La psychiatrie, une spécialité marginale dans la modernité

L’Information psychiatrique 2013 ; 89 : 33–41
MAIS QUE FAIT LA PSYCHIATRIE (1re PARTIE) ?
La psychiatrie, une spécialité marginale
dans la modernité
Franc¸ois Danet
RÉSUMÉ
Étant donné que les psychiatres appréhendent l’être humain comme un sujet global et pas seulement comme une série
d’organes, la psychiatrie occupe une place marginale au sein de la médecine, qui comporte des risques de précarisation.
Pour que cette marginalité ne conduise pas à une exclusion, les psychiatres déploient deux stratégies : une tentative de
rattachement aux neurosciences pour ancrer la psychiatrie aux sciences dures et la médiatisation d’un discours éducatif et
normatif pour trouver une légitimité sociale qui se substituerait en partie à la légitimité médicale. Trois pistes de négociation
nous semblent plus congruentes avec l’identité professionnelle psychiatrique : le développement des recherches intégrant
sciences dites exactes et sciences humaines et sociales, la revendication d’une place à la fois intégrée et marginale vis-à-vis
de la médecine hyperspécialisée et l’affranchissement d’un discours éducatif au profit d’une parole complexe sur les enjeux
inconscients dans la structuration des humains.
Mots clés : spécificité, psychiatrie, médecine, neurosciences, sciences humaines, profession, histoire de la psychiatrie,
psychanalyse
ABSTRACT
Psychiatry, a marginal medical specialization in modern times. As psychiatrists look at man as a global subject and
not as a series of organs, psychiatry occupies a marginal and therefore a fragile position in medicine. This position could
prompt the profession and psychiatrists to use two strategies to avoid this: a connection with neurosciences to establish
psychiatry as an “exact” science and the use of educational and normative rhetoric to establish a social legitimacy whereas
its medical approach would possibly fail. Three other strategies appear to us more suitable to the professional identity
of psychiatry in an attempt to establish its position: the promotion of research combining the so-called exact sciences as
well as the humanities and social sciences, the assertion of its integration as well as its marginality faced with specialized
medicine and the enhancement of a more complex rather than normative speech about the unconscious issues as regards
individual groups and societies.
Key words: specificity, psychiatry, medicine, neuroscience, social sciences, occupation, history of psychiatry,
psychoanalysis
Psychiatre, chercheur en sociologie des professions, École des psychologues praticiens, université Catholique de Paris, 90 rue Masséna, 69006 Lyon,
France
Tirés à part : F. Danet
doi:10.1684/ipe.2013.1006
L’INFORMATION PSYCHIATRIQUE VOL. 89, N1 - JANVIER 2013 33
Pour citer cet article : Danet F. La psychiatrie, une spécialité marginale dans la modernité. L’Information psychiatrique 2013 ; 89 : 33-41 doi:10.1684/ipe.2013.1006
Copyright © 2017 John Libbey Eurotext. Téléchargé par un robot venant de 88.99.165.207 le 04/06/2017.
F. Danet
RESUMEN
La psiquiatría, una especialidad al margen en la modernidad. Habida cuenta que los psiquiatras abordan el ser humano
como un sujeto global y no solo como una serie de órganos, la psiquiatría ocupa un lugar al margen dentro de la medicina,
que supone riesgos de precarización. Con el fin de que esta marginalidad no lleve a una exclusión, los psiquiatras despliegan
dos estrategias: un intento de agregarse a las neurociencias para anclar la psiquiatría en las ciencias duras, y la mediatización
de un discurso educativo y normativo para encontrar una legitimidad social que vendría a sustituir en parte la legitimidad
médica. Tres pistas de negociación parecen más coherentes con la identidad profesional psiquiátrica: el desarrollo de
investigaciones que integren las llamadas ciencias exactas y las ciencias humanas y sociales, la reivindicación de una
posición, a la vez integrada y al margen, respecto a la medicina hiperespecializada y el abandono del discurso educativo
en favor de una palabra compleja sobre las problemáticas inconscientes en la estructuración de los humanos.
Palabras claves : especificidad, psiquiatría, medicina, neurociencias, ciencias humanas, profesión, historia de la psiquiatría,
psicoanálisis
Cet article a pour but de définir la place de la psychiatrie
au sein de la médecine, et en particulier de la médecine de
spécialité, et de comprendre comment la psychiatrie tente
d’asseoir sa légitimité au sein de la société moderne. Après
un rappel historique des modèles qui ont structuré la psy-
chiatrie telle qu’elle se pratique aujourd’hui, nous tenterons
de dégager les grandes lignes qui pourraient s’avérer sou-
haitables pour que la psychiatrie trouve une issue au risque
de déprofessionnalisation qui la guette.
