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thème de la grande dépendance entre générations1.
La génération 68, à laquelle j'appartiens en partie puisque je suis né en 1939, a largement profité
des bienfaits d'une période d'accalmie économique et sociale en France. Elle a eu la chance de
vivre dans sa maturité sans le sida mais avec la liberté sexuelle et morale, une relative ouverture
professionnelle, une scolarisation plus sûre et plus longue, une possibilité de voyager et de
rencontrer d'autres cultures, enfin une retraite garantie même si elle n'est pas toujours confortable
pour certaines catégories sociales. Il est normal que les enfants et petits enfants des parents des
trente glorieuses et soixante-huitards interpellent leurs ascendants sur l'état de l'économie et de la
planète qu'on leur laisse en héritage, en leur demandant, en plus, de subvenir aux besoins de
dépendance des grands vieillards dont nombreux sont ceux à avoir mené leur existence dans la
foulée d'un individualisme jouissif et inconscient des enjeux du vieillissement.
Certes je ne veux pas jeter le bébé avec l'eau du bain. Beaucoup de personnes de cette génération
68 ont éduqué les enfants avec un humanisme débarrassé des vieilles idoles, une curiosité saine à
l’égard de la spiritualité humaine pour laquelle le corps n’était plus tabou, une perspective d’une
autre socialité ouverte à un sens de la vie partagé entre les citoyens du monde. Mais leur
ouverture, justement, a permis à leur progéniture d'aller de l'avant, de devenir curieux de la vie
des autres, d'être exigeants sur leur propre besoin de liberté et parfois de partir loin de leurs
parents. L'assomption de la solitude est le lot des personnes de ma génération et la possibilité de
la dépendance physique, un horizon dramatique compte tenu de l'allongement du vieillissement.
Dès lors la personne âgée qui n'a pas fait depuis longtemps un travail intérieur
d'approfondissement sur le sens de la vie et de la mort, de la finitude de la puissance d'agir et du
rétrécissement des relations sociales et de pouvoir, risque d'être bien dépourvue le moment venu.
Aujourd'hui le sens de la sagesse devient une exigence évidente, avec son lot inexorable de
lucidité et d'acceptation de la complexité existentielle. Lors d'un ultime entretien avec un
journaliste anglais, le psychologue Carl Gustav Jung répondait à la question suivante : quel
conseil donneriez-vous à un vieillard sur son avenir ? De continuer à vivre comme s’il avait
l'éternité devant lui, assurait le psychologue. Aujourd'hui, nous savons que nous n'avons plus
l'éternité devant nous mais plutôt le risque de l'invalidité et de l'extinction progressive des
souvenirs qui s'estompent comme un voilier englouti par l'horizon. Mais alors que transmettre à
1 Marie et Edouard de Hennezel, Qu’allons-nous faire de vous ?, Carnets nord, 2011.