Pourquoi un personnage devient-il patrimonial

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Pourquoi un personnage devient-il patrimonial ?
Pourquoi un personnage devient-il
patrimonial ?
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Celui-ci inclut les grandes figures de la religion, des mythes et de la littérature
sans que leur réalité historique soit nécessaire à leur patrimonialisation.
En bref…
Quelles sont les fonctions d’un personnage patrimonial ?
« Personnage patrimonial » est une expression assez singulière
qui fait d’un homme un élément du patrimoine.
Qu’est-ce qui permet de dire qu’un personnage est patrimonial ?
Cette question pose débat et les réponses demeurent ouvertes.
Quels sont les enjeux de la patrimonialisation d’une personne
et de l’utilisation de la mémoire ?
Comment définir un personnage patrimonial ?
Tout d’abord il convient de distinguer personnage patrimonial et personnage historique. Un personnage est reconnu comme historique quand il a influencé de manière
importante le cours des événements. Il peut acquérir une dimension patrimoniale s’il est suffisamment consensuel pour un groupe humain et porter une charge
symbolique assez forte pour prendre une dimension identitaire pour ce groupe.
Néron ou Hitler sont des personnages historiques, mais ils ne sauraient être personnages patrimoniaux parce que « monstrueux ». Concernant Napoléon les avis
peuvent être partagés et dépendent des valeurs individuelles. Mais une fois que
la patrimonialisation est opérée, elle crée une situation forte et la résistance à
laquelle se sont heurtées les autorités russes qui voulurent déplacer la dépouille
de Lénine hors du mausolée de la place Rouge à Moscou est significative.
Le personnage patrimonial doit-il pour autant être un héros ? Pierre Vidal-Naquet
écrit qu’un héros est « celui qui détonne et étonne » ou encore, comme le propose
plus simplement Jean-Pierre Azéma, « celui qui a rendu des services exceptionnels
à la collectivité ». Des personnages dont le talent ou la valeur sont unanimement
reconnus hors des frontières nationales constituent une référence commune.
Ainsi en va-t-il des grands auteurs, des savants, des artistes qui sont parfois même
intronisés patrimoniaux de leur vivant. Élever Victor Hugo, Picasso, au rang de
personnages patrimoniaux, c’est se reconnaître en eux et faire sienne une petite
part de leur talent.
On peut aussi se demander s’il est nécessaire que le personnage patrimonial ait
réellement existé. Qui, de Cervantès et de Don Quichotte, est un personnage
patrimonial ? Le mythique Ulysse n’est-il pas une référence majeure dans le patrimoine européen ? Les grandes figures bibliques, tels Moïse ou Abraham, font partie
d’un patrimoine religieux, reconnu par les croyants des religions concernées, mais
aussi et plus largement comme personnages d’un patrimoine culturel universel.
C’est souvent autour d’un personnage, réel ou fictif que les rituels fondateurs et
unificateurs exaltent la fierté du groupe qui le patrimonialise et le soude. Au XIXe
siècle la ville de Béziers s’est ainsi appropriée Pierre-Paul Riquet, initiateur du
canal du Midi. Les notables de la Société archéologique de la cité décidèrent de
donner à Béziers le grand homme qui lui manquait. Peu importe alors qu’il ait
peu vécu dans ces lieux, que le doute persiste même sur sa date et son lieu de
naissance. L’accord de la famille et de la municipalité suffit pour décider de mettre
en scène la patrimonialisation de Riquet. Une souscription fut ouverte pour ériger
une statue, un sculpteur de renom, David d’Angers la réalisa, et des fêtes populaires et grandioses furent organisées pour son inauguration en 1838. La statue
de bronze, tournée en direction du canal du Midi, trône toujours sur la promenade rebaptisée alors Allées Paul-Riquet. Le rôle pourtant essentiel de Vauban
dans la perfection de l’ouvrage a été évincé de la mémoire collective. Le classement du canal du Midi au patrimoine mondial donne, a posteriori, les traits d’un
coup de génie à l’opération.
Les communautés blessées, victimes de persécutions parce que minoritaires
à un moment donné de leur histoire, magnifient parfois cette souffrance dans
un personnage qui prend alors une dimension à la fois mythique et sacrée. Les
protestants des Cévennes ont fait de Marie Durand le symbole de leur dur combat
pour la liberté religieuse. Née vers 1715 en Ardèche dans une famille de notables protestants cévenols, elle fut arrêtée ainsi que son père et son fiancé pour
Don Quichotte :
un personnage patrimonial européen ?
Pièce commémorative de 2 € frappée par l’Espagne
en 2005 pour commémorer le 400e anniversaire de
la publication du chef-d’œuvre de Cervantès. On y
reconnaît Don Quichotte portant la lance sur fond
de moulins à vent. Ce héros de roman, sujet du film
de Grigori Kozintsev sorti en 1957 et réédité en
2006, à l’origine de plusieurs comédies musicales et
source d’inspiration de peintres, de Daumier à Picasso,
est élevé au rang de personnage patrimonial européen.