L’hôpital et la médecine avant 1789
Initialement, l’hôpital était un lieu d’hébergement. En
effet, l’objectif de l’Hôtel-Dieu tel qu’il a été bâti à Lyon
en 549 et à Paris en 651 était d’accueillir des pécheurs dans
une logique compassionnelle et religieuse. La fragilisation
progressive de cette logique compassionnelle a conduit à la
création de l’Hôpital général en 1656, afin d’accueillir dans
de vastes lieux de mendicité des déviants, dans une logique
de contrôle social, de répression et de maintien de l’ordre
public [1, 2]. Les personnes accueillies dans ces hôpitaux
généraux, où les ecclésiastiques de l’Hôtel-Dieu étaient
encore présents, étaient des malades mentaux, des handi-
capés, des vieillards, des enfants errants, des mendiants,
des clochards, des infirmes, des mutilés, des prostituées et
des délinquants. On peut considérer que 5 % des effectifs
des hôpitaux généraux étaient constitués par des malades
mentaux [3].
Pendant que les hôpitaux se structuraient comme des
lieux d’hébergement à visée compassionnelle et répressive,
les médecins se transmettaient des savoirs hétérogènes et
non spécifiques sans s’appuyer sur d’authentiques disposi-
tifs institutionnels. En effet, le savoir médical consistait en
des préceptes d’origine égyptienne synthétisés par Hippo-
crate qui regroupaient des savoirs strictement médicaux,
mais aussi des savoirs non médicaux, et en particu-
lier philosophiques [4]. De surcroît, les profanes éclairés
comme certains aristocrates développaient une philosophie
de la santé, ce qui rendait les savoirs des médecins non
spécifiques. À l’instar d’un ordre cosmique plus large,
le corps était considéré comme subdivisé en des élé-
ments purs et impurs, ce qui conduisait à la fréquence
des techniques épurantes [5]. Les universités de méde-
cine ont été créées pour les premières au xiiiesiècle,
et en particulier celle de Montpellier en 1220. Dans
ce contexte, les premiers cadavres ont été étudiés, ce
qui a conduit progressivement à l’émergence d’un savoir
authentiquement médical. Cela dit, la médecine était
pratiquée hors des hôpitaux, principalement de fac¸on
ambulatoire auprès des cours d’Europe, même jusqu’en
Chine.
La logique clinique n’a vraiment émergé qu’au
xviiiesiècle, grâce à l’observation « au chevet du malade »
à visée transformatrice, c’est-à-dire pour soigner. Le savoir
médical s’est développé, comme celui sur les artères et
les veines. De nouvelles techniques thérapeutiques ont
été inventées, comme celle du forceps, en parallèle de
l’émergence de techniques diagnostiques, comme le sté-
thoscope. Cela dit, il existait toujours une subdivision
asymétrique entre les sujets impurs hébergés par l’hôpital
et des sujets sains soignés par la médecine ambulatoire [6].
Le mariage de l’hôpital
et de la médecine
Dans ce contexte de séparation étanche entre l’hôpital
et la médecine, c’est Louis XVI qui a organisé la ren-
contre entre l’hôpital et la médecine sur notre territoire.
En effet, Louis XVI a sollicité le médecin Tenon qui
lui a fourni deux rapports successifs, en 1777 et 1788.
Tenon s’est appuyé sur les travaux de De la Mettrie [7]
qui considérait que l’homme était une machine. Selon
Tenon, il fallait créer une machine à soigner – nous dirions
aujourd’hui une usine à soigner – l’homme machine. Le
contexte monarchique interdisait pourtant de considérer
l’homme comme une machine, dans la mesure où cette
conception était incompatible avec les préceptes théo-
cratiques et théologiques qui s’appuyaient sur l’équation
suivante : Dieu >Roi >peuple [8]. Cette équation
signifiait en effet que le Roi était de filiation divine, à
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La psychiatrie, une spécialité marginale dans la modernité
l’instar du roi David, et que tous les êtres humains étaient
eux-mêmes des créatures divines inférieures à lui. Consi-
dérer l’homme comme une machine revenait alors à nier
l’existence de Dieu, mais aussi celle des monarques et donc
de Louis XVI. C’est la Révolution franc¸aise, par sa dyna-
mique de sécularisation mais aussi de déthéocratisation et
de déthéologisation, qui a permis l’émergence d’une méde-
cine dégagée des impératifs théologiques. En effet, l’État
révolutionnaire post-théologique promouvait une nouvelle
équation : Raison >l’État >Droit positif. Cette équation
était de son côté compatible avec la conception d’un
homme dont le corps était structuré comme une machine.
