8 Pourquoi un personnage devient-il patrimonial ? Pourquoi un personnage devient-il patrimonial ? 8 Celui-ci inclut les grandes figures de la religion, des mythes et de la littérature sans que leur réalité historique soit nécessaire à leur patrimonialisation. En bref… Quelles sont les fonctions d’un personnage patrimonial ? « Personnage patrimonial » est une expression assez singulière qui fait d’un homme un élément du patrimoine. Qu’est-ce qui permet de dire qu’un personnage est patrimonial ? Cette question pose débat et les réponses demeurent ouvertes. Quels sont les enjeux de la patrimonialisation d’une personne et de l’utilisation de la mémoire ? Comment définir un personnage patrimonial ? Tout d’abord il convient de distinguer personnage patrimonial et personnage historique. Un personnage est reconnu comme historique quand il a influencé de manière importante le cours des événements. Il peut acquérir une dimension patrimoniale s’il est suffisamment consensuel pour un groupe humain et porter une charge symbolique assez forte pour prendre une dimension identitaire pour ce groupe. Néron ou Hitler sont des personnages historiques, mais ils ne sauraient être personnages patrimoniaux parce que « monstrueux ». Concernant Napoléon les avis peuvent être partagés et dépendent des valeurs individuelles. Mais une fois que la patrimonialisation est opérée, elle crée une situation forte et la résistance à laquelle se sont heurtées les autorités russes qui voulurent déplacer la dépouille de Lénine hors du mausolée de la place Rouge à Moscou est significative. Le personnage patrimonial doit-il pour autant être un héros ? Pierre Vidal-Naquet écrit qu’un héros est « celui qui détonne et étonne » ou encore, comme le propose plus simplement Jean-Pierre Azéma, « celui qui a rendu des services exceptionnels à la collectivité ». Des personnages dont le talent ou la valeur sont unanimement reconnus hors des frontières nationales constituent une référence commune. Ainsi en va-t-il des grands auteurs, des savants, des artistes qui sont parfois même intronisés patrimoniaux de leur vivant. Élever Victor Hugo, Picasso, au rang de personnages patrimoniaux, c’est se reconnaître en eux et faire sienne une petite part de leur talent. On peut aussi se demander s’il est nécessaire que le personnage patrimonial ait réellement existé. Qui, de Cervantès et de Don Quichotte, est un personnage patrimonial ? Le mythique Ulysse n’est-il pas une référence majeure dans le patrimoine européen ? Les grandes figures bibliques, tels Moïse ou Abraham, font partie d’un patrimoine religieux, reconnu par les croyants des religions concernées, mais aussi et plus largement comme personnages d’un patrimoine culturel universel. C’est souvent autour d’un personnage, réel ou fictif que les rituels fondateurs et unificateurs exaltent la fierté du groupe qui le patrimonialise et le soude. Au XIXe siècle la ville de Béziers s’est ainsi appropriée Pierre-Paul Riquet, initiateur du canal du Midi. Les notables de la Société archéologique de la cité décidèrent de donner à Béziers le grand homme qui lui manquait. Peu importe alors qu’il ait peu vécu dans ces lieux, que le doute persiste même sur sa date et son lieu de naissance. L’accord de la famille et de la municipalité suffit pour décider de mettre en scène la patrimonialisation de Riquet. Une souscription fut ouverte pour ériger une statue, un sculpteur de renom, David d’Angers la réalisa, et des fêtes populaires et grandioses furent organisées pour son inauguration en 1838. La statue de bronze, tournée en direction du canal du Midi, trône toujours sur la promenade rebaptisée alors Allées Paul-Riquet. Le rôle pourtant essentiel de Vauban dans la perfection de l’ouvrage a été évincé de la mémoire collective. Le classement du canal du Midi au patrimoine mondial donne, a posteriori, les traits d’un coup de génie à l’opération. Les communautés blessées, victimes de persécutions parce que minoritaires à un moment donné de leur histoire, magnifient parfois cette souffrance dans un personnage qui prend alors une dimension à la fois mythique et sacrée. Les protestants des Cévennes ont fait de Marie Durand le symbole de leur dur combat pour la liberté religieuse. Née vers 1715 en Ardèche dans une famille de notables protestants cévenols, elle fut arrêtée ainsi que son père et son fiancé pour Don Quichotte : un personnage patrimonial européen ? Pièce commémorative de 2 € frappée par l’Espagne en 2005 pour commémorer le 400e anniversaire de la publication du chef-d’œuvre de Cervantès. On y reconnaît Don Quichotte portant la lance sur fond de moulins à vent. Ce héros de roman, sujet du film de Grigori Kozintsev sorti en 1957 et réédité en 2006, à l’origine de plusieurs comédies musicales et source d’inspiration de peintres, de Daumier à Picasso, est élevé au rang