déterminer son propre système, elle nous fait advenir. En d’autres termes, les passions nous font apparaître dans la mesure où elles nous libèrent et que cette libération nous permet d’advenir et garantit de la sorte la conservation de notre potentiel polymorphe. Attraction passionnée Avec Fourier, il ne s’agit pas pour lui de classifier les bonnes et mauvaises passions, car cela reviendrait à leur accorder une visée téléologique ; sa classification est autre. Elles représentent la vie dans la plus haute force du présent. Ainsi, nous ne les subissons pas au sens où notre volonté serait passive devant elles. Elles sont radicales, elles sont « racines ». Selon Fourier, il en existe 12 à partir desquelles toutes les autres combinaisons (ou séries) dévoilent la multitude des caractères de la nature humaine. Elles sont en quelque sorte actuelles et virtuelles. Pour comprendre leurs potentiels, il les divise en trois sous-groupes421 : 1- Les sensorielles, qui se rapportent à la matière, aux choses. Elles mènent à l’épanouissement et au plaisir des sens : a. Le goût b. Le toucher c. L’odorat d. L’ouïe e. La vue 2- Les affectives, qui se rapportent à autrui. Elles permettent la formation spontanée de groupes : a. Le familisme (liens) b. L’amour (rayonnement) c. L’amitié (don) d. Le corporatisme (appartenance) 421 Op.cit. Fourier. Théorie des quatre mouvements. 1816. 216 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel 3- Les organisatrices ou distributives, qui se rapportent au monde social et naturel. Elles harmonisent les précédentes : a. La papillone (changement) b. La composite (fusion) c. La cabaliste (émulation) Ces 12 passions radicales représentent de ce que nous sommes en tant qu’humain, mais également l’entièreté de ce que la nature comporte ; de là son écosophie. Elles constituent une sorte de passage ou d’articulation entre le Je et le Nous. Cette articulation est non seulement intrinsèque à ces 12 passions, mais également possible grâce à une 13e passion. En effet, n’étant pas à une contradiction près, Fourier nous présente une 13e passion fondamentale422 qui advient lors de l'union des 12 autres. Il s’agit de la passion « foyère », la source et le but de toutes les autres : l’unitéisme. Son but étant l’unité d’action, et l’harmonie sa source. Subséquemment, il y a toujours unité harmonique de l’action. Cette passion foyère est le principe permettant la conciliation de l’unité et de la multiplicité. Elle rend compossible l’être, dans la mesure où elle permet justement la conciliation du Je et du Nous. Elle est le contraire de l’égoïsme423 au sens où elle représente une « bienveillance universelle424». Conséquemment, le mouvement des passions, en tant que processus, les mènera sans cesse vers l’unité d’elles-mêmes. Une passion « est sans cesse relancée en avant par " la passion souveraine de l'unité " qui perce derrière chaque passion comme " sa puissance (sa vérité) toujours déguisée" 425 », elle se meut vers sa source. L’attraction des passions entre elles produit cette unité, et l’unitéisme libère les passions radicales ; elles trouvent ainsi la place qui leur revient. Et lorsque cette place s’emplit, l’unité émane à son tour. Fait à noter, ce processus « permet de ne pas demeurer dans un cercle vicieux426», car les passions sont « phénomènes interindividuels, elles s’appellent ou se composent 422 Op.cit. Schérer. Utopies Nomades. p.195-196 SCHÉRER, René. Notes pour une utopie nomade. 1994. 424 Op.cit. Fourier. Théorie de quatre mouvements. p.79 425 Op.cit. Schérer. Utopies Nomades. p.195 426 Op.cit. Debout. Utopie Charles Fourier. p.185 423 217 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel et leurs conflits renouvellent l’élan 427 » ; et comme nous l’avons vu précédemment, un élan est toujours porteur de création et non d’une reproduction inhérente aux cercles vicieux. De plus, l’unitéisme déjoue toute formation idéologique parce que ce concept découle d’une temporalité spécifique permettant une « mise à jour » des concepts ayant glissé dans le sens commun. L’unitéisme ne peut vraisemblablement pas se transformer en sens commun, puisqu’il est la totalité, qu’il est le lieu d’unicité, le foyer des passions. Et ce faisant, il ne peut opérer une sortie du présent, car sa compossibilité avec les passions l’en empêche. Grâce à l’unitéisme, l’attraction passionnée peut avoir libre cours sans craindre de reproduire l’enfermement et l’isolement. En les laissant libres, les passions n’évitent plus telle ou telle voie, elles peuvent oublier et enfin être, sans crainte de ne pas être, car en étant, elles sont le tout et vont vers ce tout, en ce tout. Écart et doute absolu Pour être dans une temporalité du présent, celle des passions, il faut qu’elles se disposent à l’oubli ; sans quoi elles porteraient le poids du passé et le désir d’un devenir et se gorgeraient de morale. Cependant, cette disposition ne vient parfois pas d’elle-même. Pour nous assurer que les passions qui nous animent sont bel et bien radicales – et qu’elles produisent naturellement une attraction unitéiste –, nous avons une responsabilité : s’en remettre à l’élan par lequel le présent devient créateur de nouveauté radicale. Cette responsabilité, Fourier l’illustre, entre autres, en développant les concepts de doute et d’écart absolu qui ont également comme rôle une mise à jour conceptuelle qui, comme nous le disions, permet d’empêcher le glissement idéologique428. Le doute absolu est une sorte de mécanisme contraire au nôtre (au « nôtre spontané ») qui permet de reconnaitre les tensions d’opposition – sans toutefois les mettre en équilibre ni chercher leur synthèse. Car, avec ce doute, il ne s’agit 427 428 Ibid. p. 39 FOURIER, Charles. Discours préliminaire, Théorie des quatre mouvements. p 4 218 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel pas de suggérer une place à chaque chose et chaque passion. Bien au contraire, il s’agit plutôt d’opérer un déplacement, un axe de glissement vers une ouverture absolue. Il permet de conceptualiser hors du sens commun, et repousse du même coup toute formation idéologique cristallisante. Le doute permet de rester constamment en vigilance et en opposition avec les pratiques et mœurs de la civilisation ; il préserve des « faux savoirs »429. Une distinction est à faire : le doute de Fourier n’est ni du doute sceptique de Montaigne – pour qui nous devons douter de tout y compris du fait que nous doutons – ni le doute méthodique de Descartes - pour qui ce doute nous permet d’arriver à la connaissance, puisque nous ne pouvons pas douter que nous doutons, car ce faisant, nous doutons encore. Il dira d’ailleurs que « Descartes en avait eu l’idée, mais tout en vantant et recommandant le doute, il n’en avait fait qu’un usage partiel et déplacé. Il élevait des doutes ridicules, il doutait de sa propre existence, et s’occupait plutôt à alambiquer les sophismes des anciens plutôt qu’à chercher des vérités utiles430». Pour Fourier, « le doute passif ne mène à rien, il faut pratiquer le doute actif 431». Il faut donc commencer par douter de la civilisation même pour comprendre les mécanismes d’inhibition entre elle et les passions. En ce sens, le doute fait s’écrouler « l’autorité du réel432». De ce doute naitra une méthode : l’écart absolu. Celui-ci produit en quelque sorte la nécessaire prise de risques que l’on se doit de subir inlassablement, où les valeurs et la morale doivent être mises en désordre, car c’est à partir des composantes de l’ordre que l’on peut procéder au désordre nécessaire à l’avènement de l’harmonie. Il ne s’agit pas de « se contenter de critiquer certains de ses aspects, chercher amélioration ou même à changer 429 MORILHAT, Claude. Charles Fourier. Imaginaire social et critique sociale. p.14 Op.cit. Fourier. Discours préliminaire. p. 4 431 BÉHAR Henri. La méthode de l’écart absolu : Isidore Ducasse lecteur de Charles Fourier. p.3 432 Op.cit. Hamel. Opéra del tempo. p.43 430 219 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel révolutionnairement en elle l’ordre des pouvoirs, mais c’est l’ébranler dans son principe même433». La chaohérence.... La richesse de l’écart absolu est aussi de nous permettre de réintroduire ce qui a été écarté et cherche à lutter contre les évidences non questionnées. Ces deux concepts, doute et écart, représentent l’action de la dimension créative dans la mesure où il s’agit d’un processus de désocialisation qui lutte contre une certaine performativité 434 , malgré l'apparente impossibilité d'y parvenir: « Mais la difficulté de parvenir à ce nouvel essor réside dans le fait que nous ne disposons en civilisation que de femmes et d’hommes dont les passions ont été manipulées. Arrivés à un certain stade de leur développement, les individus ne sont plus libres de sortir de la société à laquelle ils appartiennent. Le changement semble condamné. La civilisation a établi des instances qui lui permettent de se reproduire indéfiniment. Comment, parvenus à notre maturité, serons­nous capables d’aiguiller nos désirs vers de nouveaux horizons ? 435 » Cet exercice de déconstruction permettrait non seulement de revisiter la morale et les valeurs d’une société qui tendent à freiner l’unitéisme, mais également de reconceptualiser les concepts qui ont connu un glissement notionnel, faute d’être requestionnés et revisités. L’écart est « un saut par lequel échapper au possible déjà matérialisé […], au profit d’un possible encore virtuel436». En somme, nous devons douter devant la réalité, puis opérer un écart entre cette réalité et le virtuel qu’elle porte : ainsi elle s’actualise ou plutôt, la réalité advient. Dualité, dialectique et hiérarchie Selon Fourier, la dualité – opposition binaire – maintiendrait les passions dans une position isolée. Limitées par une ligne, sans possibilité de 433 Op.cit. Schérer. Parcours critique. p.95 Le concept de performativité est développé par Judith Butler dans Undoing Gender pour désigner le processus de socialisation qui, au fil des expériences et du temps, se réinscrit et réitère sans cesse son genre. 435 BOUCHET, Laurence. L’enfance du désir. p.4 436 Op.cit. Hamel. Opéra del tempo. p.43 434 220 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel débordement. Dès qu’elles franchissent la ligne qui délimite la marge, elles deviendraient automatiquement déviantes, voire pathologiques. Au contraire, avec lui la multiplicité de la dualité a comme objectif de libérer les passions pour qu’elles ne produisent plus d’effets pathogènes. Adviendra alors une mise en impouvoir par addition-prolifération dans le but de priver la domination de son emprise. La pensée de Fourier n’est donc pas dialectique437; il ne souhaite ni supprimer ni dépasser les pôles, mais bien les exacerber dans l’objectif de multiplier la dualité, car selon lui il n’y a pas de résultante possible dans la dualité. Il ne cherche aucunement la synthèse, mais la pluralité. Il croit aux tensions des oppositions, mais ne cherche pas l’équilibre ou l’aplanissement de ces tensions, puisqu’un équilibre accepte l’idée et la nécessité de la polarité. La richesse de l’harmonie fouriériste ne provient pas d’une égalité aplanie, mais plutôt d’une « égalité des hiérarchies », en ce sens, il y aurait équité. Les inégalités sont nécessaires pour permettre l’émulation indispensable à la bonne marche de toute société. Elles deviennent en ce sens une réelle richesse humaine, car elles sont issues de l’unitéisme. Sans le principe d’émulation (passion nécessaire chez Fourier), la platitude vient à remplacer la vitalité. Certes, si les inégalités sont nécessaires, cela implique en soi l’idée de hiérarchie ; mais la particularité de la hiérarchie fouriériste provient du principe de mouvance de celle-ci. La hiérarchie y est présentée comme un triangle équilatéral qui tangue librement, risquant de basculer à tout moment pour laisser la place à un nouvel élément en haut de la pyramide hiérarchique. Ainsi, Fourier n'octroie pas de primauté particulière, il les déplace sans cesse. Et c’est ainsi que le principe de l’égalité hiérarchique de Fourier en vient à contrecarrer l’inégalité « immobile » qu’il observe alors. En ce sens, sa transcendance est immanente, puisque chaque pôle transcendant est voué à un mouvement d’inversion constant, et même quelquefois à une disparition temporaire. Pour Fourier, cette immanence est une « pensée de la rupture axée sur 437 Op.cit. Engels. Anti-düring. p.71. Même si Engels trouvait qu’il maniait « la dialectique avec la même maîtrise que son contemporain Hegel ». 221 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel l’événementialité et la transcendance d’une projection temporelle rejouant l’Histoire sur de nouvelles bases438». L’objectif de son principe d’égalité hiérarchique est de contrecarrer l’inégalité cristallisée qu’il observe alors. En conséquence de son acceptation hiérarchique, le déséquilibre est nécessaire, les aspérités essentielles, le mauvais, le laid, le vil doivent subsister. La chaohérence... Cette approche « esthétique » ne souhaite pas l’accord du beau, et la recherche de la perfection importe peu. Son esthétisme se résume plutôt à l’action de placer et déplacer les concepts de manière à parvenir par-delà bien et mal 439 . L’esthétisme de Fourier se résumerait donc au mouvement, c’est-à-dire à l‘action de mouvance des concepts. Nous retrouvons ici les traces de sa temporalité par le refus d’une extériorité temporelle et donc le refus de la catégorisation binaire de la société qui réifie sans cesse l’idéologie dominante. Avec l’éclatement des catégories, il opère en quelque sorte une démultiplication ontologique de la subjectivité440 parce que selon lui un sujet ne peut laisser libre cours aux passions, puisqu’il n’en a pas au sens où il est sujet de, et donc de quelque chose d’extérieur à lui-même. L’individu, quant à lui, est indivisible en lui-même et doit être repensé comme tel. Cette proposition met en place l’altérité comme rapport à soi pour permettre de penser le multiple au sein de l’unité : « parce qu’il y a un apprentissage constant de l’individu, révélation à lui-même dans son rapport avec l’autre. Il a de plus en plus d’individualités à mesure qu’il multiplie les rencontres et découvre ce qu’il attend, il se fait être lui-même grâce à ses mouvements vers l’autre441». C’est à partir de ce point précis que l’on pourra explorer une 438 Op.cit. Hamel. Opéra del tempo. p.23 En référence à la monographie de Nietzsche du même nom qui prône sensiblement la même position esthétique. 