La médecine a alors pu se développer dans une rela-
tion dialectique entre la laïcisation politique et l’essor du
capitalisme [9].
Pour médicaliser l’hôpital, il fallait cela dit s’acquitter
des préalables suivants :
l’évacuation de la théologie, du droit et de la métaphy-
sique, au profit de la quantification par les sciences de la
vie ;
l’évacuation des religieux et des policiers des hôpitaux ;
l’évacuation de la dimension humaine et subjective de
l’homme, segmentée en une série d’objets (foie, reins, cœur
et cerveau) ou de fonctions (grandir, accoucher, respirer et
uriner) ;
l’évacuation des non-patients des hôpitaux au profit des
malades appréhendés par les outils sémiologiques, physio-
pathologiques et étiopathogéniques.
Dans ce contexte, plusieurs lois ont assis la légitimité de
la médecine hospitalière :
la création de l’externat et de l’internat en 1802 ;
la création du clinicat en 1823 ;
la création de l’Assistance publique en 1849 ;
le rattachement administratif à la commune des hôpitaux
en 1851.
Cette légitimité médicale au sein d’hôpitaux dénués
d’inspiration théologique et policière a permis qu’en 1892,
soit votée une loi imposant que nul ne pouvait exercer la
médecine sans être muni d’un diplôme de médecin déli-
vré par le gouvernement franc¸ais. C’est dans ce contexte,
que toujours en 1892, les syndicats de médecins ont été
autorisés.
Cette étape de la médicalisation de l’hôpital a conduit les
sociologues à créer le concept sociologique de profession,
pour décrire la médecine. Dès lorsque pour exercer la méde-
cine, il est nécessaire d’avoir appris la médecine auprès
de médecins, le premier concept qui structure la notion de
profession est celui d’autonomie [10–14].
Les premiers critères sociologiques pour définir le
concept de profession sont les suivants :
avoir appris à exercer son métier auprès de professionnels
de ce métier ;
les connaissances professées dans cette branche parti-
culière de savoir doivent être appliquées aux problèmes
concernant des tierces personnes ;
les professionnels sont porteurs d’une neutralité affective
et non pas d’une compassion ou d’une fibre répressive ;
le client doit faire confiance au professionnel du fait de
son savoir.
Selon Hughes [10–13], la profession médicale est spé-
cifique du fait des éléments suivants :
les savoirs cliniques et scientifiques sont spécifiques ;
les savoir-faire diagnostiques et thérapeutiques sont spé-
cifiques ;
les médecins ont le monopole de l’exercice médical ;
l’enseignement de la médecine donne à ces profession-
nels accès à l’autonomie ;
les règles de comportement et d’éthique, qui constituent
le code de déontologie, délimitent l’activité médicale ;
un idéal supérieur assure le prestige social de la méde-
cine.
C’est du fait de ces éléments que les médecins ont assis
leur pouvoir dans la nouvelle société en cours de laïcisation,
ce qui les a conduits à obtenir une place prépondérante au
sein de l’Assemblée nationale dès 1905, et d’entériner leur
adhésion à la laïcité par le vote de la séparation de l’Église
et de l’État.
Comme toute profession, la médecine se segmente,
c’est-à-dire qu’elle se subdivise en spécialités exclu-
sives. Par exemple, la pneumologie et la cardiologie
s’occupent de pathologies différentes, même si l’une
d’entre elles – l’œdème aigu du poumon – aurait pu appar-
tenir à l’un ou à l’autre de ces segments. En outre, pour
accéder au statut de professionnels, il est nécessaire que
les pneumologues connaissent mieux l’asthme que les
malades atteints d’asthme. Le développement professionnel
s’appuie donc sur une agrégation de segments poursuivant
des objectifs divers, plus ou moins subtilement maintenus
sous une appellation commune à une période particulière
de l’histoire. Cela dit, comme l’ont souligné Arliaud [15]
et Hassenteufel [16], dans le contexte de « logique du déve-
loppement de la spécialisation consistant à autonomiser les
zones où apparaissent un savoir ou un savoir-faire efficient
nécessitant de longues études », la médecine générale est
devenue « ce qui reste » parce que ne correspondant pas
suffisamment à ces critères, au moins aux yeux de ceux qui
ont le pouvoir de les définir.