de personnage patrimonial européen. Penser le patrimoine 48 49 Pourquoi un personnage devient-il patrimonial ? © Musée du Désert – Mialet – Gard Comment un personnage patrimonial devient-il un mythe fédérateur? Le personnage patrimonial appartient à un groupe qui le reconnaît comme tel ; il est donc nécessairement au-dessus de la mêlée politique. Les grandes journées d’hommage à Jean Moulin se sont déroulées à Béziers aussi bien sous une municipalité communiste en 1946, que radicale en 1951, ou encore avec un maire libéral, en 1999 puis en 2005. À chaque fois, de nombreux Biterrois participent, par-delà les clivages politiques. À une autre échelle, l’image de Jean Moulin est instrumentalisée aussi bien par le général De Gaulle en 1964 que par François Mitterrand en 1981 qui inaugure son septennat au Panthéon où il dépose une rose sur sa tombe. Personnage d’envergure nationale, mort sous la torture et incarnation de la Résistance, Jean Moulin est trop grand pour être un simple héros local. Béziers qui s’enorgueillit certes d’être sa ville natale s’affiche, jusque sur les panneaux indicateurs comme ville natale de Paul Riquet plutôt que comme celle de Jean Moulin. Les tentatives de déstabilisation de la mémoire de Jean Moulin à la fin des années 1980 n’ont pas réussi Jean Moulin (vers 1937) davantage à écorner l’image de celui qui reste, selon les termes de Malraux « le visage de la France ». Dès que le personnage fait l’unanimité, il n’y a plus que des avantages à le panthéoniser et c’est ce que fera André Malraux, ministre de la Culture du général De Gaulle, en 1964. C’est alors que se fabrique le mythe national avec la mise en scène nécessaire. Les deux jours avaient été « bleu, blanc, rouge », écrit Jean-Pierre Azéma à propos des cérémonies des 18 et 19 décembre 1964 ; dans le cortège, un compagnon de la Libération portait sur un coussin les quatre décorations de Jean Moulin : la Légion d’honneur, la croix de la Libération, la médaille militaire et la médaille de la Résistance. Devenu héros républicain, Jean Moulin appartenait désormais au patrimoine national. © Musée de l’Ordre de la Libération avoir participé à des cultes clandestins appelés assemblées du Désert*. Elle est enfermée à l’âge de quinze ans dans la tour de Constance à Aigues-Mortes avec une trentaine d’autres femmes et reste prisonnière pendant trente-huit ans sans jamais abjurer. Elle devient le personnage de la résistance protestante et en incarne désormais le combat. Elle représente le défi lancé par l’individu seul à un pouvoir oppresseur. Et celui d’une femme, ce qui ajoute encore à sa grandeur. [cf. tableau ci-dessous] Assemblées du Désert : réunions de protestants qui se Son histoire, porteuse d’espoir (elle sortira cachaient dans les lieux déserts (vallons, grottes, vivante de sa prison d’Aigues-Mortes et forêts…) pour pratiquer leur culte en secret après la révocation de l’Édit de Nantes. mourra libre et protestante), a occupé bien Pays du Refuge : pays européens qui accueillirent les des veillées dans les vallées cévenoles. Les protestants émigrés français après la révocation de l’Édit enfants y sont toujours élevés dans son de Nantes (Pays-Bas, Suisse, Allemagne, Angleterre…). admiration. Des rues, des écoles, des lycées portent son nom. Des petites filles sont appelées Marie en son souvenir. En septembre de chaque année des protestants venus de toute la France et des pays du Refuge* se rassemblent au musée du Désert, près de Mialet dans le Gard. La mémoire de Marie Durand y est souvent évoquée et alimente la réflexion du protestantisme moderne. Le mythe déborde de sa communauté religieuse d’origine car le personnage est devenue le symbole de toute une région : protestants, catholiques, athées et agnostiques reconnaissent en elle la valeur de résistance qu’elle incarne et sa mémoire a nourri le combat des maquisards des Cévennes de la Seconde Guerre mondiale. Elle est ainsi devenue identitaire pour la Cévenne. 8 Quels sont les enjeux de la patrimonialisation d’un personnage ? Prisonnières huguenotes à la tour de Constance, Jeanne Lombard, 1907 Les enjeux économiques et financiers liés au tourisme culturel sont si importants que certains n’hésitent pas à utiliser un personnage patrimonial comme un support, voire un argument de vente. Le tourisme international peut s’en emparer et fabriquer des circuits comme le célèbre chemin « Sur les pas de Stevenson » dans le Massif central ou « Sur les traces de Marcel Pagnol » dans Penser le patrimoine 50 51 Pourquoi un personnage devient-il patrimonial ? le massif de la Gardanne. Parfois l’image du personnage est pleinement exploitée, comme à Morières-Lès-Avignon, patrie d’Agricol Perdiguier, rénovateur du compagnonnage ou bien encore au Moulin de Fontvieille où l’effigie de Daudet figure jusque dans la toponymie locale, les dépliants