LE PATRIOTE RÉSISTANT
N° 881 - décembre 2013
8mémoire
8
Le matricule 178284 inscrit
depuis 1945 sur l’écusson et le
drapeau de la FNDIRP a une
histoire déjà racontée mais
souvent oubliée. Qui était le
dépor auquel fut attribué
ce numéro ? Comment ce
matricule en vint-il à être
utilisé par la Fédération ?
D
epuis 1945, les membres de la
FNDIRP portent un insigne dis-
tinctif, à la fois aux couleurs de la
France et à celles de la Déportation. Cet
insigne en forme de blason rappelle la
tenue rayée de bleu et de blanc des déte-
nus dans les camps de concentration.
Au centre, un triangle rouge (attribué
aux politiques dans les camps), traversé
par un fil barbelé, lensemble étant sur-
monté dun numéro matricule : le
178284. Mais qui porta ce matri-
cule ? C’est une longue histoire
que rapporta parmi les premiers
Roger Arnould, ancien résistant
déporté à Buchenwald, historien
autodidacte et documentaliste à la
FNDIRP. A l’issue de nombreuses
rencontres et de recherches ap-
profondies, il publiait dans les
Patriote Résistant de mai à juil-
let 1981 ses conclusions sur lhis-
toire du 178284. Bien plus tard,
Georges Decarli, longtemps
porte-drapeau national de la
FNDIRP, rédigeait un article
sur ce thème dans notre jour-
nal (octobre 2002). Cest sur la
base de leurs écrits et recherches
que nous vous proposons une syn-
thèse de cette histoire de solidarité et
de fraternité.
***
« Je ne te demande pas quelle est ta
conviction, ni quelle est ta religion,
seule ment quelles sont tes souffrances ».
Cette devise de Louis Pasteur avait été
affichée en bonne place par le Dr Henri
Uzan dans le cabinet médical instal-
lé au Centre daccueil des internés et
déportés du 16 rue dArtois à Paris où
exerçait au printemps 1945 ce méde-
cin parisien.
Il avait été arrêté parce que juif par la
police de Pétain le 1er octobre 1941 et
interné à Drancy. Avec le peu de moyens
dont il disposait, il entreprit de soigner
les malades qu’il voyait ensuite par-
tir, semaine après semaine, vers leur
terrible destin.
Il fut déporté à son tour en octobre 1943
dans lîle anglo-normande dAurigny.
Après le débarquement du 6 juin 1944,
la pression des Alliés obligea les nazis à
évacuer lîle et à transférer les déportés
au camp de Neuengamme, via le nord
de la France et la Belgique. Dans la nuit
du 3 au 4 septembre, Henri Uzan réussit
à s’échapper du train aux environs de
Dixmude dans les Flandres. Recueilli
par la Résistance belge, il entrera bien-
tôt dans ses rangs avant dêtre rapatr
en France. La préfecture de la Seine lui
confia alors la direction du service mé-
dical du centre de la rue dArtois.
Le récit de la famille Fogiel,
rescapée de Blechhammer
Printemps 1945… Les premiers res-
capés de lunivers concentrationnaire
reviennent. Quatre dentre eux, un
père et ses trois fils, se présentent rue
dArtois début avril : un navire britan-
nique en provenance d’Odessa les a
débarqs à Marseille quelques jours
plus tôt avec 1665 Français, la plupart
des prisonniers
de guerre, mais
aussi 62 dépor-
tés recueillis
par les
Sovtiques
en janvier 1945
après la libération
dAuschwitz. Les quatre hommes, ce
qui restait de la famille Fogiel car la
mère et la sœur avaient été gazées à
Birkenau, furent détenus dans un kom-
mando d’Auschiwtz-III : Blechhammer.
C’était le lieu dimplantation d’un impor-
tant complexe de lindustrie chimique
dont le maître dœuvre était l’OHW
(Oberschlesische Hydrierwerke, AG),
une firme liée au géant IG-Farben, grand
exploiteur de la main-dœuvre concen-
trationnaire, parmi dautres.
Lun des fils Fogiel, Bernard, raconta
au Dr Uzan leur parcours, décrivit le
camp qui, le 1
er
avril 1944, devint dépen-
dant dAuschwitz-III. C’est à cette date
quun nouveau commandant SS leur fit
tatouer un matricule sur le bras gauche
dans des séries supérieures à 170000,
celui de Bernard étant le 177085.
Ce dernier évoqua encore les alertes,
les descentes dans les caves, les dégâts
après le bombardement de lautomne
1944, les morceaux de fils électriques
jonchant le sol de lusine où il travail-
lait, qui produisait de lessence synt-
tique tirée du charbon et divers autres
produits de remplacement. Une aubaine
que ces fils pour les déportés dépour-
vus de bretelles, de ceinture, de lacets !