Une autre particularité de la profession médicale est
que la classification des segments est fondée en nature
[17], c’est-à-dire qu’elle s’appuie sur une classification
biologique. En effet, les hépatologues, cardiologues, ortho-
pédistes et néphrologues sont définis par l’organe qu’ils
soignent, à savoir respectivement le foie, le système cardio-
vasculaire, les os et les reins. D’autres classifications sont
fondées en nature. Il s’agit, par exemple, de la cacheroute
qui classe les aliments en purs et impurs. De même, les vins
de Californie sont classés en fonction du cépage, autre fait
biologique, alors que les vins de France sont initialement
classés en fonction du territoire sur lequel ils ont été culti-
vés. Si on retenait cette modalité de classification pour la
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F. Danet
médecine, il faudrait dire que la pédiatrie est la spécialité
qui a été inventée à Necker-Enfants-malades, alors que nous
considérons que la pédiatrie est une profession déterritoria-
lisée qui soigne l’enfant, l’enfant entendu ici comme un fait
biologique.
La classification des spécialités médicales revient donc
à définir le corps médical comme organisé en petits cercles,
intérieurement très homogènes mais mutuellement exclu-
sifs, et aux standards professionnels variables de l’un à
l’autre [14]. Une loi clinique surplombe la profession médi-
cale, à savoir la logique soignante et curative qui domine
tout savoir, savoir-faire et réflexion éthique.
La professionnalisation et la segmentation de la méde-
cine conduit à institutionnaliser le patient pur, qui présente
une monopathologie aisément classable dans un segment.
En outre, pour accéder au rang de patient, le malade doit
accepter de s’allonger, comme l’étymologie du terme cli-
nique l’indique puisque clinos signifie en grec allongé. Il
existe donc une asymétrie entre les médecins et les patients,
sous-tendue par l’évacuation des sciences humaines au
profit de l’objectivisme. De leur côté, les médecins géné-
ralistes ne respectent pas le rite purificatoire d’interdit
de mélanger les patients et les situations cliniques, ce
qui donne toute sa pertinence à la comparaison avec la
cacheroute.
Du fait de tous ces éléments structurants pour la pro-
fessionnalisation de la médecine, émerge au sein de la
profession médicale une classification asymétrique :
entre les maladies ;
entre les malades ;
entre les actes diagnostiques et thérapeutiques ;
entre chaque spécialité ;
au sein de chaque spécialité.
Et la psychiatrie dans tout c¸a ?
Nous verrons dans les lignes qui suivent comment la
psychiatrie a négocié sa place au sein de la société par son
appartenance – certes marginale–àlaprofession médicale.
Pour cela, nous allons définir les axes constitutifs de la psy-
chiatrie en partant des deux pratiques qui ont conduit à son
émergence, à savoir le traitement moral et la psychanalyse.
Avant la naissance du traitement moral et de son
institution-clé, l’asile, les malades mentaux étaient
accueillis dans les hôpitaux généraux, les dépôts de men-
dicité et les maisons de force : espaces promouvant la
guérison sans soin. Ces malades étaient hébergés parfois
sous contrainte, par le biais de lettres de cachets, qui ne
nécessitaient pas de certificats médicaux. Les rapports de
Tenon comportaient de leur côté un discours philanthro-
pique sur la folie qui souhaitait promouvoir une alternative
à ces modalités d’hébergement. Dans son traité médico-
philosophique sur l’aliénation mentale écrit au décours
de la Révolution franc¸aise, Pinel a défendu l’idée d’une
épistémologie psychiatrique s’appuyant sur la nosologie
médicale, justement pour faire de sa pratique un segment
de la profession médicale qui émergeait. Le fou était censé
accéder au rang de patient, c’est-à-dire de vrai malade, en
devenant un aliéné, grâce à un examen le plus souvent pra-
tiqué au sein d’une expertise judiciaire [18]. D’un point de
vue institutionnel, grâce à la loi de 1838 sur l’internement,
cette pratique s’est appuyée sur l’asile, hôpital médical au
sein duquel le traitement moral visait à ramener l’insensé
à la raison. Mais l’asile, pour devenir un authentique lieu
de développement de la psychiatrie comme segment médi-
cal, ne devait pas comporter de ressemblance tangible avec
l’Hôpital Général de l’Ancien Régime, même s’il compor-
tait plusieurs ingrédients rappelant l’Hôpital Général :
les aliénés y étaient hébergés, voire enfermés ;
l’hospitalisation était le résultat d’une alliance avec la
justice et la police ;
le dispositif placement volontaire/placement d’office res-
semblait par certains aspects aux lettres de cachets.