touristiques, les objets souvenirs et la gastronomie régionale. Le pouvoir politique a beaucoup contribué à la fabrication de personnages patrimoniaux avec des objectifs plus ou moins clairement affichés.Vercingétorix a pu ainsi être réinventé sous le Second Empire quand il fallait trouver un héros capable d’incarner la force, la résistance, les qualités guerrières et le courage du peuple français. Parées de la tête de Napoléon III, les statues du chef des Arvernes deviennent le symbole de la capacité de la France à affronter ses ennemis. Ce personnage patrimonial, associé à la redécouverte des racines celtes et gauloises qu’il convenait de valoriser, avait pour fonction d’exalter un nationalisme en construction. D’une manière symétrique, l’Allemagne naissante inventait alors en Hermann, le résistant germanique à la menace envahissante de la latinité. L’Arminius du récit de Tacite n’avait évidemment pas cette dimension au Ier siècle de notre ère. Mais, vainqueur des légions de Varus, il était porté au pinacle patrimonial par le nationalisme germanique du XIXe siècle et sa statue érigée en 1875 (le Hermandeksmal) dans le Teutoburger Wald, a plus de 80 kilomètres du lieu réel de la bataille, alors ignoré. L’école de la IIIe République choisissait alors les personnages qu’elle souhaitait magnifier pour les mêmes raisons parmi la galerie de portraits historiques disponibles et sur des critères qui paraissent aujourd’hui contestables. Le rôle de Jeanne d’Arc dans la construction de l’État français fut-il plus essentiel que celui de Louis XI ? Jeanne Hachette, figure emblématique de la ville de Beauvais et célébrée pour avoir résisté au traitreux duc de Bourgogne pendant la guerre de Cent Ans, a été contestée dans son rôle et même dans son existence. Son action et son engagement contre le pouvoir bourguignon, et non contre l’Anglais étranger, ne permettaient pas d’en faire une héroïne complète de la résistance nationale. Elle fut alors éclipsée par Jeanne d’Arc et fut en quelque sorte victime d’une dépatrimonialisation qui la vit même disparaître des manuels scolaires. Aujourd’hui, elle n’est plus guère célébrée qu’à Beauvais dans le cadre de fêtes médiévales locales. De la même façon est né le mythe de Jules Ferry, père de l’école publique, laïque, gratuite et obligatoire, dont le rôle éminent dans la politique coloniale de la IIIe République, beaucoup moins consensuel, a été parallèlement minimisé. Mais aujourd’hui encore et en période de doute sur l’institution scolaire, l’école mythique qu’il incarne est parfois présentée comme le modèle d’un âge d’or révolu. Enfin, l’évolution du contexte contemporain peut conférer à un personnage une 8 nouvelle dimension. La construction européenne donne à Charlemagne une stature patrimoniale nouvelle. De même, la question de la rencontre des cultures juive, chrétienne et musulmane a soudainement valorisé des érudits, autrefois méconnus comme Avicenne ou Averroès, et entraîne au début du XXIe siècle de vifs débats sur leur rôle historique. Comment le mythe du personnage patrimonial est-il entretenu ? Comme pour tout autre élément du patrimoine, un travail de conservation et de médiatisation est mis en œuvre par ceux qui veulent éviter que leur personnage patrimonial perde son efficience. Les collectivités, épaulées par des associations, agissent et parfois même interpellent l’institution scolaire pour que sa mémoire soit transmise aux nouvelles générations. La première démarche consiste souvent dans la pose d’une plaque commémorative, la plupart du temps sur la maison natale. Quand l’hommage s’inscrit sur les murs de l’hôtel de ville ou de la préfecture, on passe à un autre degré de reconnaissance car c’est alors la République qui consacre le personnage. Les inaugurations de monuments, organisées dans l’espace public, donnent lieu à de véritables cérémonies civiques qui présentent l’avantage médiatique de pouvoir être renouvelées à chaque anniversaire, chaque fête locale ou nationale. Pour peu que l’on se trouve en situation de compétition entre institutions, entre associations, entre collectivités locales, c’est alors l’escalade des commémorations. Colloques, expositions, éditions de livres ou encore mises en circulation d’un timbre-poste à l’effigie du personnage patrimonial sont autant d’occasions d’en réactiver la mémoire. Il en va de même pour le baptême d’une rue, d’un établissement scolaire, d’une médiathèque. L’hommage aux héros valorise même les candidatures électorales dont il devient un passage obligé, concourant ainsi au maintien de sa dimension patrimoniale Pour en savoir plus • Samuel BASTIDE, Les Prisonnières de la tour de Constance, Éd. Augur, Vienne-Sur-Lausanne, Suisse/Aux Imprimeurs Réunis,Valence (Drôme), 1957. • André CHAMSON, La Tour de Constance, Éd. J’ai Lu, 2000. Penser le patrimoine 52 53