440 Op.cit. Butler. Undoing Gende. 2004. Cette démultiplication ontologique de la subjectivité est d’ailleurs aujourd’hui revendiquée par les théories Queers pour qui la catégorisation binaire est précisément ce qui limite l’être dans son être. 441 BOUCHET, Laurence. Entretien avec Simone Debout. p.5 439 222 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel conception de la nature : toujours à la rencontre d’autres natures. Et c’est ce qui permet à Fourier de croire que cette nature, en harmonie, sera sans cesse en mouvement, en croisement et donc en démultiplication et en transfiguration constante. L’altérité est donc la multiplication du soi. *** Suivant notre grille d’analyse, la dimension créative de l’utopie de Fourier pourrait donc se résumer ainsi : l’élan de l’attraction passionnée est l’impulsion – avant même le mouvement, puisqu’il produit celui-ci. L’élan de l’attraction passionné s’impulse au présent et l’oubli est sa temporalité intrinsèque. Ce mouvement n’est pas encore orienté vers quelque chose, il est processus comme fin en soi ; ce qui permet la création, c’est-à-dire la vie dans ses multiples possibilités. Parce qu’elle appelle une altérité radicalement nouvelle, cette création est en soi une action qui nous mènera dans un deuxième temps à une réaction contextuelle. Plus schématiquement, elle se présente ainsi : - L’oubli vital est la disposition pour se mettre dans une temporalité du présent. - Sa temporalité des passions est ahistorique. - Son élan est l’attraction des passions qui permet l’unitéisme. - Sa création est son écosophie. - Son action est dans la responsabilité du doute et de l’écart absolu. - Sa réaction sera la mise en marche de son phalanstère. C’est donc à partir de sa position philosophique sur l’attraction passionnée que naitra l'exorde de sa théorie sociétaire qui, comme nous le verrons dans la prochaine section, donnera lieu à un système subversif en 223 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel réaction spécifique aux problèmes observés au XIXe siècle. Pour Fourier, l'humanité en est rendue au cinquième stade de son histoire. Elle aurait connu successivement l'Eden, la Sauvagerie, le Patriarcat, la Barbarie. L'époque contemporaine est celle de la Civilisation, c'est-à-dire du capitalisme en plein essor. L'étape suivante sera selon lui celle de l'Harmonie442. 2. Dimension réactive Selon notre définition transversale, sa dimension créative ne nous permet pas encore de parler d’utopie, puisque la dimension réactive n’est pas encore apparue. Mais en élaborant celle-ci, l’utopie fouriériste advient : son phalanstère, en tant que projet social, est directement inspiré de sa position philosophique atemporelle, soit celle des passions. Le constat, ou non-congruence entre ontologie et société Fourier observe et nomme les dérèglements, trouve et critique le problème, et surtout, propose une solution concrète. Il joue donc à la fois sur les tableaux actanciels et expérientiels en tentant de dévoiler leur corrélativité. Selon lui, si la dichotomie entre la nature et la société existe, c’est dû à une perversion de la société en civilisation. La volonté de Fourier porte en ce sens sur l’éclatement des oppositions ; et c’est dans cette volonté de débordement de la dichotomie qu’il faut comprendre sa pensée dans son ensemble, puisqu’elle concerne précisément sa conception de la nature, son ontologie. Sa conception anthropologique de la nature humaine est de ce fait une conception de la Nature. Ses observations le portent à affirmer que les vices en « civilisation » proviennent de la répression des passions. Comme nous l’avons mentionné, les 442 Op.cit. Fourier. Théorie des quatre mouvements. p.20. 224 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel passions seraient ce qui nous fait apparaitre, puis advenir. En ce sens, puisque les passions constituent notre essence, les réprimer reviendrait à nous aliéner. Une passion ne pouvant pas s’exprimer déviera nécessairement de son but, soit l’unitéisme. Il faut ainsi appliquer la méthode de l’écart absolu dans l’objectif de libérer ces passions pour qu’elles ne soient plus associées aux vices. La question du bonheur reprend ici son sens : avant de savoir comment bien vivre, nous devons savoir qui nous sommes, c’est-à-dire des êtres passionnels. La bonne vie doit nécessairement prendre en compte notre essence, sans quoi ce bonheur ne serait qu’illusoire. Conséquemment, sa conception du bonheur se traduit ainsi : « le bonheur sur lequel on a tant raisonné (ou plutôt déraisonné) consiste à avoir le plus de passions possible, et les plus ardentes et les plus excessives, et à pouvoir les satisfaire toutes443». Avec la philosophie de Fourier, les passions, d’apparence très individualistes, sont à présent porteuses des conditions de possibilités de la communauté. Depuis Spinoza, l’idée que les passions sont parfois « bonnes » est généralement acceptée444. Mais pour Fourier, la hiérarchie dyadique entre ce qui est bon et ce qui est vil va à l’encontre de sa pensée : nulle passion ne pourrait être qualifiée de dysfonctionnelle en Harmonie445. Si elles le sont, c’est uniquement dans le cadre civilisationnel, car certaines passions nuisent au « bon fonctionnement » de la société en isolant les individus : « Croyant agir de son plein gré, il est manipulé et ses passions ne connaissent qu’un semblant de développement. De plus, les désirs qui lui semblent les plus intimes et les plus individuels — parce qu’ils se développent dans le secret — l’opposent à l’ensemble de la société. C’est toujours contre la loi, contre la volonté générale et donc contre les autres que ses passions le dirigent. C’est ainsi toujours le particulier qui s’oppose secrètement à l’universel. Or c’est à travers ses désirs que l’individu forge son identité. Ce qu’il recherche pour devenir lui­même l’oppose secrètement aux autres. Le vice du système civilisé est d’avoir dressé chacun contre tous. La société se compose d’individus dont les désirs se 443 FOURIER, Charles. Théorie de l’unité universelle. p.296 Op.cit. Spinoza. L’Éthique. 1677. 445 L’ère harmonique est celle qui devrait remplacer l’ère civilisée lorsque les passions seront entièrement libérées de l’emprise que la civilisation a sur elles. 444 225 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel ressemblent étrangement, mais qui ne peuvent se rassembler : chacun est isolé dans des phantasmes qu’il ne peut réaliser que dans la violence446» En Harmonie universelle, les déviances trouveront un nouvel essor et les pathologies disparaitront naturellement grâce à l’organisation sociétaire qui met en œuvre et permet le déploiement des passions. La compossibilité voit le jour : lorsque les passions sont pleinement vécues, l’attraction naturelle permet la création de l’unité, puisque la multiplicité a toujours comme source et comme but l’unitéisme. Sans l’accord des passions – leur harmonisation –, il n’y a pas d’unité possible, et sans unité, pas de collectivité: « il n’est pas de réussite particulière qui n’agrandisse le champ des possibles d’autrui447». Il lui faudra donc créer un projet concret permettant à l’unitéisme de se mouvoir, puisque lorsque les passions sont libérées du poids de la morale et des traditions, leur tendance première est spontanément d’aller vers le multiple pour rencontrer toutes les séries de passions qui créeront l’unité cosmogonique. Conséquemment, pour Fourier l’individualisme ou encore l’égoïsme sont impensables en Harmonie, puisque les passions créent une attraction irrémédiable vers l’unité avec « l’autre ». En conséquence, « l’individu s’allie au groupe non pas pour fuir sa singularité mais pour la réaliser448». L’attirance naturelle des humains envers la vertu est pour Fourier totalement entravée et pervertie par la morale, cette « mortelle ennemie de l’attraction passionnée449 ». En réponse aux vices observables en civilisation, il faut ainsi que les passions soient libres de toute contrainte pour s’épanouir dans la plus haute force du présent, car « ce n’est pas avec de la modération qu’on fait de grandes choses450». Toutefois, tel n’est pas le cas dans la civilisation qu’il observe alors. Selon lui, « ce ne sont pas les plaisirs qui sont malfaisants, mais seulement la rareté des plaisirs, d'où naît l'excès. Notre tort n’est pas de trop désirer, mais de 446 Op.cit. Bouchet. L’enfance du désir. p.4 Op.cit. Debout. L’utopie de Charles Fourier. p. VII (7) 448 Op.cit. Debout. Introduction. p.XXI (21) 449 Op.cit. Fourier. Le nouveau monde industriel et sociétaire. p.30 450 Op.cit. Fourier. Théorie de l'Unité Universelle. p.201 447 226 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel trop peu désirer451». L’écart devient nécessaire pour créer l’harmonie. Une société libre serait celle où l’homogénéité permettrait d’affirmer une différence, et où l’égalité deviendrait la capacité dont disposent les individus pour libérer ces passions; elle n’est pas une promesse ou un but, mais un fait. La contrainte de liberté en civilisation, provient d’une société qui s’efforce non pas à réitérer les inégalités de capacité, mais bien à démentir l’existence même de la liberté. En ce sens, contrairement à la conception libérale où le droit est un prédicat permettant la liberté, le droit de l’individu fouriériste est davantage la réclamation de cette liberté, car pour lui, « la liberté sera pour tous, ou ne sera pas». En civilisation, chacun aspire au même objectif : celui d’atteindre par ses propres moyens la liberté négative à laquelle tous ont droit. L’individu, étant pareil à tout autre, est défini par opposition à la totalité. Pourtant, la totalité n’est-elle pas une hyperfusion de l’unité et de la pluralité ? Si nous acceptons une telle proposition, elle ne devrait pas être opposée à l’individualité. C’est en examinant sa « méthode sociétaire », basée sur l’attraction passionnée, que le processus d’individualisation devient intelligible. La recherche d’harmonie entre les passions, en tant que continuum, constitue le socle de l’individu, car les passions sont également phénomènes interindividuels. Le phalanstère L'utopie concrète de Charles Fourier est une réaction historiquement contingente, un prototype lui permettant d’appliquer sa cosmogonie singulière. L’idée principale de celle-ci est de permettre à l’attraction passionnée d’engendrer l’harmonie universelle. Pour y parvenir, Fourier réfléchit à une société qui ne serait pas régie par les mêmes mécanismes que la civilisation dans laquelle il évolue, puisque celle-ci produit ses propres maux en réprimant les passions. 451 Ibid. p.233 227 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel Pour lui, seule la méthode sociétaire qu’il élabore permettrait aux passions de s’exprimer concrètement. Concrètement, la solution qu’il propose pour éprouver ses théories est l'élaboration d’une microsociété : le Phalanstère452 qui serait le lieu de l’avènement de la 13e passion, l’unitéisme – permettant du coup la libération de toutes les passions, et donc de l’essence même de l’humain. Pour l’expliquer brièvement, ce phalanstère est un immense édifice pouvant abriter plus de 1600 hommes, femmes, et enfants, dans lequel les avantages de vivre en communauté sont concentrés. L’architecture est d'ailleurs réfléchie dans les moindres détails : luminosité, répartition des bâtiments, rues-galeries, salles communes, théâtre, logements, cuisines communes, appartements, jardins, potagers, etc., et ne vise qu’un seul et même objectif : celui de favoriser les relations interindividuelles afin que les effets de l’attraction passionnée y soient pleinement déployés453. Succinctement, pour que l’individu advienne dans sa totalité intrinsèque, il doit libérer ses passions. Celles-ci sont sa condition première, son ontologie. Elles se meuvent au présent, car elles ne désirent qu’être vécues dans celui-ci, pour celui-ci. Ce présent n’est pas pour autant stérile, puisque l’unitéisme assure la chaohérence de la vie dans toute sa force et sa splendeur. Mais pour y parvenir, pour entrer dans cette temporalité de l’oubli, le doute et l’écart absolu sont nécessaires dans la mesure où ils permettent la création d’une nouveauté radicale essentielle pour que les passions ne portent pas le poids de la morale. De plus, ceux-ci permettent de sortir du cadre civilisationnel qui ne porte en lui qu’un devenir orienté (et dans lequel les passions sont distordues, devenant vices). Sortir de la civilisation signifie abolir les oppositions binaires classiques, sortir du dualisme hiérarchisant. La sortie de ce cadre exige donc une nouveauté radicale, soit l’harmonie universelle. Selon Fourier, l’accès à celle-ci ne peut se réaliser qu’avec la 452 453 Vocable crée en référence aux vocables phalanges et monastère. Voir plan architectural en annexe 1. 