Hélas, un responsable nazi de passage
nota les numéros des ramasseurs et les
accusa davoir sciemment arraché les
fils électriques sur des installations en
fonctionnement, il s’agissait donc pour
lui de sabotage.
C’est là qu’entra en scène un kapo du
nom de Charles Oschkor, un kapo bien-
veillant. Pour la frime, raconta Bernard
Fogiel, il gifla les infortunés et affirma
au nazi pour lapaiser qu’il s’occuperait
des sanctions plus tard. Le responsable
nazi parti, on pensa lhistoire
terminée. Manque de chance
il revint quinze jours plus tard
et demanda au commandant SS
quelles suites avaient été don-
nées à laffaire. Enquête. Les
accusés saboteurs furent vite
retrouvés et le kapo qui vou-
lait les sauver fut déclaré com-
plice. Cest devant des milliers
de détenus contraints dassis-
ter au garde-à-vous à la funeste
céré monie ponctuée par la po-
lyphonie de lorchestre du camp
qu’Oschkor et deux Turcs juifs
furent pendus.
Là où chacun était censé ne
songer qu’à sa survie, la soli-
darité était pourtant présente
La famille Fogiel fouilla sa mé-
moire et crut pouvoir dire que le matri-
cule du fraternel Oschkor était le 178 284.
Naissance d’un emblème
Profondément impressionné par
lhistoire, le Dr Uzan passa une nuit pé-
nible, accablé par ses propres souvenirs
de déportation. Lidée dune sorte dem-
blème commença à hanter son esprit.
Le lendemain, il partagea son émo-
tion avec sa collaboratrice, Mlle Watel,
Roberty, le directeur du Centre, avec
lequel il avait créé lAssociation des in-
ternés et déportés politiques (AIDP),
et un ami, M. Longequeue, également
en fonction au Centre. Chacun imagi-
na un symbole, crayonna, donna ses
suggestions. Petit à petit apparurent
les bandes bleues et blanches, puis le
triangle rouge du politique, et le F pour
les Français, le barbelé en diagonale. Et
le matricule 178284, pour honorer le
sacrifice du kapo Oschko. Le talent de
dessinateur de M. Longequeue conc-
tisa le tableau qui se voulait symbo-
lique de lunité et de la solidarité de
la Déportation. Placé dans un cadre,
le tableau fut accroché dans le cabinet
du docteur et fit pendant à la devise de
Louis Pasteur.
Mai-juin 1945. Retour en France de la
plupart des déportés survivants. Pour
faire face à leurs besoins, tenter daider
les familles dans leurs recherches déses-
pérées, plusieurs associations virent
le jour. La tâche était énorme. Lune
delles, de caractère national, s’instal-
la… au 10 rue Leroux avec pour nom :
Fédération nationale des centres den-
traide des internés et déportés poli-
tiques. Sa première conférence nationale
eut lieu le 10 avril 1945. En juillet, un
différend l’opposa au Centre de la rue
dArtois à propos des services de lassis-
tance médi cale aux portés. Un accord
satisfaisant au mieux les inté rêts des
déportés et internés fut trouvé, et des
responsables de la rue Leroux, Maurice
Delecolle et Maurice Lampe, deman-
dèrent au Dr Uzan : « Pour sceller notre
amitié, de quelle manière pourrions-nous
vous faire plaisir ? » Question imprévue
pour lancien de Drancy, rescapé dAu-
rigny. Cependant jaillit une réponse :
« Je possède un tableau qui pour moi
symbolise toute la déportation, je serais
heureux que votre fédération en fasse
son emblème ».
Dès le mois daoût 1944, des rescapés
des camps nazis circulèrent dans Paris le
boutonnière garnie de linsigne qui ho-
nore le 178284. Peu en connaissaient lhis-
toire, on croyait à un numéro de hasard.
Le 27 août 1945, deuxième conférence de
la Fédération des centres dentraide. Sur
la couverture de la brochure présen tant
le rapport du secrétaire général Delecolle
figurait lécusson avec ses trois couleurs
et le matricule.
Quelques mois plus tard, la Fédération
des centres dentraide se transforma
en Fédération nationale des déportés
et inter nés, résistants et patriotes. Elle
conserva le patrimoine de la rue Leroux…
et son insigne.