Malgré ces ressemblances, on peut noter des dissem-
blances majeures entre l’asile et l’Hôpital Général :
le savoir des aliénistes reposait sur un discours médical
sur le corps et la souffrance ;
le maintien de l’ordre public était sous-tendu par un avis
ou une expertise psychiatrique ;
les recherches des aliénistes posaient la question de
l’ancrage corporel des maladies mentales, par analogie avec
la paralysie générale [19].
Par conséquent, on peut bel et bien considérer que la psy-
chiatrie hospitalière, telle qu’elle a été élaborée par Pinel,
constitue un authentique segment de la profession médicale,
du fait des critères suivants :
le savoir clinique s’appuie sur l’examen ou l’expertise
psychiatrique ;
le savoir scientifique décrit des pathologies originales,
comme la schizophrénie ;
le savoir-faire diagnostique s’appuie sur une nosologie
psychiatrique spécifique ;
le savoir-faire thérapeutique, à savoir le traitement moral
au sein des asiles, est également spécifique et n’existe dans
aucun autre segment médical.
Cela dit, la psychiatrie hospitalière s’est développée à la
marge de la médecine segmentée corporellement, dans la
mesure où elle a conservé certains axes non médicaux de
l’Hôpital Général :
le droit comme discipline constitutive de la pratique psy-
chiatrique ;
l’alliance avec les policiers comme interlocuteurs pour
l’accession aux soins ;
– le maintien de la dimension humaine subjective de
l’homme comme élément de compréhension de la science
psychiatrique ;
l’absence d’authentique neutralité affective.
De ce fait, la psychiatrie fonde sa légitimité sur des pra-
tiques non strictement médicales, comme le lien avec la
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La psychiatrie, une spécialité marginale dans la modernité
police et la justice, dans une logique de différenciation de
la médecine hospitalière affranchie des logiques compas-
sionnelle et sociale.
Après avoir décrit le traitement moral comme pratique
constitutive de l’accès hospitalier de la psychiatrie, nous
allons maintenant nous tourner vers la pratique constitutive
de la psychiatrie ambulatoire, à savoir la psychanalyse.
Pour comprendre les fondements scientifiques voire
culturels de la psychanalyse, il faut se tourner vers la
conception de l’homme qui a précédé son émergence, voire
que la psychanalyse a combattu. Le siècle des Lumières,
c’est-à-dire le xviiiesiècle, a conduit à l’émergence d’un
homme nouveau au xixesiècle, à savoir l’homme des
Lumières. L’individu était alors considéré comme le produit
de sa culture, dans une logique de jonction entre psy-
ché individuelle et culture. Cette première modernité des
Lumières envisageait l’individu mature comme dépositaire
de la raison : la vérité universelle et nécessaire. L’homme
de cette première modernité était de sexe masculin, il était
conscient, actif et rationnel, et accédait à la maturité par
l’étude. C’est donc par la conscience qu’il atteignait la rai-
son. Cette logique s’appliquait également à la folie, puisque
la psychiatrie des aliénistes envisageait le fou entre contrôle
et libération, pour le ramener à cette même raison. Cette
société du xixesiècle qui visait à concrétiser les Lumières
du siècle précédent était une société conservatrice, une
société d’hommes et non de femmes. La sexualité y était
d’ailleurs appréhendée comme une hétérosexualité victo-
rienne, fondée sur l’antithèse naturelle et biologique entre
les sexes [20].