228 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel création de phalanstères454. Cette nouvelle forme d’organisation écosophique assurera la possibilité d’advenir, et ainsi d’être. L’exemple du travail Pour mieux saisir en quoi l’organisation sociale du phalanstère permet la libération des passions, l’organisation du travail chez Fourier est un bon exemple du passage entre son élan créatif et l’application concrète de sa théorie – et donc d’une application concrète et historiquement déterminée inspirée par une philosophie atemporelle. En effet, il considère que l’attirance naturelle des humains pour l’activité et la vertu est totalement entravée et pervertie par le travail tel qu’expérimenté en civilisation. Ainsi, c’est en réaction par rapport à l’évacuation de l’essence humaine dans cette activité qu’il élaborera un nouveau type d’organisation permettant la réintroduction de cette essence passionnée et passionnelle. Pour mieux comprendre le lien entre passion et travail, les prochaines lignes se limiteront à exposer brièvement l’application phalanstérienne de l’organisation du travail lorsque trois passions organisatrices (ou mécaniques) y sont déployées dans l’objectif de démontrer en quoi l’utopie de Fourier détient les deux dimensions intrinsèques et compossibles de l’utopie. Plus spécifiquement, il élaborera sa réflexion autour de la Papillone, de la Cabaliste et de la Composite qui viendront enrichir la valeur du travail en Harmonie. Dans Le Nouveau Monde industriel et sociétaire, Fourier tente d’illustrer en quoi l’attraction des passions libres infléchit le concept même du travail, le revisitant sous l’angle d’un plaisir individuel et collectif, et redéfinissant la production non plus comme une activité à part entière, mais plutôt comme le simple résultat du processus passionnel. Bien que son exemple 454 Lorsque l’expérience du premier phalanstère sera réussie et qu’il sera pleinement fonctionnel, Fourier explique qu’il faudra alors procéder à l’édification d’un deuxième, puis d’un troisième Phalanstère, et ainsi de suite, jusqu’à recouvrir la terre de millions de Phalanstères. Cette globalisation fera basculer la civilisation vers l’Harmonie, c’est-à-dire l’ère postcivilisation. L’harmonie sociale ne sera pas séparée de l’harmonie de la nature : l’écosophie sera naturellement et spontanément « jaillissante ». 229 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel puisse s’appliquer à l’organisation domestique, à l’éducation ou encore aux rapports de production, la thématique du travail revêt chez Fourier une influence considérable. Fils de commerçant bisontin, Fourier passera sa jeunesse à observer les phénomènes économiques. Dégoûté par l’hypocrisie du marché (inflation, spéculation, concurrence, profit, mensonge), et voué lui-même à une carrière de commerçant par défaut, il passera le plus clair de son temps à réfléchir en quoi l’organisation du travail peut provoquer une nouvelle définition de l’économie. Ce qu’il observe alors le stupéfie : dans cette période d’industrialisation montante et de crise généralisée, tant politique qu’économique, le travail est un état où l’homme s’impose à regret un supplice, révulsant même les plus preux455. Relégué à un travail monotone et aux tâches répétitives, le travailleur ne peut que s’éloigner du bonheur puisqu’il est, selon Fourier, spontanément passionné par la diversité. En civilisation, l’attirance naturelle de l'homme pour « l’activité » est totalement entravée et corrompue par les fins économiques du marché. Aucune passion, aucune flamme, aucune motivation autre que la survie financière ne décrivent la relation au travail. Le travail tel qu’effectué empêche l’individu de vivre son humanité. Les passions radicales n’y trouvent pas leur place. Nous allons maintenant définir les trois passions organisatrices. Papillone La passion de la diversité qu’il découvre au fil de ses réflexions, c’està-dire celle qui est mue par le désir de changement constant d’activités et de plaisirs, il la nommera la Papillone. Dans les plans du Phalanstère élaborés par Fourier, le travail serait associé au plaisir et les gens « papillonneraient » entre leurs intérêts personnels et leur talent naturel ; « Au lieu d'un labeur de douze heures, à peine interrompu par un triste et chétif dîner, l'État sociétaire ne poussera jamais une séance de labeur au-delà d'une heure et demie ou deux 455 Op.cit. Fourier. Le nouveau monde industriel et sociétaire. p.11 230 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel heures au plus ; encore y répandra-t-il une foule d'agréments, des réunions des deux sexes terminées par un repas local, au sortir duquel on passera à une séance de nouveaux plaisirs456». La Papillone, source de plaisir, permettrait aux individus de former des groupes, puis de les défaire au gré de leur besoin de changement. Ils iraient perpétuellement à la rencontre d’une multiplicité, faisant alterner les passions dans une succession de plaisirs. L’individu, en Harmonie, serait sans cesse en mouvement, en croisement et donc en démultiplication et transfiguration constante. « La Papillonne produit l'accord des caractères, même des contraires; exemple : A et B sont deux personnages d'humeur incompatible, mais il arrive que sur soixante groupes que fréquente A, il s'en trouve un tiers où ses intérêts coïncident avec ceux de B, et où il tire parti des goûts de B quoique opposés aux siens. Il en est ainsi des goûts de B à l'égard de A ; dès lors sans s'aimer ils ont l'un pour l'autre des ménagements, de la considération, une protection intéressée. […] Ainsi l'intérêt qui désunit les amis dans l'état civilisé, réunit les ennemis mêmes dans l'état sociétaire : il y concilie les caractères antipathiques, par coopération indirecte, née de l'engrenage ou papillonnage de fonctions qu'opèrent les courtes séances457 » Cabaliste Il s’agit de la passion de l’intrigue, des rivalités, de la compétition, celle qui engendre l’émulation. Ici, la jalousie, passion nuisible en civilisation, cèdera sa place au ludisme, car l’émulation produit l’essor actif des idées et des résolutions 458 . Cette passion ne pourrait cependant s’accomplir sans le concours de la Papillone ; car sans elle, les individus subiraient une insupportable tension permanente. Mais le changement constant d’activités apporté par la Papillone génère la légèreté de la compétition. 456 Op.cit. Fourier. Théorie des quatre mouvements. p.405 Op.cit. Fourier. Le nouveau monde industriel et sociétaire p.227 458 Op.cit. Fourier. Théorie de l'Unité Universelle. 1808. 457 231 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel Composite La Composite, est celle qui mêle le plaisir des sens et de l’âme, celle du goût pour les plaisirs intellectuels et matériels. Elle ne choisit pas entre deux plaisirs, elle cherche à les composer, à les unifier dans leur apparente divergence. Elle exhorte et engrène les stimulations organiques et spirituelles. Avec la Composite, le travail devient exaltant : le travailleur découvre les joies d’exécuter les tâches dans lesquelles il excelle, et se réjouit de savoir que chaque aspect du travail global sera accompli par des gens tout aussi passionnés que lui. Articulation À la lecture de ce système d’attraction passionnée, une question pourrait persister : comment faire fonctionner un Phalanstère dans lequel les individus choisissent leurs tâches selon leur bon vouloir ? L’équilibre, pour Fourier, se fait naturellement grâce au libre essor des passions qui ont comme source et but l’unitéisme. En ce sens, c’est un acte de confiance qui repose sur le principe que les choses s’équilibrent d’elles-mêmes dès lors qu’elles ne sont pas entravées et perverties. Pour l’éprouver, il donne l’exemple d’un groupe de fleuristes s’occupant de mener à floraison un œillet. Chaque individu du groupe ne sera pas nécessairement attiré par les mêmes tâches ; certains préfèrent semer les graines alors que les autres s’attardent spontanément à l'arrosage et l’entretien. Les trois passions organisatrices seront utilisées spontanément de la manière suivante : 1- la Composite procure, au niveau spirituel, l’exaltation de réaliser une tâche en fonction de son expertise, et au niveau matériel, elle pousse à produire la perfection enivrante, elle a un fondement esthétique. 2- La Papillone provoque le besoin d’essayer une autre tâche pour découvrir et rencontrer d’autres plaisirs, évitant du même coup la mortelle répétition. 3- La Cabaliste, grâce à l’émulation naturelle, permet à tous de développer à son tour une nouvelle expertise et crée un sentiment d’admiration envers son prochain. 232 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel Ainsi, contrairement au travail en civilisation où les tâches se répètent et durent d’interminables heures, celui du Phalanstère est une succession de courtes séances variées, où la sociabilité est essentielle et les rivalités sources d’innovation. Avec Fourier, le concept du travail est en lien avec celui de durée, de sociabilité et d’émulation. L’originalité tient entre autres au fait qu’il délaisse la conception du travail de l’époque où le concept était uniquement mis en lien avec celui de la production. Mais surtout, l’équilibre est naturel, puisque ces trois passions proviennent et vont vers la passion foyère d’unitéisme. Changement de forme Outre l’organisation du travail que nous venons de survoler brièvement, tous les autres aspects du Phalanstère sont également pensés pour faire interagir les passions selon le même mode opérationnel. Les 12 passions radicales sont ainsi présentes tant au niveau immatériel (organisation de l’amour, concubinage, sexualité, éducation, place des femmes en société, etc.), que matériel (coopérative de logement, de production, architecture, arts, gastronomie, etc.). Il faut toutefois repréciser que ces niveaux immatériels et matériels développés dans le projet phalanstérien de Fourier l’ont été dans un contexte historique particulier. La concrétude de son utopie est ancrée dans son époque. Elle est ainsi historiquement déterminée; bref, elle réagit à sa propre histoire. Aujourd’hui, la libération des mœurs, la situation des femmes, le système d’éducation, la valeur du travail n'ont plus tout à fait la même signification. Conséquemment, en partant de la même utopie création que celle de Fourier, la théorie sociétaire et le fonctionnement du Phalanstère connaitraient certainement quelques nuances (si tant est que le projet même d’un édifice soit encore d’actualité). Il y a fort à parier que l’attraction des passions produirait d’autres rapports sociopolitiques, du moins dans son élaboration théorique. 233 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel La création de Fourier, issue de l’élan, de la temporalité et de l’action, s'exprimerait différemment dans sa dimension réactive principalement, car « Fourier n’a pas achevé ses calculs, on est fondé à viser plutôt dans son œuvre ce qui demeure sous-jacent, ce qui est préalable et survit au système, le centre généreux et générant de l’utopie459». En ce sens, tout fouriériste qui tenterait aujourd’hui d’ériger un Phalanstère selon les plans de Fourier ne respecterait pas l’aspect créatif de son utopie, puisque le Phalanstère est la reproduction contextuelle de son élan atemporel. 3. La compossibilité par conjonction « Faire jaillir l’évènementialité460» Sa philosophie a donné lieu à l’élaboration d’un système d’organisation sociétale. Toutefois, pour parler d’utopie chez Fourier, nous ne pouvons uniquement regarder la temporalité des passions ni seulement son projet sociétaire; son utopie se situe dans la conjonction des deux dimensions. La philosophie de Fourier est riche et fort intéressante, mais sans le Phalanstère qui « actualise » la virtualité de son élan, elle perd de son ampleur, ou du moins, elle est une philosophie parmi tant d’autres, sans référence particulière à l’utopie. De la même manière, le Phalanstère comme projet de subversion ne serait rien de plus qu’un projet politique possiblement désopilant sans réelle capacité de réinscription dans la frise historique, sans devenir. Les critiques de Fourier lui ont souvent reproché d’élaborer un projet irréalisable, car sans possible devenir, ou du moins dans un devenir tellement délirant qu’inconcevable. Mais la richesse de sa pensée ne se résume pas à la faisabilité de sa suggestion, elle est dans cette volonté de faire advenir 459 460 Op.cit. Debout. L’utopie Charles Fourier. p.182 Op.cit. Hamel. Opéra del tempo. p.46 234 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel l’humain ; c’est-à-dire la réappropriation concrète de son essence. Ce qu’on peut qualifier d’utopique chez Fourier est la nouveauté radicale créée par une virtualité qui s’actualise, chaque dimension étant réactualisée par l’autre. Son utopie symbolise également la contigüité entre esprit et pratique utopique, le lieu où l’on se permet de douter, de s’écarter de la morale pour mieux se réapproprier les concepts et créer de nouvelles formes d’agir, de nouveaux liens sociaux. La plupart du temps, son utopie a été jugée sur son aspect réactif ; comme si le concret matériel l’emportait sans discussion sur l’élan idéel. La lecture de son œuvre devrait pourtant se faire sans dissocier les deux, car la force et la douce folie de son œuvre résident précisément dans sa tentative de lier réflexion et praxis. Lorsqu’elle est comprise comme un tout transcendant et immanent, l’utopie déploie une force lui permettant de résister aux assauts du temps. Ce qu’il faut observer à présent est non seulement le lien direct entre les deux, mais plus particulièrement la création qui émerge de cette compossibilité. *** Sans faire un débat sur la pertinence ou non de l’utopie de Fourier, le but poursuivi était principalement d’observer son utopie sous la loupe de la grille de lecture bidimensionnelle, qui permet selon nous à la fois de démontrer empiriquement les catégories différenciées des utopies à travers le temps et d’actualiser les théories utopistes produites dans les champs sociologiques, politiques et philosophiques. Cette réflexion pourrait également servir à développer de nouveaux outils d’analyse théorique pour étudier les formes contemporaines d’expérimentations sociales de l’utopie. La juxtaposition du modèle bidimensionnel aux mouvements sociaux pourra servir à déterminer le type d’inflexion qu’il provoque envers le développement des idées et les 235 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel propositions d’actions. Un autre objectif est de définir les caractéristiques du « renouveau » de l’utopie et de l’action sociale, autant dans les champs intellectuels que dans les mouvements dits de gauche animés par un positivisme sociopolitique et par la volonté d’une nouvelle construction théorique de la société. Avec cette définition de l’utopie, il serait à présent pertinent d’effectuer une analyse critique des mouvements altermondialistes qui se réclament aujourd'hui de l’utopie. L’éclatement de ces derniers – où chacun tente de dominer le champ de l’alternative sociale et où la judiciarisation du politique est monnaie courante – découle possiblement d’un flou théorique. Sans véritable définition, l’utopie ne peut être le lieu de reformulation du lien social. En ce sens, le modèle bidimensionnel de l’utopie établit une valeur ajoutée, soit sa capacité à dégager de nouvelles dynamiques de l’agir social et politique, et ne sert pas uniquement à générer des mécaniques sociologiques. L’utopie incarne bien plus que l’option d’une troisième voie, elle est une philosophie de l’action, un « agir cosmogonique ». Penser l’utopie, c’est à la fois faire l’exercice d’une réflexivité et celui d’une militance. Plus encore, cette grille d’analyse nous pousse à croire qu’une utopologie devient imaginable. 