Décembre 1945 : Porté par des témoins,
le 178284 était virtuellement face à ses
bourreaux quand les chefs de file du
nazisme furent jugés devant le tribu-
nal international de Nuremberg. Parmi
ces témoins, Marie-Claude Vaillant-
Couturier, rescapée dAuschwitz et de
Ravensbrück, et Maurice Lampe, rescapé
de Mauthausen. Cette première appari-
tion de lemblème dans des circonstances
historiques sera suivie dinnombrables
autres au fil des ans et des décennies.
178184 ou 178284 ?
Le temps passa et lhistoire du kapo de
Blechhammer fut complètement oubliée.
En 1970, Marcel Paul, président-fon-
dateur de la FNDIRP, voulut en savoir
plus sur le déporté 178284 et adressa
Le matricule 178284,
un emblème de solidari
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LE PATRIOTE RÉSISTANT
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mémoire
témoignage
une demande à la Mission française
de recherche auprès de lambassade de
France en RFA.
Stupeur ! On lui apprit quil s’agissait
dun déporté juif hollandais, Markus
Polak, né le 24 avril 1923 aux Pays-Bas,
marchand des quatre saisons à Rijsen
où il habitait, arrêté par la Gestapo le
27 août 1942 et détenu dabord au camp de
Westerbork. Il était arrivé à Blechhammer
le 23 janvier 1943, imma triculé une
première fois sous le numéro 178284.
Transféré en janvier 1945 à Buchenwald
sous le matricule 118382, il fut affec
au kommando d’Ohrdruf. Mais son
calvaire nétait pas terminé. Envoyé à
Bergen-Belsen, il y mourut du typhus
après la libération du camp, aux alen-
tours du 31 mai 1945. Telle est lodys-
sée et lhistoire du véritable 178284.
Mais alors, écrit Roger Arnould, « le
numéro sur linsigne de la FNDIRP, le
récit recueilli par le docteur Uzan début
avril 1945 par un témoin direct, confir-
mé depuis par dautres, le kapo pendu
à Blechhammer… qu’en reste-t-il ? Tout
semblait remis en question… »
Les quatre rescapés de la famille Fogiel
s’étaient manifestement trompés de
numéro. Mais qui était donc Oschkor ?
D’autres recherches furent menées à
linitiative de Charles Joineau, sec-
taire général de la FNDIRP, qui eut lidée
dune nouvelle démarche pour sortir
de limpasse. Un dossier, assez pauvre
en informations, émanant du Service
inter national de recherches dArolsen,
permit tout de même dapprendre en
1975 que Oschkor Chaïm, ou Charles en
France, était né le 7 août 1904 à Vignitz
en Roumanie. Il fut arrêté au 11 bou-
levard Poniatowski à Paris et dépor
de Drancy vers Auschwitz
le 28 septembre 1942. En
marge du dossier, cette re-
marque : « En l’absence de
documents il nest pas pos-
sible de délivrer un certi-
ficat de décès » ! On sait
encore qu’il était ingénieur
chimiste employé par la so-
ciété Shell à Paris, qu’il était
marié et avait deux enfants,
que sont-ils devenus ? Et on
connaît sa fin digne et tra-
gique à Blechhammer.
Partant de lattribution
des matricules par ordre
alpha bétique, on peut sup-
poser que Charles Oschkor
fut intercalé après Obréjean,
le numéro 177277, et avant
Pudeleau, le 178215, et
penser qu’il reçut le 178184.
D’où la facile erreur de la
famille Fogiel.
Ce qui importe finalement, c’est la
personnalité de Charles Oschkor, que
Bernard Fogiel avait décrit de la sorte :
« Je ne lai jamais entendu élever la voix
et je ne connais personne qui s’est plaint
davoir eu à souffrir de lui. Il avait très
bonne répu tation et chacun aurait sou-
haité appartenir à son kommando…
rieux et aussi souriant que possible,
au camp cela tenait du miracle. Le fait
que dans ces circonstances il y en avait
un prêt à en sauver dautres au prix le
plus cher, alors que tous nous cherchions
à survivre, malgré lentourage, labru-
tissement, les bourreaux. Quel merveil-
leux exemple despoir et de continuité
humaine. »
En conclusion de ses trois articles dans
le Patriote Résistant, Roger Arnould
obser vait, fort justement : « Le docteur
Uzan ne pouvait pas mieux choisir son
modèle. Charles Oschkor correspond ad-
mirablement à ce quil souhaitait pour
symboliser la Déportation. Que le numéro
retenu ne soit quapprochant ne change
rien. Même cette dépersonnalisation, rap-
pelant que les dépors étaient voués à la
shumanisation et à lanéantissement
par leurs bourreaux SS, vient renforcer
la signification profonde de linsigne ».
n
Louis Martin-Chauffier, qui a été un
grand chroniqueur du Patriote Résistant,
raconte ici son Noël 1944 au camp de
Neuengamme, dans le nord de l’Alle-
magne. Comme dans tous les camps nazis,
il n’y eut pas de trêve pour les déportés à
l’occasion de cette fête.