Au tournant du xxesiècle en revanche, c’est-à-dire entre
1870 et 1930, a émergé une seconde modernité, grâce à
une culture de masse et des loisirs promotrice de l’intérêt
de l’individu pour sa vie personnelle. Une nouvelle classe
moyenne est apparue dans ce contexte, grâce à des inno-
vations telles que l’électricité, la publicité, le cinéma, la
radio et l’automobile. Pour comprendre en quoi ce nou-
veau capitalisme faisait naître un individu nouveau, nous
pouvons nous tourner vers le fordisme. En effet, alors que le
capitalisme du xixesiècle considérait qu’il fallait produire
une offre adaptée à la demande, Henry Ford a envisagé
de susciter chez ses ouvriers une demande croissante qui
s’adapterait à une offre toujours plus grandissante. Pour
répondre à cet objectif, il a fait en sorte que les ouvriers
qui construisaient la Ford T aient des revenus suffisants
pour se l’acheter, avec l’idée de les maintenir sous la coupe
de l’usine. Contrairement à ce qu’Henry Ford prévoyait,
grâce aux opportunités que leur offraient leurs voitures, ces
ouvriers ont construit des modalités d’affranchissement des
contraintes de l’espace et du temps, et se sont libérés par
touches successives de la société-usine que souhaitait cons-
truire Henry Ford. C’est dans ce contexte que l’intérêt pour
la petite enfance puis l’adolescence – comme nouveaux
stades du cycle de vie – a conduit à une nouvelle appré-
hension de l’individu, intéressé par ses désirs, y compris
s’ils ne collaient pas strictement aux nécessités biologiques
de la reproduction familiale telles que le siècle victorien
l’appréhendait. De nouvelles activités sont apparues, et en
particulier des activités féminines : dans les boutiques, les
bureaux, les écoles et au sein de professions libérales. Une
critique progressiste de la famille a ainsi émergé, fondée sur
une conscience du genre issue des tensions entre nécessité
de se reproduire et écoute des désirs individuels.
Non seulement la psychanalyse est née au même moment
que cette seconde modernité, mais elle a adhéré à ses
axes constitutifs. En effet, la psychanalyse s’est d’emblée
construite sur une théorie de la disjonction entre psyché et
culture, avec l’idée que l’inconscient nourrit une gamme
d’expériences personnelles de fac¸on spécifique. La psy-
chanalyse a promu une nouvelle attitude envers le moi :
une attitude analytique qui ne porte pas de jugement et
non pas une attitude gouvernée par la raison et le savoir,
entre contrôle et libération. La psychanalyse ne s’est pas
uniquement intéressée à la folie, comme la psychiatrie
asilaire, mais elle a élargi son champ d’investigation au
crime, à l’alcoolisme et la prostitution. La psychanalyse ne
s’est pas uniquement intéressée aux hommes conscients des
Lumières, mais elle a considéré l’individu qui dort comme
bien plus intéressant, du fait que les rêves, issus des expé-
riences diurnes, se trouvent en fait associés à des souvenirs
d’enfance bien plus révélateurs des désirs et inquiétudes de
l’individu que ce qu’il veut bien en dire au sein d’un dis-
cours conscient et contrôlé. Considéré comme un système
d’archivage ou de classification sans fin, un champ infini de
collections associatives, de branches et de sentiers diver-
gents dans toutes les directions possibles, l’inconscient a
été préféré à la conscience.
Par la suite, les crimes de masse perpétrés par le régime
nazi ont conduit les gouvernants et les citoyens à considé-
rer l’État comme potentiellement monstrueux. Les sociétés
occidentales ont alors promu des valeurs de bienveillance
par l’élaboration de l’État providence. De son côté, la psy-
chanalyse a construit un discourt subdivisant les mères
en mères monstrueuses et mères bienveillantes, par ana-
logie avec l’État monstrueux et l’État providence. Les
travaux psychanalytiques et psychologiques sur la relation
mère/enfant ont été vulgarisés, et en particulier par Ben-
jamin Spock, qui a sorti en 1946 son ouvrage Comment
soigner et éduquer son enfant ? Jamais avant cet ouvrage,
un livre n’avait bénéficié d’un tirage aussi important,
puisque 40 millions d’exemplaires de son essai ont été
vendus en 1946. Cette démocratisation historique de la
connaissance psychologique a été fortement critiquée par le
psychanalyste Donald Winnicott qui considérait que la vul-
garisation de la psychanalyse non seulement constituait une
dangereuse dérive mais surtout contredisait les travaux psy-
chanalytiques qui démontraient qu’une mère bienveillante
s’appuyait non pas sur des connaissances conscientes mais
sur un cadre interne la plupart du temps inconscient. C’est
ainsi qu’il a élaboré son concept de mère suffisamment
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