236 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel Figure 2: COMPOSSIBILITÉ# Projet photo « Utopie : critique et conceptualisation » Rue Saint-Urbain, Montréal, juillet 2010. Par Marie-Ange Cossette-Trudel. Photographie Dominique Soulard. # Représente l’hypothèse suggestive d’une définition transversale de l’utopie. Ici : l’existence compossible. À noter, l’étrange similitude des personnages… Doubles. 237 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel PÉRORAISON 238 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel PÉRORAISON ou l’élan utopilogique « L'utopie invente le concept et l'image selon lesquels cette terre deviendra pensable461». Introduction Cette péroraison se retrouve ici pour les mêmes raisons que celles de l’exorde, sa mise en aparté nous semblait tout aussi nécessaire. La réflexion qui suit n’est pas pour autant autarcique, l’aparté ne fait que préciser les choses de manière discrète. Il ne joue pas de rôle central dans la pièce, mais il n’en est pas pour autant moins nécessaire. Cette fuite volontaire est en quelque sorte notre passion foyère, but et source de ce travail ; en ce sens, nous espérons qu’elle ouvre sur le tout. Il ne s’agit pas non plus d’une synthèse ou d’une conclusion, elle est une pensée autonome et pourtant allonome462, au sens où elle est également régie par des stimuli extérieurs, une sorte de loi externe à elle-même463. Cette tension entre auto et allo est non seulement le fondement de notre pensée, mais également celui de l’entièreté de ce travail. Pour le dire autrement, la compossibilité de plusieurs dimensions qui ont une existence légitime, sans crainte de leur disparition, et surtout sans crainte de leur hiérarchisation. Penser et agir, agir et penser, sans primat. Premier aparté : Utopie et philosophie Le lien entre utopie et philosophie a été questionné à quelques reprises par des penseurs tels que Deleuze, Guattari, Lacroix ou encore Schérer. Nous désirons à notre tour y réfléchir, car la philosophie est non seulement l’angle de 461 Op.cit. Schérer. Utopies Nomades. p.23 Nous distinguons ici auto et allo par rapport au nomos (au sens d’une structure). 463 VARELA Francisco. Autonomie et connaissance, essai sur le vivant. 1988. 462 239 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel ce travail de recherche, mais surtout la disposition à partir de laquelle nous avons voulu penser l’utopie. En plus de la création des concepts, la philosophie nous offre l’opportunité de travailler les mots, les sens, les apories, les contradictions. Avec elle, nous pouvons les distordre, les questionner, les étreindre. Tout comme l’utopie, elle est le topos où il y a création et agir. C’est pourquoi nous proposons de voir brièvement le lien qui les unit, car elles partagent toutes deux « le même plan d’immanence (ouvertes, cosmopolites, cosmopolitiques) et procèdent d'incessantes déterritorialisations464». Parler d’utopie, c’est affirmer ses deux axes, ses deux moments, ses deux dimensions, le tout dans un interstice. Dans son plan d’immanence, l’utopie est, puis crée. Mais à cette étape, il n’y a pas encore d’utopie. Elle doit transcender le temps historique et se territorialiser : à cette étape, elle réagit au temps historique. Elle détient deux souffles : de son immanence, elle émane. Le premier ne vise rien encore, il oublie pour être ; alors que le second vient éveiller l’oubli pour s’historiciser. L’oubli crée l’être, la mémoire réagit pour que cet être puisse continuer d’être, sans entrave, sans injustice, sans distorsion. L’utopie qui vient habiter cette terre, qui se [re]territorialise, devra être « accueillie », pour être en mesure d’habiter la terre et y être reçu. Cette réception implique un hôte qui « transporte l’altérité au sein (de luimême), car toute hospitalité n’est accomplie que si elle est réciproque465» ; en ce sens, l’utopie est en quelque sorte un état qui permet à l’étant d’être. La sortie de l’Être est le moment de sa rencontre avec l’altérité. Et si, comme le suggère Heidegger, habiter est le mode de séjour de l’humain sur la terre, c’est l’hospitalité qui en est la condition première466. Pour permettre à l’utopie de se territorialiser, il faut donc l’accueillir. 464 Op.cit. Schérer. Utopies Nomades. p.23 Op.cit. Schérer. Parcours critique. p.207 466 Op.cit. Schérer. Utopies Nomades. p.33 465 240 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel De la même manière, la philosophie prend ainsi vie, ou plus précisément, la motivation philosophique prend forme, et c’est avec la dimension réactive qu’elle peut dorénavant servir le bien commun, l’être ensemble. Philosophie-action, philosophie-réaction. En ce sens, comme le dit Platon « c’est ce qui me fit déclarer, dans mon éloge de la philosophie, que c’est par elle qu’on peut discerner toutes les formes de la justice politique et individuelle467 », c’est à la philosophie que nous devons l’essence du politique, car elle est territorialisation de la philosophie. Lorsque la compossibilité entre son concept et sa fonction advient, elle se territorialise. Elles n’aboutiront toutefois pas à la même territorialisation. La philosophie n’est pas un concept à proprement parler, alors que l’utopie est susceptible de l’être. Car, contrairement à la philosophie, elle doit éventuellement se territorialiser, dans son deuxième souffle ; elle doit avoir une fonction, telle est son parachèvement. Son effectivité est intrinsèque468. La philosophie quant à elle lui offre la possibilité de s’actualiser. L’utopie subvertit le réel et débouche sur un projet concret. Mais pour parvenir à ces étapes, elle se doit aussi d’être non historiquement déterminée dans un plan d’immanence. La distinction se fait entre autres par le devoir qu’elles doivent respectivement effectuer. L’utopie prend forme lorsqu’elle s’accomplit. La philosophie, elle, change de fond en passant de la théorie à la « production » de concepts, comme l’expliquent Deleuze et Guattari : « Si la philosophie commence avec la création de concepts, le plan d’immanence doit être considéré comme pré­philosophique. Il est présupposé, non pas à la manière dont un concept peut renvoyer à d’autres mais dont les concepts renvoient eux­mêmes à une compréhension non­ conceptuelle […]. La pré­philosophie ne signifie rien qui préexiste, mais quelque chose qui n’existe pas hors de la philosophie, bien que celle­ci le 467 PLATON. La République, Lettre VII : 319. Ceci peut sembler contredire les réserves que nous avons faites depuis le début de ce travail. Toutefois, nous le répétons, le problème ne réside pas dans son effectivité, mais bien dans le sens unique qu’on lui octroie trop souvent. 468 241 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel suppose. Ce sont donc ses conditions internes […] La philosophie est à la fois création de concepts et instauration du plan [d’immanence] 469 ». Entre pré-philosophie (l’instauration du plan d’immanence), commencement de la philosophie (création de concepts vers les concepts sousjacents) et ancrage philosophique (production de concepts et donc définition), la philosophie change ce qu’elle est, fondamentalement. Elle change de fond. L’utopie découle des mêmes mécanismes, mais est pourtant autre chose que la philosophie. Elle a un moment pré-philosophique (son élan) puis son commencement (sa fonction subversive), elle prend finalement forme dans sa production, elle devient projet concret. Son changement de forme n’affecte pas son changement de fond, car la compossibilité fait en sorte qu’elle conserve tout. Une autre démarcation s’impose également quant au lien de parenté entre philosophie et utopie, même si elles sont inextricables l’une de l’autre, comme le souligne René Schérer : « l’utopie se rapporterait donc à la philosophie comme la pratique à la théorie : mise en relation beaucoup plus valable que celle, habituelle, de la confrontation entre l’utopie et la science sociale comme entre le rêve et la réalité470». L’utopie représente ce qui permet la réunification de la transcendance et de l’immanence. Elle représente la possibilité d’unification entre général et particulier, entre individu et société. En ce sens : « L’utopie désigne le mode d’insertion de la philosophie dans le social471». Pour elle, il n'y a pas de séparation entre l'esthétique, le politique et le social ; mais un battement, un balancement 472 . Elle n’est toutefois pas seulement un « mode » de matérialisation des concepts, car ainsi, elle serait renvoyée dans une fonctionnalité, sachant qu’un mode est un instrument de réalisation. L’essence de l’utopie doit s’exprimer de manière matérielle, mais son aspect concret doit 469 Op.cit. Deleuze et Guattari. Qu’est-ce que la philosophie. p. 43-44 Op.cit. Schérer. Parcours critique. p.216 471 Op.cit. Schérer. Parcours critique. p.214 472 Op.cit. Schérer. Utopies Nomades. p.51 470 242 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel inclure une ontologie irréductible. C’est d’ailleurs ce dernier aspect qui permet de nous ancrer dans une réelle réflexion philosophique. L’utopie provient de la philosophie. Et grâce à la philosophie, nous pouvons la « travailler », lui faire poursuivre d’autres chemins ; c’est entre autres ce que nous suggérons de faire dans la suite de cette Péroraison. Deuxième aparté : genèse et généalogie Depuis le début de ce travail, nous avons parlé d’utopilogue, mais nous n’avons toutefois jamais réellement défini cette appellation; nous désirons à présent le faire. Le terme a fait son apparition de manière progressive473; il est d’ailleurs encore très peu utilisé. De manière générale, il désigne les théoriciens de l’utopie – ce qui nous parait plutôt normal, puisque les théoriciens de divers champs d’études ont souvent le titre de spécialistes du «logos» de leur champ respectif. Toutefois, par rapport à l’utopie, il nous semble que le sens usuel n’est pas encore bien défini. Nous suggérons donc d’y regarder de plus près. Autre constat : s’il y a des utopilogues, comment ne peut-il pas y avoir d’utopilogie ? Il s’ensuit que pour comprendre ce qu’est un utopilogue, nous devons d’abord nous pencher sur la discipline sur laquelle se porte son discours. La réflexion sur la signification et l’implication de l’utopilogie nous est apparue une fois la problématique de ce travail définie. En effet, lors de nos recherches pour comprendre la nature de l’utopie, nous avons établi une démarche pour élaborer notre hypothèse critique. D’un point de vue épistémologique, nous avons constaté que la méthodologie des recherches entourant la généalogie de l’utopie n’a pas permis une véritable genèse de cette dernière. La genèse ne prend pas en compte « ce qui s’est formé », mais bien 473 Op.cit. Paquot. Utopies et utopistes. 2007. 243 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel « ce qui se forme », encore et toujours, dans le virtuel qui s’actualise sans cesse, dans l’analyse du processus de développement comme fin en soi. La généalogie retrace quant à elle les formes une fois complétées au sens où l’on appelle généalogie « la démarche théorique consistant à apercevoir, dans le passé, l’élément constitutif d’une réalité donnée au présent […] tandis qu’on nommera genèse la démarche théorique consistant à suivre l’engendrement progressif et continu, quoique semé de différences de nature, d’une réalité d’abord virtuelle, et ensuite seulement actuelle 474». Ainsi, la généalogie représente en quelque sorte les formes de l’utopie, alors que la genèse proposerait quant à elle d'en retracer le fond. Cette critique a été développée plus en profondeur lors de la première partie de ce travail. En effet, ces deux aspects n’apportent pas les mêmes perspectives : la genèse ouvre l’horizon des possibles, car la « fin en soi » se trouve dans le mouvement ; tandis que la généalogie écarte le mouvement pour ne considérer que les différentes fixités du passé, du présent et du futur. Étymologiquement, la genèse veut littéralement dire « naissance ou origine » et signifie sémantiquement « élaboration, formation d’une chose, d’une figure, d’une pensée475». La généalogie relève quant à elle de la mise en forme ou l’extériorisation de cette pensée. L’un appelle la formation, l’autre sa mise en discours. Mais de quel discours (logos) s’agit-il? Logos Genos renvoie au départ à la « naissance » et par la suite à la race découlant de naissances communes. Le sens « genre » est venu plus tard et a découlé du fait que le mot genos a pris le sens de la « famille » et, par extension, l’idée d’un « regroupement ». Conséquemment, genos et logos réunis signifieraient en quelque sorte le discours sur le genre d’une chose. De 474 FRANÇOIS, Arnaud. Justice et Histoire: Genèse et généalogie de la justice chez Nietzsche et Bergson. 2008. 