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Pourquoi un personnage devient-il patrimonial ?
© Musée du Désert – Mialet – Gard
Comment un personnage patrimonial devient-il un mythe fédérateur?
Le personnage patrimonial appartient à un groupe qui le reconnaît comme tel ; il
est donc nécessairement au-dessus de la mêlée politique. Les grandes journées
d’hommage à Jean Moulin se sont déroulées à Béziers aussi bien sous une municipalité communiste en 1946, que radicale en 1951, ou encore avec un maire
libéral, en 1999 puis en 2005. À chaque fois, de nombreux Biterrois participent,
par-delà les clivages politiques. À une autre échelle, l’image de Jean Moulin est
instrumentalisée aussi bien par le général De
Gaulle en 1964 que par François Mitterrand
en 1981 qui inaugure son septennat au
Panthéon où il dépose une rose sur sa
tombe. Personnage d’envergure nationale,
mort sous la torture et incarnation de la
Résistance, Jean Moulin est trop grand pour
être un simple héros local. Béziers qui s’enorgueillit certes d’être sa ville natale s’affiche,
jusque sur les panneaux indicateurs comme
ville natale de Paul Riquet plutôt que comme
celle de Jean Moulin. Les tentatives de
déstabilisation de la mémoire de Jean Moulin
à la fin des années 1980 n’ont pas réussi
Jean Moulin (vers 1937)
davantage à écorner l’image de celui qui reste,
selon les termes de Malraux « le visage de la France ». Dès que le personnage
fait l’unanimité, il n’y a plus que des avantages à le panthéoniser et c’est ce que
fera André Malraux, ministre de la Culture du général De Gaulle, en 1964. C’est
alors que se fabrique le mythe national avec la mise en scène nécessaire. Les
deux jours avaient été « bleu, blanc, rouge », écrit Jean-Pierre Azéma à propos
des cérémonies des 18 et 19 décembre 1964 ; dans le cortège, un compagnon
de la Libération portait sur un coussin les quatre décorations de Jean Moulin : la
Légion d’honneur, la croix de la Libération, la médaille militaire et la médaille de
la Résistance. Devenu héros républicain, Jean Moulin appartenait désormais au
patrimoine national.
© Musée de l’Ordre de la Libération
avoir participé à des cultes clandestins appelés assemblées du Désert*. Elle est
enfermée à l’âge de quinze ans dans la tour de Constance à Aigues-Mortes
avec une trentaine d’autres femmes et reste prisonnière pendant trente-huit
ans sans jamais abjurer. Elle devient le personnage de la résistance protestante
et en incarne désormais le combat. Elle représente le défi lancé par l’individu
seul à un pouvoir oppresseur. Et celui d’une femme, ce qui ajoute encore à sa
grandeur. [cf. tableau ci-dessous]
Assemblées du Désert : réunions de protestants qui se
Son histoire, porteuse d’espoir (elle sortira
cachaient dans les lieux déserts (vallons, grottes,
vivante de sa prison d’Aigues-Mortes et
forêts…) pour pratiquer leur culte en secret après la
révocation de l’Édit de Nantes.
mourra libre et protestante), a occupé bien
Pays du Refuge : pays européens qui accueillirent les
des veillées dans les vallées cévenoles. Les
protestants émigrés français après la révocation de l’Édit
enfants y sont toujours élevés dans son
de Nantes (Pays-Bas, Suisse, Allemagne, Angleterre…).
admiration. Des rues, des écoles, des lycées
portent son nom. Des petites filles sont appelées Marie en son souvenir. En septembre de chaque année des protestants venus de toute la France et des pays du
Refuge* se rassemblent au musée du Désert, près de Mialet dans le Gard. La
mémoire de Marie Durand y est souvent évoquée et alimente la réflexion du protestantisme moderne. Le mythe déborde de sa communauté religieuse d’origine
car le personnage est devenue le symbole de toute une région : protestants, catholiques, athées et agnostiques reconnaissent en elle la valeur de résistance qu’elle
incarne et sa mémoire a nourri le combat des maquisards des Cévennes de la
Seconde Guerre mondiale. Elle est ainsi devenue identitaire pour la Cévenne.
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Quels sont les enjeux de la patrimonialisation d’un personnage ?
Prisonnières huguenotes à la tour de Constance, Jeanne Lombard, 1907
Les enjeux économiques et financiers liés au tourisme culturel sont si importants que certains n’hésitent pas à utiliser un personnage patrimonial comme
un support, voire un argument de vente. Le tourisme international peut s’en
emparer et fabriquer des circuits comme le célèbre chemin « Sur les pas de
Stevenson » dans le Massif central ou « Sur les traces de Marcel Pagnol » dans
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le massif de la Gardanne. Parfois l’image du personnage est pleinement exploitée, comme à Morières-Lès-Avignon, patrie d’Agricol Perdiguier, rénovateur du
compagnonnage ou bien encore au Moulin de Fontvieille où l’effigie de Daudet
figure jusque dans la toponymie locale, les dépliants touristiques, les objets souvenirs et la gastronomie régionale.
