Exploiteurs et exploités
J'ai rencontré
des rats capitalistes
Une
équipe
de chercheurs de Nancy a étudié le comportement de Rastignac et de
ses compagnons au cours d'une expérience quifait le tri entre les maîtres et les esclaves.
Bernard Werber raconte comment vivent ces petites bêtes cousines de l'homme
R
astignac
est un rat d'égout mâle de 18
mois et de 600 grammes Devant lui :
Gonzague, un rat de même âge et de
même poids. Il se hérisse, lui saute A la
gueule. Gonzague lâche son biscuit. La
prochaine fois que ces deux-là se croiseront, ce
sera plus rapide. Gonzague cédera A son « maître».
Chez eux on se bat peu. L'intimidation suffit.
Gonzague replonge. Pour lui, socialement, c'est
mal parti. Dans d'autres circonstances, Rastignac
serait peut-être un « roi » incontesté. Eu égard à
son titre, on lui laisserait les coins les plus chauds
et les plus sorfibres du nid. Les femelles en chaleur
.
(elles le sont tous les quatre jours) iraient l'agui-
cher, personne ne lui refuserait la nourriture.
Mais voilà : Rastignac et Gonzague, de même que
Rodolphe, Hippolyte, Gengis Khan et Mathias,
vivent dans une prison grillagée d'acier. Pour-
quoi? Ils ne sauront jamais qu'ils sont réunis pour
.
une expérience unique au monde, qui vise A
comprendre la genèse de la fainéantise et de
l'exploitation des uns par les autres.
Rastignac
est né dans une meute de
Ratus
norvegicus
(cette espèce originaire d'Asie cen-
trale a envahi Paris en 1750) qui occupait la cave
d'un restaurant chinois dans le deuxième arron-
dissement de Paris. La vie n'a pas été facile pour
lui. Sa maman est morte aplatie par une tapette
mécanique. Il a tout de suite été adopté par une
autre mère de la meute. On est comme ça chez les
rats : tant que les petits ne sont pas capables de se
débrouiller seuls, c'est-à-dire tant qu'ils n'ont pas .
atteint l'âge de 3 semaines, il y a toujours une
femelle pour les materner et les protéger des vieux
mâles hargneux et souvent cannibales. Les en-
fants, c'est leur trésor. Alors les mères les cachent
dans des endroits inaccessibles et les défendent
avec une violence inouïe. Cependant, Eulalie, la
mère adoptive de Rastignac, s'est retrouvée avec
trente petits A allaiter. Les réserves de riz, de
nems, de canard laqué et d'ordures diverses
étaient insuffisantes pour tous. Il y a donc eu de
la bagarre, et puis un des frères, Wolfgang
Amadeus, est parti en éclaireur vers les quartiers
sud. Il est revenu en laissant, tel le Petit Poucet,
un chemin d'excréments facile A suivre.
Aussitôt Rastignac, cinq mâles féconds et huit
jeunes femelles nubiles sont partis sur les traces de
Wolfgang
Amadeus.
Ils sont sortis du restaurant
chinois et ont découvert la lumière ! Or les rats
détestent la lumière. Ils ont galopé. Une roue de
voiture a transformé
Wolfgang Amadeus,
l'avant-coureur, en figue mûre. Plus loin une
femelle a été dévorée par un chat siamois. Mai
s le
gros de la troupe a pu se précipiter dans une
bouche d'égout. Les voilà de nouveau dans les
ténèbres. Ils avancent prudemment, incisives en
avant, prêts
à mordre. Un égoutier approche et
tente d'en coincer un. Le rat fuit toujours le
danger, mais quand il est coincé il attaque. Un rat
acculé attaquerait même un éléphant. Rastignac
fait un bond prodigieux d'un mètre cinquante en
hauteur, d'autant en longueur. C'est la longeur
maximale qu'un rat adulte peut sauter. Il mord
l'égoutier au visage. L'homme blessé part en
beuglant. Incompréhension.
• 17.
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LE NOUVEL OBSERVATEUR
/NOTREÉPOQUE