475 Op.cit. Baumgartner-Ménard. Dictionnaire étymologique. p.355 244 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel ce fait, il y a effectivement eu plusieurs études généalogiques sur l’utopie tel que nous l'avons vu dans la première partie. Une question nous vient alors : que serait alors l’« utopi-logie » et en quoi ce logos est ici différent de celui sur le genos ? La définition du logos comporte plusieurs variantes. Sans entrer dans une métaphysique du logos, voyons tout de même le sens que nous pourrions lui attribuer : 1- Son utilisation la plus commune le définit comme étant la Raison organisatrice (principalement avec Platon) au sens de ratio (calcul, ordre). 2- Un autre sens lui étant attribué est celui d’extériorisation de la pensée, au sens où le logos serait une « parole transmettant de façon adéquate la raison interne de celui qui parle aussi bien que la raison externe inscrite dans l'ordre des choses476». 3- Certains le décrivent en tant que Raison divine; c’est-à-dire la raison organisatrice et explicatrice de l'univers477. 4- Dans le Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Paul Chantraine explique que le terme logos provient du verbe « lego » dont le sens originel est cueillir, rassembler, choisir478. Rationalité, discours, expression divine et rassemblement. Martin Heidegger s’est également questionné sur son sens. Ses réflexions nous ont d’ailleurs permis de mieux saisir les nuances et les possibilités d’appropriation. Selon lui, l’évolution de l’utilisation comme référent à la logique (au ratio) a 476 LEGRAND. Centre National de ressources textuelles et lexicales. « Logos ». DE BIRAN, Pierre. Journal. p.381 478 CHANTRAINE, Paul. Dictionnaire étymologique de la langue grecque, histoire des mots. 1968. 477 245 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel mené le logos vers la nécessité de pensée, sens et rationalité 479 . Chez Heidegger, le « Logos est d’abord discours, et en tant que discours, il est plus précisément un “ faire-voir ” […] et c’est dans ce sens qu’il intervient dans le mot “ Phénoméno-logie ”, la science du faire-voir avec le sens encore plus précis de « faire-voir la chose même », c’est-à-dire l’être de la chose480». Le faire-voir se distingue du logos interprété comme l’extériorisation de la pensée. Pour Heidegger le logos n’est pensable qu’avec l’être481, car c’est nécessairement l’être qui discourt. Mais il l’oppose à la conception d’Héraclite pour qui nous devons nous soumettre au discours, y être à l’écoute482. Pour lui, le logos part de l’être, mais ne produit pas de séparation entre l’être et sa pensée. Il est « ce qui est de l'ordre de la parole, mais ce qui recueille le présent483». En revenant à notre distinction entre genèse et généalogie, nous retrouvons dans cette dernière interprétation du logos une compossibilité intéressante. Le logos rassemblerait en quelque sorte la généalogie et sa genèse. Ce qui nous ramène à l’utopie. Selon notre définition de l’utopie, elle est double : elle est et elle agit. Elle a besoin de son fond et de sa forme. Pour l’étudier, il serait ainsi non pertinent d’y extraire uniquement une généalogie détachée de sa genèse. Tout comme le logos qui ne peut séparer l’être de sa parole. Conséquemment, l’étude de l’utopie doit comporter à la fois son étant et sa mise en parole. Telle que nous l’entendons, l’utopilogie réunit genèse et généalogie (la création de la pensée et la mise en discours). Tout comme la nécessité de la coexistence entre utopie créative et réactive, généalogie et genèse sont toutes deux indispensables à l’étude de l’utopie. En ce sens, nous postulons 479 HEIDEGGER, Martin. Logos. 1958. DASTUR Françoise. Heidegger la question du Logos. p.74 481 ZARADER, Marlène. Heidegger et les paroles de l'origine. p.159 482 AKE, Jean Patrice. Au commencement était le Logos : du Logos d’Hermès au Logos d’Héraclite. 1999. 483 Op.cit. Heidegger. Logos. p.252 480 246 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel qu’épistémologiquement, l’utopilogie prend en compte à la fois les manifestations (généalogie) et l’essence (genèse) de l’utopie. Maintenant que la nature de l’utopilogie est définie, il nous faut expliquer et établir son objet d’étude, sans quoi l’appellation demeurerait dans un flou conceptuel. Champ disciplinaire Si on se réfère aux théoriciens de l’utopie, l’utopilogie ne serait pour l’instant que le discours sur le discours. Les études sur le sujet ont tendance à essayer de définir non pas l’objet, mais le discours et les mécanismes de celuici. Par conséquent, son objet y est pratiquement absent. La majorité des théoriciens que nous avons vus en première partie ne cherche pas à extraire l’utopie des phénomènes sociaux, mais davantage à comprendre ses critères. L’éclatement sémantique et symbolique actuel de l’utopie est selon nous ce qui constitue le frein à son inscription dans un champ disciplinaire qui lui serait propre. Nous pensons toutefois qu’en établissant notre grille d’analyse bidimensionnelle, l’utopie pourrait enfin sortir de ce carcan et devenir une manière d’étudier le monde au même titre que d’autres disciplines telles que la science politique ou la sociologie. En effet, ces champs disciplinaires qui déploient leur logos ne font pas qu’analyser leur propre définition comme le font la plupart des utopilogues. Pour le dire autrement, lorsque l’on parle de « socio-logos », il s’agit d’une discipline qui détient un objet d’étude propre (socio) autour duquel elle porte ou dévoile un discours. La sociologie est le champ d’études et la société son concept484. Il ne s’agit pas de développer le même point de vue, chaque 484 Nous sommes consciente de notre expertise somme toute limitée en ce qui concerne la sociologie. Néanmoins, nous nous référons à celle-ci pour illustrer notre point de vue, sans pour autant désirer lancer un débat sur les concepts inhérents à cette discipline. Nous pourrions tout aussi bien prendre comme exemple la science politique, mais la socio-logos nous semble plus à propos puisque l’on tente d’expliquer l’utopie-logos. 247 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel discipline est riche d’oppositions autant épistémologiques qu’ontologiques et elles n’ont pas en commun la même définition de leur concept respectif; elles ont toutefois toutes en commun de réfléchir le même objet et d’étudier les phénomènes en lien avec leur concept disciplinaire 485 . Mais quelle est la discipline de l’utopilogie ? Quel est le logos de l’utopie ? C’est ici que notre grille d’analyse entre en action: l’utopilogie, c’est l’étude qui cherche à dégager le projet social correspondant à une motivation philosophique – et inversement : c’est une étude cherchant à dégager l'aspect philosophique correspondant à un projet social. Pour le dire autrement : l’utopilogie chercherait à dégager la compossibilité de l'aspect créatif et réactif d'un phénomène486. Pour donner un exemple plus concret, La République de Platon peut nous aider à comprendre en quoi l’établissement d’un logos de l’utopie enrichirait les analyses sur le sujet. Certains auteurs « utopilogues », tels que Raymond Ruyer 487 ou encore François Châtelet 488 , vont repérer les balbutiements de la fable utopique à l’ère antique, et ce, malgré un métachronisme étymologique, puisque selon certains de ces auteurs, « il importe tout particulièrement de déterminer à la fois l’objet et la finalité du discours considéré comme utopique, et de légitimer cette appellation, qui ne peut être qu’anachronique489». La République de Platon est certainement une des « fables » les plus régulièrement citées comme utopiques au sens où « la cité juste dont Platon a 485 FREITAG, Michel. La société; réalité sociale-historique et concept sociologique. 2003. Et BOURDIEU, Pierre. Questions de sociologie. 1980. Certains sociologues en font leur objet d’analyse : Bourdieu pour qui le concept de société n’est pas « totalement explicable »; ou encore Michel Freitag pour qui il s’agit d’une une réalité sociale-historique. Malgré ce questionnement sur l’objet du champ disciplinaire, ces auteurs n’ont pas moins en commun de « saisir » les phénomènes sociétaux. 486 Par exemple, ce champ disciplinaire pourrait observer de cette manière tout ce qui relève de l’art ; ce qui sera fort probablement l’objet de notre prochaine recherche. 487 Op.cit. Ruyer. L’utopie et les utopies. 488 CHÂTELET, François. Platon. 1965. 489 DENIS Hue. Rhétorique et testaments : formes antérieures de l'utopie ? p.97 248 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel tracé le plan, [elle] prépare les utopies des siècles à venir490 ». Le débat reste pourtant ouvert, car accorder ou non la valeur d'utopie à La République de Platon dépend de la définition même de ce qui est considéré en tant que tel; et varie donc selon les auteurs. Bien que les thèses rattachant La République à l’utopie soient réfutées par quelques uns, citons Jean-Yves Lacroix pour qui elle ne ferait pas partie de cette dénomination : « Le point de départ est simple : la République n'est pas une « utopie ». À l’évidence, elle n’a pas pour objet la description d'une cité idéale réalisée imaginairement, comme dans L’Utopie. Platon n'y donne pas à voir, dans un récit, un pays existant avec ses coutumes et ses habitants exerçant leurs activités concrètes. La République est un ouvrage de philosophie qui analyse ce qu'est une cité juste, théoriquement, en situant son propos au plan des principes. Et elle ne le fait pas de manière « utopique », au sens courant (et bien peu rigoureux) de ce qui n’a aucun souci de la réalité491 ». De notre côté, par souci de clarté et de synthèse, et surtout pour éviter une hasardeuse dispersion, nous avions pris la décision de ne pas nous attarder aux fables utopiques de l’Antiquité. L’anachronisme étymologique qu’il fallait rigoureusement expliciter en était la principale justification. Mais en même temps, cette querelle entourant la République de Platon nous a mené à réfléchir plus en profondeur sur la problématique principale de notre travail et sur la détermination du concept d’utopie. Plus nous tentions de définir si La République était ou non une utopie, plus la question de cette problématique nous semblait primordiale : pour déterminer si elle peut s’en réclamer, ne fautil pas savoir de quoi elle peut se réclamer ? Moultes pages nous avons perdues en tentant de confirmer et parfois d’informer que La République était ou n’était pas une utopie. Cette démarche a été ardue, mais nous a réellement aidé à camper notre problématique. Puisque nous n’étions pas en en mesure d’y répondre clairement, nous avions pris quelques précautions en expliquant les raisons pour lesquelles nous allions tout simplement évacuer cette question et que nous la conserverions comme piste 490 491 Op.cit. Servier. Histoire de l’utopie. p.46. Op.cit. Lacroix. La spécificité de la notion d’utopie : l’écart avec Platon. p.8 249 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel pour nos futures recherches (une fois clarifiée notre grille d’analyse utopilogique). Mais, plus notre grille d’analyse se développait, plus la réponse à cette question nous apparaissait difficile à élucider, du moins dans le contexte actuel de la revue de littérature. Les outils, recherches et travaux sur le sujet rendaient pratiquement impossible de déterminer la nature de la Cité idéale. C’est pour cette raison que nous nous sommes premièrement attardée à définir l’utopie dans sa compossibilité rendant compréhensible ses multiples définitions. Ceci étant élaboré, nous pouvons dorénavant nous poser la question suivante : que nous faut-il faire maintenant de La République ? Est-elle oui ou non une utopie selon notre grille d’analyse ? C’est précisément ici que l’établissement de notre définition transversale a dépassé nos premiers objectifs : dans son essence la compossibilité, comme définition, nous mène à une véritable grille d’analyse au sens où la définition est en soi une manière d’analyser les phénomènes. Conséquemment, classer La République de Platon en tant qu’utopie exigerait que l’on dégage la motivation philosophique derrière le projet politique. Ce qui nous mène à l’utopilogie : la question entourant La République n’est plus de savoir si elle correspond ou non aux critères classiques de l’utopie, mais plutôt de faire ce que les autres champs disciplinaires font, c’està-dire extraire le concept d’un phénomène. Par exemple, lorsque la sociologie s’intéresse à une question, elle ne se demande pas si son objet est sociologique, elle l’analyse tout simplement. En d’autres termes, si nous abordions le sujet de La République de Platon comme un logos, nous ne nous demanderions pas si elle est ou non une utopie, mais plutôt comment l’interpréter en tant que telle, au même titre que la sociologie ou la science politique se saisissent du même objet pour l’étudier selon leur champ disciplinaire. 250 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel Si l’utopilogie se développait effectivement en tant que discipline qui cherche à dégager le projet social ou politique correspondant à une motivation philosophique, la lecture utopique des phénomènes serait alors possiblement illimitée. On parlerait d’utopie dès lors que le lien entre un projet social contextuel et une motivation philosophique atemporelle serait articulé, que son logos serait affirmé. Certains pourraient se demander ce qui pourrait être considéré comme « projet social ». La question est des plus intéressantes, car un projet social peut avoir des formes inattendues. L’établissement théorique dudit projet serait possiblement à débattre, mais cette ouverture est précisément la raison pour laquelle le développement du champ disciplinaire de l’utopilogie serait d'une richesse inestimable pour les sciences humaines et sociales. 