L
approche de Noël aggravait encore notre peine et
notre déception. Alors que, dans la suite mono-
tone des jours, dans leffort, la fatigue, la crainte,
langoisse de chaque instant, le temps coulait sans se
laisser mesurer, un « jour de fête » est une date, un
repère qui fixe lattention, vous force à évoquer tous
les espoirs perdus et à raviver les regrets.
Rien ne nous permettait de croire que cet interminable
hiver nous offrirait à son terme la liberté retrouvée.
Loffensive soviétique tardait ; les autres alliés piéti-
naient sur la rive gauche du Rhin. Au camp et au Revier
où je me trouvais alors, la rigueur du froid s’ajoutait à
tous les autres maux et la mort faisait pleine moisson,
le crématoire fonctionnait à pleins feux.
Le jour de Noël fut le pire de tous. Croyants et in-
croyants c’était, aux temps heureux, une fête marqe
dune pierre blanche. Fête religieuse, pour les uns ; fête
de famille pour tous. La pierre blanche, cette année-
là, était devenue noire : et plus pesante qu’elle n’aurait
été légère dans un univers retrouvé.
Chez ceux qui, pour survivre, s’efforçaient décarter
la mémoire et de chasser le souvenir des jours enfuis
et de tous ceux, tant aimés, dont le sort nous demeu-
rait inconnu, mémoire et souvenir revenaient à flots
et renversaient leur fragile défense. La privatisation
et langoisse s’associaient pour leur rendre présents
ceux qui les attendaient peut-être ou qui peut-être
avaient péri de leur côté sous les bombardements, ou
vaincus par une extrême misère, ou parce que leur
cœur navait pas pu résister à la même privation et une
pire angoisse. ()
Par les fenêtres, ouvertes au vent du Nord, un grand sa-
pin aux branches étalées, offrait à notre vue un arbre de
Noël, sans givre, sans bou-
gies, sans guirlandes, sans
cadeaux, sans enfants, sans
familles. On lavait planté là
pour rendre plus aigus nos
regrets, comme limage dé-
risoire de ce qui nous man-
quait. Il entrait dans nos
regards comme le sel dans
la plaie. Et pour en prolon-
ger leffet, on lilluminait
le soir, il nous poursuivait
jusque dans nos longues
insomnies.
On nous avait promis des
gâteries : confitures, ciga-
rettes, soupe sucrée, supplément de pain. Naturellement,
rien ne vint. La promesse était faite, non pour être te-
nue mais pour décevoir notre attente. Cette fraude n’at-
teignit pas son but. Elle nous réjouit, au contraire : la
déception eût été de prendre nos geôliers en flagrant
délit de loyauté. Cela n’arriva jamais ; ils étaient bien
trop bêtes pour comprendre ces choses-là, et que le
mépris qu’ils nous inspirèrent pouvait être un ali-
ment revigorant.
Quand vint le soir, un chant s’éleva. Cétait la fa-
meuse ballade des déportés, dont un jeune avocat belge
détaillait à mi-voix, les paroles. Nous écoutions dans
un grand silence, le cœur serré. Rien nest plus triste
quune chanson. Quand vint le dernier couplet, celui de
lespoir et de la liberté, la voix s’étouffa dans un san-
glot. Le silence se prolongea comme si, sur un champ
de bataille, le dernier blessé avait lancé son dernier
cri avant dêtre le dernier mort. Mon compagnon de
paillasse, un vieux montagnard suisse qui s’était fait
prendre en portant des messages, pleurait sans bruit
en me tenant la main serrée, très fort.
Cette évocation, impossible ce soir-là de lespoir et de
la liberté, avait été trop déchirante pour des cœurs dé-
sarmés, sans défense, sans recours, et rendus sensibles
à lextrême. Au lieu de la colombe de l’Arche arrivant
à tire-daile du fond du ciel, cétait un vol pesant de
chimères emportées au milieu des nuages par le vent
de la nuit sans fin.
Le lendemain, la vie reprit. Si lon peut appeler vivre
ce pas à pas au bord du néant. Mais du moins cette
journée était pareille aux autres, anonyme, perdue.
Le crépuscule quotidien remplait la contre-féerie
qui nous avait fait tant de mal. Et nul ne regardait
plus larbre de Noël dépouillé de tous ses maléfices.
A quand la prochaine fête ?
Louis Martin-Chauffier
(1986)
1944, Nl à Neuengamme
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