Note sur les transformations de l`intervention sociale Alain PENVEN

Note sur les transformations de l’intervention sociale
Alain PENVEN
CCB CERCOOP
La question sociale contemporaine
Nous proposons dans cette section une lecture des changements qui marquent l’intervention sociale
depuis un quart de siècle en France, notamment à partir de la mise en œuvre des lois de
décentralisation (Loi Deferre de mars 1982), la création du revenu minimum d’insertion RMI- (loi 88-
1088 du 1.12.1988) et le développement des politiques de la ville et du développement social urbain.
Nous retenons l’hypothèse d’une transformation profonde des formes institutionnelles et
professionnelles de l’intervention sociale en raison de la mise en œuvre de multiples dispositifs
territorialisés participatifs et individualisés. Dans un premier temps, nous examinerons la montée en
puissance du paradigme de l’exclusion qui traduit la nécessité de caractériser les effets de la fragilité de
la société salariale et qui souligne les limites de l’Etat Providence. Nous accorderons une attention
particulière, dans un deuxième temps, à la spatialisation des problèmes sociaux en abordant la question
de la spécialisation sociale de l’espace qui laisse apparaître des phénomènes associés de ségrégation
et de discrimination. Enfin, dans un troisième temps, nous tenterons de caractériser la posture des
acteurs qui doivent s’inscrire dans un accompagnement social individualisé et contractualisé tout en
participant à un jeu territorial d’énonciation d’actions coordonnées. En conclusion de notre présentation,
nous proposerons une grille de lecture de ces formes contemporaines d’intervention et de
développement social.
De l’exploitation à l’exclusion
La question sociale a pris forme au 19eme siècle, dans un contexte d’industrialisation et d’urbanisation,
autour de la contradiction d’intérêt entre la classe ouvrière et le patronat à propos de la rémunération du
travail et du capital. Auparavant, la révolution française avait opéré une rupture radicale entre la charité
privée d’inspiration chrétienne et la bienfaisance d’Etat en instituant la bienfaisance comme une dette
« inviolable et sacrée »
1
. Les luttes sociales d’émancipation de la classe ouvrière, désignée alors
comme une classe dangereuse, et les initiatives d’innovateurs sociaux, notamment dans le champ
syndical et mutualiste, ont contribué à la constitution progressive d’un droit du travail, d’un droit social et
1
Alan FOREST, La révolution française et les pauvres, Paris : Perrin, 1988, 283p.
de mécanismes de protection. La généralisation de la protection sociale décidée par les ordonnances
de 1945 va permettre de couvrir différents « risques » (famille, maladie, accident du travail, vieillesse)
en attribuant à chacun le statut d’ayant droit au nom d’une solidarité nationale. L’Etat Providence ainsi
structuré assure une protection sociale universelle, l’aide sociale légale et extralégale des communes
apportant des outils complémentaires pour la gestion des urgences et la prise en compte des accidents
de la vie. Dans une économie de croissance et de plein emploi, le travail social assurait des prestations
ciblées en direction de publics identifiés à partir de leur structure familiale (aide aux familles, protection
de la mère et de l’enfant) ou d’un degré de pauvreté (secours, vestiaires, emplois « protégés »).
Comme l’indique Michel Autès, dans son ouvrage « Les paradoxes du travail social », le social
accompagnait le développement économique d‘une France industrielle en apportant des réponses
complémentaires d’assistance et de réparation :
« Le social se développe dans le cadre de la société d’après-guerre mondiale en s’appuyant sur trois
grands socles : celui de la protection sociale et de la sécurité produite dans le cadre du salariat, celui du
développement économique et de la société de croissance où le social apparaît essentiellement comme
accompagnateur et réparateur, celui enfin de l’idéologie du progrès qui inscrit l’ensemble des
raisonnements sur la société dans la perspective inéluctable d’un toujours mieux »
2
.
Aujourd’hui, les trois crises de l’Etat providence (financement, efficacité, légitimité) identifiées par Pierre
Rosanvallon
3
comme les défis de l’évolution de la demande sociale (persistance de la pauvreté,
vieillissement de la population) interrogent la capacité du pays à maintenir un haut niveau de protection
sociale. La crise durable de l’emploi et la fragilisation généralisée de la société salariale
4
a pour
conséquence l’émergence de nouvelles catégories de pauvres et de précaires dans l’espace public
(exclus, désaffiliés, disqualifiés, marginaux, travailleurs pauvres) que les protections publiques et
privées ne parviennent pas à réduire. La construction sociale de ces formes de pauvreté et de précarité
a généré une forte activité conceptuelle et symbolique que l’on peut lire dans les différents champs
scientifique, médiatique, professionnel - qui se croisent pour nommer ces phénomènes. La désignation
de ces populations est souvent caricaturale car elle réduit le sujet à une catégorie administrative (les
« rmistes » par exemple) ou à une perception visuelle (les zonards, les marginaux). A la lumière de
travaux de recherche, les catégories vont s’affiner, permettant de situer les phénomènes au regard
2
Michel AUTES, Les paradoxes du travail social, Dunod, 1999, p.277
3
Pierre ROSANVALLON, La crise de l’Etat Providence, Paris : Seuil, 1984, 183p.