251 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel *** Non synthèse : vers une utopiphilie « L’utopie tout entière coïncide si peu avec roman politique que c’est à la philosophie dans sa totalité qu’il faut faire appel pour rendre justice au contenu de ce qui est qualifié d’utopique492» Grâce à l’utopilogie nous pouvons désormais nous permettre d’affronter le Parquet; et ce, en permettant finalement à l’utopie d’être présente au tribunal. Forte d’une définition et d’un champ disciplinaire, la défense de l’utopie nous semble à présent envisageable. Conséquemment, nous pouvons désormais nous tourner vers une véritable utopiphilie. L’utopiphilie est ce que nous pourrions en quelque sorte considérer comme la position « valorisée » d’un auteur au sujet de l’utopie, c’est-à-dire la défense de la nécessité de l’utopie en tant que pensée ou action. Ernest Bloch parle plutôt de principe espérance. Pour Lui, l’utopie est le réel, mais elle est également « habité de virtuel493». Perçue ainsi, sa définition peut sembler se rapprocher de la nôtre, mais une distinction importante nous distingue. La principale distinction entre la philie de l’utopie et son logos est au niveau de l’instrumentalisation. Dans la première, il y a l’idée d’une insatisfaction sur laquelle l’utopie doit agir ; il y a donc réaction, mais elle n’est pas d’emblée portée par une philosophie indépendante de celle-ci. La philie souhaite quelque chose, car elle « aime » quelque chose, ce qui la porte à désirer autre chose qu’elle-même. Elle valorise puisqu’elle est orientée vers la chose aimée, elle cherche l’accomplissement, et donc elle cherche une action. Dans le principe 492 493 Op.cit. Bloch. Le prince espérance. p.25 Op.cit. Schérer. Parcours critique. p.217 252 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel espérance, le désir contient l’idée d’une anticipation, d’une figure du préapparaître : « Dans le terme « pré­apparaître » il y a en effet deux mots : le « pré » et « l’apparaître ». Cela renvoie directement à l’anticipation dans les œuvres et dans leur structure propre d’une image utopique ou d’un principe utopico­constructeur […], tandis que « l’apparaître » renvoie toujours à la présence d’un réel­symbolique dans l’objet494». L’esprit de l’utopie est en ce sens fondamentalement anticipateur d’un réel existant et virtuel, une sorte de concept-souhait, c’est-à-dire non encore accompli, mais qui porte en lui sa propre espérance d’un devenir accompli495. Elle tend vers sa réalisation et s’ouvre de manière ontologique au sens où elle est, d’une part, « fondée sur l'idée que le monde est ouvert, que le futur est en gestation dans le présent, que l'inactuel est contenu dans le réel. D'autre part, elle cherche à maintenir une ontologie capable de conserver cette idée d'ouverture du monde496». C’est ce souhait, cet espoir d’ouverture qui fait de cette position sur l’utopie une véritable utopiphilie. C’est le rêve d’un quelque chose de déjà aimé. Nous pourrions dès lors affirmer que notre position utopiphile se rapproche de celle de Bloch. Auteur incontournable pour quiconque désire aborder le sujet de l’utopie, il a définitivement et directement participé à la réhabilitation de celle-ci dans une époque où tout semblait vouloir la mettre en pièce. En ce sens, la lignée des utopilogues qui tentent de la revaloriser – et principalement ceux appartenant au courant de l’éclatement notionnel – sont en quelque sorte issus de son principe espérance. Cependant, de notre côté, avant de justifier et défendre cette position « positive » de l’utopie, notre recherche devait d’abord faire fi de tout contenu valorisé et valorisant497, puisque la pensée anticipatrice dont il est question ne répondait pas encore à la 494 MÜNSTER Arno. Le pré-apparaître utopique dans la philosophie blochienne de la musique. pr.5 495 LÖWY Michael. Ernst Bloch et Theodor Adorno : Lumières du Romantisme. p.3 Op.cit. Richard-Ouellet. Ontologie, politique et utopie. 2012. 497 Op.cit. Baczko. Les lumières de l’utopie. 2001. 496 253 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel problématique, à savoir ce qu’est l’utopie. Comment défendre l’idée de nécessité de quelque chose sans la nommer ? Le déjà aimé doit nécessairement être quelque chose avant de nous dicter comment s’articule la relation avec cette chose. C’est n’est donc logiquement qu’à partir d’ici que nous pouvons nous permettre de donner une valeur positive à l’utopie, puisque que nous avons établi une définition, nous savons maintenant ce qu’elle est. Conséquemment, il nous est à présent possible d’y insérer notre subjectivité et de suggérer quels peuvent être ses modes opératoires. Ce n’est qu’ici que l’utopie peut devenir ce qu’on peut appeler une subjectivité constituante498. L’esprit de l’utopie appartient ainsi davantage à la philie qu’à un logos au sens où « l’esprit de l’utopie est praxis, elle est aussi rencontre de soimême menant à la question du nous499». Le mouvement qui en émerge met en action, puisque l’utopie suscite les potentiels de l’action humaine500. Utopie, utopilogie et utopiphilie Pour résumer, l’utopie est un projet social inspiré d’une motivation philosophique, voire d’une philosophie de vie. Quant à elle, l’utopilogie est l’étude qui cherche à dégager la compossibilité entre ces deux pôles. Selon nous, ce n’est qu’une fois l’utopie et l’utopilogie établies que la valorisation de l’utopie devient imaginable – car nous pouvons enfin la nommer et donc savoir sur quoi elle pourrait agir. L’utopophilie est en quelque sorte le désir d’un vivre-ensemble fondé à la fois sur une motivation philosophique et sur un projet social permettant à cette motivation de se réaliser ; c’est l’apposition d’un rêve collectif valorisé sur le projet et l’élan qui le porte501. 498 Op.cit. Schérer. Parcours critique. p.26 Op.cit. Bloch. L’esprit de l’utopie. p.11 500 Op.cit. Rancière. Sens et usages de l’utopie. p.66 501 BENJAMIN, Walter. Paris, capitale du XIXe siècle. 1939. Utopie comme rêve collectif fait ici également référence à Walter Benjamin pour qui le collectif exprime ses conditions de vie dans le rêve. 499 254 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel CONCLUSION 255 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel CONCLUSION Au terme de cette recherche, nous estimons avoir enrichi la réflexion sur l’utopie en abordant de front la question de sa définition. Mais son accomplissement – ou sa réalisation – ne peut toutefois pas nous appartenir, du moins pas à ce stade, car il fallait préalablement l’établir, la définir – sans exister comment pouvait-on en faire un objet d’étude ? Nous voici donc à la fin de notre première étape de recherche sur l’utopie. L’objectif théorique de ce travail était clair depuis le début : trouver une définition transversale à l’utopie pouvant apparier à la fois son fond et ses formes et ainsi réunir autant les récits, les projets, sa conscience ou son esprit que ses expérimentations sociales. Malgré nos sous-objectifs visant une certaine valorisation du vivre-ensemble que l’utopie pourrait selon nous apporter, nous devions préalablement établir sa définition pour être en mesure, par la suite, de développer une critique positive de celle-ci. Au départ, notre énoncé de thèse stipulait que « l’utopie est fondamentalement et intrinsèquement bidimensionnelle ; soit sa dimension créative qui lui donne un élan atemporel, et sa dimension réactive qui lui permet de s’ancrer dans un réel contingent et nécessaire502». La démarche qui a suivi devait mesurer la validité d’une telle affirmation. Cependant, cette démarche nous a apporté davantage que l’établissement de cet énoncé, elle nous a permis de développer un outil d’analyse qui pourra dorénavant servir à étudier l’objet en question. L’aboutissement de cette recherche permet à l’utopie, selon nous, de retrouver une certaine légitimité sociale et politique. En effet, n’étant plus destinée uniquement à subvertir le réel et à inventer une société idéale en réaction aux dysfonctionnements de l’époque dans laquelle elle se réfléchit, elle peut dorénavant se développer plus solidement. 502 Introduction, p.24 256 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel De plus, la définition transversale – bidimensionnelle – permet non seulement d’analyser les utopies, mais aussi d’ouvrir potentiellement un nouveau champ disciplinaire comme nous venons de le voir. En la concevant de manière bidimensionnelle, il nous suffira à présent d’étudier les phénomènes sociaux selon cet angle pour en extraire la compossibilité entre une motivation philosophique et un projet sociopolitique. Notre critique de l’état actuel des théories sur le sujet ne visait pas directement à valoriser l’utopie dans un premier temps. Comme nous avons pu le constater tout au long de cette recherche, les études sur le sujet ont presque exclusivement cherché à savoir si telle ou telle expérience correspondait aux critères de l’utopie. Mais paradoxalement, cette recherche typologique n’a pas permis d’établir les critères, ni même la définition de ce qu’elle est dans son essence. En ne regardant que son utilité, elle a été amputée d’une partie d’ellemême. Non conviée à sa propre audience, l’utopie a jusqu’ici été condamnée par contumace puisque absente d’elle-même503. En établissant sa dimension créative, elle retrouve sa place au tribunal… Le débat peut dorénavant se réorienter et sortir de son flottement : entre bonne et mauvaise, réalisable ou chimérique, prescriptive et éclatement sémantique. Mais à ce stade, elle n’est ni bonne, ni mauvaise, elle est logos tel que nous l’avons défini dans la péroraison : un logos qui « part de l’être, mais ne produit pas de séparation entre l’être et sa pensée504». Car plus que tout et malgré notre présupposé positif envers l’utopie, notre recherche définitionnelle se voulait objective. Lui attribuer une valeur positive dès le départ nous aurait située sur les mêmes champs de bataille que nos prédécesseurs : si elle est bonne, il faut la réaliser; si elle ne l’est pas, alors ne vaut-il pas mieux l’évacuer505 ? La question de sa valeur est en soi un débat, mais tout autre que celui auquel nous désirions participer. C’est la raison pour laquelle l’utopilogie que 503 Op.cit. Latini. Livre du Trésor. Livre III : 92,1. Op.cit. Heidegger. Logos. 1958. 505 GODIN, Christian. Faut-il réhabiliter l’utopie? 2000. 504 257 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel nous définissons ne vise pas ce type de réponse de prime abord. Ce logos ne cherche pas à réaliser l’utopie, il cherche à établir ce qu’il y a d’utopie dans les phénomènes déjà existants. Pour le dire autrement, l’utopilogie cherche à extraire la nature utopique d’un phénomène, et ce n’est que par la suite que la question de la « bonne utopie » peut se poser, c’est-à-dire que l’utopiphilie ou l’utopiphobie peuvent se mettre en discours. Indignation « La dignité de la pensée se mesure à la persévérance de la relation qu’elle entretient avec le possible506» L’époque actuelle serait, selon certains, caractérisée par un désenchantement généralisé à l'égard du politique et de ses enjeux507. Dans cette dynamique plutôt alarmiste, le sens commun attribué à l’utopie s’explique plus aisément : un rêve nécessairement irréalisable. Généralement, nous pouvons détecter deux attitudes chez les « inquiets » de notre ère : ceux qui pensent que la déshumanisation est insurmontable, et ceux qui croient encore que les choses sont récupérables. Pour ces derniers, l’utopie serait alors « un possible, à vrai dire “ impossible ” dans l’actuel, mais qui n’en est pas moins exigible et nécessaire508». L’indignation jouerait alors un rôle essentiel, car ce rêve devient essentiel dans la mesure où il serait le moteur d’unification du collectif, puisqu’il susciterait une remise en question des modèles qui nous servent à interpréter nos relations les uns avec les autres. Ce rêve permettrait en ce sens de repenser les paradigmes de notre vie en commun. 506 PAYOT, Daniel. Messianisme et utopie : la philosophie et le « possible » selon T. W. Adorno. 2012. 507 GAUCHET, Marcel. Le Désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion. 1985. Et WEBER, Max. L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme. 1904-1905. 508 Op.cit. Schérer. Parcours critique. p.115 258 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel En reléguant l’utopie dans le champ du rêve, les plus cyniques n’y verront toutefois que la confirmation d’une impossibilité radicale de changement de paradigme. Il ne faut pas du rêve, il faut du réalisme politique509. Mais selon nous, ce réalisme entraîne pernicieusement une attitude défensive qui, à son tour, crée elle-même l’impossibilité effective d’opérer une vie en commun. Comment bâtir quelque chose sur la peur et la défensive ? Sans confiance en l’autre, puisque ces cyniques se réclament du réalisme au sujet de la nature humaine et ses limites, le besoin de contrôler notre environnement devient en quelque sorte de plus en plus légitime, car ce serait notre seule garantie de sécurité. Ce besoin de contrôle pousse inévitablement selon nous à rejeter l’utopie dans sa définition classique, soit celle d’une subversion. Pourquoi subvertir si notre nature humaine nous ramènera inévitablement vers notre perversion naturelle ? L’utopie serait porteuse de faux espoirs, et ainsi dangereuse. En postulant que l’humain détient un potentiel positif ou perfectible, l’utopie serait alors un danger puisqu’elle ne prendrait pas en compte la réalité de la nature humaine. Il y aurait ainsi deux manières de s’indigner : les uns s’indignent de l’état actuel de la société, et donc postulent qu’en sortant des paradigmes propres à notre époque les choses peuvent éventuellement s’améliorer, et les autres s’indignent de l’indignation elle-même, car ce serait le signe d’une dangereuse naïveté : l’humanité est en dérive, il faudrait donc un peu de réalisme pour s’attaquer au problème. L’indignation envers la société versus de l’humanité. Pas étonnant que l’utopie ait du mal à se définir, car en l’appréhendant dans sa dimension fonctionnelle et réactive, comment s’entendre sur ce qu’elle doit faire et comment elle doit le faire ? Pour les utopiphiles, elle doit permettre la mise en action : le passage de l’état passif (mais nécessaire) de l’indignation à celui de la révolte, car celle-ci « tire l’individu de sa solitude. Elle est un lieu commun qui fonde sur tous les 509 ARON, Raymond. Paix et guerre entre les nations. 