Le pouvoir politique a beaucoup contribué à la fabrication de personnages patrimoniaux avec des objectifs plus ou moins clairement affichés.Vercingétorix a pu
ainsi être réinventé sous le Second Empire quand il fallait trouver un héros capable d’incarner la force, la résistance, les qualités guerrières et le courage du peuple
français. Parées de la tête de Napoléon III, les statues du chef des Arvernes deviennent le symbole de la capacité de la France à affronter ses ennemis. Ce personnage patrimonial, associé à la redécouverte des racines celtes et gauloises qu’il
convenait de valoriser, avait pour fonction d’exalter un nationalisme en construction.
D’une manière symétrique, l’Allemagne naissante inventait alors en Hermann,
le résistant germanique à la menace envahissante de la latinité. L’Arminius du
récit de Tacite n’avait évidemment pas cette dimension au Ier siècle de notre ère.
Mais, vainqueur des légions de Varus, il était porté au pinacle patrimonial par le
nationalisme germanique du XIXe siècle et sa statue érigée en 1875 (le
Hermandeksmal) dans le Teutoburger Wald, a plus de 80 kilomètres du lieu réel
de la bataille, alors ignoré.
L’école de la IIIe République choisissait alors les personnages qu’elle souhaitait
magnifier pour les mêmes raisons parmi la galerie de portraits historiques
disponibles et sur des critères qui paraissent aujourd’hui contestables. Le rôle
de Jeanne d’Arc dans la construction de l’État français fut-il plus essentiel que
celui de Louis XI ? Jeanne Hachette, figure emblématique de la ville de Beauvais
et célébrée pour avoir résisté au traitreux duc de Bourgogne pendant la guerre
de Cent Ans, a été contestée dans son rôle et même dans son existence. Son
action et son engagement contre le pouvoir bourguignon, et non contre l’Anglais
étranger, ne permettaient pas d’en faire une héroïne complète de la résistance
nationale. Elle fut alors éclipsée par Jeanne d’Arc et fut en quelque sorte victime
d’une dépatrimonialisation qui la vit même disparaître des manuels scolaires.
Aujourd’hui, elle n’est plus guère célébrée qu’à Beauvais dans le cadre de fêtes
médiévales locales.
De la même façon est né le mythe de Jules Ferry, père de l’école publique, laïque,
gratuite et obligatoire, dont le rôle éminent dans la politique coloniale de la
IIIe République, beaucoup moins consensuel, a été parallèlement minimisé. Mais
aujourd’hui encore et en période de doute sur l’institution scolaire, l’école
mythique qu’il incarne est parfois présentée comme le modèle d’un âge d’or révolu.
Enfin, l’évolution du contexte contemporain peut conférer à un personnage une
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nouvelle dimension. La construction européenne donne à Charlemagne une stature
patrimoniale nouvelle. De même, la question de la rencontre des cultures juive,
chrétienne et musulmane a soudainement valorisé des érudits, autrefois méconnus comme Avicenne ou Averroès, et entraîne au début du XXIe siècle de vifs
débats sur leur rôle historique.
Comment le mythe du personnage patrimonial est-il entretenu ?
Comme pour tout autre élément du patrimoine, un travail de conservation et de
médiatisation est mis en œuvre par ceux qui veulent éviter que leur personnage
patrimonial perde son efficience. Les collectivités, épaulées par des associations,
agissent et parfois même interpellent l’institution scolaire pour que sa mémoire
soit transmise aux nouvelles générations.
La première démarche consiste souvent dans la pose d’une plaque commémorative, la plupart du temps sur la maison natale. Quand l’hommage s’inscrit sur
les murs de l’hôtel de ville ou de la préfecture, on passe à un autre degré de
reconnaissance car c’est alors la République qui consacre le personnage. Les
inaugurations de monuments, organisées dans l’espace public, donnent lieu à
de véritables cérémonies civiques qui présentent l’avantage médiatique de pouvoir
être renouvelées à chaque anniversaire, chaque fête locale ou nationale. Pour
peu que l’on se trouve en situation de compétition entre institutions, entre associations, entre collectivités locales, c’est alors l’escalade des commémorations.
Colloques, expositions, éditions de livres ou encore mises en circulation d’un
timbre-poste à l’effigie du personnage patrimonial sont autant d’occasions d’en
réactiver la mémoire. Il en va de même pour le baptême d’une rue, d’un établissement scolaire, d’une médiathèque. L’hommage aux héros valorise même les
candidatures électorales dont il devient un passage obligé, concourant ainsi au
maintien de sa dimension patrimoniale
Pour en savoir plus
• Samuel BASTIDE, Les Prisonnières de la tour de Constance, Éd. Augur, Vienne-Sur-Lausanne,
Suisse/Aux Imprimeurs Réunis,Valence (Drôme), 1957.
• André CHAMSON, La Tour de Constance, Éd. J’ai Lu, 2000.
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