4
Robert CASTEL, Les métamorphoses de la question sociale, une chronique du salariat, Paris : Fayard, 1995, 490p. – L’insécurité sociale, Paris : Seuil,
2003, 95p.
d’écarts aux normes sociales, professionnelles, résidentielles et culturelles dominantes. Les chercheurs
insistent également sur les processus relationnels, les inégalités, les mécanismes de discrimination
5
.
Ces nouvelles approches seront intégrées dans la définition des politiques publiques et dans la
conception de nouveaux référentiels d’intervention qui prennent en compte les notions de parcours,
d’insertion, de lien social, d’autonomie, de projet. Dans le même temps, les logiques gestionnaires
s’imposent. Elles visent la rationalisation et l’efficacité des dispositifs. De plus, l’Union Européenne
soutien des expérimentations sociales (programmes Equal, Objectif3 par exemple) qui orientent les
discours et les pratiques à partir de dispositifs visant l’inclusion, l’égalité des chances et la lutte contre
les discriminations.
Les travailleurs sociaux, qui exerçaient leur métier de la relation de manière quasi-libérale en référence
au modèle de la profession, sont aujourd’hui sommés d’inscrire leur action dans des dispositifs
territoriaux gérés pour atteindre des objectifs de productivité quantifiable et de qualité de service
évaluable. La loi de rénovation de l’action sociale et médico-sociale (2 janvier 2002) en particulier
impose la prise en compte des droits de l’usager, sa participation aux instances d’orientations (Conseil
de la vie sociale) et l’évaluation de la qualité du service rendu à l’usager. Le Conseil national de
l’évaluation sociale et médico-sociale instauré par cette loi se donne pour mission de développer une
culture de l’évaluation, interne et externe, et entend promouvoir les « bonnes pratiques » d’intervention.
Michel Autès souligne aussi les transformations des représentations qui organisent le social en
référence au modèle de la gestion et de l’évaluation :
« Cette mutation est marquée par une pénétration des idéaux gestionnaires dans le social, opérant ainsi
une sorte de conversion de celui-ci à la rationalité économique. Un changement des représentations
accompagne cette transformation. La pauvreté, puis l’exclusion, deviennent de nouveaux modes de
problématisation de la question sociale. En même temps une nouvelle catégorie d’action prend forme
avec les différentes stratégies qui se regroupent sous le vocable d’insertion »
6
.
Ainsi, la question de l’exploitation et des luttes sociales qui permettait de nommer les mécanismes de
domination économique cède le pas à la question de l’exclusion
7
et à son traitement préventif et curatif
par une approche personnalisée, psychologisante parfois. La persistance d’un niveau de chômage
5
Serge PAUGAM (Dir.), L’exclusion, l’état des savoirs, Paris : La découverte, 1996, 579p.- Repenser la solidarité, l’apport des sciences sociales, Paris :
Puf, 2007, 980p.
56 Michel AUTES, opcit, page 153
7
François DUBET, Didier LAPEYRONNIE, opcit.
élevé, la précarité de l’emploi ont entraîné une déstabilisation des stables
8
et provoqué des
phénomènes de marginalisation et d’exclusion durable du marché du travail. Comme l’analyse Isabelle
Astier, un système de protection sociale dual s’installe progressivement entre les ayants droit et les
bénéficiaires de minima sociaux :
« La distinction entre ce qui doit relever de l’assurance sociale et ce qui relève de la solidarité se faisant
de plus en plus nette, un système de protection à deux vitesses s’installe. Deux populations sont
distinguées : d’un côté les ayants droit, productifs et capables d’entrer dans les dispositifs contributifs,
et de l’autre, des groupes d’inemployables condamnés à subsister de la solidarité fiscalisée »
9
.