1962. 259 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel hommes la première valeur. Je me révolte, donc nous sommes510». L’utopie serait alors le rêve d’une indignation menant à une action. Ce qui nous mène à croire qu’il y a actuellement une tendance à concevoir l’indignation comme un geste utopique, voire LE geste par excellence. En ce sens, la popularité du livre de Hessel Indignez-vous ! dénote une préoccupation réelle quant aux injustices engendrées par le système mondial actuel. Pour réagir, il faut trouver motif à s’indigner : « regardez autour de vous, vous y trouverez les thèmes qui justifient votre indignation […] Vous trouverez des situations concrètes qui vous amènent à donner cours à une action citoyenne forte. Cherchez et vous trouverez!511». Selon Hessel, pour réagir il faut d’abord s’indigner. L’état passif d’indignation devient ainsi action, et c’est la raison pour laquelle le lien entre utopie et indignation semble évident pour les plus optimistes. Cependant, si l’indignation est l’une des composantes de l’utopie, elle n’en est ni la source immanente, ni ce qui permet son ancrage dans un projet. S’indigner oui, mais cela n’est pas suffisant pour parler d’utopie. L’indignation ne peut pas être l’élan puisqu’elle réagit, elle n’est donc pas créative dans son essence. Néanmoins, elle serait peut-être « un des premiers pas possibles vers la philosophie512». L’indignation envers la société appartient en ce sens à ceux que nous appelons les utopiphiles. Mais à la base, cette philie doit nécessairement se développer à partir d’un objet neutre, comme nous pensons l’avoir démontré dans cette recherche. Ce n’est qu’une fois l’utopie et l’utopilogie établie que nous pouvons imaginer lui donner cette valeur positive. Cependant, l’aboutissement de cette recherche nous porte à croire que grâce à l’utopilogie, la valorisation ou la dévalorisation de l’utopie ne touche plus sa nature même. Elle est tout simplement l’étude qui cherche à dégager la motivation philosophique derrière un projet (ou l’inverse). La critique de la motivation ou les dangers du projet pourront être élaborés par la suite, mais 510 CAMUS Albert. L’homme révolté. p.38 Op.cit. Hessel. Indignez-vous! p.16 512 PÉPIN, Charles. À quoi bon s'indigner? 2011. 511 260 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel ceci ne changera pas l’essence de l’utopie. C’est en ce sens que cette recherche vise à sa revalorisation. Dans le même ordre d’idée, nous désirons préciser un élément important. Au fil de cette recherche et des discussions l’entourant, une question nous a été posée à quelques reprises au sujet de la pérennité : qu’arrive-t-il à l’utopie lorsque les deux aspects sont présents ? Alors peut-on encore parler d’utopie ? Avec la définition bidimensionnelle, la réponse devient assez simple. Parfois, il peut effectivement y avoir une « coïncidence utopique », c’est-à-dire que la compossibilité est établie de manière naturelle et spontanée. Dans ces cas, il est plus difficile de voir les mécanismes utopiques puisque la réaction est accompagnée de la création qui la porte. La distinction entre les deux peut alors sembler floue. Cette coïncidence correspond néanmoins à notre définition, car pour qu’il y ait utopie, il ne doit pas y avoir nécessairement un dysfonctionnement à partir duquel peut naître une réflexion philosophique. Selon nous, lorsqu’il y a compossibilité spontanée, l’utopie ne perd pas pour autant son statut, et ce, grâce à sa définition bidimensionnelle, puisqu’elle ne tient plus uniquement à sa fonction de réagir et de subvertir l’idéologie. Sa pérennité réside donc également dans sa capacité à continuer d’exister même lorsqu’elle est entière, et donc effective – et non plus disparaître lorsque réalisée comme sa définition classique pouvait le laisser entrevoir. Vivre ensemble « Les agencements de l’utopie moderne sont nécessairement collectifs ou sociétaires et ne peuvent se contenter d’une sagesse individuelle, même s’ils l’incluent513». La variation du vivre-ensemble que l’utopie peut opérer provient principalement du fait que penser l'utopie, c'est d’abord et avant tout se donner un laboratoire dans lequel concepts fondamentaux et enjeux sociopolitiques 513 Op.cit. Schérer. Parcours critique. p.224 261 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel sont amalgamés. Liberté, démocratie, individualité, collectivité, identité, économie, art, etc., sont quelques exemples des réflexions que suscite et provoque l’utopie. Toujours intempestive, elle est lieu et non-lieu, historique et ahistorique, rêve et réalité. Généreuse, elle infléchit ses propres concepts et ouvre ainsi la voie vers les possibles latéraux. Bien entendu, il est parfois difficile d’être ouvert à cette variation du vivreensemble, puisque l’expérience de la vie elle-même nous pousse parfois vers un repli. La vie nous apporte effectivement son lot d’expériences, parfois bonnes, parfois inconfortables. Dans notre mémoire, ces expériences expliquent en partie qui nous sommes aujourd’hui. La question du déterminisme entre ici en jeu : si ces expériences expliquent qui nous sommes, sont-elles toutefois garantes de ce que nous pouvons devenir ? Elles nous conditionnent, certes, mais ne devraient pas nous déterminer ni nous cristalliser. Nous avons encore la possibilité de faire des choix, et ceux-ci n’engagent pas que nous, ils engagent également l’humanité514. Il nous reste sans cesse notre vie à écrire, conséquemment, nous pouvons encore nous donner le projet qui nous correspond. Mais pour cela, pour que nos expériences ne fixent pas notre projet d’avance, nous devons oublier celles-ci pour qu’elles ne laissent pas les traces qui nous feraient inévitablement réagir dans l’évitement. Ce n’est qu’ainsi qu’un vivre-ensemble devient pensable selon nous. Nous sommes toutefois en droit de nous demander comment un vivre ensemble idiorrythmique est même envisageable dans l’époque actuelle en pleine mutation identitaire, car : « Toute la difficulté de l’entreprise idiorrythmique est de trouver le bon Télos, la bonne «Cause» (comme le traduit Barthes lui­même), c’est­à­dire la bonne raison pour rassembler un groupe d’individus. Comment trouver 514 SARTRE, Jean-Paul. L’existentialisme est un humanisme. 1946. 262 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel un projet suffisamment fort pour rapprocher les gens sans s’aliéner à un discours contraignant, qu’il soit politique, religieux ou idéologique ? 515 ». Cette problématique de la « bonne cause » est entre autres ce qui oppose utopiphiles et utopiphobes. Elle n’est pourtant pas directement liée à la définition de l’utopie telle que nous l’entendons. Toutefois, dans une vision valorisée ou utopiphile de l’utopie, la bonne cause devient selon nous évidente par elle-même grâce à l’unitéisme, car l’humain « n'est lui-même que dans sa communauté avec autrui516». *** Les choses vont mal, certes, mais l’humanité est loin d’être en perdition. Conséquemment, nous désirons participer à l’écriture d’un réenchantement, c’est-à-dire d’affirmer confiance et optimisme en réaction avec le discours urgentiste et catastrophique. Cette affirmation vise en quelque sorte à effectuer un renforcement positif pour contrer ou amoindrir le discours portant sur les tares de ladite société postmoderne, car ce propos, à force de réification, finit par nous persuader que l’humanité se dissipe et que l’avènement du posthumain est arrivé à son paroxysme. Et selon nous, c’est précisément cette attitude qui nous fait dévier de notre responsabilité et de notre participation à la création de notre humanité. Arrêtons d’avoir peur. Oublions que les choses vont mal et créons le monde dans lequel nous voulons vivre. L’oubli momentané d’un monde en pleine dérive doit faire place à une véritable création collective, pleine d’élans et d’imprévus. Opposons-nous au réalisme politique et faisons de l’humanisme politique. Faisons correspondre notre motivation philosophique avec notre projet humain. 515 516 COSTE, Claude. Comment vivre ensemble de Roland Barthes. p.5 Op.cit. Schérer. Utopies Nomades. p.210 263 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel Quel projet politique peut émerger d’une telle attitude ? Nul ne peut le savoir, mais cette attitude aurait au moins le mérite d’ouvrir concrètement de nouvelles voies, d’ouvrir le champ des possibles, c’est-à-dire ceux qui sont oubliés dans la mémoire de la catastrophe. Oublions pour être dans ce présent, et pour que le passé ne dévore plus l’avenir517. Nous le concédons volontiers, notre foi en l’humanité est directement en réaction au désenchantement qui semble faire de plus en plus consensus dans la manière d’analyser les sociétés occidentales actuelles. Mais idéalement, cette réaction deviendra tout simplement une coïncidence utopique. C’est en ce sens que l’utopie peut à présent être pérenne, car contrairement aux définitions classiques qui l’évacuent de facto lorsqu’elle se pose dans le réel, sa compossibilité ne peut jamais la faire disparaître, mais plutôt la faire advenir. 517 LEGROS, Martin. 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Utopies Réaction Utopies Création Utopie Pratique Utopie Pensée (projet) (philosophie) Utopie Subversion Utopie de l’Agir (opposition, revendication) (Mouvement) Utopie Extériorité Utopie Inclusive (Altérité radicale) Utopie organisation Utopie Chaohérence (institution, dirigisme) (ordre nécessaire pour créer désordre) Utopie téléologique Utopie Élan (messianique) (mouvement) Utopie Ascétique Utopie Art de vivre (normative) (passions) Utopie Transcendante Utopie Immanente Utopie Historiciste Utopie Temporalité (rapport au temps passé et futur) (rapport au présent) 299 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel Utopie Topos Utopie Ethos (topos de l’Être) Utopie Devenir Utopie Advenir (anticipation) (survenir, se produire) Utopie Uniforme Utopie Unitéisme (symétrie) (sans primat) Utopie Evolution Utopie révolution (sens commun) (reconceptualisation) Utopie Fonction Utopie Concept (instrumentalisation) (plan d’immanence) Utopie Proposition Utopie Abstraction Utopie Progrès Utopie Processus (évolution, absolue) (comme fin en soi) Utopie Raison Utopie Passion Utopie Adaptation Utopie Adaptativité Utopie Mémoire Utopie Oubli 300 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel ADJONCTIONS Et autres considérations utopiques... L’Écart absolu : Charles Fourier Par Simone Cossette-Trudel, 7 ans. *** Réalisé dans le cadre d’un atelier pour enfants : Exposition « L’Écart absolu, Charles Fourier ». Musée des beaux-arts et d’archéologie de Besançon. Janvier-Avril 2010 301 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel L’attraction passionnée: Charles Fourier Par Simone Cossette-Trudel, 7 ans. *** Réalisé dans le cadre d’un atelier pour enfants : Exposition « L’Écart absolu, Charles Fourier ». Musée des beaux-arts et d’archéologie de Besançon. Janvier-Avril 2010 302 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel Bribes épistolaires Dialogues sur l’utopie 1- Premier courriel (la naissance d’une problématique, 2007) > Message du 23/08/07 16:47 > De : "marie-ange cossette-trudel" <[email protected]> > A : …@wanadoo.fr > Objet : Questions de départ > Bonjour Monsieur ..., J’espère que la rentrée s’annonce excellente pour vous. De mon côté, je vous fais part de mes questionnements «embryonnaires», en espérant répondre à une partie de vos questions quant à l’avancement de mes travaux. Le principal malaise que me pose le concept d’utopie provient du fait que l’on questionne les différentes formes dites « fonctionnelles » de l’utopie sans requestionner le concept en soi, c’est-à-dire le concept dégagé de sa fonctionnalité. Pour Ricœur par exemple, l’utopie représente la subversion de l’idéologie au sens ou sa fonction est de subvertir le réel. Cette thèse suggère en soi que la fin des idéologies équivaudrait à la fin de l’utopie. Pourtant, la quête d’un monde idéal que suggère l'utopie, d’une perfection perfectible, ne devrait pas se faire de facto en référence au réel; sans quoi, toute tentative d’adaptation - pour ne pas employer les termes tels qu’amélioration ou progrès - deviendrait une réaction; proposition qui me pose problème l’instant puisque cela insinue que la quête du «mieux» ne peut être réfléchie qu’à partir du ressentiment (en référence à Nietzsche). D’autres auteurs, tels que Giorgio Agamben, tentent de réfléchir le politique en lien avec les formes de vie qui nous caractérisent en tant qu’humains. Selon ce dernier, ce qui est éminemment politique, et donc qui distingue spécifiquement les humains, est la recherche du bonheur (comme bien d’autres > l’ont postulé avant lui depuis la Grèce Antique). Mis en lien avec ma problématique, ce postulat pourrait potentiellement me permettre de sortir l’utopie de sa fonction subversive pour l’introduire en tant que principe ontologique (et pour ce faire, j'aimerais également faire appel à la temporalité du concept). 303 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel Conséquemment, je propose d’entrer au cœur de l’utopie en (re)questionnant sa fonction subversive en tant que question générale de recherche. Pour ce faire, j’aimerais débuter par la lecture de quelques œuvres qui m’aideront à éclaircir à la fois le concept d’utopie et ses enjeux actuels. Voici la bibliographie à partir de laquelle je compte entamer mes recherches cet automne : L’idéologie et l’utopie de Paul Ricœur, Le procès des maîtres rêveurs de Miguel Abensour, Le réel de l’utopie ainsi que L’utopie en question de Michèle Riot-Sarcey, Moyens sans fins : notes sur le politique ainsi que L'Ouvert : De l'homme et de l'animal de Giorgio Agamben. Bien évidemment, toute suggestion de votre part sera bien accueillie. Suite à ces lectures, je comte reformuler une question spécifique de recherche à partir de laquelle j’organiserai mes recherches en janvier. Je vous remercie pour l'intérêt que vous portez à mes recherches. Bien à vous, Marie-Ange Cossette-Trudel Réponse de l’interlocuteur: Marie-Ange, nous parlerons de tout cela en octobre en effet. Tout passe mieux à l'oral dans l'échange. Mais en deux mots 1) il faudrait mieux définir historiquement le concept d'utopie comme genre littéraire et philosophique sinon c'est trop abstrait. Qu'est ce qui caractérise l'utopie traditionnellement ? Il faut que vous raisonniez sur des exemples pour dégager un "type idéal" du projet utopique 2) Il faudrait que vous posiez des questions de ce genre : quand est-ce qu'un propos philosophique rejette l'utopie et pourquoi (trop abstraite, trop déconnectée du réel, dangereuse peut-être ?). Vous devez aussi passer par les grands arguments anti-utopiques, qui forment aussi quelque chose comme une tradition et les évaluer 3) d'où pb : lorsqu'une philosophie (ou un projet politique) défend des positions normatives fortes et qu'en même temps il dit qu'il ne fait pas de l'utopie, qu'il reste réaliste (Rawls parle d'utopie réaliste je crois, mais c'est une bizarrerie), que se passe-t-il ? A-t-il raison ? Peut-il totalement éviter l'utopie, c'est à dire l'appel à une altérité réelle ? Voilà des questions clé, il me semble. *** 304 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel 2- Échanges critiques… (ou : dialogue avec les approches en opposition) 2.1. Courriel Objet : La fin de la deuxième partie De : S. T. (.…@vl.videotron.ca) Envoyé :18 janvier 2014 11:51:57 À : marie-ange cossette-trudel ([email protected]) Marie-Ange, En ce qui concerne le texte précédant la section 1.3, L'envolée de l'élan, je trouve qu'il contient des idées intéressantes, en particulier le passage où tu parles du voile de l’ignorance de John Rawls. Je ne connais pas John Rawls, mais tu as raison, il n’est pas nietzschéen, loin de là. Ce qu’il appelle le voile de l’ignorance est l’exact opposé, me semble-t-il, de ce que tu as appelé l’oubli créateur de Nietzsche. L’idée de John Rawls est très intéressante et beaucoup moins intempestive. En outre, elle donne bien la mesure de ce que tu essaies de démontrer à propos de l’utopie. D'une part, bien que je croie que Nietzsche a souvent eu des intuitions géniales qu'il savait bien exprimer dans des chefsd'œuvre aphoristiques, je suis en total désaccord avec lui lorsqu'il se met à élaborer des théories générales. Je trouve, en particulier, que tout ce qui touche la question du surhomme est totalement toxique. En outre, même si je comprends bien sa réaction contre l’hyper intellectualisation de la philosophie, je pense qu’il a absolutisé sa propre expérience et que, paradoxalement, son propre ressentiment l’a conduit sur une voie totalement délirante. En effet, lorsque l'on y regarde de plus près, on s'aperçoit que son exaltation de la vie atteint, paradoxalement, le paroxysme de l’intellectualisme qu'il est censé combattre. Lui-même, homme passif et grand gérant d’estrade devant l’éternel, exalte un archétypal surhomme qui s’abandonne, corps et âme, à ses appétits de pouvoir et ses désirs, élan que Nietzsche confond avec l’acceptation de la vie telle qu’elle est. Le fait est que le 20e siècle a pleinement réalisé, à cet égard, le délire nietzschéen. Hitler, qui a transmuté l’idée de surhomme en celle d’homme supérieur et de race supérieure, Staline, Mao et Pol Pot ont réalisé à la perfection l'idéal du surhomme rêvé par Nietzsche. Or, s’il est vrai que l’utopie, pour s’accomplir, doit être ahistorique et amorale comme tu le suggères, alors nous n'avons d'autres choix que de constater que ces personnages, qui ont « courageusement » établi des ruptures radicales avec le passé de l'humanité et avec l'humanité elle-même, sont les surhommes annoncés par Nietzsche. Il me semble qu'en requérant pour l’utopie 305 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel le parrainage de Nietzsche, tu donnes prise aux appréhensions les plus pessimistes à l’égard de celle-ci. D'autre part, comme tu l'écris très bien, le voile de l'ignorance dont parle John Rawls est une disposition qui semble permettre d'élaborer des lois justes. C'est dire qu'à la base de la recherche de Rawls, il y a l'idée de justice et que c'est ce qui permet de croire que sa méthode pourrait donner des résultats positifs sur le plan social puisqu'elle repose sur l'idée de justice. Au contraire, de ton côté, tu essaies de démontrer que, grâce à l'idée d'oubli, l'utopie doit pouvoir être pensée dans une sorte de liberté créatrice, vierge de toute temporalité et de tout présupposé moral. Finalement, à la page 14, tu précises que tu choisis d'avoir confiance en l'humain et que, selon toi, ce qui doit naître de cet état de liberté créatrice et amorale doit être positif. Il s'agit là d'un acte de foi que tu as le droit en tant qu'humaine de faire. Par contre, en tant que philosophe, je pense que tu dois démontrer que malgré l'absence d'un principe positif, le résultat sera également positif. C'est ce que l'on peut raisonnablement penser dans le cas du voile de l'ignorance imaginé par Rawls, puisque ce dernier donne à l'idée de justice le rôle de premier moteur de sa recherche. Dans ton cas, inspirée par Nietzsche, tu refuses de donner à l'utopie tout moteur ou tout principe premier. Je pense qu'il s'agit là d'un écueil majeur sur lequel ta thèse risque de s'échouer. La critique que m'inspire cette aporie à laquelle tu es confrontée, c'est que ton approche est trop dichotomique. Pour exister, l'utopie ne peut naître, selon toi, que d'une rupture radicale avec la réalité, dans une sorte d'absolu atemporel et amoral. Toute approche qui ne satisfait pas cette exigence extrême doit être rejetée dans le cimetière des idées toutes faites. N'est-il pas possible d'entrevoir une sorte de mise à vide (expression qui me semble plus riche que le terme d'oubli) et en même temps de jumeler à ta réflexion sur l'utopie une réflexion sur la justice ? Les deux démarches sont-elles incompatibles comme tu sembles le sous-entendre ? Dans la philosophie bouddhiste, il existe une stratégie cognitive que l’on nomme les deux vérités. Selon les philosophes bouddhistes, sur toute question, il est toujours possible d’avoir deux approches selon qu'on veut atteindre la vérité ultime des choses ou leur vérité relative. Dans l'esprit des philosophes bouddhistes, ces deux points de vue ne se contredisent pas : dans le premier cas, on accède à la vérité ultime des choses, dans le deuxième cas, on arrive à leur vérité relative et conventionnelle. En effet, selon la première approche, qui aborde les problèmes d’une façon lucide et sans compromis, l'analyse nous conduit au constat que rien de ce qui constitue la base des certitudes communes ne possède d'assise solide. Le monde ordinaire, tel qu'il nous apparaît, n'a pas de réalité en dehors de celle que nos concepts communs lui attribuent. C'est pourquoi l'idée de la vacuité de toutes choses est si importante dans la philosophie bouddhiste : mais, lorsque les bouddhistes disent que le monde est une illusion, ils ne veulent pas dire que le monde n'existe pas, mais plutôt que notre représentation du monde est une construction de notre esprit et que le monde tel qu'il est échappe à cette représentation. Il s'agit là d'une perspective radicale que peu de philosophes ont poussée aussi loin. Par ailleurs, les 306 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel philosophes bouddhistes disent aussi qu'il est possible de tenir sur le monde un discours vrai qui tient compte également du point de vue relatif et admis par tous les hommes, car bien que nous puissions concevoir intellectuellement l'irréalité des conventions et du monde qu'elles fondent, il n'en demeure pas moins que compte tenu de notre manque de développement spirituel, ces conventions sont celles dans lesquelles nous vivons et celles dans lesquelles nous pouvons aider les autres. Par conséquent, même si ultimement les choses ou notre représentation des choses n'ont pas d'existence réelle, il n'en demeure pas moins que nos représentations et les concepts que nous avons à leur sujet doivent être également pris en compte dans nos démarches, en particulier pour les bodhisattvas dont la raison de vivre est d'aider tous les êtres vivants. Je te rappelle également que cette façon de voir multidimensionnelle correspond bien aux tendances actuelles dans le monde des sciences théoriques. La position de Rawls me semble correspondre à cette approche relative qui tient compte du concept de justice par exemple. À l’opposée, bien qu'elle soit très éloignée de la perspective ultime dont parlent les philosophes bouddhistes, la position de Nietzsche place les choses dans un cadre absolu. En effet, Nietzsche, grand admirateur de Schopenhauer, n'a pas saisi (ou il a oublié) le caractère profondément aconceptuel de la philosophie de ce dernier pour n'en retenir que le rejet des idées convenues. Du monde comme volonté et comme représentation, Nietzsche a absolutisé la volonté en oubliant que nous n'avons jamais accès à cette volonté autrement qu'à travers des représentations et que, en fin de compte, ce que nous croyons tenir de la vie n'est jamais qu'une représentation. Cette erreur de Nietzsche découle de ses réflexes conceptualistes. Il détestait Hegel, mais il n'est pas sans avoir subi son influence. Le conceptualisme possède des racines profondes dans l'histoire de la philosophie occidentale. Platon déjà a donné au conceptualisme ses lettres de noblesse. C'est la raison pour laquelle le père de la théorie des idées a été friand des dichotomies. On observe chez Nietzsche, même si c'est à son corps défendant, des traces très profondes de ce conceptualisme et de ce dichotomisme, et sa division des approches philosophiques en tendances apolliniennes et dionysiennes est très significatif à cet égard. Ce que j'écris se veut une critique constructive de ta thèse et, je le souhaite, une piste de réflexion pour tes vieux jours qui ne sont plus si loin. Bonne journée. *** 307 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel 2.2. Critiques, commentaires et échanges Infra-texte : 1- Du philosophe classique : Aparté : ta présentation de l’ontologie correspond assez bien à une approche dominante de la philosophie occidentale. Personnellement, je trouve que la définition aristotélicienne de l’ontologie comme étant l’étude de l’être en tant qu’être souffre d’auto-aveuglement. Il en va de même pour une bonne partie de la philosophie occidentale. En effet, parler de l’être en tant qu’être comme si le concept dont on parle renvoyait à quelque chose d’existant et dont on possède la pensée masque le fait que la seule chose que l’esprit atteint grâce au mot être ce n’est ni l’être lui-même ni même son concept, mais seulement une représentation culturelle. Que cette représentation agisse et permette de transformer le monde n’empêche pas que par-delà un mot il n’y a rien qui existe indépendamment de cette représentation. Les hommes et l’histoire se nourrissent de concepts, cela est vrai, mais cela ne signifie pas que ceux-ci existent en eux-mêmes indépendamment de l’existence abstraite que leur confèrent les conventions. Par conséquent, les concepts sont toujours déterminés culturellement et sont le résultat nécessaire d’une interaction culturelle, donc historique. Peu de philosophes occidentaux ont été capable de déconstruire l’auto-aveuglement conceptualiste : Pyrrhon, Montaigne, Kant (jusqu’à un certain point), Schopenhauer, Cioran et quelques autres rares et marginaux (particulièrement parmi les auteurs dits littéraires ; c’est le cas des grands poètes). 3- De la sociologue : Malheureusement, «du passé faisons table rase» a démontré qu’une rupture totale entre le passé, le présent et le devenir cause une dépression dans l’identité, voire une période d’anomie sociale, comme l’a bien exprimé Durkheim, perte et effacement des valeurs sociales, ce qui conduit la société vers des taux de suicides effarants. Après la période de la Révolution tranquille, les taux de suicide au Québec se sont élevés et demeurent aujourd’hui encore très élevés en raison du manque de rattachement à l’histoire, aux racines, etc. Nous avons voulu faire table rase et nous l’avons fait. Ce que la science ne fait pas, on parle de précurseurs qui ont conduit les Einstein, les Heisenberg, etc. vers des découvertes majeures, car ils ont travaillé à partir d’hypothèses qui même si elles se sont avérées fausses ou dépassées ont malgré tout été le canevas des recherches. Voir à ce sujet «la partie et le tout» de Heisenberg. Il y a aussi un anthropologue médical, dont je ne e rappelle plus le nom qui démontrait que la rupture occidentale systématique dans tous les secteurs, y inclus la santé (corps/esprit) était la cause de nombre de maladies contrairement à l’Asie. Tout comme l’espace et le temps sont inextricables. 308 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel 3- Du philosophe classique : Je trouve amusant de remplacer dans ce paragraphe le mot élan par le mot âme : « À la base, l’âme porte en elle une volonté de vie qui lui est propre, et c’est pour cette raison qu’elle est la motivation première, celle qui nous anime, celle qui nous meut. Nous détenons tous ontologiquement une âme, il s’agit en quelque sorte de notre vision philosophique de la vie, qui, bien entendu diffère pour chacun de nous. Ce qui est commun est le fait qu’elle nous anime; elle est à la fois source de vie et de la création de cette vie. ». Sainte Marie-Ange, tu es une catholique comme saint Thomas More. La chose qui vous distingue c’est que toi tu l’ignores. C’est peut-être pour cela que tu n’as encore été canonisée. 309 Conceptualisation de l’utopie : critique, compossibilité et utopilogie Par Marie-Ange Cossette-Trudel COPIE LEFT@ En réaction au Copyright… Exemple d’utilisation utopique du copyleft: *** Toutes les images imprimées sont en copyleft ou libre du droit d’usage et de distribution @ http://artlibre.org/ 310