Des phénomènes persistants de pauvreté touchent des enfants et des familles le plus souvent issues
de l’immigration. Le rapport du Conseil de l’emploi, des revenus et de la cohésion sociale, dans son
rapport sur les enfants pauvres en France a démontré le caractère persistant de la pauvreté et l’injustice
qui pèse sur les enfants qui risquent ainsi de vivre les mêmes inégalités que leurs parents :
« La pauvreté des enfants provient d’abord de l’insuffisance d’emploi de leurs parents [..] Elle concerne
très fortement les familles issues de l’immigration [..] la lutte contre la pauvreté des enfants est
essentielle du point de vue de la justice sociale, comme de la construction de la cohésion de notre
société : naître ou grandir dans une famille pauvre accroît les risques d’exclusion ou de pauvreté d’une
personne une fois devenue adulte »
10
.
L’INSEE évalue à sept millions le nombre de Français vivant dans la pauvreté en 2007 et souligne que
la réduction des inégalités s’essouffle en France
11
. La persistance des inégalités sociales, les
mécanismes de la discrimination indirecte et directe, conduisent à une spécialisation sociale de
l’espace. Le rapport Fitoussi
12
insiste sur les phénomènes de ségrégation et de discrimination qui
menacent l’intégration sociale des populations vivant dans les quartiers d’habitat social :
« L’exclusion de certaines catégories de population, inscrite aussi, mais pas seulement, dans la
dimension spatiale, s’auto-alimente au point de déboucher sur des trappes dont il est quasiment
impossible de s’extraire. Au lieu de corriger les plus criantes des inégalités, la localisation tend à les
alimenter… Le diagnostic est d’autant plus fort qu’il est le même quel que soit le point d’entrée : l’école
8
Robert CASTEL, opcit.
9
Isabelle ASTIER, Les nouvelles règles du social, Paris : PUF, 2007, p.2
10
www.cerc.gouv.fr , Les enfants pauvres en France, La documentation française, 2005
11
Journal Le Monde du 16 novembre 2007, Rapport de l’INSEE « France, portrait social ».
12
Jean-Paul Fitoussi, Eloi Laurent, Joël Maurice, Ségrégation urbaine et intégration sociale, La documentation française, 2004 137pages
et la formation, le logement (tendance à la formation de formes de ghettos), l’accès aux différents
équipements collectifs dont bien sûr les transports…Le chômage joue aussi un rôle non négligeable
dans le creusement des inégalités spatiales et la ségrégation spatiale donne naissance à une
« hystérésis spatiale » : le phénomène persiste alors que ses causes ont disparu ou du moins se sont
atténuées ».
La construction politique des quartiers sensibles par l’imposition d’une géographie prioritaire a renforcé
l’amalgame entre immigration et délinquance. La concentration de populations pauvres dans ces
quartiers, souvent étrangères ou d’origines étrangères, renforce les effets de stigmatisation et de
discrimination. De plus, la présence dans ces quartiers d’activités économiques souterraines entretient
l’idée de zones de non droit échappant aux règles de la République :
« Dans les ZUS, les immigrés ou supposés tels sont surreprésentés et cette situation introduit une
complexité supplémentaire dans la question urbaine que l’on ne peut feindre d’ignorer. Il se produit un
brouillage des causalités : si les immigrés sont proportionnellement plus nombreux en ZUS que dans
les autres quartiers, c’est qu’ils sont proportionnellement plus nombreux dans les groupes sociaux les
moins intégrés, notamment sur le marché du travail (ouvriers, employés, travailleurs peu qualifiés) qui
peuplent ces zones. Une partie de l’opinion impute cependant leur situation, non pas à leur position
sociale, mais à leurs origines réelles ou supposées. Les discriminations qui en résultent exacerbent
leurs difficultés sociales. Faute d’intégration, ils peuvent alors être conduits à se tourner vers d’autres
voies, souterraines et/ou communautaires »
13
.
Comme le montre le schéma 1, présenté ci-après, la ville et les quartiers de grands ensembles sont des
terrains potentiellement propices à un renouveau des dynamiques économiques. Face aux risques que
présente une économie communautaire repliée sur elle-même, l’intervention publique et le soutien aux
formes d’économie sociale et solidaire (comme les coopératives d’activités et d’emplois par exemple ou
encore l’aide à l’initiative économique par le micro-crédit) peuvent constituer des leviers particulièrement
efficaces pour lutter contre les discriminations et réduire les écarts de développement. Cette
perspective apparaît comme l’un des piliers du programme « une nouvelle politique pour les banlieues »
de Fadéla Amara, présenté la 8 février 2008 par le président de la république, puisqu’il s’agit
d’accompagner la création de 20 000 entreprises dans les quartiers sensibles en quatre ans
14
.
13
Opcit page 12
14
Dossier de presse, Une nouvelle politique pour les banlieues, Palais de l’Elysée, 8 février 2008.
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